En guise de conclusion : mettre en mémoire pour une évaluation globale et intégrée
p. 199-202
Texte intégral
1« Ce dimanche 26 décembre 1999 entre six heures et huit heures, l’Île-de-France a été frappée par une tempête d’une force rare. Il y a sept morts et les dégâts sont immenses... ». C’est une phrase banale lue par un journaliste à la radio. Mais pour un géographe cette phrase suggère que nous avons eu affaire à un événement géographique global et non pas à un phénomène météorologique singulier, exemplaire.
Un événement géographique global
2Revenons sur chacun des termes :
3Un événement : « c’est ce qui arrive et a de l’importance pour l’homme ». C’est un fait historique. Il est daté et ici la date du 26 décembre n’est pas neutre. C’est le long week-end de Noël, un dimanche matin de bonne heure. C’est-à-dire le moment où il y a le moins de monde dans les rues de l’agglomération et sur les routes de la région. Imaginons un instant les conséquences humaines de la même tempête un vendredi 24 décembre entre 17 et 19 heures.
4Un événement géographique : c’est-à-dire affectant un territoire original, qui présente quatre grandes caractéristiques :
une morphologie de plateaux étagés entaillés par une large vallée sinueuse ;
une physionomie, un tissu urbain fait de bâtiments, de rues, d’interstices, dense au centre et plus aéré à la périphérie ;
un réseau de voies de circulation d’une extrême densité indispensable au fonctionnement de la région capitale ;
une agglomération de près de 12 millions d’habitants (soit 3 500 hab/km2).
5Un événement géographique global : car il a affecté les personnes et les biens, les infrastructures et les activités. Il a perturbé l’organisation de toute la société et peut-être, pour un temps, marqué les mentalités : c’est donc un révélateur sociétal.
Évaluer par la collecte de données
6Si l’on admet l’idée que c’est un événement géographique global, on admet que l’aléa, le temps, l’espace et la société sont indissociables dans l’appréciation de ce risque majeur. Donc son évaluation ne peut être effectuée qu’à partir de la collecte concomitante de toutes les données qualitatives et quantitatives permettant de rendre compte de cette crise globale. Le champ d’investigation est immense par l’éventail des questions qui se posent comme par le jeu complexe des interrelations entre domaines de recherche. Les angles d’approche possibles sont multiples. Et il faut les multiplier pour tenter de saisir une réalité kaléidoscopique. Ce constat engage à la modestie. Suivons quelques pistes pour réunir les données permettant une évaluation. Leur balisage nous est fourni par le déroulement de l’événement lui-même.
Les données antérieures à la tempête
les traces statistiques et historiques des tempêtes précédentes, l’apport des archives : chiffres, écrits, témoignages oraux, images (photos, films) ;
les signes « avant-coureurs » de la tempête, comme la prévision par les bulletins météorologiques ;
les plans anticipant la tempête : cheminement de l’alerte, mesures de prévention, politiques de précaution (réglementation).
Les données instantanées, au cours de la tempête
la mesure du vent, c’est-à-dire les chiffres fournis par les stations météorologiques, avec le problème de leur emplacement (localisation topographique et géographique et disposition dans l’environnement). Ce que l’on mesure tient-il compte de la configuration particulière d’un espace urbain (rues plus ou moins larges, d’orientations différentes, immeubles plus ou moins hauts, mitoyens ou non, arbres plus ou moins serrés dans les rues, interstices plus ou moins vastes, bois, places, squares) ? Il y a une infinie variété de situations locales. Elles échappent largement à la généralisation induite par les dispositifs de mesure. Il y a donc une multiplication des lieux de l’incertitude, d’où l’intérêt d’un éventail de données provenant de sources différentes et pas seulement obtenues par la mesure ;
le traitement de l’urgence pendant la tempête, soit l’information et les secours (pompiers, police, SAMU). Pourquoi, à qui et où ont-ils porté secours ?
le vécu et le perçu des citadins et des ruraux de la région pendant la tempête par l’intermédiaire des enregistrements dans l’instant sur des lieux bien localisés.
Les données postérieures, celles de l’après-tempête
les informations, comptes rendus diffusés par les médias avant le retour à la normale (journaux, radios, TV) ;
les témoignages a posteriori, soit l’enregistrement de la mémoire des « observateurs » et des « victimes » ;
les constats : déclarations d’assurance, interventions de gestionnaires de réseau (voirie, énergie, télécommunications) ;
les observations des propriétaires « de surface » : forêts, cultures, activités économiques. Là aussi une attention toute particulière doit être portée à la localisation des témoignages et des constats ;
enfin, les études réalisées par des chercheurs.
Pourquoi réunir un tel ensemble de données et pour qui ?
7Pour les archiver afin qu’elles puissent être mobilisées par trois groupes d’utilisateurs.
Les chercheurs
8Ces archives seront une matière première pour effectuer dès à présent toutes sortes d’études. En particulier les données « sons et images » sont d’excellents outils d’objectivation. Tout ce qui est enregistré est fixé. Cela peut être analysé autant de fois que l’on veut ! L’archive est bien une ressource instrumentale pour étudier certains aspects du risque qui n’ont pas été saisis dans l’instant.
9Ces archives seront aussi une réserve documentaire pour le futur. Elles permettront peut-être de formuler de nouvelles problématiques ou d’engager de nouveaux traitements. Archiver, c’est préserver l’avenir de la recherche.
Les professionnels du risque
10Disposer d’un ensemble de documents variés, c’est pouvoir confronter les interventions sur le risque aux comportements et aux perceptions des populations concernées. L’archive est un moyen d’adopter une vision sociétale, et pas seulement technique, du risque, même si là encore l’exhaustivité est impossible.
11Pouvoir consulter les données fournies par chaque spécialiste du risque permet de mettre en regard la diversité de leurs réactions pendant et après la tempête. Cela évite la « viscosité » de la transmission des informations spécialisées. L’archive permet de construire des passerelles entre professionnels. C’est l’instrument d’une vision globale dans le traitement des risques.
12Réunir une banque de données fiables et précises est indispensable pour légitimer toutes les politiques de précaution que les pouvoirs publics peuvent vouloir mettre en chantier. Il n’y a pas de conception prospective sans démarche rétrospective. Cela combat l’illusion de la table rase !
Les populations concernées : victimes potentielles, responsables élus, acteurs du risque et donc accusés potentiels
13L’archive est un moyen d’entretenir la mémoire. Elle dit : il y a eu cela ici ! Elle matérialise un réel disparu. Elle combat l’oubli, l’idée du jamais vu, de l’exceptionnel...
14Ce faisant, elle devient la condition d’une prise de conscience prolongée du risque. C’est un matériau indispensable à la construction d’une éducation au risque qui n’est assimilée que si elle repose sur l’expérience locale : le vécu passé des populations. C’est à cette condition que peut apparaître une culture du risque : un savoir-être face à l’aléa.
Comment réunir les données, les archiver, les rendre accessibles ? Pour qui ?
15Plus que des réponses, il s’agit de questions ouvertes.
Pour réunir les données, il faut :
s’adresser à tous les organismes, entreprises et institutions concernés : Météo France, professionnels des secours, compagnies d’assurances, collectivités territoriale, presse, TV...
s’adresser au public par le biais des médias et de l’internet pour lancer les appels à documentation.
centraliser des études faites par des chercheurs.
constituer une banque de données en propre pour combler « les manques », filmer les faits, enregistrer les témoignages, donner à voir les dégâts, etc. Cela suppose une mise en place d’équipes qui interviennent selon un protocole adéquat sur les événements environnementaux, donc en fonctionnant en réseau ayant anticipé les événements. Qui ? Où ? Avec quels moyens ?
Pour archiver les données, il faut :
un impératif : conserver sous un format peu volumineux une grande quantité de documents classés. Qui fait le tri ? Où ? Comment ?
un moyen : la numérisation (CD-Rom, DVD). Qui ?
un lieu d’entreposage : mais lequel ?
Pour quelle accessibilité ?
la plus large possible et il en va de la crédibilité des scientifiques et de la légitimité des experts. L’accessibilité à toutes les études réalisées sur l’événement permettra une saine contradiction. Mais la condition de cela est la lisibilité. Or, elle suppose que recherche et valorisation de la recherche soit menées de concert. Il suffit de mettre à disposition du grand public un résumé de quatre pages présentant l’essentiel de la recherche en un langage clair avec des documents graphiques et cartographiques lisibles.
un contrôle est nécessaire quant aux droits des documents archivés (copyrights des films, photographies, cartes, etc.). Qui les paie ? Peut-on les rétrocéder ? Peut-on vendre le produit ?
où est-ce accessible ? Peut-on le reproduire ? Dans quelles conditions ?
Auteurs
Maître de conférences à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, Institut de géographie, 191, rue Saint-Jacques, 75005 Paris
Professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, Institut de géographie, 191, rue Saint-Jacques, 75005 Paris
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