Lions, saints et sultans au Maroc
p. 219-227
Texte intégral
1Il ne s’agit pas ici de faire l’histoire du lion au Maroc mais d’évoquer, à partir de quelques sources arabes et européennes, sa place dans la vie et l’imaginaire des hommes de ce pays, en laissant le lecteur faire les rapprochements qu’il trouvera bon avec le loup de nos contrées, autre source de dangers, de peurs et de mythes.
2L’Afrique, on le sait, a fourni Rome en fauves pour les jeux du cirque et les lions de l’Atlas sont restés fameux. Lorsque Tartarin revint bredouille d’Algérie, il en restait au Maroc quelques-uns dans les montagnes boisées du centre faiblement peuplées. Le dernier y aurait été tué en 1909, près d’Aïn Leuh, dans le Moyen Atlas. La voix redoutée s’est tue dans les campagnes, mais on l’entendait encore il y a peu à Rabat, aux alentours du palais. En effet les souverains ‘Alaouites ont, depuis le règne du mémorable Moulay Ismaïl, l’habitude d’entretenir quelques lions.
3Bien avant d’apparaître lié au pouvoir sultanien, le lion l’a été aux saints. Il prouve le charisme de celui qui le fait obéir. Mais attention, « saint » n’est pas une traduction de l’arabe car la notion de sainteté dans l’islam est bien différente de celle de la chrétienté. Les textes parlent de rijâl (hommes), de shuyûkh (maîtres). La vénération populaire s’attache à des ascètes, des mystiques auxquels elle attribue des prodiges.
4Le grand soufî Abû Madyân aurait domestiqué un lion1. La renommée de son contemporain et ami Abû ‘Izza, ermite berbère illettré, lui attirait des visites dans la montagne, au milieu des bois. Des gens venus de Fès le voir furent menacés par un lion : Abû ‘Izza survint, le prit par une oreille et leur montra qu’il n’était pas à craindre. Il invita même à monter sur son dos l’un d’entre eux qui assure l’avoir chevauché une heure sous les yeux de ses compagnons. D’autres visiteurs se sont étonnés que des lions voisinent avec leurs ânes, sans aucunement les attaquer2. Dans le même recueil, un témoin dit avoir vu un lion couper du bois pour ‘Abd al-Razzâq al-Jazûlî dans la forêt, qui le lui chargeait sur le dos pour le porter jusqu’aux abords de la ville3. Dans un autre, le Maqsad, c’est l’épouse du saint qui est citée par son petit-fils : « Je préparais un énorme fagot de bois ; le maître venait alors et le posait sur le dos du lion qui le portait au logis. Ensuite, je me mis moi, à aller chercher du bois toute seule, en m’en servant comme bête de somme »4.
5Le lion est aussi l’exécuteur de la justice divine à la demande de deux shaykh-s, dont le poids se mesure à leurs nombreux prodiges et disciples. Deux bêtes de somme d’Abû Dawûd avaient endommagé le champ d’un voisin qui s’en plaignit. Elles furent mangées par le lion la nuit suivante. « Je les ai châtiées », commenta laconiquement leur propriétaire5. Abû ‘Abdallâh Muhammad Al-Yastîtanî dit à ses disciples d’ordonner à un lion qui rugissait dans la nuit d’aller dévorer une brebis qui aurait dû faire partie de l’impôt canonique et que son propriétaire avait voulu conserver6.
6Une autre fois, alors que des disciples se trouvaient réunis autour de lui dans sa zâwiya, un rugissement se fit entendre au milieu de la nuit : « N’y a-t-il pas parmi vous quelqu’un qui chassera ce chien ? » demanda le maître Abû ’Abdallâh. Le pèlerin ’Alî sortit alors, dit l’informateur, puis revint, tenant à la main le poil qui se trouve au toupet frontal du lion. « Nous n’entendîmes plus le rugissement de celui-ci et, le lendemain, nous le trouvâmes mort près de la zâwiya ». La parole du shaykh a permis de tuer comme un chien le fauve dangereux. On aura remarqué que ces prodiges se produisent à la faveur de la nuit.
7Plus étrange est un autre récit du Maqsad. Un lion gronde au passage d’un disciple qui se rend à l’ermitage d’Abû Dawûd, « comme s’il m’eût adressé la parole » raconte-t-il. « Que t’a dit ce lion qui t’a rencontré en chemin… ? » demanda le maître. « Je ne sais, répondis-je - Il t’a dit : Salue Abû Dawûd ! ». Ce disciple aurait ajouté « Et le maître Abû Dawûd m’apprit que ce lion que j’avais rencontré, était le pèlerin Hassûn al-Baqqiwî qui à mon intention s’était métamorphosé en lion ». Les lions non seulement obéissent au shaykh mais lui rendent hommage et l’apparence prise par un pieux admirateur exprime de façon éloquente sa puissance. À moins qu’Abû Dawûd ait plaisanté, ce qui serait une façon de « se voiler », c’est-à-dire de dissimuler une relation privilégiée avec le sacré.
8Ces personnages d’une société rurale assez frustes, proches de la nature, ont une relation privilégiée avec les lions7. Abû ’Izza, est invoqué pour conjurer leur menace. « On dit que ce saint a fait de nombreux miracles contre les lions et qu’il fut un admirable devin », dit Jean-Léon l’Africain qui est allé enfant en pèlerinage à son tombeau et y est retourné adulte « pour accomplir des vœux que j’avais formés lorsque je m’étais trouvé en péril à cause des lions… »8.
9C’est qu’au début du XVIe siècle, les lions restaient menaçants. Il considère ceux de la forêt de la Mamora comme « les plus féroces qu’il y ait dans toute l’Afrique ». Ils sont la terreur des muletiers qui portent à Fès les glands doux qu’on y trouve en abondance9. « Pires encore », ceux d’une forêt près de Tiflet. Les gens de passage s’abritent la nuit dans une construction voûtée d’un hameau inhabité sur la grande route de Fès. « Ils défendent la porte par une clôture d’épines et de branchages qu’ils ramassent alentour »10. Les lions d’Agla, eux, ne sont pas à craindre, nombreux, « mais tellement couards par nature que même les enfants leur font peur en criant et les mettent en fuite » à en croire Jean-Léon11. Il suggère à propos de ceux de la Mamora qu’il faut leur faire face : « Ces animaux dévorent le plus souvent bêtes et gens qui ne sont pas habitués à eux ». Plus tard, Thomas Pellow, captif converti à l’Islam qui a parcouru le Maroc en soldat de Moulay Ismaïl, puis en déserteur, explique comment affronter un lion fièrement assis au milieu de la route : « Au lieu de détourner le regard et de poursuivre son chemin, le voyageur doit, dans ce cas, s’arrêter, regarder son adversaire droit dans les yeux, faire beaucoup de bruit et l’insulter de son mieux, et de peur qu’il n’ignore l’anglais, de préférence dans la langue du pays. Voyant et entendant cela, le fauve se lève, se bat les flancs de la queue et, avec des rugissements terribles, il s’éloigne… ». Pellow prétend qu’il va alors se poster deux ou trois milles plus avant et qu’il faut recommencer le même manège, mais que, lorsque le lion a mis une troisième fois l’homme à l’épreuve, il abandonne généralement la partie. Il assure que cette méthode qu’il a expérimentée à plusieurs reprises a fait ses preuves12. On voit qu’elle est assez simple mais que, pour vraiment réussir, il faut savoir l’arabe. Avec les tigres (c’est à dire les panthères), elle ne vaut rien. Il faut filer au plus vite et garder les yeux baissés.
10Au moment où écrit Jean-Léon, les sultans avaient des lions dans l’enceinte de leur palais. Un franciscain exalté, le frère André de Spolète vint à Fès en 1530 pour convertir Ahmad al-Wattâsî et son vizir13. Ce dernier, pour le distraire de son idée fixe, voulut le mener voir combattre un lion. En bon disciple de saint François, le religieux prétendit amener le fauve par une oreille au sultan, le convaincre par là de la puissance du Christ, et le baptiser14.
11Après l’envoi au Maroc de Pierre de Piton en 1532 par François Ier, Josse de La Plancque fut rétribué pour « la noriture et entretenement d’une louve, ung lyon, troys autruches et quatre levriers qui naguières ont estez apportez audict seigneur du royaume de Feés et mis en l’hostel des Tornelles de la ville de Paris »15. Nous verrons que cette forme de cadeau du sultan de Fès à un roi chrétien a eu une longue postérité.
12L’arme à feu obligea les lions à se réfugier dans quelques districts abrupts et boisés peu habités. Les efforts de mise en valeur des Saadiens sont allés dans le même sens. Ils défrichèrent la forêt qui avait envahi la plaine du Sous16 pour planter la canne à sucre et montrer aux Chrétiens que, s’ils étaient capables d’en débusquer les lions, ils pourraient à plus forte raison bientôt les chasser de Santa Cruz do Cabo de Gué (Agadir)17.
13Pourtant Roland Fréjus, négociant marseillais, dit avoir vu dans le Rif en 1666 « dans un petit bois tailly fort épais… quantité de gibier, sangliers et lions qui ne sont pas mechans puisqu’à une portée de mousquet et d’arc, dans un vallon, nous en vismes deux ou trois, qui, sans bouger de leur place nous regardèrent passer ». Repus, les lions ne sont pas agressifs ; or ils avaient là de quoi se bien nourrir. Le chef de son escorte put le rassurer : « à moins de les attaquer, ils ne bougeroient jamais de leur place pour aller contre les hommes ». Mais pour lui être agréable il offrit d’en faire lever un afin de le chasser. Fréjus, persuadé d’en rencontrer d’autres déclina la proposition. Il dit un peu plus loin : « Et, comme nous étions à nous entretenir, nous vismes passer dans les plaines quelques lions et sangliers ; mais ce n’estoit plus une nouveauté pour nous »18. On peut être étonné de ce qu’il rapporte, sans pour autant taxer son récit de galéjade19. Mouette assure quelques années plus tard que les ruines d’Anfa, « ne servent que de repaire aux lions et aux autres bestes féroces »20. Les terribles calamités des années 1596-161221, ont pu diminuer le nombre des hommes, étendre les friches et multiplier les animaux sauvages. Du reste les troubles n’ont pour ainsi dire pas cessé au XVIIe siècle, jusqu’à ce que Moulay Ismaïl rétablisse un certain ordre.
14C’est justement à propos de la nouvelle dynastie que des documents français font entrevoir un mythe en construction. On en relève un premier élément dans un libelle paru en 1669 à Paris, signe de l’attention portée au pouvoir nouveau du Chérif ’Alaouite Moulay Rachid : « Il a tant de force et d’adresse qu’on asseure qu’il a tué de sa main plus de trente des plus fiers lyons de l’Afrique, ce qui le fait admirer de tout le monde »22. Il est plus facile de deviner le motif de cette affirmation sans doute exagérée que d’en connaître l’origine. Si les hommes de religion prétendent à une origine chérifienne et les chérifs à la sainteté, le lion, emblème des saints, peut devenir aussi celui du sultan descendant du Prophète. Il y aurait ainsi, des saints aux sultans, une continuité, même si elle n’est pas apparente à nos yeux. Mais il est certain que le thème du roi tueur de lions s’enracine profondément au Moyen Orient d’où vient l’islam et d’où viennent aussi les Chérifs ’alaouites.
15En 1681, grande nouveauté, arrive en France un ambassadeur envoyé par Moulay Ismaïl qui régnait depuis 1672. « Il n’apporte point de presens pour le Roy de la part de son maître, n’ayant pu en trouver d’assez considérables. Il se dispose d’en envoyer ; mais il a quelqu’animaux qu’il veut presenter de son chef, qui consistent en 4 autruches, 2 lions et une tigresse »23.
16Les Européens étaient curieux de ces animaux. Lors de la réception de l’ambassadeur de Portugal en 1677 à Meknès : « Le Roy luy demanda s’il y avoit quelque chose dans ses Estats qu’il pût désirer de luy : et, comme le lion est un animal que nous n’avons point en Europe, il luy en fit présent de quelques-uns tous jeunes »24. Monsieur de Saint-Amans envoyé en 1682 auprès de Moulay Ismaïl en réponse à l’ambassade marocaine, exprime sa déception : « Nous traversâmes la forest de La Mamorre. On nous avoit assuré que nous y verrions force lyons, mais il n’en parut aucun »25. Sans doute digéraient-ils dans leur repaire et ils n’ont pas daigné se montrer.
17Dans le palais pour la construction duquel Moulay Ismaïl avait réuni tous les captifs chrétiens à Meknès, « il fit venir des montagnes quatorze lions d’une grandeur effroyable, qu’il fit enfermer dans un parc, et souvent il prenoit le divertissement de les voir battre avec des criminels et autres personnes qu’il leur exposoit ; en quoy il prenoit un plaisir extrême »26. L’enclos des lions jouxtait la prison des captifs, aussi Mouette conte qu’un jour « … sur les trois heures de relevée… le Roy, sortant de la mosquée, accompagné du cadis et de tous les seigneurs de sa cour, monta sur les terrasses de nostre prison pour voir les lions qu’il tient renfermez dans un parc qui luy est voisin »27.
18Les lions, divertissement du prince, exécutent des sentences expéditives. Ils donnent du pouvoir une image terrifiante car inspirer la crainte est essentiel dans son système répressif. Des exemples donnés par Mouette le montrent bien : « le Roy déjeunant avec des œufs, il en trouva un qui estoit pourry ; et, comme c’estoient les Juifs qui les avoient envoyez au serrail, il fit prendre tous les principaux de cette nation qu’il feignit de vouloir faire dévorer aux lions ; toutefois, après leur en avoir fait la peur jusques au soir, il leur donna la vie, se contentant de leur faire donner à chacun une quantité de coups de bastons… »28. Le bénéfice d’une clémence apparente s’ajoute ici à l’effet de la peur. Le chef des muletiers soupçonné d’avoir volé une pièce d’écarlate est jeté aux lions en dépit de l’intercession de quelques chérifs. Comme les fauves repus le délaissent, le sultan les fait exciter et le malheureux suspendu de dessus les murs de ce parc n’en est retiré que lorsqu’il a eu une épaule arrachée d’un coup de griffe. Mouette ajoute que le sultan « commanda aux Chrestiens qui avoient soin de donner à manger à ces animaux, sur peine d’estre dévorez, de ne leur donner à manger que lorsqu’il le commanderait, voulant les tenir toujours affamez, pour faire dévorer aussitost ceux qu’il leur exposerait. A quelques mois de là, qui fut le 15 février de l’année suivante (1681), il leur fit jetter un Chrestien, Bernard Bausset, qui fut préservé miraculeusement, comme il est plus long déclaré au traité que j’ay fait de ma captivité »29. On y lit un récit montrant comment un captif solide dans sa foi a su résister aux pressions faites sur lui pour le convertir30. On pense évidemment au Daniel de la Bible, modèle déjà suggéré dans le martyre, combien édifiant lui aussi, d’André de Spolète.
19La publication en 1683 des souvenirs de captivité de Germain Mouette et son histoire des règnes de Moulay Rachid et de son frère Moulay Ismaïl indiquent un intérêt croissant pour le Maroc et son maître. Ils participent à l’élaboration du portrait d’un tyran bizarre. Toutefois les anecdotes de nombreux auteurs sur ses caprices, sa cruauté, sa justice expéditive, ne sont pas toutes à prendre pour argent comptant.
20Mouëtte nous renseigne encore sur l’origine des lions du palais de Meknès : « Il y a quantité de lions, de tygres, de sangliers et des loups dans les forests d’Azerot, Safarou et Ben Yazega », dans les montagnes du Moyen Atlas. Il faut bien entendu lire panthères et chacals au lieu de tigres et loups. Il décrit ensuite avec précision la capture des lions : « … on fait aux descentes des montagnes, ou aux sorties des forêts où ils se retirent, une fosse ronde et étroite par le haut et allant toujours en s’élargissant par le fonds, et une autre fosse en longueur aussi profonde que l’autre, et ayant au fond un trou qui fait la communication des deux fosses. Sur le trou de la fosse ronde, l’on met une trape sur laquelle on laisse un mouton mort, et dans la fosse longue on descend un coffre fort épais rempli de doux au dessus et dans le fond duquel il y a un quartier de mouton, et on tient levé une porte qui répond au trou qui est entre les deux fosses. Le lion, qui ne sort ordinairement que la nuit pour chercher sa proye, court à la chausse-trape pour y dévorer le mouton qu’il a senty, et, comme il s’y jette avec impétuosité, il tombe avec luy dans la fosse, où, quelque temps après qu’il a mangé le mouton, la faim l’ayant repris, il entre dans la fosse longue pour y manger le quartier de mouton, lequel y est attaché à une machine à peu près comme est celle d’une ratière. Le lion tirant la chair en la mangeant, remue la machine et fait choir derrière luy la porte, qui l’enferme dans le coffre qui, estant fort étroit lui oste la liberté de s’y remuer. Les Barbares, qui le trouvent pris le matin, l’élèvent avec quatre cordes liées à quatre anneaux de fer qui sont aux quatre coings du coffre, le mettent sur un cheval et l’emmènent chez eux »31, sûrement heureux d’être débarrassés d’un prédateur qu’ils peuvent vendre ou offrir au prince, pour attirer ses bonnes grâces.
21Les lions en effet accompagnent chaque ambassade marocaine en France. Moulay Ismaïl écrit à Louis XIV le 22 juillet 1684 au sujet d’al-Haj ’Alî Manino : « Après avoir passé par le pays des lions et celui des autruches il vous a apporté ce qu’il a voulu »32. Le sultan tient à dire que les cadeaux ne viennent pas de lui, sans doute pour marquer une distance avec un roi mécréant : les relations se sont tendues à cause des captifs détenus de part et d’autre. En 1699, Ben Aïcha fit sensation à Versailles et à Paris. Par des lettres interceptées on sut que son frère lui envoyait « un petit lionceau de lait »33. C’était peut-être pour compléter les présents que le marquis de Breteuil vit « étallés dans une garde-robbe du Roy : c’estoit trois peaux de lyon d’une grandeur extraordinaire ». Il ajoutait en marge cette note pleine d’intérêt : « Il paroissoit que le plus grand de ces lions dont la peau avait environ six pieds de long avoit esté blessé au flanc et ce qui fit que j’eus de l’attention à le remarquer, c’est que l’ambassadeur m’avoit conté en chemin que c’estoit le roy son maître qui l’avoit tué d’un coup de poignard par une aventure assez particulière. Ce prince se promenant à pied dans son parc avec plusieurs de ses dames et quelques noirs de sa garde, un lion privé courut apres un troupeau de moutons, et comme ces animaux quelques privés qu’ils soient s’animent souvent de la chair, le Roy ordonna à ses gardes de le détourner avec le bout de leurs fusils. Le lion qui avoit desja commencé à entrer en fureur quitta les moutons et vint se jetter sur le Roy qu’il aurait terrassé en appuyant ses griffes, l’une sur son épaule et l’autre sur sa hanche, si l’une de ses femmes ne l’avoit promptement soutenu de son dos qu’elle appuya a celuy du Roy qui dans le même instant tira le poignard qu’il porte à sa ceinture et perça le lyon au flanc : il fut en même tems achevé par les coups de fuzil que ses gardes luy tirerent. Ce prince ne laissa pas d’etre dangereusement blessé par le lyon au dessous du bras »34. Le lion tué de la main même du souverain dit sa grandeur et son courage. Cet exploit fait écho à celui publié sur son frère en 1669. On pense aussi inévitablement à l’image du roi terrassant un lion répétée depuis les Sassanides, qui ont servi de modèles aux dynasties musulmanes d’Orient.
22Ce serait peut-être là le grave danger auquel Moulay Ismaïl avait échappé peu avant, dans lequel sa vie aurait été menacée et à propos duquel l’ambassadeur reprochait à Louis XIV de ne pas lui avoir demandé des nouvelles de sa santé35. Un document juif présente les choses de façon différente s’il s’agit bien du même fait. En l’année 5459 (1698-1699), le sultan ayant fait jeter en sa présence quatre Chrétiens en pâture à des lions, faillit être dévoré par l’un d’eux qui se serait jeté sur lui, à la prière d’un de ces malheureux36. Pour le courtisan, le lion atteste le courage et la force du prince mais aux yeux des Juifs souvent malmenés il est un agent de la puissance et de la justice divines.
23Au début du XIXe siècle, c’est encore la coutume d’offrir des lions aux souverains européens. En mai 1824, le consul Sourdeau revient du camp du sultan près de Fès avec, entre autres présents, un grand lion dont le transport en France causa bien des difficultés. En juillet 1825 le consul sarde reçoit en cadeau à Fès un lion. En mai 1827 un négociant, Ben Macnin, part en ambassade à Londres avec des chevaux, des mules et un lion. En 1830, Hay revient de sa mission à Marrakech avec deux lions et quatre chevaux en cadeau37. En septembre 1827 le pacha de Tanger est de retour avec deux lions que lui a donnés le sultan, probablement destinés eux aussi à être offerts à des représentants des puissances européennes présents à Tanger38. Les populations de leur côté offrent leurs captures aux autorités : en octobre 1824 un pacha de Tanger en route vers Rabat reçoit en cadeau des Chleuhs, c’est à dire des Berbères, un petit lion39.
24Tués ou pris au piège, les lions sont devenus rares sans rien perdre de leur force symbolique et leur valeur marchande, causes même de l’acharnement avec lequel on les a poursuivis jusqu’à leur disparition des campagnes. Il ne restait plus alors qu’à en préserver quelques-uns pour perpétuer une coutume et maintenir un symbole séculaires.
Notes de bas de page
1 Ibn Maryam, El-Bustân fi dikr el-auliya wal- ‘ulamâ bi Tilimsân, Alger, 1908, p. 111b.
2 At-Tashawwuf ila rijâl at-Tasawwuf. Vie des saints du sud Marocain des Ve, VIe, VIIe siècles de l’Hégire, A. Faure éd., Rabat, 1958, p. 180-190. Il est toujours très vénéré au Maroc (Moulay Bou ’Azza).
3 Ibid., p. 328.
4 El-Maqsad (Vies des saints du Rif) de ’Abd el-Haqq El-Bâdisî, G. S. Colin trad., Archives Marocaines, 26 (1926), p. 131-132.
5 Ibid., p. 25.
6 Ibid., p. 73.
7 En témoigne aussi le nom d’autres saints : Sidî Harazem (en berbère le lion se dit izem) ; Sidî Belyout, en réalité Sayyidî Abû al-Luyûth (en arabe un des noms du lion est al-layth, pluriel luyûth). Il faudrait tenir compte aussi de l’imagerie populaire.
8 Jean-Léon l’Africain, Description de l’Afrique, A. Épaulard éd., Paris, 1956, p. 168.
9 Ibid., p. 172.
10 Ibid., p. 175. C’est encore de cette façon que les éleveurs protègent leur bétail pendant la nuit contre d’éventuels prédateurs.
11 Ibid., p. 257. Il ajoute : « De là est venu le dicton que l’on applique à Fez à tout homme qui, si poltron qu’il soit, fait le fanfaron en paroles : Tu es courageux comme les lions d’Agla auxquels les veaux mangent la queue ».
12 M. Morsy, La relation de Thomas Pellow. Une lecture du Maroc au 18e siècle, Paris, 1983, p. 117.
13 Sur ce personnage R. Ricard, Mawlay Ibrahim caïd de Chechaouen (circa 1490-1539), in Études sur l’histoire des Portugais au Maroc, Coïmbre, 1955, p. 261-280.
14 Il existe divers récits du martyre d’André de Spolète qui périt sur un bûcher dont il avait prétendu sortir indemne.
15 Sources Inédites de l’Histoire du Maroc, H. de Castries éd., Première série, dynastie Saadienne 1530-1660, Archives et Bibliothèques de France, t. 1, doc. VIII, p. 41. La ménagerie créée par Charles V à l’hôtel Saint-Pol passa ensuite à l’hôtel des Tournelles, résidence royale jusqu’à 1559.
16 Aux XIVe et XVe siècles, les pestes et de terribles guerres civiles avaient, en dépeuplant le pays, laissé des espaces vides où les bêtes sauvages pouvaient s’abriter.
17 Diego de Torres, Relacióm del origen y suceso de los xarifes y del estado de los reinos de Marruecos, Fez y Tarudante, M. Garcia-Arenal éd., Madrid, 1980, p. 66. Néanmoins lorsqu’il décrit le royaume de Taroudant, il dit qu’il y a là beaucoup de lions (op cit. p. 217).
18 Sources Inédites de l’Histoire du Maroc, H. de Castries éd., Deuxième série, dynastie Filalienne, Archives et Bibliothèques de France, t. 1, Paris, 1922, doc. XLI, p. 138.
19 L’éditeur considère que « Fréjus aura été dupe de son imagination et des récits chimériques de Cheq Amar ».
20 G. Mouëtte, Histoire des Conquestes de Mouley Archy, connu sous le nom de roi de Tafilet ; et de Mouley Ismael, ou Semein son frère et successeur à présent regnant, Paris, 1683, in Sources Inédites de l’Histoire du Maroc, H. de Castries éd., Deuxième série- Dynastie Filalienne, Archives et Bibliothèques de France, t. 2, Paris, 1924, doc. I, p. 182. La ville d’Anfa, aujourd’hui un quartier de l’agglomération casablancaise, avait été détruite par une expédition portugaise en 1458 ou 1459, puis abandonnée (Jean-Leon l’Africain, op. cit., p. 160-161).
21 Sur ces calamités B. Rosenberger et H. Triki, Famines et épidémies au Maroc aux XVIe et XVIIe siècles, Hesperis-Tamuda, 14 (1973), p. 156-175.
22 Sources Inédites…, Deuxième série, France, t. 1, doc. LXX, p. 297, « La grande victoire remportée sur les Turcs par Tafdette, roy de Maroc et de Fez », Paris, Jean Gobert, 1669. Moulay Rachid est originaire du Tafilalt qui est pris, comme le Pirée, pour un homme.
23 Ibid., t. 1, doc. CLXXXVI, p. 589-590. Il n’y a pas de tigres au Maroc. L’erreur se répète souvent. La prétendue tigresse n’est qu’une panthère, animal qui, lui, a subsisté plus longtemps que le lion. Il s’agissait d’un lion et d’une lionne (ibid., t. 1, doc. CCI, p. 636 et doc. CCII, p657, et t. 2, doc. I, p. 151).
24 Ibid. p. 109.
25 Ibid, doc. XXXVI, p. 322.
26 Sources Inédites, t. 2, p. 125.
27 Ibid, p. 128.
28 Ibid, p. 142.
29 Ibid, p. 140-141.
30 G. Mouëtte, Relation de la captivité du Sr Mouette dans les royaumes de Fez et de Maroc…, Paris, 1683, p. 93-100.
31 Sources Inédites, t. 2, p. 190-191.
32 Ibid., doc. LXVter, p. 443.
33 Sources Inédites, t. 5, Paris, 1953, doc. XVIII, p. 91-92.
34 Ibid., doc. XLI, p. 229.
35 Ibid., p. 129 et n. 1.
36 G. Vajda, Un recueil de textes historiques judéo-marocains, Hesperis, 36 (1949), p. 146-147.
37 J.L. Miege, Chronique de Tanger 1820-1830. Journal de Bendelac, Rabat, 1995, p. 271, 377, 477, 535. Sur les difficultés du transport en France du lion offert à Sourdeau, ibid., p. 430 et n. 34.
38 Ibid., p. 490.
39 Ibid., p. 307. On doute qu’il ait été pris dans cette région.
Auteur
Université de Paris VIII-Vincennes à Saint-Denis
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