Préface
p. 7-10
Texte intégral
1Il est des livres rares et celui de Julien Busse en fait partie, non seulement par son contenu spéculatif, mais par les circonstances dans lesquelles il a été écrit.
2Enseignant au lycée Jean-Baptiste Corot à Savigny, Julien Busse appartenait à cette catégorie remarquable de professeurs du secondaire que l’amour de la philosophie pousse à continuer leurs recherches non pas parce qu’ils veulent faire carrière à tout prix, mais parce qu’ils ont quelque chose à dire et qu’ils entendent le partager. Après avoir longuement mûri son projet, Julien Busse avait entrepris, sous ma direction, une thèse de doctorat intitulée « Le problème de l’essence de l’homme chez Spinoza », mais la maladie contre laquelle il a lutté avec une extraordinaire force d’âme a fini par le terrasser en mars 2008. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il avait choisi de s’interroger sur cette question énigmatique de l’essence de l’homme dans la philosophie spinoziste. « On ne sait pas ce que peut le corps », écrit Spinoza, et Julien Busse est l’illustration en acte de cette formule devenue célèbre. Sa vie est l’exemple même de cette puissance insoupçonnée du corps unie à une grande fermeté d’esprit. Après avoir été hospitalisé à plusieurs reprises et avoir passé une semaine dans le coma, Julien Busse a mobilisé ses dernières forces pour écrire et achever ce livre, qui devait être une partie de sa thèse, mais qui forme une totalité autonome. La philosophie de Spinoza n’a pas été pour lui une simple consolation, comme chez Boèce, mais une véritable force de vie qui l’a conduit à résister à ce que nous appelions son « cancrelat récidiviste » et à accomplir cet exploit de persévérer joyeusement dans l’écriture, sans jamais se plaindre ni manifester la moindre amertume face à son sort. Dans la dernière lettre qu’il m’a adressée, le 26 février 2008, peu avant sa mort, il écrivait ainsi : « Ta visite chez moi m’a donné des ailes ! J’en profite pour t’en remercier encore. J’ai pu terminer mon travail sur l’Éthique […], ce travail auquel je dois en partie de ne pas m’être laissé envahir par la maladie ces huit derniers mois. » Preuve s’il en est que la « sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie ».
3Le manuscrit qu’il m’a remis est d’une qualité telle qu’il est publié en l’état. J’ai simplement rajouté, avec l’accord de Flora, son épouse, un exergue et deux phrases de transition, mises entre crochets dans le texte et écrites en italiques. Pascal Sévérac et Ariel Suhamy ont relu attentivement le texte et corrigé les quelques coquilles qui restaient. Pascal Sévérac a également reconstitué la bibliographie qui manquait à partir des ouvrages cités dans le corps du texte. Je tiens tout particulièrement à les en remercier ainsi que Bertrand Hirsch, le directeur des Publications de la Sorbonne, qui a accueilli sans hésiter ce texte dans la collection de philosophie, après les rapports très élogieux qui en ont été faits et l’approbation de son comité éditorial.
4Mais Le problème de l’essence de l’homme n’est pas un livre rare uniquement en raison des circonstances qui ont présidé à sa rédaction. De telles circonstances, au-delà de la sympathie et de l’estime qu’elles peuvent valoir à l’auteur, ne sauraient suffire à justifier la publication de l’œuvre à titre posthume et attester de sa valeur. En réalité, si la thèse de Julien Busse est d’un grand intérêt, c’est parce qu’elle résout de manière peut-être bien définitive, un problème récurrent dans les études spinozistes, celui de la définition exacte de l’essence de l’homme. De nombreux commentateurs se sont en effet penchés sur ce l’on pourrait appeler l’énigme de l’essence de l’homme sans élucider de manière parfaitement satisfaisante ce que le sphinx Spinoza entendait par là.
5Julien Busse part d’un constat : l’absence notoire d’une définition de l’essence de l’homme en bonne et due forme dans l’Éthique. Spinoza formule dès le début de la partie I de son livre une définition de Dieu, mais il n’en fait pas autant pour l’homme alors que son projet éthique semble exiger une telle démarche. Dès le Traité de la réforme de l’entendement, en effet, il se propose d’atteindre une nature humaine plus forte et il persévère dans cette voie en affirmant dans la préface de l’Éthique IV que « nous désirons former une idée de l’homme qui soit comme un modèle de la nature humaine placé devant nos yeux ». Qu’elle prenne la forme d’une aspiration à une nature humaine supérieure ou celle du désir d’un modèle, la recherche éthique requiert que nous ayons l’idée de ce qu’est un homme et de ce qu’il peut accomplir. Une connaissance précise de l’essence de l’homme semble donc s’imposer comme la condition de possibilité du projet spinoziste. Or, curieusement, Spinoza ne satisfait pas à cette exigence, il fait allusion à plusieurs reprises à l’essence de l’homme sans éclairer nettement le sens de cette expression. Certes, il déclare que l’homme est constitué d’un corps et d’un esprit ; il définit l’esprit comme l’idée du corps et précise que nous ne pouvons comprendre sa nature qu’en connaissant celle de son objet. Mais dès lors qu’il s’agit de déterminer la nature du corps humain et de le différencier des autres corps, l’auteur de l’Éthique s’en tient à des généralités. Les six postulats consacrés au corps humain qui sont exposés après la proposition XIII de la partie II ne permettent guère d’établir en quoi l’homme se distingue de l’animal. Dire que le corps humain est composé d’un très grand nombre d’individus, dont certains sont fluides, d’autres mous ou durs, dire qu’il peut être affecté par les corps extérieurs ou qu’il peut les mouvoir et les disposer d’un très grand nombre de manières, ce n’est pas, on en conviendra, énoncer des propriétés spécifiques à l’homme et délimiter son essence.
6Ce constat d’absence d’une définition de l’essence de l’homme, Julien Busse n’est bien évidemment pas le premier à l’avoir dressé. De ce point de vue, il s’attaque à un problème que l’on pourrait qualifier de classique, mais sa manière de le traiter est profondément novatrice. Il suit en effet une démarche originale, car au lieu de s’acharner comme la plupart des commentateurs à reconstituer une définition de cette essence, en se penchant sur les diverses formules du corpus qui pourraient en tenir lieu, Julien Busse tente de comprendre pourquoi cette définition ne figure pas et d’analyser les effets de cette absence. Loin de se cantonner à l’examen des candidats, comme le désir, la raison, la sociabilité, etc., qui sont tous susceptibles de correspondre, à des degrés différents, au profil de l’essence humaine, il prend appui sur la critique spinoziste des universaux pour établir l’impossibilité d’une telle définition au sens strict.
7Cette impossibilité tient d’abord à des raisons d’ordre ontologique : l’absence de fondement et de consistance d’une définition de l’essence de l’homme. Confrontant les réquisits de cette question dans les philosophies thomiste et spinoziste, Julien Busse montre qu’il ne peut y avoir d’essence que de ce qui a un corps. Longtemps relégué au second plan, le corps se voit donc assigner un rôle déterminant dans la constitution des essences. L’humanité comme la « canidité » étant dépourvues de corps, il ne saurait pas plus y avoir une essence de l’homme qu’une essence du chien. À la faveur d’une distinction très fine entre les concepts d’« essence de l’homme » et de « nature de l’homme », Julien Busse démontre alors qu’il ne peut y avoir d’essence de l’homme mais seulement d’un homme et il écarte l’idée selon laquelle le désir ou la raison pourraient suffire à la définir.
8En outre, cette impossibilité d’une définition de l’essence de l’homme obéit à des raisons éthiques. Quand bien même, il serait possible de cerner approximativement ce qu’est l’homme, il est inutile, voire nuisible au projet de libération morale de le faire. En somme, non seulement Spinoza ne peut pas, mais il ne veut pas définir l’essence de l’homme. Telle est la position forte et argumentée que soutient Julien Busse, rendant ainsi caduques et vaines toutes les tentatives des commentateurs pour reconstituer la définition manquante. Dès lors, afin de comprendre la pensée de Spinoza, il faut renoncer à faire ce qu’il s’est abstenu de faire, pour s’interroger sur les raisons de son refus. C’est la démarche rigoureuse qu’adopte Julien Busse dans son dernier chapitre où il met au jour les fondements éthiques du refus spinozien et où il revient sur le paradoxe de la notion de modèle de la nature humaine. La raison fondamentale de l’impossibilité de définir l’essence de l’homme tient au fait qu’elle doit être pensée comme une structure d’activité et non comme une forme immuable. La clé de l’énigme se trouve donc dans ce concept de « structure d’activité » que Julien Busse éclaire pour finir, de manière singulière et saisissante en se référant aux exemples de la maladie, qu’il était bien placé pour connaître, et d’un concert donné chez la duchesse de Chabot par Mozart, qu’il était réputé bien aimer. Nous laissons aux lecteurs le soin de découvrir ces analyses lumineuses qui donnent toute leur portée à la pensée spinozienne.
9« L’esprit humain ne peut pas être absolument détruit en même temps que le corps ; mais il en reste quelque chose qui est éternel », nous dit Spinoza dans l’Éthique V, XXIII. Julien Busse en est la preuve éclatante. À sa famille, à tous ceux qui l’ont connu et aimé, il offre dans ce livre son intelligence vive, par-delà la mort, et donne à chacun la part éternelle de son esprit pour en jouir comme d’un bien commun partagé.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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