Conclusion. Des bois privés au patrimoine naturel ?
p. 341-346
Texte intégral
Logiques d’action des propriétaires et complexité de l’espace concret
1Les logiques d’action des propriétaires privés permettent de fonder une lecture sociale de l’espace géographique complexe des forêts privées. Elles sont une clef pour la compréhension de l’espace concret de la forêt privée. Le propriétaire est le personnage central dans les cycles de production et reproduction de l’espace forestier : la prise de décision lui incombe personnellement. C’est lui qui fixe la nature et la date de ses interventions. L’échelle géographique de son action est nettement circonscrite dans l’espace. Du point de vue temporel, les décisions de gestion sont calées sur les grandes étapes de la vie privée. Malgré tout, le propriétaire n’est pas détenteur d’une liberté absolue, déconnectée du contexte historique et social. Il s’inscrit dans un réseau de contacts et de connaissances. De sa famille, il hérite non seulement de sa forêt, mais aussi les bases d’un capital culturel. Par ailleurs, les décisions puisent dans l’espace des possibles forestiers. En ce sens, la technostructure forestière a un rôle certain dans la production de l’espace. Mais ce rôle reste subordonné à d’autres phénomènes car les techniciens forestiers sont avant tout des conseillers au service des propriétaires. Le propriétaire reste donc le maillon le plus important de la chaîne de décision. Reste à prendre en compte deux facteurs plus généraux : les tendances lourdes, les faits de structure et l’influence du milieu géographique.
2Incontestablement, la mise en place des grands équipements de production ligneuse dans les espaces ruraux condamnés par le changement de paradigme agronomique a correspondu à une phase d’optimisme économique et à un modèle fondé sur la croissance1. Durant les années soixante, ce modèle était dominant pour les propriétaires ayant le désir d’investir du temps et de l’argent en forêt. Les deux choix possibles étaient souvent : planter des résineux ou laisser l’espace en l’état. La prise de décision en forêt dépend beaucoup de l’insertion du propriétaire dans la stratification sociale, des différentes espèces de capitaux qu’il peut mettre en valeur dans le champ forestier. L’influence des grandes modèles de développement (le productivisme, puis le développement durable) est limitée en outre par la fréquence des petites et moyennes propriétés et par le caractère souvent non-professionnel de l’activité de gestion forestière.
3Lorsque le propriétaire n’enclenche pas de processus lourd de modification de son espace forestier, il se contente de laisser évoluer ses peuplements en y pratiquant des interventions traditionnelles en ce sens qu’elles ne représentent pas la mise en œuvre d’un savoir enseigné. Le propriétaire est dans un cycle de reproduction. Or, le milieu géographique local, les « tempéraments » régionaux (Le Bras, 1995), guident ces pratiques. Le fait de se chauffer encore au bois en milieu rural, même si le chauffage au fuel domestique est plus avantageux (à condition de prendre en compte le temps passé à faire son bois) est, par exemple, une manifestation de l’influence du milieu géographique sur les pratiques forestières. Ne pas vouloir se dessaisir d’un bien de famille qui ne rapporte que peu de revenus et qu’on ne visite que rarement au nom de raisons confusément perçues comme valables mais difficiles à expliquer, en est une autre manifestation.
4Ainsi, pour le premier thème que nous voulions aborder, celui de la production de l’espace privé, la principale originalité de nos résultats tient à la mise en évidence de l’importance de la sphère de la vie privée dans la dynamique ou la reproduction des paysages. Le massif forestier, à l’échelle d’une commune par exemple, est une entité sociologiquement complexe. Les logiques d’action des propriétaires permettent de comprendre l’hétérogénéité perceptible à très grande échelle, au niveau de la parcelle, puis de la propriété. Là réside une clef de l’interprétation de la mosaïque forestière de la forêt privée.
Propriété, patrimoine
5La mise en perspective historique de l’action du groupe de défense des intérêts des propriétaires forestiers a montré que la propriété privée était élevée au rang de principe sacré et que toute intervention de l’État était considérée comme suspecte. Or, dès les années trente, les tensions s’avivent à l’intérieur du monde de la forêt et du bois. Les exploitants scieurs ne sont pas concernés par la défense de la propriété mais par la qualité de l’approvisionnement. Une première charge est inscrite contre la propriété privée : elle ne produit pas les bois dont la collectivité nationale, à travers son industrie, a besoin. Après 1945, si la propriété privée forestière n’est pas remise en cause en tant que principe, elle est de plus en plus intégrée à l’économie nationale puis mondiale. Or, les forêts privées, en particulier les propriétés de petite taille qui se sont multipliées avec la contraction des terroirs agricoles, sont intégrées à la sphère des échanges locaux mais ne fournissent pas le bois dont l’industrie, en plein essor, a besoin (poutres, poteaux, charpentes, papier-carton). Au niveau de notre terrain d’étude, le mouvement d’intégration de la forêt aux échanges à plus vaste rayon se confirme dès les années cinquante avec la prospection et l’exploitation pour les usines à tannins et le bois d’industrie des vergers de châtaigniers disqualifiés par les nouveaux modèles agronomiques. Mais l’événement le plus spectaculaire, celui qui brouille les cartes en matière d’appropriation, est la mise en place de grands équipements de production de bois de résineux. La formule des Groupements forestiers vise à faire sauter le verrou de la petite propriété forestière. La tactique consiste à déprivatiser d’un cran l’espace forestier par la mise en place de propriétés collectives gérées et créées par l’administration en fonction des besoins du marché du bois. Les décideurs politiques locaux ont poussé les petits agriculteurs à bénéficier des conditions financières avantageuses pour céder leurs terres tout en conservant un droit de propriété de nature très différente sur une forêt par actions.
6Malgré le caractère spectaculaire de ces nouvelles forêts de résineux, la petite propriété forestière privée continue à dominer. En proposant d’appliquer à cette forêt la notion d’antimonde, nous voulions insister sur la forêt privée comme espace fonctionnant en marge des logiques économiques industrielles réglées par l’État. Exploitation artisanale, prélèvements modérés, circuits locaux et liens d’interconnaissance caractérisent la petite forêt privée. Or, ce mode de fonctionnement vient contredire un des discours dominants sur la petite propriété privée. On la dit abandonnée par ses propriétaires, déterritorialisée et ensauvagée. Les marques d’appartenance à la collectivité s’effacent : limites cadastrales floues, fiscalité dérisoire voire inexistante, improbable mise à jour du cadastre, inadéquation des catégories de classement qui engendrent des chiffres peu fiables. Certes, la pression de la société rurale sur les bois, après un long processus d’exode rural, s’est nettement relâchée. Mais nous avons révélé des fréquentations et des interventions régulières par des propriétaires habitant, pour la plupart, dans un court rayon autour de leur forêt, une fragile survivance de savoirs forestiers traditionnels, des situations d’abandon moins nombreuses que prévues, un certain intérêt pour le monde forestier se manifestant à travers la participation à des stages de formation. Comment interpréter alors le discours sur la désertification et l’abandon de l’espace ?
7Il faut reconsidérer le discours trop simple qui présente la forêt privée comme un espace sans valeur économique, sans valeur écologique et, de plus, dédaigné par des propriétaires distants. Peut-être le propriétaire ne situe-t-il pas sa limite là où la trouverait le géomètre-expert, mais il déclare la connaître, au moins vaguement. Peut-être le plan cadastral est-il devenu une fiction, un objet de croyance qui objective la propriété, mais on recherche, on retrouve et on se réfère à des bornages pour délimiter le terrain d’une coupe. Autoréférencé, le repérage des limites d’appropriation n’en perd pas son sens pour autant. Peut-être la ressource bois locale est-elle très hétérogène quant à sa qualité, mais elle alimente un réseau de petites entreprises artisanales de scierie et d’exploitation. Si une certaine incertitude des propriétaires face aux prix du bois ou aux limites de leur propriété boisée autorise des menues tricheries ou des empiétements lors des travaux d’exploitation du bois, la présence, dans un cercle restreint, de l’essentiel des propriétaires du lieu ainsi que la densité des liens d’interconnaissance sont des gages d’autorégulation et de surveillance.
8Mais les termes du problème de l’appropriation ont changé. Les modèles intensifs de production de matière ligneuse sont remis en question au double nom des équilibres écologiques et de la préservation du paysage comme héritage-culture ou comme ressource économique à mettre en valeur par le tourisme. Autour de ces questions, la sphère de la propriété privée défend ce qu'elle appelle la « sylviculture dynamique ». Pourtant, la sylviculture intensive en forêt privée se heurte à une nouvelle conception de l’espace : le discours patrimonial. Le paysage rural est conçu, dans le modèle de développement local, comme un facteur positif, dont l’influence sur l’image d’une région est décisive. À ce titre, on considère que la gestion du paysage, donc de la forêt qui en est une des composantes visuelles, relève de l’attention générale et non plus seulement du propriétaire.
9Ainsi, une grande partie de la forêt privée est prise en étau. D’un côté : une forêt publique qui, du point de vue de la communication, joue la carte de l’harmonieuse conciliation des trois fonctions (production, protection, accueil-patrimoine2) ; de l’autre, une grande propriété privée, appartenant à des personnes morales ou physiques, orientée vers l’efficacité productive.
10Or, les problèmes qui se posent pour la forêt privée de production ne concernent pas toute la forêt des particuliers. Tel que nous l’avons analysé, le débat national sur la conciliation entre écologie et économie en forêt assimile forêt privée à grandes propriétés de production. La petite forêt privée de feuillus autochtones qui domine dans le sud du Massif central ne soulève pas les mêmes problèmes que les « champs d’arbres »3. Le principal reproche qui lui est fait est, au contraire, d’être sous-exploitée : l’assistance technique proposée par les techniciens, conseillers et différents acteurs de la forêt privée, a pour fonction de proposer des modèles alternatifs à des propriétaires désireux de valoriser leur bien. Ces modèles intègrent encore la substitution d’essences et la futaie équienne de résineux exotiques. Mais, depuis quelques années, des modèles de sylviculture de certaines espèces de feuillus permettant de viser des récoltes à moyen terme, se développent en Rouergue (balivage des taillis de châtaigniers, régénération des hêtraies)4.
11Ainsi, la véritable forêt de l’entre-deux serait la petite propriété privée des moyennes montagnes et arrière-pays d’Europe Occidentale. Dans le débat public, on n’accorde de valeur à cette forêt ni sur le plan paysager, ni sur le plan écologique, ni sur le plan écologique.
12Or, la petite propriété forestière n’est pas forcément un modèle illégitime pour la société contemporaine et pour l’espace rural. Elle ne représente pas une confiscation de l’espace au strict avantage d’un propriétaire égoïste. Les barbelés et les interdictions sont exceptionnels. Ils ne surgissent qu’à l’occasion des périodes de récolte des champignons et dans certains massifs bien localisés. Cette forêt accueille les loisirs urbains et ruraux au moindre coût. De plus, son propriétaire, dans la majorité des cas, fait un usage respectueux des paysages et des équilibres : coupes espacées, ce qui permet la régénération, et de faible surface, ce qui limite les risques d’érosion des sols. Ces forêts génèrent des flux de produits à destination d’un petit artisanat. Elles mettent en œuvre, voire renforcent, les solidarités locales. C’est aussi un espace de liberté, au double sens d’espace géographique et de possibilité d’action. Au risque de jouer sur les mots, on peut dire qu’il s’agit d’un espace qui n’a pas de prix : espace précieux pour le propriétaire pour raisons culturelles et personnelles, espace qui n’est pas intégralement soumis aux logiques et aux impératifs de l’économie marchande. De plus, le caractère très peu intensif de l’action humaine dans les petites et moyennes forêts privées n’est pas sans intérêt du point de vue écologique.
13Nous avons insisté sur l’énorme croissance des superficies forestières privées en Rouergue depuis le début du xxe siècle. On assiste à un retour de la forêt. Est-ce le retour de la nature ? La forêt privée se décline sur tous les modes de gestion : de la sylviculture intensive en milieu totalement artificialisé aux secteurs n’ayant connu aucune intervention depuis plusieurs décennies. Sur le plan écologique, les forêts constituent des taches de végétation continues et très variées dans le détail. Le bilan écologique de cette modification des paysages n’a pas été fait mais on sait déjà que les grands mammifères forestiers (chevreuil, cerf, sanglier) ont fait un retour en force. La très grande variabilité interne de massifs peut constituer des refuges, des zones de reproduction ou d’alimentation pour des espèces animales diverses.
14La maîtrise de l’espace forestier est un enjeu pour l’espace rural, sur le plan du développement local mais aussi du point de vue de la qualité de l’environnement végétal. Au terme d’un long processus de recyclage des anciens terroirs, la forêt constitue désormais, dans les espaces ruraux restés en marge de l’agriculture intensive, l’environnement paysager dominant de secteurs de plus en plus vastes. Le processus d’enforestation par dynamique naturelle se poursuit et concerne désormais des espaces investis d’une forte valeur identitaire et symbolique (les pelouses calcaires des Grands Causses, par exemple). Mais, le processus de recyclage de l’espace rural des montagnes et arrière-pays est posé à l’échelle de l’Europe occidentale5. La forêt progresse à des rythmes variables selon les régions, entraînant la modification de paysages jugés précieux. L’évaluation écologique de ces nouveaux milieux et de leur mode de mise en place est l’étape préalable à une interrogation fondamentale pour la géographie : quelle place les sociétés feront-elles à la forêt dans leur territoire ? Entre écologie et sciences sociales, le thème du recyclage forestier du paysage rural lance un défi interdisciplinaire.
Notes de bas de page
1 Sur la stratégie de recherche de l’Institut national de la recherche agronomique et son évolution, voir Brun, 1994. « Il ne s’agit rien moins que de passer d’une représentation sociale simple et assurée à une représentation complexe et incertaine. Produire plus et à moindre coût (direct et immédiat), tel était le modèle économique sûr, simple et souvent implicite de la plupart des biologistes de la période « productiviste ». (Brun, 1994 : 140)
2 Voir : Husson, 1997-a et 1997-b.
3 Voir Couderc, 1988 ; Carbiener, 1996.
4 Voir Centre-Presse, 28-12-97. « De nouvelles pistes pour les feuillus » (Auteur : CRPF, antenne départementale de l’Aveyron).
5 Devy-Vareta, 1993 ; Marty, 1996-a.
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Le tsunami du 26 décembre 2004 à Aceh, Indonésie
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Logiques d’action des propriétaires privés et production de l’espace forestier. L’exemple du Rouergue
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