Le pèlerinage à Jérusalem aux derniers siècles du Moyen Âge : un voyage spirituel modèle
The Pilgrimage to Jerusalem in the Latter Part of the Middle Ages: a Model Spiritual Journey
p. 141-149
Résumés
Pèlerinage majeur du christianisme occidental aux côtés de ceux de Rome ou de Saint-Jacques de Compostelle, le voyage à Jérusalem fait aisément figure de modèle pour l’historiographie des pratiques viatiques médiévales. La nature comme l’influence de ce modèle restent pourtant à interroger, notamment après la chute de la Ville sainte en 1187, qui réduit pour un temps le flot des pèlerins partant outre-mer. Il s’agit ainsi d’interroger tant la perception intrinsèque du modèle hiérosolymitain – comme forme d’aboutissement et comme idéal – que sa portée extrinsèque, sa diffusion, sa représentativité et sa valeur référentielle dans la pensée occidentale et au regard de l’ensemble des pratiques pérégrines, en un temps où, plus distant, il se trouve plus nettement concurrencé.
The Journey to Jerusalem, which was one of the main pilgrimages in Western Christendom together with the pilgrimages to Rome and Santiago de Compostela, is a convenient model for the social history of medieval pilgrimages. We need however, to examine the nature and the influence of this model, particularly after the fall of the Holy City in 1187, when the number of pilgrims diminished considerably for a time. Thus we will examine the intrinsic perception of the Jerusalem model—as objective to be achieved and as ideal—as well as the extent of its extrinsic influence—its dissemination, its representativeness and its referential value in western thought. Then we will consider it in the context of the world of the medieval pilgrim in a more distant time in which this model had to compete more with other models.
Texte intégral
1On connaît l’importance du pèlerinage à Jérusalem pour l’Occident médiéval : son histoire, ses itinéraires, ses pratiques ont fait l’objet de travaux qui lui ont offert une place de choix au sein de l’historiographie des voyages, où il apparaît d’emblée comme un modèle, ne serait-ce qu’en termes chronologiques : il représente l’un des premiers pèlerinages renseignés, peut-être le premier véritablement voué à une destination précise, transformant ainsi le pèlerinage antique, de simple errance, en un voyage ascétique et spirituel vers un but géographique précis. Il a ainsi pu être pensé comme un modèle initial à partir duquel se seraient développées les pratiques pérégrines1. C’est cette ancienneté, comme la valeur spirituelle du voyage à Jérusalem, qui lui ont par la suite donné sa place au sein des trois pèlerinages chrétiens majeurs, où il apparaît aux côtés de ceux de Rome et de Saint-Jacques de Compostelle.
2Ce rôle de modèle du pèlerinage hiérosolymitain mérite néanmoins d’être approfondi, car il faut en démontrer la teneur, en saisir la nature comme la valeur. La question se pose avec une acuité toute particulière dans les trois derniers siècles du Moyen Âge, quand la Ville sainte, retombée en des mains musulmanes par ses captures de 1187 et 1244, se fait moins accessible. Que devient le modèle lorsque le but du voyage s’éloigne de l’horizon latin immédiat ? Si le rapport à Jérusalem s’en trouve immanquablement altéré, il s’agit de voir ici comment la perception du pèlerinage hiérosolymitain lui-même évolue face à la mise à distance de sa destination ; comment son rôle de modèle, loin de s’atténuer, semble au contraire en sortir renforcé.
3Les guides de Terre sainte, dont beaucoup sont encore inédits, se font alors des instruments privilégiés d’observation de cette perception du pèlerinage. Réalisés pour la plupart depuis l’Occident par des auteurs n’ayant jamais visité eux-mêmes les Lieux saints, ils offrent, à côté des relations de voyages, mieux connues, un regard direct sur la manière dont le pèlerinage à Jérusalem était perçu ; comparés aux sources équivalentes conservées pour d’autres pèlerinages chrétiens du temps, ils donnent l’opportunité de mieux entrevoir l’influence concrète du modèle hiérosolymitain.
Le « saint voyage », pèlerinage supérieur
4Modèle, le pèlerinage à Jérusalem l’est en premier lieu dans la manière dont il est perçu, comme une forme d’aboutissement supérieur ou idéal au sein des pèlerinages – modèle en somme dans le sens que rend tout particulièrement la forme adjectivée du terme.
5Le voyage à Jérusalem s’affirme en effet à la fin du Moyen Âge comme le meilleur de tous, comme une forme superlative de pèlerinage. La perte de Jérusalem y contribue sans doute : elle accentue encore la difficulté et donc la valeur de ce périple incertain, dont ceux qui en revenaient aimaient à souligner le danger – et en premier lieu, le danger marin, véritable topos des relations de pèlerinage à Jérusalem2. La mer, le désert, l’ennemi musulman sont autant de périls propres au voyage hiérosolymitain, qui en confirment le caractère exceptionnel, à même de rejaillir sur ceux qui y ont survécu.
6Plus encore que les difficultés du voyage, c’est sa destination qui fait néanmoins sa valeur : les guides de pèlerinage aux Lieux saints en témoignent qui, contrairement à ceux de Compostelle, commencent leur itinéraire directement en Terre sainte, sinon à Jérusalem même. Le voyage s’efface devant sa destination, qui lui donne seule son intérêt. Et pour cause : terre des événements bibliques les plus marquants, elle en porte le témoignage et s’en fait le résumé topographique. Le guide de 1357 de l’acolyte anglais Ralph d’Icklingham ne sort ainsi en rien des usages en faisant de Jérusalem une synthèse de l’histoire du salut, dont la cité réunit les différentes étapes depuis le premier pécheur, Adam, dont les reliques sont enfouies sous le Golgotha, à la Passion du Sauveur sur le Calvaire et jusqu’au lieu du Jugement dernier, dans la vallée du Cédron. En y ajoutant la maison de naissance de Marie et le berceau du Christ, il illustre une tendance des guides du bas Moyen Âge à concentrer à Jérusalem même les marques non plus seulement de la mort, mais bien de l’ensemble de la vie du Christ, dont la Ville sainte a de plus en plus vocation à rassembler toutes les traces3. Cette association au parcours christique contribue à affirmer la sainteté supérieure de cette destination, qu’aucun autre pèlerinage ne saurait égaler. Pétrarque en témoigne, dans son propre Itinéraire :
En effet, dit-il, y a-t-il route plus désirable et plus sainte, pèlerinage plus juste que celui qui mène au sépulcre où fut déposé Celui dont la mort temporelle nous a offert l’immortalité et la vie éternelle4 ?
7Cette primauté en matière de sainteté trouve une réponse directe dans les pardons qu’offre ce pèlerinage : au sein des guides médiévaux, quelle autre destination pourrait se prévaloir d’offrir à tout moment, et non en seule période jubilaire, une indulgence plénière ? Une grâce dont l’intérêt et la valeur sont encore accentués dans les itinéraires qui, à partir du xive siècle, égrènent la liste exacte de ces pardons, et dans lesquels le seul fait d’entrer dans la Ville sainte permet d’obtenir une complète absolution5. C’est cette prééminence spirituelle que reflète le nom de « saint voyage » attribué à la même époque au pèlerinage hiérosolymitain, le plaçant au-dessus de tous en ordre de valeur6. Se perçoit ainsi, même au sein des trois pèlerinages chrétiens majeurs, une forme de hiérarchie interne que domine, dans le domaine spirituel du moins, celui de Jérusalem, paré d’une plus haute sainteté. Une supériorité que traduisent les ouvrages qui évoquent au moins deux de ces trois périples, dans lesquels la cité de David se fait bien souvent, ne serait-ce qu’à la faveur de son éloignement géographique, le véritable point culminant d’un voyage au cours duquel Rome n’est régulièrement qu’une étape7.
8Même distant et moins suivi du fait de la perte de 11878, même concurrencé par le développement des modèles jacquaire et romain à la fin du Moyen Âge, le voyage à Jérusalem reste perçu comme le plus abouti des pèlerinages – au point d’apparaître comme un idéal sur lequel se trouvent plaqués les traits les plus parfaits de ce que devrait être tout pieux voyage.
La Ville sainte, destination d’un voyage idéal
9Supérieur, le voyage à Jérusalem représente également un idéal de pèlerinage, tel qu’on le perçoit d’abord dans ses pratiques, que les guides tendent à encadrer pour les rendre conformes à leur image du pèlerin modèle. Les itinéraires n’hésitent pas à dicter les gestes et les prières des voyageurs, jusqu’aux larmes que ceux-ci doivent verser devant les Lieux saints9 : le pèlerin de Jérusalem se doit d’être un voyageur d’une piété exemplaire, dont même les émotions sont normées.
10Idéal, le pèlerinage l’est cependant surtout dans la manière dont est conçu l’espace qu’il fait traverser. C’est moins la Terre sainte qui leur est contemporaine que celle du passé biblique que présentent les guides. D’ailleurs, même les auteurs les plus critiques puisent volontiers leurs descriptions dans les Écritures10. Le pèlerinage hiérosolymitain reste perçu comme voyage dans une terre biblique immuable. Cette sacralité s’affirme encore par l’effacement de tout élément profane dans l’évocation de la Ville sainte, un trait particulièrement prononcé au sein des itinéraires de Terre sainte, au point que disparaît, dans ces ouvrages pourtant dédiés aux pèlerins, la mention même des hospices et commodités qui leur sont réservés. L’arrivée à Jérusalem marque l’entrée dans un monde tout de sainteté. Rien de commun ici avec la Rome que dessinent les sources équivalentes dédiées à la cité des papes11 : le tropisme romain résulte tout autant des reliques des martyrs que des splendeurs païennes antiques. Épuré de ses traits profanes, l’espace hiérosolymitain apparaît à l’inverse comme l’objet d’une schématisation, d’une modélisation spirituelle, dans laquelle ne sont conservés que ses attraits religieux.
11Hors des guides, cette restriction aux seuls Lieux saints est certes moins extrême : les récits de pèlerinage et les descriptions de Terre sainte laissent affleurer des mentions d’installations non religieuses. La sanctuarisation de la Ville sainte et son idéalisation y restent pourtant bien nettes, surtout en comparaison de la présentation, dans ces mêmes ouvrages, des autres espaces parcourus. L’Italien Niccoló di Martoni l’illustre bien qui, dans son récit de 1397, limite peu à peu l’évocation d’éléments profanes à mesure qu’il approche de la Ville sainte, qui s’en trouve elle-même finalement dépourvue. La comparaison avec les espaces qui lui sont les plus éloignés, regorgeant d’éléments séculiers et exotiques, sanctifie d’autant plus Jérusalem, sanctuaire idéal exempt de tout trait profane12.
12La Ville sainte se fait ainsi, dans les derniers siècles du Moyen Âge, destination spirituelle idéale d’un pèlerinage modèle, intrinsèquement construite comme un type idéal, épuré des traits qui pourraient en limiter la sainteté. Reste alors à saisir, extrinsèquement, l’influence concrète de ce modèle dans la pensée occidentale, sa valeur réelle à l’heure où il ne peut que difficilement être suivi.
Faire le Voyage en tout lieu. Le modèle en ses reproductions
13En la matière, force est de constater que la moindre fréquentation des chemins de Terre sainte immédiatement après la perte de Jérusalem ne nuance en rien leur valeur référentielle. L’accroissement considérable des récits, guides et descriptions du saint voyage du xiiie au xve siècle en témoigne : cette abondante littérature, si elle ne dit rien du nombre de pèlerins qui continuent de prendre la route de la Ville sainte, dit tout en revanche du désir persistant de connaître celle-ci, à défaut de s’y rendre. Burchard du Mont-Sion, dans les années 1280, le dit bien : s’il écrit sa fameuse Descriptio Terre sancte, c’est parce que
voyant que certains sont saisis du désir de pouvoir au moins imaginer ce qu’ils ne peuvent contempler personnellement, et voulant satisfaire autant que je peux leur désir, j’ai observé autant que je pouvais cette terre que j’ai parcourue à pied plusieurs fois13.
14La démultiplication des descriptions et relations de voyage répond à la demande d’un public avide de connaître ces lieux désormais moins accessibles, dans une logique compensatoire que confirme la diffusion de ces ouvrages qui, loin de concerner les seuls pèlerins, est particulièrement marquée dans les milieux monastiques, souvent interdits de pèlerinage. Cela laisse ainsi penser que ces guides et récits ont pu être les supports d’un pèlerinage intérieur, effectué en esprit. Un tel usage, que l’historiographie a surtout souligné pour le xve siècle14, ne saurait être généralisé, mais il est clairement attesté dès le xive siècle dans certains ouvrages, tel celui de cet anonyme italien qui se propose de décrire
les voyages que doivent faire les pèlerins qui vont outremer sauver leur âme, et que quiconque peut faire en restant chez lui, en pensant à chacun des lieux décrits ci-dessous et prononçant pour chacun d’eux un Pater et un Ave15.
15L’exemple est frappant dans sa précocité et la clarté de ses intentions : ce qu’il propose n’est pas un simple réinvestissement mental du « saint voyage », mais déjà un pèlerinage de substitution, supposé équivalent à celui menant réellement en Terre sainte. Si l’adéquation entre le voyage en pensée et celui qui en est la matrice est à nuancer – les deux pratiques sont bien distinctes et de nature différente –, reste que ce pèlerinage en esprit, à défaut de se faire parfaite réplique du parcours des Lieux saints, correspond à une forme d’adaptation d’un modèle qu’il s’agit de rendre accessible à tous, en le reproduisant depuis l’Occident.
16On ne peut manquer de faire coïncider ces réappropriations intérieures du saint voyage avec les répliques plus littérales qui tentent, surtout au xve siècle, de transposer en terre chrétienne le pèlerinage à Jérusalem ; les premiers sacri monti italiens, ces « Jérusalem nouvelles » de Varallo et Montaione, reconstitutions voulues identiques aux Lieux saints en représentent les exemples les plus aboutis. Si la valeur d’un modèle se lit au nombre de ses reproductions, la variété de ces dernières, du pèlerinage mental à la reconstitution topographique, illustre bien la fortune particulière que connaît le modèle hiérosolymitain à la fin du Moyen Âge.
17Loin d’atténuer le désir de Jérusalem, la perte de la Ville sainte a ainsi conduit à des formes de réinventions, comme autant de voies compensatoires pour s’y rendre en esprit. Le besoin de se réapproprier ce pèlerinage pour le rendre réalisable par tout fidèle, y compris ceux qui ne peuvent normalement l’effectuer, montre combien le saint voyage semble alors été perçu presque comme une norme, que tous doivent du moins avoir la possibilité – à défaut de l’obligation – de suivre.
18La multiplication de ses reproductions interroge pourtant les limites du modèle. Parce qu’elle en souligne le caractère proprement spirituel, elle en accentue en effet la spécificité au regard des autres pèlerinages du temps, qui demeurent, eux, bien plus concrets. Tout en témoignant de la « normalisation » de ce modèle, cette démultiplication de ses manifestations, en prouvant sa nature bien particulière, en nuance dès lors d’autant la représentativité.
Type particulier ou référence absolue ? Le modèle en question
19Les réinvestissements du saint voyage depuis l’Occident soulignent en effet sa spécificité, sa dimension strictement dévotionnelle. Si le pèlerinage hiérosolymitain peut être reproduit hors de lui-même, c’est qu’il est une démarche avant tout spirituelle : son intérêt réside moins dans ses lieux que dans la mémoire sainte qu’il ravive dans l’esprit du pèlerin. Parcours intérieur plus encore que géographique, il est dès lors d’autant plus idéal qu’il peut se faire idéel, en esprit plutôt qu’en des sites concrets.
20Même en un temps où la quête d’indulgences ne cesse de se développer, la raison du départ reste bien, avant tout, ainsi que l’énonce Félix Fabri à la fin du xve siècle, « le désir de voir la Cité sainte de Jérusalem et les autres Lieux saints de la Terre promise, [un désir] commun à presque tous les fidèles du Christ16 ». C’est d’abord de contemplation qu’il est question. Ce qui fait la valeur du saint voyage ne réside plus ni dans la quête d’intercession ni dans celle de reliques thaumaturges qui font la fortune de tant d’autres pèlerinages chrétiens ; les guides de Jérusalem cessent d’ailleurs, au bas Moyen Âge, de présenter leurs vertus miraculeuses.
21L’accentuation de cette dimension contemplative contribue encore à faire du pèlerinage hiérosolymitain un idéal commun, dans lequel les motifs particuliers, liés à un intérêt personnel, s’effacent au profit d’une motivation universelle : celle de l’édification, du seul renforcement de la foi. Elle montre cependant combien ce voyage reste un type particulier, un cas à part, plutôt qu’un modèle représentatif de l’ensemble des pratiques pérégrines, aux motivations plus variées. Un type particulier, c’est-à-dire un modèle parmi d’autres, non absolu, et concurrencé en termes d’influence comme de normativité, notamment par le pèlerinage de Rome dont on connaît l’importance à partir du jubilé de l’an 1300.
22Les guides de voyage « en esprit » témoignent eux-mêmes de cette concurrence : ainsi un manuscrit en moyen néerlandais de la fin du xve siècle propose-t-il d’accomplir un pèlerinage mental à Jérusalem à travers la visite des sites romains plutôt que hiérosolymitains, en retraçant, grâce aux reliques de Rome, un parcours idéel sur les pas du Christ17 ; or le parcours romain se fait lui-même en esprit, et non physiquement : là où le voyage, purement spirituel, aurait pu se faire directement vers Jérusalem, s’interpose un biais romain non nécessaire. Cette captation par la cité des papes du pèlerinage vers la cité du Christ, tout en confirmant l’importance prise par le pèlerinage de Rome, est néanmoins significative de la persistance du modèle hiérosolymitain, qui reste une référence à se réapproprier, même – et surtout – par son rival romain. La nature particulière du Grand Voyage et la concurrence dont il fait l’objet ne nuancent ainsi en rien sa valeur référentielle, presque absolue en matière de pèlerinage. Cette valeur se perçoit en effet jusque dans les relations de voyages plus mystiques et allégoriques. L’œuvre de Guillaume de Digulleville s’en fait le meilleur écho : c’est en effet sur le pèlerinage hiérosolymitain qu’est modelé le Pèlerinage de vie humaine, dont la destination, cette « Jérusalem » qui n’affiche pas directement sa nature, est laissée ambiguë pour mieux faire deviner, sous les chemins menant à la cité céleste, où aboutira finalement le pèlerin Guillaume, ceux de son pendant terrestre du même nom18.
23Le modèle hiérosolymitain s’instille ainsi même au sein d’une littérature spirituelle qui, loin d’encourager les pèlerinages, en réaffirme au contraire la nature métaphorique. Cherchant à parodier ceux-ci pour leur donner un sens plus allégorique, c’est vers la Ville sainte que se tourne Guillaume de Digulleville : réduit à un seul exemple, le pèlerinage se résume à celui de Jérusalem. Type particulier, le saint voyage demeure modèle par excellence de pèlerinage : celui auquel se référer pour symboliser tous les autres.
24L’exemple du Pèlerinage de vie humaine est d’autant plus frappant que la littérature des voyages dans l’au-delà ne s’était jusqu’alors guère attachée au référent hiérosolymitain19. C’est dès lors en termes de réaffirmation qu’il faut lire son affleurement dans cette littérature : loin d’en avoir réduit la portée, la chute de la Ville sainte semble avoir renforcé la valeur de modèle du saint voyage, plus que jamais référentiel.
25Modèle à se réapproprier sans doute plus qu’à suivre, à l’heure où il devient un idéal plus distant, le pèlerinage à Jérusalem est ainsi reproduit, adapté, capté directement en Occident avec une vigueur dont les guides de voyage se font, entre autres sources, de précieux témoins. La réaffirmation du modèle hiérosolymitain comme de sa nature la plus spirituelle, au moment où il se fait plus lointain, sonne alors comme le moyen même d’en atténuer la distance, par autant de réinvestissements qui permettent de ramener Jérusalem à soi, à défaut de s’y rendre. Cette logique compensatoire, cette manière aussi d’ériger le saint voyage en symbole, apparaissent alors comme révélatrices de l’attachement persistant de la chrétienté latine à la Ville sainte et à son pèlerinage, dont elle ne parvient pas à faire tout à fait le deuil.
Notes de bas de page
1 P. Maraval, Lieux saints et pèlerinages d’Orient, Paris, 1985, p. 27 ; A. Graboïs, Le pèlerin occidental en Terre sainte au Moyen Âge, Bruxelles, 1998, p. 12.
2 Cf. C. Deluz, « Pèlerins et voyageurs face à la mer (xiie-xive siècle) », Horizons marins, itinéraires spirituels, éd. H. Dubois, J.-C. Hocquet et A. Vauchez, Paris, 1987, t. II, p. 277-288.
3 Ralph de Icklingham, Loca peregrinationis Terre Sancte, Oxford, Bodleian Library, ms. Rawlins, C. 958, fol. 1-7.
4 Nam quae usquam optabilior aut sanctior via est, quae iustior peregrinatio, quam ad sepulcrum, ubi ille iacuit, cuius temporalis mors immortalitatem nobis et aeternam vitam peperit ? Pétrarque, Itinerarium ad sepulchrum Domini, éd. J. Reufsteck, Stuttgart, 1999, p. 2.
5 Le premier à en faire un relevé systématique est Jacques de Vérone, Liber peregrinationis, éd. U. Monneret de Villard, Rome, 1950.
6 N. Chareyron, Les pèlerins de Jérusalem au Moyen Âge, Paris, 2000, p. 17.
7 Ainsi dans l’Itinéraire de Londres à Jérusalem de Matthieu Paris et, parmi les relations de pèlerinage, dans celles de Bertrandon de La Broquière, Felix Fabri et William Wey.
8 Graboïs, op. cit. n. 1, p. 41-42.
9 Le dominicain Pietro da Penna s’en fait l’exemple extrême qui, au milieu du xive siècle, réclame au lecteur entrant dans l’église du Saint-Sépulcre autant de dévotion que de sanglots : au sein de Jérusalem, primo recto tramite debes ire ad ecclesiam Sancti Sepulcri domini nostri Jhesu Christi et cum devocione et lacrimis omnia loca sancta infra dictam ecclesiam existencia visitare (Pietro da Penna, Libellus de locis ultramarinis, éd. C. Kohler, Revue de l’Orient latin, 9 (1902), p. 346).
10 C’est ainsi par emprunt scripturaire que Philippe de Savone et ses imitateurs évoquent cette Judée lacte et melle fluens, frumento, vino et oleo et omnibus temporalibus bonis habundans (Philippe de Savone, Descriptio Terrae Sanctae, éd. W. Neumann, Österreichische Vierteljahresschrift für Katholische Theologie, 12 [1872], p. 35).
11 Qu’on pense au De mirabilibus, au Mirabilia ou encore au De aedificiis memorandis urbis Romae et leurs réécritures.
12 L’auteur, qui évoque la maison d’Hippocrate à Cos, le château de Morgane à Chalcis, les girafes d’Alexandrie et les éléphants de Rhodes, se concentre, une fois en Terre sainte, sur les seuls lieux saints, au point que son passage sur Jérusalem apparaît presque comme un simple catalogue d’indulgences (L. Le Grand, « Relation du pèlerinage à Jérusalem de Nicolas de Martoni, notaire italien (1394-1395) », Revue de l’Orient latin, 3 [1895], p. 566-669).
13 Verum videns quosdam affici desiderio ea saltem aliqualiter imaginari, que non possunt presencialiter intueri, et cupiens eorum desiderio satisfacere, quantum possum, terram ipsam, quam pedibus meis pluries pertransiui, quantum potui, consideraui… (Burchard du Mont-Sion, Descriptio Terrae sanctae, éd. T. Tobler, dans Peregrinatores medii aevi quatuor, éd. J. Laurent, Leipzig, 1864, p. 20).
14 Cf. K. Rudy, Virtual Pilgrimages in the Convent, Turnhout, 2011.
15 Questi sono i viaggi che debbono fare li pellegrini, che vanno oltra mare per salvare l’anima loro, e che può fare ciascuna persona stando nella casa sua, pensando in ciascuno luogo che di sotto è scritto, e in ogni santo luogo dica uno paternostro e ave Maria (I viaggi in Terra Santa da un anonimo trecentista, éd. M. Melga, Naples, 1862, p. 7).
16 Les errances de frère Félix, pèlerin en Terre sainte, en Arabie et en Égypte, éd. et trad. J. Meyer, Paris, t. 1, 2000, p. 15.
17 Cf. Rudy, Virtual Pilgrimages…, op. cit. n. 14, p. 401-404.
18 Cf. M. Rajohnson, « L’ambivalence du tropisme de Jérusalem dans les Pèlerinages de Guillaume de Digulleville », Le Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Digulleville (1355 1358). Regards croisés, éd. M. Bassano, E. Dehoux et C. Vincent, Turnhout, 2015, p. 83-94.
19 Ibid., p. 83-84 et p. 92, n. 8.
Auteur
Université Paris Ouest Nanterre La Défense
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