La mécanique quantique vue comme processus dynamique
p. 99-115
Résumé
Résumé. La théorie quantique a un peu plus d’un siècle, la mécanique quantique autour de quatre-vingts ans. Le mot quantique, depuis quelques années, dépasse complètement le monde de la microphysique. Le but de cette courte note est d’essayer d’exhiber ce qui, dans l’axiomatique de la mécanique quantique, sort de son propre domaine et traverse des branches aussi éloignées que, par exemple, la logique.
Texte intégral
1. Introduction
1Le mot quantique est à la mode. Non seulement il est clairement établi expérimentalement que le monde dans lequel nous vivons est quantique, et totalement, pleinement quantique, mais il y a maintenant dans le monde mathématique des groupes quantiques, des quantifications, une logique-quantique, bref toute une panoplie de considérations qui n’ont plus rien à voir avec le domaine initial de la mécanique quantique : la microphysique.
2Revenons tout d’abord à cette dernière pour dire que l’expérience a définitivement montré dans les vingt dernières années que toute la mécanique quantique est présente dans la nature. Par toute je veux dire non seulement les aspects immédiatement acquis dès le départ, mais aussi les autres aspects, ceux qui ont causé problème. Il n’y a plus de paradoxes, plus de douleur : l’expérience a tranché : ce qui, dans notre regard classique sur le monde quantique nous semblait paradoxal ne l’est plus puisque ce existe, nous le rencontrons tous les jours. Et il est bien question ici de regard classique, de projection classique sur le monde quantique : si l’on regarde le monde quantique avec des yeux quantiques tout frottement disparaît, tout glisse sans aspérité. Mais peut-être faut-il signaler tout de suite que, si nous avons tellement tendance à continuer à regarder classiquement quelque chose qui ne l’est plus, la théorie quantique elle-même en porte sa part de responsabilité : c’est en fait une drôle de théorie.
3En effet la mécanique quantique contient, comme presque toute théorie physique, une équation donnant la dynamique (Schrödinger ou Heisenberg, selon que l’on est porté vers l’analyse ou l’algèbre). Mais là où les autres équations de la physique mathématique sont des équations concernant des quantités macroscopiques (écoulement d’un fluide par exemple) et sont dérivées à partir de considérations microscopiques (conservation du nombre de particules par exemple), l’équation de Schrödinger parcourt le chemin exactement inverse. C’est l’équation microscopique par excellence (quoi de plus microscopique que l’électron) et elle ne peut se passer des aspects macroscopiques : c’est bien le modèle classique (énergie, énergie cinétique, potentielle, masse, etc.) qui fournit l’équation, plus exactement fournit les ingrédients de l’équation, la mécanique quantique se chargeant de dénaturer les objets concernés (un point devient une fonction, une énergie cinétique un laplacien).
4De cette petite discussion découle tout d’abord un premier trait, non pas paradoxal, mais tout juste suffisant à choquer notre intuition : nous n’avons aucun problème à imaginer l’incidence du micro sur le macroscopique, non seulement depuis Boltzmann, mais plus généralement dans tout processus de construction. On a l’habitude de penser que les parties génèrent le tout.
5Que le macro influe sur le microscopique va plus à contre-courant, il me semble, de notre système de pensée : comment penser que le même concept d’énergie décrit un autobus et un électron ? La mécanique quantique résout ce problème avec une suprême élégance : elle s’intéresse aux propriétés, aux propriétés actives des objets et non plus à leur essence même. Que l’énergie, de fonction qu’elle est en mécanique quantique, devienne un opérateur quantique, c’est ÇA la mécanique quantique, c’est ce phénomène dynamique, par là bien propice à intervenir dans des domaines très différents à l’intérieur, mais peut être pas seulement, de l’activité scientifique.
6Il me semble enfin que si l’on voit la mécanique quantique comme cette flèche dynamique, on évite toute discussion de paradoxes, ceux-là résultant du regard porté non sur la flèche elle-même mais sur l’un des deux bouts, depuis l’autre.
7Je voudrais tout d’abord passer en revue les axiomes de la mécanique quantique dans ce qu’ils ont de plus abstrait, donc de plus apte à traverser les disciplines. Cela nous permettra par la même occasion de remarquer l’extraordinaire cohérence de leur ensemble. Puis je présenterai très brièvement quelques aspects quantiques en dehors du quantique. Enfin j’essayerai d’exposer quelques idées sur le quantique en dehors de l’exercice scientifique.
2. Axiomes, merveilleux axiomes
8Au début de la mécanique quantique il y a le +.
9Axiome 1 :
10un système quantique est décrit par un espace vectoriel de Hilbert
11Pour éviter la technique nous le supposerons de dimension finie : un espace de Hilbert est une espace vectoriel muni d’un produit scalaire. Dans ce qui nous intéresse l’aspect le plus important est la structure additive : la somme de deux éléments est encore un élément d’un espace vectoriel. Ce principe de superposition n’est pas nouveau, il existe depuis la théorie ondulatoire de la lumière.
12Les particules existent, c’est le ⊗.
13Axiome 2 :
14si un système quantique est formé de deux sous-systèmes, alors son espace de Hilbert est le produit tensoriel, noté ⊗, des deux espaces de Hilbert de ses parties.
15Des propriétés du produit tensoriel (qui d’ailleurs le définissent), nous n’aurons besoin que de la distributivité par rapport à l’addition, qui s’exprime (diagrammatiquement):
16(a + b) ⊗ c = a ⊗ b + b ⊗ c
17(mais il faut noter tout de suite que + et ⊗ ne sont pas symétriques − sinon la théorie quantique s’effondrerait − a + (b ⊗ c) ≠ a ⊗ c + b ⊗ c).
18Le ⊗ correspond à l’aspect corpusculaire et il est d’une certaine façon tout à fait classique : en effet pour décrire deux particules, chacune dans ℝ3, on doit utiliser ℝ3 × ℝ3 = ℝ6. Et si l’on décrit ℝ3 par un ensemble de fonctions sur lui-même (nous reviendrons sur ce point plus tard) la description de ℝ6 est faite à partir du ⊗ de celle de ℝ3 − par exemple L2(ℝ6) = L2(ℝ3) ⊗ L2(ℝ3).
19Le + et le ⊗ existaient donc déjà dans la culture classique, mais pas simultanément.
20Voyons tout de suite ce que cet usage simultané a de non classique. Que l’on puisse additionner les états d’une même particule, au fond, n’est pas choquant. Des vecteurs de la forme :
21(a + b) ⊗ (c + d), a, b ∈ H1, c, d ∈ H2
22ne choquent pas trop le sens commun, dès lors que l’on sait par exemple que l’on peut superposer des couleurs. Mais dans H1 ⊗ H2 il y a aussi des vecteurs du type (notez la différence entre + et ⊗)
23a ⊗ c + b ⊗ d
24De tels états, (en général) non factorisables, dépassent le cadre corpusculaire : (a+b) ⊗ (c+d) c’est la particule 1 dans l’état (a+b) avec la particule 2 dans l’état (c+d). Mais pour a ⊗ c + b ⊗ d il n’y a plus deux particules, chacune dans des états somme, il y a une somme de deux états multi corpusculaires.
25Repensons tout ceci en termes musicaux. Dans la musique, il y a des instruments et des notes à jouer. Les premiers sont finalement des corpuscules, les autres ont un aspect ondulatoire, puisque qu’on peut les superposer dans un accord. Si l’on représente chaque note jouée par chaque instrument par une notation symbolique de la forme (voir aussi plus bas) :
26|note, instrument >
27on s’aperçoit facilement qu’un accord do-mi joué au piano est représenté par :
28|do, piano > +|mi, piano >
29et que l’on représentera do joué à la fois par un piano et par un violon par :
30|do, piano > ⊗|do, violon >.
31Des accords plus compliqués seront, par exemple :
32(|do, piano > +|mi, piano >) ⊗ |do, violon >,
33ou même :
34(|do, piano > +|mi, piano >) ⊗ (|do, violon > +|sol, violon >).
35Mais un accord du type :
36|do, piano > ⊗|mi, violon > + |sol, piano > ⊗|do, violon >
37est littéralement inaudible. L’acoustique ne peut se le représenter ; la mécanique quantique si !
38Pour terminer cette discussion des deux premiers axiomes, voyons pourquoi il est impossible d’isoler un sous-système lorsqu’il est intriqué au système global, c’est-à-dire lorsque le système global n’est pas dans un état correspondant à un vecteur produit. En mécanique quantique, on a l’habitude depuis Dirac de noter les éléments d’un espace de Hilbert par le symbole |a >, où a maintenant n’apparaît plus que comme un indice. Le dual (au sens du produit scalaire) est pris comme un renversement de |a > (dualité) et est noté < a|. Cette notation permet beaucoup de calculs formels. Par exemple on note |a >< a|, le projecteur sur |a >. Supposons maintenant que H1 = H2 = H soit de dimension 2, dont une base est |0 >, |1 >. Un état de type intriqué est par exemple :
39|0 >1 ⊗|1 >2 +|1 >1 ⊗|0 >2
40où les sous-indices réfèrent à l’espace H1 ou H2.
41Bien sûr un état est donné (modulo une phase) par le projecteur orthogonal associé : |a >< a| définit a. Ce que l’on entend par isoler un sous-système consiste à prendre le projecteur associé au vecteur global et à tracer sur le complément du sous-système que l’on veut isoler. Donc ici on part de :
42(|0 >1 ⊗|1 >2 +|1 >1 ⊗|0 >2) (< 0|1⊗ < 1|2+ < 1|1⊗ < 0|2)
43soit encore :
44et l’on ne garde que les éléments diagonaux par rapport à l’indice 2. Il nous reste donc :
45|0 >1< 0|1 + |1 >1< 1|1
46Cet opérateur n’est plus un projecteur : on dit alors que le sous-système n’est plus dans un état pur, qu’il est représenté par un mélange statistique décrit par la matrice densité |0 >1< 0|1 + |1 >1< 1|1. C’est cette même matrice densité qui apparaîtra plus bas dans les approches logiques du quantique de Girard et Selinger. Une dernière remarque, à propos de la notion de purification qu’on rencontre en théorie de l’information quantique : lorsque le système est décrit par une matrice densité, on dit qu’il n’est pas dans un état pur. Le cas que nous venons d’évoquer correspond au cas où l’état non pur est obtenu à partir d’un état pur dans le système couplé à son environnement. Le théorème de purification dit que c’est toujours le cas : tout système dans un état non pur peut être purifié par adjonction d’un autre système à qui on couple le premier.
47Observons que cette purification quantique va là aussi dans une direction peu commune : on purifie en plongeant le système dans un système plus grand, on lui ajoute des variables. Le multiple est pur, le simple est mélange.
48Ce que nous voudrions retenir de cette courte discussion est que la mécanique quantique est tout entière, jusques et y compris ses subtilités non classiques, dans deux signes, deux actions, + et ⊗ qui satisfont :
49(a + b) ⊗ c = a ⊗ c + b ⊗ c.
50Passons maintenant à la dynamique.
51Axiome 3 : la dynamique quantique est donnée par un opérateur hermitien d’énergie et l’évolution (linéaire) est unitaire dans H.
52Que la dynamique soit donnée par une équation est une idée qui remonte à Newton, mais que l’équation soit linéaire avait bien de quoi choquer le monde scientifique en 1926 [8] : penser que, à une époque où les systèmes dynamiques et leurs propriétés chaotiques (donc fortement non linéaires) étaient en train de changer notre vision du monde (notre système de causalité profond1), l’équation ultime de la physique, celle dont tout découle, soit bêtement, si l’on peut dire, linéaire, était incongru. Mais c’était sans prendre en compte l’une des nombreuses pirouettes quantiques : l’équation devient linéaire certes, mais change totalement de statut. C’est maintenant une équation aux dérivées partielles et non plus une équation ordinaire. Et si la théorie des O.D.E. linéaires est simple, celle des E.D.P. linéaires allait nous révéler bien des surprises. Quant à l’unitarité, elle n’est que le pendant quantique d’une autre symétrie classique : la conservation de la forme symplectique, chère à tout système hamiltonien. Là aussi les mêmes idées se retrouvent quantifiées plutôt que quantiques. Reste que cette dynamique, parfaitement adaptée à la structure hilbertienne, maltraite considérablement l’espace physique classique. Il suffit pour s’en convaincre de regarder l’évolution libre (sans potentiel) par l’équation de Schrödinger. Cette évolution a la propriété d’étendre, pour tout temps aussi petit soit-il, le support de la condition initiale jusqu’à l’infini. Il n’y a plus de localisation.
53Après avoir tué l’espace et au nom d’une certaine invariance relativiste, la
54mécanique quantique se devait de tuer le temps..
55Axiome 4 : lorsque l’on effectue une mesure sur un système quantique, le vecteur d’état est brutalement projeté sur un vecteur propre de la mesure correspondant au résultat de celle-ci. Cette réduction, qui s’effectue avec perte d’information, est totalement aléatoire.
56C’est bien sûr l’axiome le plus savoureux, celui par qui le scandale arrive, surtout à cause de l’aléatoire. Disons tout de suite que cet axiome est tout à fait nécessaire, et cela en relation avec l’axiome 1 : si le principe de superposition existe, il faut bien qu’il y ait un pendant permettant d’expliquer pourquoi le résultat de la mesure est UN et ne satisfait pas, lui, de principe de superposition. Cet axiome est peut-être minimal, sublimement économique, mais n’oublions pas qu’il est vérifié tous les jours depuis plus de vingt ans, et que l’on peut acheter maintenant des générateurs aléatoires quantiques.
57Expliquons pourquoi cet axiome signe, en mécanique quantique, me semble-t- il, la mort du temps. Deux des caractéristiques de la mesure sont l’instantanéité (t = 0) et le fait que l’état après la mesure soit sujet à redonner toujours la même valeur (t = ∞). Le temps, cette merveilleuse quantité continue dans la culture classique, se trouve donc réduit à deux points : 0 et ∞. Nous verrons plus loin que cette réduction est gage de stabilité.
58Soyons un peu plus précis. Une grandeur mesurable, fonction définie sur l’espace en mécanique classique, est maintenant donnée par un opérateur linéaire, une matrice hermitienne. Les valeurs propres sont les résultats (quantifiés) possibles, les vecteurs propres de la matrice correspondant quant à eux aux états après la mesure. La probabilité de trouver la réponse λj est donnée par |(𝜓, 𝜓j )|2, où 𝜓 est l’état avant la mesure, et 𝜓j le vecteur propre de valeur propre λj. La projection 𝜓 → 𝜓j est à la fois instantanée et en principe aléatoire. Mais toute nouvelle mesure donnera bien sûr encore λj puisque |(𝜓, 𝜓j )|2 est maximal. Il y a perte d’information (𝜓 − (𝜓, 𝜓j )𝜓j est perdu) irréversible (𝜓j reste 𝜓j ).
3. Du quantique hors du quantique
3.1 Groupes quantiques, géométrie non commutative
59Nous avons déjà vu que, lors de la quantification, les fonctions devenaient opérateurs, matrices. De plus, un résultat classique de géométrie nous dit qu’un espace est bien connu si l’on connaît une algèbre suffisamment large de fonctions sur lui-même. Une structure classique (nous l’avons déjà rencontrée avec le premier axiome) est donc donnée par une algèbre commutative de fonctions ; et une structure quantique, par une algèbre non commutative de matrices. Si, maintenant, on fait disparaître l’espace sous-jacent, on peut définir un espace non commutatif par l’algèbre non commutative de ses fonctions. C’est l’esprit de la géométrie non commutative d’Alain Connes [1].
60On voit ainsi apparaître un geste qui va du classique au quantique, disons plutôt du commutatif au non commutatif. La mécanique quantique apparaît bien comme ce geste dynamique et non comme l’une des extrémités. Et du coup trouve sa place en géométrie, bien loin de la microphysique2. Les groupes quantiques, quant à eux, apparaissent en théorie des systèmes intégrables... classiques.
3.2 Logique et quantique
61Il n’est pas question ici de décrire la logique-quantique de J.-Y. Girard (à ne pas confondre avec la logique quantique) : voir la contribution de Girard dans ce volume et [3], [4] et [9]. Disons simplement que l’extension réside bien sûr dans le non commutatif.
62Un booléen classique (vrai-faux) est représenté dans l’espace de Hilbert à deux dimensions par les deux projecteurs :
63 et
64que l’on peut probabiliser (et donc pré quantifier) en un mélange statistique :
65λ + µ = avec λ + µ= 1, λ, µ ≥ 0
66Un booléen quantique sera quant à lui n’importe quelle matrice hermitienne positive de trace 1, c’est-à-dire de la forme :
67, a, d, ≥ 0, a+d = 1
68Après réduction du paquet d’onde (en physique c’est l’environnement qui s’en charge − qui s’en charge ici ?), la matrice densité devient :
69C’est le résultat d’une mesure non lue, une fois la mesure lue (donc une fois qu’elle a fourni une et une seule valeur) la matrice densité devient :
70 ou
71Cette dernière étape est absente de la logique et l’on peut se demander quelle en serait la signification.
3.3 Calcul et information quantiques
72L’idée d’implémenter des calculs dans un environnement quantique remonte à Feynman [2] : puisque les calculs nécessaires à la résolution de problèmes quantiques sont si coûteux, il faut les faire avec des ordinateurs quantiques puisque la nature, elle, les fait sans difficulté.
73On imagine ainsi des bits quantiques, un qubit étant un élément d’un espace à deux dimensions. La structure additive permet alors au qubit d’être dans des états de superposition (|0 > +|1 >). Cette simple idée permet, avec beaucoup d’imagination, d’implémenter des algorithmes performants, pour l’instant théoriques, la réalisation expérimentale présentant des problèmes irrésolus [5] (nous donnons en appendice un exemple simple de scénario spectaculaire lié à la théorie de l’information quantique).
74Cette nouvelle discipline a aussi (surtout ?) changé notre conception de la mécanique quantique : les idées sont plus simples, plus imagées. Dans les trois exemples présentés ici la mesure intervient peu (un peu dans le calcul quantique, le résultat final d’un calcul ne pouvant être obtenu que par une mesure sur le système). Gageons que cette faiblesse se trouvera bientôt réparée, lorsque ces théories seront vraiment, non pas quantiques, mais quantifiées.
75Nous allons maintenant voir comment la mesure − avec son imprévisibilité, sa subjectivité, son aspect phénoménologique − semble être également présente dans une discipline extra-scientifique : la musique.
4. La mesure et la musique
76Nous avons déjà vu comment la notation musicale (premier exemple de géométrie analytique [10] et qui date du... xie siècle3) offre une dualité onde corpuscule sous la forme note-instrument. Mais il y a, il me semble, plus.
77Se demander ce qu’est une œuvre musicale, c’est immédiatement se placer au niveau de la performance, de la phénoménologie. L’œuvre n’est que dans son interprétation. C’est une particularité de la musique que d’être à la fois écrite (et, sous cette forme, non accessible, sauf aux spécialistes, aux interprètes) et recréée à chaque interprétation. De là à penser que chaque exécution est une mesure de l’œuvre...
78De plus cet aspect aléatoire, performant, s’est trouvé être utilisé intensément dans la musique du xxe siècle4. L’interprète se trouve souvent confrontée à des choix (notes, ordre, tous paramètres musicaux) qu’on lui demande expressément d’effectuer lors de l’exécution, et non avant. Pourtant nous ne voyons là aucun paradoxe : c’est toujours la même œuvre qui se trouve mesurée à chaque fois.
5. Conclusion
79Nous avons tenté dans cette courte note de présenter le monde quantique non comme un lieu opposé au monde classique, mais bien comme un geste, un geste de quantification. Une telle vision dynamique, dynamique qui va du classique au quantique, du commutatif au non commutatif, des booléens aux espaces cohérents quantiques, se trouve alors prête à traverser les domaines, à acquérir peut-être un peu d’universalité, intra et extra scientifique. Si les matrices densité aident à penser la logique, elles pourraient bien aider à penser tout court.
Bibliographie
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Références
[1] A. Connes, Non commutative geometry, Academic Press, 1994.
10.1007/BF02650179 :[2] R. Feynman, « Simulating physics with computers », Int. J. Theor. Phys. B2, 467-488, 1982.
10.1017/CBO9780511550850 :[3] J.-Y.Girard, « Between logic and quantic :a tract », Octobre 2003.
10.1017/9781316755785 :[4] J.-Y.Girard, « Geometry of interaction IV : the feedback equation », Mars 2004.
[5] S. Haroche, « Cours au Collège de France », http://www.lkb.ens.fr/recherche/qedcav/college/college.html
[6] C. Nielsen, « Deuxième symphonie », 1924.
[7] Mielsen et I. Chuang, Quantum computation and quantum information, Cambridge University Press, 2000.
[8] E. Schrödinger, Mémoires sur la mécanique quantique, Éditions J. Gabay, Paris, 1994.
10.1017/S0960129504004256 :[9] P. Selinger, » Towards a quantum programming language », Mathematical Structures in Computer Science, 14, 527-5862004.
[10] I.Xenakis, « Kéleütha », L’Arche, Paris, 1994.
Annexe
Appendice
On se propose, dans cet appendice, de présenter le concept appelé téléportation en information quantique [7]. On exposera tout d’abord l’algorithme (d’ailleurs très simple). Puis nous montrerons comment la partie spatiale de la fonction d’onde permet d’agir sur une partie seulement des qubits et enfin nous discuterons de l’incompatibilité ou non de cette expérience avec le principe relativiste de vitesse maximale de propagation de l’information.
L’algorithme
On commence par deux personnages Alice et Bob qui possèdent chacun un qubit, les deux qubits étant intriqués dans un état EPR (pour Einstein, Podolsky, Rosen)
Alice possède un autre qubit |𝜓 > qu’elle va transmettre à Bob, en agissant seulement sur ses propres qubits (plus un canal classique qui lui permettra de transmettre un élément de {1, 2, 3, 4}). Plus précisément l’état que l’on veut transporter est :
|𝜓 >= α|0 > +β|1 >
où α et β sont des nombres complexes. Les trois qubits (deux pour Alice, un
pour Bob) sont dans l’état original :
|𝜓>⊗| β00 > où
On se place donc dans (où H= 𝕔2)
Lorsque Alice et Bob se séparent, le système des trois particules est donc dans l’état :
où l’on a fait la convention (immédiate) :
Sur son H ⊗ H Alice fait agir la matrice suivante (porte C-NOT) :
dans la base {|00 >, |01 >, |10 >, |11 >}. Cela veut dire que l’on fait agir UCNOT ⊗ Id sur |Φ >. On obtient donc :
Ensuite elle fait agir sur son premier qubit une porte de Hadamard, c’est-à-dire la matrice :
Cela veut dire encore une fois qu’on fait agir la matrice Ha⊗Id⊗Id sur |Φ1 >. On obtient :
Maintenant Alice va effectuer une mesure dont les vecteurs propres sont : |00 >, |01 >, |10 >, |11 > correspondant aux valeurs propres disons 1, 2, 3, 4.
La réduction du paquet d’ondes (total) fera que si le résultat est :
1, alors Bob a |𝜓 >
2, alors Bob a , et
3, alors Bob a , et
4, alors Bob a , et
Il suffit donc à Alice de communiquer à Bob 1, 2, 3 ou 4 et Bob sait ce qu’il doit faire pour récupérer |𝜓 >.
Réalisation physique
Il reste, dans la discussion précédente, à comprendre les deux faits suivants :
comment Alice et Bob s’éloignent-ils l’un de l’autre en emportant leur qubit ? Comment rendre compte du fait qu’Alice agit sur ses propres qubits sans agir sur ceux de Bob ?
par quelle opération physique Alice agit-elle sur ses qubits ?
Commençons par la deuxième question et voyons les circonstances expérimentales en jeu. Les deux portes utilisées sont deux opérateurs unitaires, donc deux opérateurs d’évolution5. Il s’agit donc concrètement de créer une interaction avec le qubit pendant un temps (court et précis) de façon à ce que l’évolution quantique réalise les matrices Ha et UCNOT. Les qubits peuvent être réalisés sous deux formes : soit des photons, polarisés droite ou gauche (donc deux états |L > et |R >), soit des particules à spin ½, par exemple des électrons (dans ce cas l’espace de Hilbert est réalisé par les états |+ > et |− > identifiés à |0 > et |1 >).
Que sait-on faire expérimentalement6 ? Pour les photons, on sait réaliser expérimentalement Ha et une porte C-NOT qui marche une fois sur 4 (il y a un autre degré de liberté qui fait que, suivant sa valeur, UCNOT marche ou non). Pour les particules à spin, on ne sait faire aucune des deux portes. Les expériences (récentes) de téléportation utilisent donc des photons.
La question 1. en contient en fait plusieurs : tout d’abord, il faut comprendre comment on peut créer deux qubits intriqués puis les séparer7. Dans le cas photonique les photons sont créés automatiquement dans un état intriqué et avec des impulsions différentes pour chacun d’eux, c’est-à-dire qu’ils partent dans des directions différentes et on peut donc les isoler (par exemple en les faisant passer dans des fentes). Pour les électrons on peut imaginer la situation suivante :
On envoie deux électrons l’un vers l’autre, la répulsion électronique les fait se séparer à nouveau, mais au moment où ils sont le plus proches, on crée une interaction avec un champ électromagnétique (dans la zone sombre) qui touche les états de spin et crée un état intriqué (ou bien il suffit de remarquer qu’un état intriqué peut être vecteur propre d’une mesure et donc que l’état du système après la mesure peut être celui que l’on veut).
Dans l’argument qui précède on a mélangé les concepts classiques et quantiques, c’est aussi ce que l’on faisait lorsque l’on disait Alice s’éloigne de Bob. Voyons comment on peut formaliser en mécanique quantique un tel énoncé. Quand on parle d’éloignement, on parle de distance et donc d’espace : l’état du système doit donc avoir une composante spatiale. La fonction d’onde d’un qubit (supposons qu’Alice n’ait qu’un qubit) n’est plus un élément de C2 mais un élément de L2(ℝ3) ⊗ C2. Un état est maintenant de la forme :
𝜑 (x) ⊗ (α|0 > +β|1 >)
Éloigner un qubit signifie tout simplement agir sur 𝜑, par exemple en la translatant de X ∈ ℝ3. Si 𝜑 est localisée près de 0, par exemple si :
on définit 𝜑 X par :
𝜑 X (x) = 𝜑 (x − X)
bien évidemment localisée près de X. On comprend alors bien que dire Alice est loin de Bob veut dire que le support de 𝜑 Alice est séparé de celui de 𝜑 Bob. Par exemple 𝜑 Alice = 𝜑 X et 𝜑 Bob = 𝜑 −X.
Dire que l’action d’Alice est locale autour de X veut dire que l’opérateur d’évolution correspondant peut s’écrire U = eitH avec :
h = χ ⊗ σ
où σ est une matrice 2 × 2 hermitienne et χ est un opérateur de multiplication (dans L2 (ℝ3)) par une fonction C∞ à support compact égale à 1 sur X.
Le lemme suivant est crucial.
Lemme : Si 𝜓 ∈ L2 (ℝ3) ⊗ 𝕔2 a un support en x d’intersection nulle avec celui de χ, alors U𝜓 = 𝜓.
La preuve est très simple ; il suffit de remarquer que :
et donc que
(Il faut observer, dans ce lemme, que la non interaction des supports spatiaux implique la non interaction, aussi, des parties qubits).
Il suffit enfin de remarquer que l’action du hamiltonien sur le système total des deux qubits est donné par H ⊗ Id + Id⊗ H qui agit sur (L 2(ℝ3) ⊗ C2)⊗2, pour s’apercevoir que, sous la même condition sur les supports que précédemment :
et donc, par complétion :
eit(H⊗Id+Id⊗H) |Φ >= eitH⊗Id|Φ >
pour tout |Φ > Bob-localisé comme auparavant.
Discussion
Les considérations un peu techniques précédentes ne doivent pas masquer la magie de cette expérience : bien que les supports spatiaux des qubits soient séparés, Alice agit sur le qubit de Bob. C’est là une des principales objections que l’on a faites à la mécanique quantique depuis sa naissance : il semble que l’on puisse ainsi transmettre une information instantanément, et cela en contradiction avec la théorie de la relativité.
Bien sûr, dans l’expérience de téléportation, Alice doit communiquer aussi avec Bob par un canal classique, donc à une vitesse plus petite que celle de la lumière. Donc il n’y a pas de contradiction. Mais le miracle est ailleurs, plus précisément dans ce qui se passe au moment où Alice effectue sa mesure. Si le résultat est 1 alors le système passe brutalement de l’état :
à l’état
|Φ2 >= |00 > (α|0 > +β|1 >)
c’est-à-dire un état qui, du point de vue de Bob, est très différent. Il n’y a certes pas de transmission de l’information8 mais tout de même quelque chose qui ne peut nous empêcher de rêver.
Notes de bas de page
1 Voir l’article de Bailly et Longo dans ce volume.
2 Rappelons aussi que les inégalités de Heisenberg sont aussi une trace de la non commutativité : elles expriment que le produit des longueurs des intervalles de possibilité de résultat de la mesure simultanée de deux quantités observables est contrôlé inférieurement par la taille de leur commutateur.
3 Guido d’Arezzo, 995-1050.
4 Il semble que le premier exemple d’aléatoire dans la musique classique se trouve dans la deuxième symphonie de Carl Nielsen composée dans les années vingt à...Copenhague [6].
5 Rappelons que l’évolution en mécanique quantique est régie par l’équation de Schrödinger −i∂t𝜓 = H𝜓, où H est un opérateur auto-adjoint et donc que l’opérateur d’évolution est U = eitH.
6 Merci à Jean-Michel Raimond pour ces informations.
7 Encore merci à Jean-Michel Raimond.
8 On dit parfois que, si après la mesure d’Alice, Bob effectue une mesure dont un des vecteurs propres est α|0 > +β|1 >, alors il est sûr de trouver ce résultat là, mais cela ne correspond pas à une transmission d’information.
Auteur
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Agir et penser
Essais sur la philosophie d’Elizabeth Anscombe
Valérie Aucouturier et Marc Pavlopoulos (dir.)
2015