Mesura et partire di terreno : mesurer le temps et l’espace dans la danse italienne du xve siècle
p. 313-323
Résumés
Au xve siècle, Domenico Da Piacenza, puis ses disciples Antonio Cornazzano et Guglielmo Ebreo da Pesaro, théorisent l’art du bien danser dans les premiers traités de danse connus en Occident. La mesure devient un des fondements d’un art qui se veut scientia liberalis. La mesura est d’abord la mesure des temps musicaux et de la concordance entre les pas et les temps. Elle est aussi la mesure de l’espace dans lequel se développent les chorégraphies ; le danseur utilise son propre corps comme unité de mesure de l’espace, qui est aussi un espace bâti par le mouvement du corps lui-même. Enfin, la mesure est comprise comme modération des gestes et des postures. Mesurer est donc la condition pour atteindre la perfection de l’art de la danse et, entendu comme modération, la condition pour atteindre la perfection morale et sa capacité à tenir son rang dans les cours italiennes du Quattrocento.
In the 15th century, Domenico Da Piacenza followed by his disciples Antonio Cornazzano and Guglielmo Ebreo Da Pesaro wrote the first treatises on the Art of the Dance known in the West, adopting therein a theoretical approach. The notion of time became one of the cornerstones of an art that aspired to the status of scientia liberalis. The mesura is first of all the measurement of musical time and of the fit between the time and the steps. It is also the measurement of the space in which the choreography is developed; the dancer uses his body as a unit of measurement of the space which is also a space constructed by the movement of that same body. Finally measure is understood as moderation of posture and gesture. Measurement is therefore the condition required to reach perfection of the Art of the Dance, and, understood as moderation, the condition required to reach moral perfection and to be able to hold one’s rank in the Italian courts of the Quattrocento.
Texte intégral
1« Le fondement [de la danse] est la mesure1 », ainsi s’exprime au début du xve siècle le maître à danser Domenico da Piacenza dans son traité De arte saltandi et choreas ducendi. Les autres fondements de la danse étant la Memoria (mémoire), l’Agilitade, la Maniera et la Mexura de terreno2. Au Quattrocento, la danse joue un rôle important dans le cérémonial et lors des fêtes ou noces princières, mais aussi dans toutes les représentations publiques du faste de cours, conférant aux danseurs et maîtres à danser un rôle jusqu’alors inégalé. Cet engouement pour la danse suppose en effet des artistes confirmés, capables de l’exécuter mais également de l’enseigner. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les plus anciens traités de danse dont le premier connu en Occident est celui de Domenico Da Piacenza (v. 1390-v. 1470), rédigé au début du siècle et comportant, outre une partie pratique, une partie théorique. Ses deux disciples, Guglielmo Ebreo da Pesaro (1420-v. 1484) et Antonio Cornazzano (1429-av. 1500), écrivent également des traités théorisant l’art du bien danser3. Ainsi la danse de cour est codifiée en Italie, et en particulier dans le duché de Milan, et se diffuse rapidement dans toutes les cours italiennes et européennes. Ces traités ne sont pas seulement des recueils de chorégraphies et de partitions musicales4. Ils posent avant tout les fondements théoriques et philosophiques de la danse, qui fait pour la première fois l’objet d’un travail spécifique. Toutes les disciplines techniques et artistiques connaissent un effort important de théorisation, à l’instar des traités de sculpture, peinture et architecture de Leon Battista Alberti. Théoriser la danse, en définir et écrire les fondements, suppose la fixation de principes théoriques et pratiques, une observation, une expérimentation, la création originale de chorégraphies et de partitions musicales. Cela implique une mesure précise du temps et de l’espace. Il ne s’agit pas d’une mesure comme pure nécessité pratique, celle du danseur qui compte ses pas et l’espace d’exécution d’une chorégraphie, mais du fondement de la danse savante qui doit être exercée dans les cours, d’un art que Domenico Da Piacenza, dans son traité, définit à l’égal d’une scientia liberalis.
2L’art chorégraphique, « art et manifestation noble de l’intellect et de l’effort le plus élevé qu’on puisse trouver5 », est donc une scientia, un art libéral en tant que tel, requérant des capacités et des facultés spécifiques pour l’exercer avec rigueur et perfection. Il suppose une parfaite connaissance et maîtrise de la musique, des chorégraphies et de l’exercice de la discipline. Cette revendication en tant qu’art libéral n’est pas uniquement la défense d’une discipline par son auteur, elle s’inscrit aussi dans une vision plus vaste des disciplines nobles et du monde. Les maîtres à danser expliquent en détail la notion de mesure et la manière dont celle-ci trouve place dans les différentes chorégraphies. Domenico se réfère à l’Éthique d’Aristote6 et à la fuite des extrêmes7. Ce principe s’applique à toutes les formes de mesure auxquelles l’auteur se réfère : il emploie donc le terme de mesure (mexura) dans sa triple signification de mesure musicale, de mesure de l’espace et de mesure conçue comme la modération des gestes et des postures ; il ajoute : « ne savons-nous pas que la mesure fait partie de la prudence dans les arts libéraux ? » Des préceptes similaires sont énoncés et pratiqués par ses deux disciples, Antonio Cornazzano et Guglielmo Ebreo da Pesaro, qui réaffirment la mesure (misura) comme fondement. En revanche, ils désignent la mesure de l’espace respectivement par les termes compartimento di terreno et partire di terreno.
Le temps et les temps de la musique
3Selon Domenico, la mesure de la musique, conforme à l’art de la danse, est une véritable activité intellectuelle, conforme au principe aristotélicien de la « fuite des extrêmes ». Pour son élève, Guglielmo Ebreo da Pesaro, la mesure (misura) consiste en « une concordance douce et mesurée de la voix et du temps, répartie avec raison et art8 » :
Ce qui provient principalement d’un instrument, cithares ou autre, qui joue de façon concordante et tempérée, tant sur le vide et sur le plein que sur le ténor et le contre-ténor, si bien que chacun des temps est égal à l’autre. Ainsi il faut que la personne qui veut danser se règle et se mesure et s’accorde parfaitement [au temps] par ces mouvements de façon à ce que ses pas soient parfaitement concordants à ces temps et mesure, et soient réglés sur cette mesure, et qu’il comprenne et connaisse quel pied doit aller sur le temps plein et quel pied sur le vide, faisant évoluer librement son corps par ses gestes selon la mesure et la musique en accord : ceci nous montre le temps correspondant et nécessaire au pas simple et au pas double et à tous les autres mouvements et postures nécessaires à cet art. Sans cette mesure [le mouvement] serait imparfait9.
4Ainsi la maîtrise de la danse comporte de complexes opérations cognitives et techniques où la musique doit être parfaitement apprise. On remarquera que Guglielmo Ebreo emploie le terme « mesure » à la fois dans le sens de la mesure de la musique, mais aussi dans le sens de la concordance entre les pas et les temps. De même cette concordance doit s’établir avec l’instrument dont la musique doit être connue non seulement par les musiciens, mais aussi par les danseurs. Dans la description des temps qui composent les mouvements dansés, tant pour Domenico que pour ses deux disciples, on retrouve la référence aux principes aristotéliciens de naturel et accidentel :
Cet art est composé de douze mouvements dont neuf sont naturels et trois accidentels. Les neufs mouvements naturels sont exécutés sur le temps plein et les trois accidentels sur le temps vide […] je dis que [le temps] est vide entre un temps et l’autre ; et plein dans les temps restants10.
5Le mouvement doit se conformer au temps musical et à la tessiture, et évoluer harmonieusement avec l’ensemble11. Selon Guglielmo, il faut également « parvenir à la pratique » (piu facilmente alla praticha si diuegna) par sa propre expérience (perche volendo alchuni fare di se medesimo aperta experienza in cognoscere segli intende le sopradette parti) ; il faut d’abord écouter la musique, faire jouer la première ou la deuxième mesure et décider si l’on veut danser sur un temps de basse danse ou sur un temps de saltarello (qui est une mesure plus rapide) : chaque pas peut être dansé différemment selon la mesure musicale. Ainsi, comme le dit Domenico, « le saltarello peut être dansé de cinq façons différentes12 ». Ici, il explicite les différents temps dont le premier, qui est le majore perfecto ; on peut également danser le saltarello comme une basse danse :
C’est-à-dire que tu peux prendre deux temps de saltarello et les mettre dans le temps d’une basse danse, prends garde au fait que cela est difficile […] car il s’agit d’une mesure très large, on reconnaît ainsi les bons intellects par le fait qu’ils peuvent remplir une mesure très large par deux temps en un13.
6Enfin, il explique que la troisième façon est d’utiliser un mouvement de basse danse sur un saltarello. Nous voyons donc que la technicité du danseur est complexe, qu’il doit connaître la musique, les différents temps, y adapter les pas et savoir interchanger différents temps et mouvements dans un même enchaînement. Ce qu’il appelle le vide et le plein, ce sont aussi le temps fort et le temps faible qui correspondent à différentes intensités et rapidités du mouvement et qui constituent le rythme de l’enchaînement et lui donnent corps.
Danser à contretemps
7Guglielmo Ebreo conseille un exercice encore largement pratiqué aujourd’hui par les danseurs, celui de s’approprier le temps et le mouvement à contretemps de la musique, par un mouvement contraire à celui qui devrait être exécuté, afin de mieux maîtriser la mesure et l’exécution du pas souhaité :
On peut encore faire soi-même une expérience et un excellent exercice en adoptant cette règle selon laquelle qui veut danser un saltarello essaie de le danser à contretemps avec les mesures appropriées ; et, d’autre part, le musicien s’efforce de le ramener dans le temps. Mais qu’il soit prudent et habile, qu’il ne se laisse pas surprendre à se conformer au temps. En faisant ainsi, il donnera le signe manifeste d’avoir d’une bonne pratique, d’avoir de l’adresse et d’être libéralement14 maître de sa personne et de son pied15.
8Il s’agit en quelque sorte d’apprendre ce qui est juste par l’exercice de son contraire, tout comme aujourd’hui les danseurs classiques s’essaient à tourner « en dedans » une jambe pour mieux maîtriser l’en-dehors, à savoir le placement des jambes vers l’extérieur. De même Guglielmo préconise une série d’exercices qu’il appelle Experimentum. Il se situe bel et bien là dans une pédagogie par l’expérience, par un entraînement précis, qui ne se contente pas de décrire des chorégraphies et de la musique mais prévoit également des exercices du corps propres à affiner la technique du danseur. On peut ainsi dire que cet art était fondé sur une démarche expérimentale. La notion de mesure telle qu’énoncée par les traités est une notion clé : elle se réfère à une maîtrise précise, à un découpage du temps et du mouvement qui suppose une maîtrise quasi mathématique à l’instar de la théorie musicale ; elle est aussi employée comme synonyme de maîtrise et de conformité entre le temps et le mouvement.
Le corps dans l’espace
9Si, dans la danse illustre, on doit donc mesurer le temps et le rythme en concordance avec les mesures musicales, on doit aussi mesurer l’espace nécessaire au développement des chorégraphies. En effet, les danses sont composées d’un ensemble de pas (chorégraphie de pas) mais aussi d’évolutions dans un espace (chorégraphie de lignes : ligne droite, « serpentine », cercle, chaîne, etc.). Cette évolution est typique de la danse noble, car elle suppose de l’espace : les vastes salles des palais s’y prêtaient particulièrement. Dans la tradition des arts du xve siècle, le corps de l’homme se trouve à l’origine même de la mesure de l’espace comme Le Filarete l’énonce très clairement dans son traité d’architecture :
Comme chacun le sait l’homme a été créé par Dieu, le corps, l’âme, l’intellect, l’esprit, fut produit par lui à la perfection. Ainsi, le corps est organisé et mesuré, et tous ses membres sont proportionnés selon leurs qualités et mesures16.
10La mesure de l’espace est donc donnée avant tout par le corps. Ainsi Le Filarete utilise-t-il le « bras » comme unité de mesure de l’espace et, s’inspirant précisément de Vitruve, il décrit les édifices qu’il conçoit par les unités du corps humain. De manière comparable, le danseur utilise son propre corps comme unité de mesure de l’espace, qui n’est pas seulement un espace imaginé et bâti à partir d’une projection intellectuelle, mais un espace bâti par le mouvement du corps lui-même. Il est certes d’abord imaginé (on pense la chorégraphie avant de la réaliser), mais il est ensuite construit et mesuré par la danse. Il faut donc d’abord mesurer l’espace, bien le mémoriser et suivre ce que Guglielmo Ebreo appelle le principe du partire di terreno, qu’on peut comprendre comme « diviser l’espace » :
En dansant de manière ample dans un lieu étroit, il faut avoir une bonne mémoire et de la mesure […] car l’étroitesse ou l’exiguïté du lieu où l’on danse sans cette connaissance est toujours source de confusion. Ainsi, parfois l’on se trouve loin de la dame ou trop prêt de celle-ci17.
11Il faut donc observer et diviser l’espace pour mesurer son étendue, s’adapter à une grande ou une petite salle et mesurer la distance, autrement l’homme peut se trouver loin de la femme ou lui faire face plus tôt que prévu et ne pas respecter l’ordre du mouvement prévu par la chorégraphie. C’est donc à partir du corps humain que l’on perçoit l’espace, mais l’homme lui-même doit être conscient de son propre corps et de l’espace qui l’entoure. Cela peut paraître banal, mais la maîtrise de sa proprioception se construit et se développe chez l’homme, au fur et à mesure de son développement depuis son enfance, et peut être remise en cause par un changement de lieu ou des équilibres du corps humain ou de l’espace dans lequel il se trouve. Ainsi, la pratique de la danse, comme toute activité physique, comporte avant tout la conscience de sa corporéité, de ses proportions et la mesure de l’espace, ainsi que la mémorisation de sa technique, des pas, de la musique, d’une séquence et d’une chorégraphie. Dans un premier temps, la mémorisation d’une séquence de pas ainsi que son exécution font appel à des facultés intellectuelles et à une capacité à retenir la séquence indiquée. L’exécution des pas doit être compréhensible, faire appel à une mémoire visuelle, à une capacité à se représenter, avant son exécution, la séquence donnée. Mais une mémorisation visuelle est tout à fait insuffisante. L’élève esquisse des pas pour essayer, il entre ainsi dans une démarche d’expérimentation qui lui permet de vérifier sa compréhension, sa capacité d’exécution, la faisabilité de ses mouvements. Dans un deuxième temps, ou simultanément, les mouvements sont exécutés en mesure et en musique. L’exercice intellectuel de la mémorisation de la séquence doit se décliner selon un rythme précis. Il n’y a pas d’improvisation, les gestes sont ordonnés, suivent une mélodie préétablie. Ils doivent donc s’inscrire dans un espace et un temps donnés, entrer dans une forme et dessiner cette forme avec le corps. Simultanément entre en jeu une mémoire du corps : une mémoire technique, tout d’abord, qui fait appel à un savoir-faire normé et à une mémoire sensori-motrice, une capacité d’anticiper et donc de penser un mouvement à venir, ainsi que la constitution d’un espace psychique du mouvement. Comme le dit Domenico, il s’agit non seulement d’une véritable opération « intellectuelle » mais également « morale », qui est donc tout sauf perditione de tempo, « une perte de temps », car elle doit s’effectuer conformément au principe de modération de l’Éthique d’Aristote, qui rappelle l’importance de la finalité vertueuse de toute activité humaine. La danse est donc une activité mobilisant l’intellect et qui est parfaitement digne si elle s’effectue selon les principes de la vertu.
Tenir son rang : la mesure comme modération
12Une autre règle importante qui concerne la mesure de l’espace est le mexura de terreno. L’inscription du corps dans un espace suppose une mesure et une orientation du mouvement. Ainsi Domenico da Piacenza indique :
Il y a une autre mesure qui est composée par la grâce et la « manière » dont se déplace toute la personne, qui est issue des mesures musicales citées ci-dessus. Cette mesure est [celle qui] fait tenir au milieu ton mouvement de la tête au pied, ni trop, ni trop peu, et qui fuit les extrêmes comme on le dit plus haut18.
13L’auteur emploie ici le terme de mesure en se référant à une modération dans l’amplitude du mouvement : c’est ce qu’il appelle la grâce et la tenue du corps, le fait de rester « dans le milieu ». On voit que le milieu est à la fois l’équilibre du corps, la modération, le refus de l’excès et donc une règle morale, sans laquelle « tout se gâte et se corrompt », mais aussi une règle esthétique et technique : la musique et le mouvement doivent tous deux suivre le principe de la mezanitade :
Or, notez que, voulant prouver que ce « mystère » est une vertu par accident, le sage Aristote dit, dans le Xe principe, qu’il y a naturellement du bon dans toute chose et donc qu’il y a du bon dans ce divertissement. Donc, en fuyant les extrêmes et la malice, c’est cette vertu qui, comme le dit Aristote dans le 2e, loue l’Utropeia, laquelle possède la vertu du milieu en évitant les extrêmes du paysan et du jongleur19.
14D’une façon générale, l’élévation de la danse au rang de science permet de contrecarrer les condamnations morales qu’elle suscite, mais surtout de créer un art digne des cours et pouvant s’inscrire dans un cérémonial où chacun possède une place et où la trajectoire de chacun est fonction de la mesure de son importance dans la hiérarchie sociale. Les complexes chorégraphies de lignes des danses du xve siècle créent un effet esthétique considérable en permettant aux spectateurs une bonne vision de tous les côtés : on évolue vers une théâtralisation de la danse, que l’on regarde comme un spectacle du haut des tribunes et qui correspond bien à la fonction sociale de la danse de cour. Il s’agit alors d’une mise en scène du noble et de la cour qui danse, où il doit évoluer, en fonction de la hiérarchie sociale, selon l’ordre prévu par les cérémonials de cour. En ce sens, on parle bel et bien de mesure comme modération et capacité à tenir son rang. Lorsqu’il s’agit d’une mise en scène publique du pouvoir où le corps dansant du noble crée un espace qui est alors celui du lien social et politique avec la ville, la mise en scène du corps du prince ou des personnages de la cour doit suivre les règles chorégraphiques fixées de manière encore plus précise. La mesure est alors aussi une mesure de sa place et de son rang dans un système de pouvoir.
15Tenir son rang implique également une différenciation sexuée qui se fonde sur l’infériorité supposée de la vertu et de l’intellect de la femme par rapport à ceux de l’homme. Ainsi Guglielmo Ebreo consacre-t-il un chapitre de son traité aux règles que la femme doit respecter en dansant20. Chacun possède une place spécifique et une façon de danser spécifique à son sexe21 : l’exécution des pas sera plus mesurée chez la femme, plus rapide pour l’homme. Pour sa part, Antonio Cornazzano décrit précisément les pas et l’attitude que les femmes doivent éviter lorsqu’elles dansent :
Mais si elle se trouve à danser, il n’est pas beau pour une femme de faire autre chose que ses pas naturels et d’aider l’homme dans les tours et les sauts […] Et l’on veut qu’elle soit rapide et bien adroite dans la mesure musicale qui s’accélère plus que les autres […] la femme ne doit jamais se détacher d’un temps du sol22.
16La mesure est donc explicitement utilisée comme synonyme de modération du geste et du comportement et plus encore pour les femmes.
17Lorsque Domenico da Piacenza compose son De arte saltandi et choreas ducendi, il décide d’organiser un savoir théorique et pratique qui est également un art de vivre, un instrument de connaissance et d’expérimentation, une façon d’être au monde, faite d’équilibre, de proportions, de mesure et d’harmonie. Il s’agit d’une opération intellectuelle qui nécessite une mémoire visuelle spatiale et corporelle, capable d’exécuter et de construire un espace par le corps. Cet exercice requiert donc une perception et une mesure par le corps de l’espace et de la musique. La nécessité de transmettre les principes généraux théoriques et pratiques de la danse ainsi que ses chorégraphies et partitions répond à la volonté de structurer une connaissance, de la fixer et de la mémoriser afin de pouvoir la reproduire. Mesurer est donc la condition nécessaire pour atteindre la perfection de l’art de la danse, et la mesure entendue comme modération est la condition pour atteindre la perfection morale sur terre et être ainsi digne de la perfection divine.
18Cette exigence répond à des évolutions esthétiques et techniques qui se manifestent dans tous les arts, mais elle répond également à l’évolution d’une conception de l’espace urbain, et plus particulièrement de l’espace politique et religieux des villes italiennes de cette époque. Dans la recherche de l’harmonie, figurée dans les modèles des cités idéales, la mesure de l’ordre de l’espace urbain, comme celle des danses et des salles où elles se pratiquent, reflète l’ordre de l’espace social. Toute conception de l’espace n’est pas neutre, elle répond, quel que soit l’art dont il est question, à la mise en place d’un discours du pouvoir (politique, religieux, économique), à la mise en scène d’un lien politique et social, aux échanges entre couches sociales, entre dominants et dominés. Ainsi l’évolution technique de la danse suit à la fois les évolutions propres aux domaines de chacun des arts visuels et de la musique. Il s’inscrit en outre dans la mise en forme d’un échange politique propre aux configurations de chacune des cours à l’évolution de la conception et des usages du corps.
Notes de bas de page
1 El fondamento [de questo] sia mexura ; Domenico da Piacenza,, De arte saltandi et choreas ducendi, Paris, BNF, Ital. 972, fol. 1v, éd. D. Bianchi, « Un trattato inedito di Domenico da Piacenza », La Bibliofilia, 65 (1963), p. 109-149. Le texte, écrit en langue vernaculaire, est imprégné de dialecte milano-ferrarais, le rédacteur écrit donc Mexura pour misura (mesure).
2 Domenico da Piacenza, De arte saltandi…,, op. cit. n. 1, fol. 1.
3 Guglielmo Ebreo da Pesaro, De praticha seu arte tripudii, Paris, BNF, Ital. 973 ; Antonio Cornazzano, Il libro dell’arte di ballare, Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, Capponi 203, éd. C. Mazzi, « Il “Libro dell’arte del danzare” di Antonio Cornazzano », La Bibliofilia, 17 (1915-1916), p. 1-30.
4 Comme c’est le cas du Manuscrit des basses danses de Marguerite de Bourgogne, Bruxelles, Bibliothèque royale Albert Ier, 9085B, qui n’est pas à proprement parler un traité de danse mais un recueil des danses pratiquées à la cour de Bourgogne.
5 Arte et demostratione zentille de tanto intelecto e fatica quanto ritrovare se possa, Domenico da Piacenza, De arte saltandi…,, op. cit. n. 1, fol. 1.
6 Il faut rappeler que la ville de Ferrare, où Domenico a commencé à exercer, était un centre important dans le développement de la culture aristotélicienne au xve siècle, qui doit en particulier son renouveau à la traduction en 1430 de l’Éthique par Leonardo Bruni.
7 Ainsi Domenico se réfère à Aristote : « Bien que certains veuillent opposer à ce mouvement agile et singulier, qui s’exécute avec subtilité et effort, qu’il est une occupation lascive et une perte de temps, nous argumentons contre cela avec le dixième principe de l’Éthique, qui dit que toutes les choses se corrompent et se gâchent si elles sont conduites aux extrêmes ; et que la voie du milieu les conserve » (ibid., fol. 1). Aristote l’explique clairement : « Ainsi donc la vertu morale est une moyenne […] elle est un milieu entre deux défauts, l’un par excès, l’autre par manque ; sa nature provient du fait qu’elle vit à l’équilibre aussi bien dans les passions que dans les actions » ; Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, 1992, p. 68.
8 Misura in questa parte et allarte del danzare apertinente se intende una dolce et misurata concordanza di voce et di tempo partito com ragione et arte (Guglielmo Ebreo da Pesaro, De praticha seu arte tripudii, op. cit. n. 3, fol. 6v). Il est à noter que, si Guglielmo Ebreo écrit dans l’exemplaire parisien misurata concordanza di voce et di tempo, dans l’exemplaire du manuscrit de Modène (De pratica seu arte tripudii vulgare opusculum, Biblioteca Estense, Codex Italiano 82 α J 94, éd. G. Messori Roncaglia, Della virtute et arte del danzare […] Trascripzione di un manoscritto inedito del xv secolo esistente nella Biblioteca Palatina di Modena […] pubblicata nelle nozze Tavani Santucci, Modène, 1885) on lit : dolce et misurata concordia et voce et di tempo partito cum raxone et arte, deux formulations qui font référence à une harmonie entre le temps musical et celui des pas dansés.
9 Misura in questa parte et all arte del danzare apertinente se intende una dolce et misurata concordanza di voce et di tempo partito com ragione et arte : il qual principalmente consiste nello strumento citharizante o altro suona il qual in tal modo sia concordante et temperato che tanto sia il suo voto quanto il pieno, cio e che tanto sia il tenore, quanto il contra tenore, tal che sia Lun tempo misuratamente equale allaltro : per lo qual bisogna che la persona che vuole danzare si regoli et misuri, et a quello perfettamente si concordi ne i suoi movimenti si et in tal modo che i suoi passi siano al ditto tempo et misura perfettamente concordante, et alla ditta misura regulati, et che intenda et cognosca qual pie debbia andare al pieno, et qual al voto portando la sua persona libera colli gesti suoi alla ditta misura et secondo il suono concordante : la qual ci mostra il tempo di passi sempij et di passi doppii et di tutti gli altri tuoi movimenti et atti alla ditta arte condecenti et necessarij. senza La qual misura sarebbeno imperfetti (Guglielmo Ebreo da Pesaro, De praticha seu arte tripudii, op. cit. n. 3, fol. 6v).
10 Questo moto lui dice che dodice motti soni in l’operare de questa arte deliquali ne cava nove naturalli e tri acidentalli. I nove naturalli operati sono in lo pieno et li tre acidentalli operati sono in lo vodo […] e per che bene dica el filosopho che non se po dare vuodo, dico vuodo el tacere e più oldire. Dico vuodo tra un tempo e l’altro ; dico pieno in nel tempi istanti (Domenico da Piacenza, De arte saltandi…, op. cit. n. 1, fol. 2v).
11 Se référant aux principes d’Aristote, Domenico et ses disciples considèrent comme un mouvement naturel les pas de base de la danse, et comme un mouvement accidentel ceux qui constituent un « ornement » du pas. Quant au temps plein et aux temps vides, ils renvoient aussi bien au temps de la musique qu’au temps sur lequel s’exécute le pas.
12 Ibid., fol. 5v.
13 Tu poi pigliare dui tempi de saltarello e metterli in uno tempo da bassadanza, avisandote che è dificile […] perche è mexura largissima, inpero’se cognosce li boni intelecti da coloro che mexurano largo e che sanno mettere tempi dui per uno (ibid.).
14 En référence aux arts libéraux (n. d. t.).
15 Puossi anchora in un altro modo fare di se medesimo chiara experienza et optima pruova, pigliando questa regula che volendo alchuno ballare un saltarello pruovi di ballarlo contra tempo colle debite sue misure : et dallaltra partent il sonatore si sforze et pruovi di volerlo mettere nel tempo. Ma lui sia tanto cauto et destro e per alchun modo non si lassi cogliere ad intrare nel tempo. La qual cosa facendo sara manifesto segno di buona pratica e di destreza e dessere liberamente signore della sua persona e del suo piede (Messori Roncaglia, Della virtute et arte del danzare, op. cit. n. 8, p. 16).
16 Le Filarète, Trattato di architettura, éd. A. M. Finoli, L. Grassi, Milan, 1972, p. 13.
17 Facendose in un ballo una cosa prolixa in luogho strecto anchor che sabbia la memoria et misura […] per La stretteza e brevita desso luogho quelli ballano senza tal dïscritione semprerimangeno quasi confusi per che alchuna volta si trovano longi dalle donna et alchunaltra apresso (Guglielmo Ebreo da Pesaro, De praticha seu arte tripudii, op. cit. n. 3, fol. 18).
18 L’è un’altra mexura la quale è composta cum la gratia de la mainera de e1 deportarnento de tutta la persona, la quale è deseperada da le mime muxicale dicte di sopra. Questa mexura e il tereno è mexura legiera e questa è quella che fa tenere el mezo del tuo motto dal capo a li piedi, il quale non è ni tropo ni poco e fate fugire e li extremi segondo ha dicto lui qui di sopra (Domenico da Piacenza,, De arte saltandi…,, op. cit. n. 1, fol. 2).
19 El savio Aristotele dice in lo Xo che in tutte le cosse é alcuna buntade naturalmente e in tel dilecto é alcuno bene. Adonque fugando li extremi e malitia, donque é questa virtu’facando ricordo che Aristotele in lo 2o lauda la utropeia la quale del mezo tene la virtu’fugando li extremi de lo forstiero campestre e di quello che é giugolatore (ibid.).
20 Capitulum regulare mulieris (Guglielmo Ebreo da Pesaro, De praticha seu arte tripudii, op. cit. n. 3, fol. 15v-16).
21 Pour un développement sur ces aspects : L. Acone, « Danser et être femme dans l’Italie du quinzième siècle », Femme et féminisme dans les littératures méditerranéenne et arabe, éd. S. Farès, L. Denooz, Nancy, 2010, p. 33-48.
22 Ma se pur questa si uiene a dançare, non è bello alla donna altro che gli suoi passi naturali, et aiutare l’huomo nelle uolte sicondo gli sgambitti […] et si richiede che sia presta et ben pratica in quello per la sua misura che uola piu de l’altre […] la donna deue mai dispicarre el suo tempo da terra (Antonio Cornazzano, Il libro dell’arte di ballare, op. cit. n. 3, fol. 8).
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne LAMOP (CNRS, UMR 8589)
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