Introduction
p. 5-22
Texte intégral
1Les 18 articles réunis dans ce volume naissent d’une réflexion collective menée au sein du Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris en collaboration avec le Centro de Ciencias Humanas y sociales – Concejo Superior de Investigaciones Cientificas de Madrid autour du thème de la « circulation des richesses au Moyen Âge ». Ils sont issus de trois rencontres tenues respectivement en 2004, 2008 et 2009. Les plus anciennes contributions ont bien entendu été réécrites et modifiées à la fois en fonction de l’évolution du programme et de celle de la bibliographie.
2Nous proposons donc ici un ensemble de textes tournant autour de quatre thèmes qui se sont enchevêtrés, celui, général de la circulation des biens, celui de l’évaluation et de la conversion, celui enfin des circulations contraintes ou contrariées. Ce parcours nous a fait rencontrer des sujets très divers, comme le luxe, le gage, la caution, le troc, le vol, la saisie, le recel dont le point commun était de définir une aire de circulations où marché et transactions marchandes n’étaient pas nécessairement présents. Le propos était en effet de s’interroger sur les circulations non marchandes, c’est-à-dire sur les circonstances faisant que des objets passent de main en main sans qu’il y ait de marché.
3Ce qui est en jeu ici est un aspect particulier des rapports entre les hommes et les choses qui relève de la culture matérielle : la mise en circulation des objets, quelle que soit la procédure utilisée, est l’une des façons des hommes de s’affronter aux choses, non pour les fabriquer, ce qui a trait à l’histoire du travail et des techniques, ni pour les consommer, mais pour aller de l’un à l’autre, de la production à la consommation. Mettre en circulation, cela signifie transformer des objets en produits de commerce ou, au contraire, en choses tellement liées aux hommes, à leur intimité ou à ce qu’ils considèrent comme relevant du sacré, que leur mise en circulation n’est plus possible1. Il y a donc, autour de cette question des objets un arrière-plan anthropologique.
4En même temps, le sujet est pleinement un sujet d’histoire économique en ceci qu’il vise à comprendre comment et dans quelles conditions les objets sont, ou ne sont pas, jetés sur le marché pour devenir des marchandises. Les choses que nous considérons sont ambivalentes : elles sont des objets de propriété et apparaissent en même temps comme des prolongements du corps de celui qui les possède2. Parallèlement se pose la question de l’estimation et celle de l’attribution d’un prix aux choses dont on fait commerce : la monnaie et son rôle, l’argent comme « équivalent universel » sont donc nécessairement présents dans une réflexion de cette nature, même en arrière-plan3.
5Il est nécessaire d’expliquer comment ces thématiques se sont imposées à nous et comment nous avons abordé la question.
Les impasses des études sur le marché de la terre
6Ces questions apparaissent comme le développement logique d’une suite de programmes, développés depuis 1998 dont le premier portait sur le marché de la terre au Moyen Âge4. L’enjeu en était d’insérer la question du marché et de la formation des prix dans des études d’histoire sociale et d’étudier la signification des échanges à l’intérieur des relations entre les hommes. Il s’agissait à la fois d’étudier les transactions marchandes et les relations particulières établies entre les objets et les homme ainsi que les relations existant entre les hommes à travers les objets.
7L’opération a été pensée et lancée à un moment où l’histoire économique semblait en crise et son ambition était de poser à nouveaux frais la question de la constitution et de l’utilisation des séries, ainsi que celle des mécanismes de la formation des prix dans l’économie médiévale. Elle a également été lancée à un moment où les thématiques de l’anthropologie semblaient permettre de perfectionner notre compréhension de la vie économique médiévale en leur adjoignant une autre dimension, jusque-là négligée, ou mobilisée peut-être à contre-emploi.
8Nous avions choisi la terre comme objet d’étude pour des raisons assez évidentes. D’abord à cause de la nature complexe de l’objet, support du prestige et du pouvoir, mais aussi instrument de production et finalement bien de propriété. Il y avait en plus en France une lacune bibliographique et historiographique sur la question : le marché de la terre n’avait pas été pour les Français un objet d’étude central, alors même qu’il constitue objectivement un point central de toutes les économies anciennes5. Il y avait donc un défi à relever, ce qui était d’autant plus tentant que le matériau documentaire à la disposition des historiens était abondant. Il permettait d’un côté de reposer la question du quantitatif et, de l’autre, de s’interroger sur la nature, la forme et les fonctions de l’échange durant la période médiévale, entre « transactions marchandes, échanges rituels et relations personnelles6 ».
9Le programme est arrivé à des conclusions singulièrement aporétiques et s’est terminé sur un constat de désaccord scientifique assez profond entre les participants. Celui-ci portait sur la nature même des échanges au Moyen Âge et concluait de façon finalement peu satisfaisante un itinéraire intellectuel pourtant réellement passionnant. La conclusion au volume, proposée par C. Wickham, prenait acte de ce désaccord persistant7 qui tournait autour de la question du marché et de son existence avant la révolution industrielle du xviiie siècle. Pour une partie non négligeable des participants au programme, la circulation des objets se faisait sous toutes sortes de formes, à l’exception de celle d’un marché dont les prix seraient fixés par le jeu de mécanismes extérieurs aux acteurs. Ces derniers sont toujours en relation les uns avec les autres avant comme après la transaction et la nature de cette relation, chaleureuse ou froide, n’est pas suspendue par le temps de l’échange, quand bien même celui-ci donnerait lieu à des transferts de valeur. L’échange traduit si l’on veut la nature des relations interpersonnelles, plus ou moins proches, plus ou moins chaleureuses et n’intervient pas entre des étrangers ou entre des gens susceptibles de se traiter pour un temps comme se traitent des étrangers lors d’une transaction marchande.
10Pour une autre partie, minoritaire, des participants, dans certaines circonstances, même lorsque des relations préexistent entre les parties transactantes, elles sont suspendues le temps de l’échange et les deux parties se considèrent alors comme extérieures l’une à l’autre. Le prix peut alors être fixé et sa formation obéit à des lois. Il faut dès lors procéder au cas par cas et s’interroger sur le point de savoir ce que le deux parties font effectivement lorsqu’elles échangent des biens, qu’il s’agisse de terres ou bien d’autres objets. Les acteurs intervenant dans une ou des transactions peuvent en effet poursuivre plusieurs buts simultanés : préparer des mariages, chercher à réaliser des biens pour se procurer des liquidités, s’efforcer de renforcer des liens de clientèle, acquérir du bétail ou d’autres biens dont ils peuvent être, momentanément ou durablement dépourvus. À chaque fois, la transaction change de signification et la façon de la régler s’en ressent : l’examen des situations particulières amène à éclairer la diversité des comportements et de leurs motivations : la recherche d’un profit monétaire est l’un des éléments pouvant avoir une importance dans la détermination des comportements. Elle est loin d’être le seul.
11Un approfondissement destiné à examiner les apories rencontrées s’imposait. L’objet choisi, la terre, était tellement spécifique que toutes les relations d’échange le concernant en auraient été perturbées. Il fallait donc considérer non pas seulement la terre mais tous les objets de propriété et, notamment les objets mobiliers pouvant faire l’objet de transactions. D’autre part, puisque l’une des conclusions partielles en débat concernait les contextes de l’échange, il était logique d’approfondir cet aspect en s’interrogeant sur les conditions dans lesquelles les objets étaient mis en circulation, c’est-à-dire transférés, soit par la vente, soit par l’héritage, soit par le don.
Circulations sans transactions
12C’est pourquoi fut lancé, dès 2004, le programme intitulé « La circulation des richesses au Moyen Âge » dont le but était précisément de comprendre comment et pourquoi les objets étaient alternativement ou simultanément des marchandises jetées sur le marché ou des choses que l’on gardait pour soi, afin de les utiliser ou afin de les transmettre. D’autre part, les catégories ne sont pas étanches et les objets passent – mais selon quelles modalités ? – de l’une à l’autre et les circulations opérées en dehors du marché ont pour effet de rendre possible les passages. Les dons, les vols et les pillages mais aussi les circulations verticales à l’intérieur des familles par l’héritage ou les dots ont pour effet d’ôter ou d’ajouter des qualités aux objets concernés qui, du fait de la façon dont ils ont été acquis peuvent ou ne peuvent pas faire l’objet de transactions marchandes. Les objets sacrés en métal précieux volés et fondus perdent tout autre caractère que celui que leur poids leur confère. Les bijoux circulant à l’intérieur de la famille doivent, autant que faire se peut, échapper aux circulations marchandes et ne pas faire l’objet de transactions commerciales, même à l’intérieur de la parenté.
13Les mêmes objets circulent selon différentes modalités en fonction des qualités qui leur sont attribués par leur détenteur du fait de la façon dont ils ont été acquis. Par exemple, les transactions effectuées à l’intérieur de la parenté ne s’effectuent pas selon les mêmes règles que celles ayant lieu entre de parfaits étrangers : on évalue pas, entre parents, les objets, de la même manière qu’entre parfaits étrangers. cela a ou peut avoir sur l’estimation de la valeur de l’objet et sur la traduction en prix de cette estimation. Dans le cas des bijoux de famille, cela peut déboucher sur l’impossibilité ou le refus d’attribuer une valeur monétaire à des biens dont la vertu principale est de circuler par donation manuelle et de prendre une signification particulière du fait d’avoir été porté par une personne chère. Les circulations d’objets peuvent ainsi s’opérer sans qu’il y ait de transaction, comme lors de la remise de cadeaux par des ambassadeurs, lors de transferts forcés survenus dans des contextes de guerre, lors des prélèvements opérés à l’intérieur de la seigneurie.
14La doctrine dominante parmi les médiévistes demeure cependant celle selon laquelle les transactions économiques sont si profondément enchâssées dans des éléments sociaux que la notion même de marché doit, à l’intérieur des transactions, même commerciales, être considérée avec la plus grande définance. Cette conception a été et est encore extrêmement enrichissante en ceci qu’elle contraint à penser l’économie autrement que comme constituée d’un ensemble de règles fonctionnant de façon atemporelle et anhistorique, presque comme un invariant de l’histoire humaine. Si l’on se tient dans cette optique, la question de la valeur et celle de sa production ne font pas problème. L’échange marchand, reposant lui-même sur l’existence de flux de marchandises et la circulation de valeurs monétaires, structure la vie économique et se trouve placé au cœur du dispositif permettant la croissance et le développement de l’Europe occidentale, comme si la question des prix, celle des moyens de paiement, et celle, en général, des institutions de la vie économique étaient au fond résolues dès le haut Moyen Âge.
15Placer en effet l’échange marchand au cœur du dispositif économique revient à admettre, au moins partiellement, que le revenu du capital mobilier joue un rôle central dans le développement et la croissance, égal, sinon supérieur à celui du capital foncier. Par conséquent, croissance et développement ont, en Occident, des causes au moins partiellement exogènes en ceci que ce n’est pas le développement des forces productives mais celui des échanges internationaux qui provoque l’enrichissement et rend possible le développement. Or, donner cette place à l’économie d’échanges aboutit à autoriser des propositions épistémologiquement périlleuses.
16Dans les dernières décennies, en effet, un courant historiographique est apparu chez les médiévistes anglo-saxons ou d’inspiration anglo-saxonne dont le présupposé fondamental est que l’ensemble des facteurs constitutifs de la vie économique peut se ramener à l’unité et que, notamment, la richesse peut se mesurer à l’aide de l’instrument monétaire. À condition de construire des outils statistiques adéquats, il est possible et légitime de comparer terme à terme les résultats obtenus lors de ces mesure et d’évaluer de la sorte les fondements de la vie économique, quelle que soit la période et quelle que soit la région. Provenant de milieux scientifiques où domine l’économétrie, les tenants de ces positions établissent des instruments de mesure extrêmement puissants destinés à connaître la « richesse des nations » tout au long des périodes historiques et de placer le développement de l’Occident à l’intérieur d’une évolution de très long terme. On trouvera dans cet ouvrage un article relevant de cette méthodologie et proposant, dans la lignée des travaux de Sawyer, une mesure de la richesse en Angleterre au xie siècle8. Les présupposés de cette recherche sont à peu près les mêmes que ceux qui inspirent l’enquête menée actuellement par B. M. S. Campbell, reposant sur une mesure du produit intérieur brut et de son évolution durant les périodes médiévales et modernes et qui voient une économie de marché dominante en Occident depuis le xiie ou le xiiie siècle9.
17Ce point de vue a cependant pour effet de neutraliser l’histoire en naturalisant l’économie et en tendant à assimiler la science économique à une science de la nature10. La recherche de la scientificité en histoire peut amener à adopter ces points de vue faisant un usage massif du quantitatif, ce qui ressemble fort à une reddition sans condition aux présupposés de sciences voisines pour qui tout doit être mesurable, parce qu’il est possible de décrire ou d’imaginer des situations historiques où « toutes choses sont égales par ailleurs ».
18Or, la tendance épistémologique française est, précisément, de réfléchir aux conditions de possibilité de l’usage de la mesure et du calcul afin d’éviter la tentation de la simplification, afin aussi de ne pas décrire une nouvelle fois des phénomènes déjà abondamment décrits : reprendre, par exemple, la documentation de G. Fourquin sur l’Île-de-France au bas Moyen-Âge sans poser de nouveaux préalables méthodologiques ne permettrait sans doute que de préciser une chronologie déjà connue sans apporter rien de fondamentalement neuf11.
19Le recours aux concepts de l’anthropologie économique est alors plus qu’utile, parce qu’il permet de complexifier les descriptions déjà faites du fonctionnement de la production et de l’échange. Ce faisant, des effets pervers apparaissent qui sont gênants à plus d’un titre. Le premier d’entre eux est d’accélérer le processus de délégitimation des recherches anciennes menées sur des objets identifiés, comme les prix et les salaires. Ces objets sont en effet devenus moins attirants, alors même qu’ils avaient été au cœur de l’histoire économique depuis ses origines12. Ils avaient nourri les grandes entreprises collectives des années 1930 et suscité des débats importants que l’on retrouve aujourd’hui13. En multipliant les réflexions sur le don et l’échange non commercial, on a également contribué à marginaliser l’idée selon laquelle la mesure de la valeur des choses était un élément accessible et intéressant, l’usage du quantitatif devenant alors superflu voire de mauvaise méthode. Si les prix ne reflètent pas la rencontre d’une offre et d’une demande mais sont le produit des relations entre individus, la recherche de régularités et de normes devient tout à fait impossible et l’existence de procédures d’estimation et d’évaluation aboutissant à proposer un prix, une illusion. Ce n’est pas la seule conséquence logique de ce rejet. Les nombres sont, ou seraient, de peu de secours, pour comprendre les enjeux et décrire les actions, d’abord parce qu’ils sont peu abondants et ensuite parce que l’on ne sait pas au fond ce qu’ils décrivent. Il faut cependant garder à l’esprit que, même au haut Moyen Âge, les hommes comptent et mesurent et s’efforcent, avec les moyens mis à leur disposition, de connaître leurs profits et leurs pertes, ainsi que la valeur de leur fortune. Il faut tenir les deux bouts de la chaîne et ne pas oublier cela, alors même que l’on semble procéder à d’autres interrogations, par exemple en enquêtant, comme nous le faisons dans cet ouvrage, sur la question de la rationalité des comportements.
Qu’est-ce qu’un comportement économiquement rationnel dans les sociétés médiévales ?
20La recherche de l’optimisation de son allocation de ressources et celle d’un profit maximal doit être retenu comme une hypothèse éclairant la plupart des comportements14. Ce ne peut pas cependant être le seul déterminant. Il faut prendre garde, ici, aux réductionnismes qui nous guettent et qui ont été remarquablement éclairés par V. Zelizer lorsqu’elle oppose ce qu’elle appelle la théorie des mondes hostiles à celle du « nothing but ». Dans la première, les relations sociales s’explicitent et s’éclairent grâce à des couples antinomiques irréductibles les uns aux autres et qui contraignent à choisir obligatoirement l’un des termes d’une alternative, « statut ou réussite, sentiment ou rationalité, solidarité ou intérêt personnel », action économique fondée en raison ou valeurs chrétiennes15.
21Or cette présentation ne permet pas de comprendre le fonctionnement des sociétés, qu’elles soient anciennes, actuelles ou situées de l’autre côté du Grand Partage, ni même d’éclairer les choix faits par les individus ou les groupes. Il est manifeste que la séparation des actions en couples antagonistes étanches les uns aux autres ne permet pas de voir clair et d’apporter des éléments neufs à notre compréhension des phénomènes intéressant l’activité humaine. On ne peut en effet opposer « le monde froid du marché et de l’échange marchand monétarisé à celui, chaleureux et parfois violent des relations interpersonnelles »16, c’est-à-dire celui de l’amitié, de la parenté, mais aussi de l’intérêt familial ou personnel et des solidarités nées dans la vie spirituelle et orientées vers l’obtention du salut. C’est fondamentalement cela qui est au cœur de notre préoccupation sur les modalités de la mise en circulation des objets : parvenir à comprendre comment s’opère la synthèse entre ces différents éléments, à savoir le calcul et la gratuité apparente de l’action et, à l’intérieur du calcul, les éléments en constituant les données.
22Mais il y a une autre tendance, qui est celle, spontanée, des économistes et de certains historiens, mais pas seulement d’eux, et dont le caractère est pernicieux, et qui consiste à ramener toute chose à un et un seul déterminant. Une situation, quelle qu’elle soit, ne serait rien d’autre que (nothing but) le cas particulier d’un principe général. Pour nous, à l’intérieur de notre propos, ce principe est celui de la rationalité économique : cela revient à admettre que toute action est une forme particulière de rationalisation de choix individuel effectué sous contrainte.
23Dans le champ qui est le nôtre, cela reviendrait par exemple à voir dans toute forme de mise en circulation d’un objet, qu’il s’agisse d’une terre ou d’autre chose, une forme particulière d’investissement. Donner des terres ou des objets à l’Église, en échanger avec elle, en acquérir par le biais de contrats agraires, reviendrait à rechercher une optimisation de son allocation de ressources, c’est-à-dire à accroître son patrimoine et son revenu. Donner implique d’attendre en retour quelque chose de matériel et d’équivalent en valeur. En conséquence, dans cette optique, le don pur est impensable : il est toujours intéressé, soit que l’établissement religieux auquel on donne puisse offrir quelque chose en retour, de la protection ou d’autres terres, et que l’on n’attende que cela de lui, soit que l’on cherche à obtenir de lui des prières. Seul importerait alors, au fond, le mécanisme du don et des obligations qu’il fait naître.
24La difficulté vient de ce que, dans le déroulement de la vie, les rapports sociaux ou les rapports économiques se produisent sur plusieurs plans à la fois et relèvent de catégories différentes selon le point de vue duquel on les analyse. Les acteurs sont parfaitement en mesure de différencier les différents niveaux et de dire ce qu’ils sont en train de faire : tantôt je donne pour le salut de mon âme, investissant d’ailleurs dans l’au-delà, mais n’attendant pas en retour une chose équivalente en valeur ou identique en nature à ce que j’ai donné. Tantôt je donne parce que c’est un excellent moyen de faire pression sur le monastère pour qu’il me cède un bien que je convoite. Tantôt enfin, je donne parce que je ne peux pas faire autrement et que j’y suis contraint par des croyances, des conventions sociales ou la nécessité quelque forme que prenne celle-ci. L’action formelle est cependant identique et seule l’analyse des relations interpersonnelles et des interactions permet à l’historien de la transaction de dire ce qu’il en est avec quelque exactitude. La difficulté est alors de discerner les signes qui permettent de distinguer les différentes motivations de l’action, c’est-à-dire les pratiques, les modes de représentation et de compréhension qui, bien établis, sont également signifiants pour les parties en présence, tout en étant perceptibles par l’historien.
25En ce qui nous concerne, l’ensemble des contributions rassemblées ici montre qu’il faut exclure toute interprétation s’en tenant à la théorie des mondes hostiles, comme il faut s’écarter du nothing but et admettre la complexité des causes, leur multiplicité et leur efficacité simultanée. Pour expliquer ce qui se passe effectivement entre les hommes, il faut intégrer les marchés mais aussi la guerre, le pillage et le vol tout comme la prise de gage, d’abord parce que ces actions ne sont pas sans lien avec l’estimation et ensuite parce qu’elles montrent l’existence de divers types de contraintes dont l’analyse et la description sont nécessaires pour comprendre la nature même de l’activité humaine en matière d’échanges17.
La conversion, l’évaluation, le prix
26Que des procédures de mesure de la valeur soient continument à l’œuvre dans la vie doit être considéré comme un acquis. Le thème de la conversion, que nous allons maintenant esquisser, illustre cette présence de l’estimation. On entend par conversion les cas où les choses se changent en d’autres choses, et les procédures par lesquelles elles changent de statut. Des objets de propriété saisis en paiement d’une dette passent ainsi à un statut comparable à celui d’otage avant de devenir, par un jeu complexe, des gages : comme le gage, l’objet saisi peut être racheté et, de ce fait, devient de façon indirecte, le support d’une nouvelle opération de crédit, alors même que la saisie devrait avoir pour fonction d’apurer les comptes. Il devient alors signe : c’est là un point théorique abordé, à travers l’exégèse et pour les hautes époques, par E. Magnani et D. Russo. Que la res, la chose, soit aussi signum est un point essentiel qui éclaire les variations de l’identité des objets, quelle qu’en soit la nature.
27D. Smail et J. Claustre montrent aussi que les corps humains ont une fonction similaire et qu’ils sont, lorsque c’est nécessaire, considérés comme des choses : la contrainte exercée sur les corps dans la prison pour dette est ainsi analogue à celle qui s’opère sur les objets saisis. Et, de plus, la saisie, par son caractère public et infamant a également un effet sur l’honneur du débiteur, tout comme la prison en a un. La manipulation physique des choses et leur déplacement dans l’espace, comme les jeux sur la possession et la propriété permettent ainsi de procéder à des opérations compliquées dont l’effet est, à la fin, à travers des opérations commerciales, de renforcer les liens existant entre individus, à l’intérieur comme à l’extérieur de communautés. Ainsi, entre les membres des communautés juive et chrétienne de Marseille, les gages cédés lors d’emprunts sont également des signes d’entente et d’amitié. Leur cession à des tiers non seulement interrompt un négoce où l’on peut à tout moment récupérer son bien, mais apparaît aussi comme une marque de défiance entre deux proches qui, se rendant service en faisant circuler de l’argent en acceptant des biens en garantie, deviennent alors étrangers l’un à l’autre. Le thème de la conversion éclaire ici, à travers l’échange de valeurs, l’existence d’une véritable confiance au fondement d’une relation amicale et chaleureuse qui trouve dans l’échange commercial un mode d’expression efficace. C’est aussi, en définitive, parce que la chose est le prolongement de celui qui la possède qu’elle peut aussi, et avec efficacité, être le signe d’autre chose qu’elle même.
28Il s’en suit la poursuite d’une réflexion sur la valeur des choses et sa construction à travers la conversion : c’est un thème que le groupe avait déjà abordé dans l’étude du prélèvement seigneurial18. On le retrouvera dans le présent volume : la seigneurie, par la ponction qu’elle opère sur la production et le travail paysan, est le lieu par excellence d’une circulation de richesse entre les producteurs et les seigneurs19. Or, l’organisation des prélèvements repose sur des calculs rationnels dans lesquels la notion de conversion et le jeu entre nature et monnaie exerce un rôle important. Le choix entre prélèvement en produits ou prélèvement en argent résulte d’un arbitrage dans lequel la connaissance des marchés et celle de la valeur des choses qui s’y échangent joue un rôle central20.
29Le système de prélèvement n’est pas stable et peut être modifié, parfois brutalement et en profondeur, par une procédure de conversion des redevances dont l’existence suppose la maîtrise d’une forme de calcul rationnel, les seigneurs estimant tirer d’avantage d’une forme de prélèvement plutôt que d’une autre21. Ils maîtrisent des procédures d’évaluation qui leur permettent d’agir de façon efficace, c’est-à-dire qui leur permette d’optimiser la gestion de leur allocation de ressources. La conscience qu’il est possible de jouer avec le marché, de profiter des hausses et des baisses existe de façon permanente chez les acteurs. Des règles monastiques, où la question de l’échange est présente dès le vie siècle, aux conciles du ixe siècle, les problèmes liés à l’échange marchand et à la variabilité des prix sont abordés par la documentation normative, montrant par là-même une capacité très répandue à tenir compte, dans son propre intérêt, de ces phénomènes22.
30La question de la conversion en recèle une autre, qui est celle de la maîtrise des savoirs nécessaire à l’évaluation : l’expertise, dans ses aspects techniques de contribution à la mesure de la valeur est ainsi devenue l’un des points importants de la réflexion, en même temps, d’ailleurs, que le thème s’installait dans le débat historiographique à la faveur de congrès internationaux ou d’autres enquêtes collectives23. Trois séminaires ont été organisés, entre 2010 et 2012, sur ce thème précis, destinés à enrichir notre problématique24.
31Mesurer la valeur, estimer un objet, lui attribuer un prix, c’est en effet un travail dans lequel l’expertise joue un rôle. Il y a d’un côté des prix d’experts, et d’un autre côté un savoir-faire ou simplement une compétence qui permet de dire, en fonction des informations sur les autres prix comme de celles disponibles sur la qualité intrinsèque d’un produit : « Cela vaut tant25. »
32On constate alors l’existence d’un dispositif économique où la violence du prélèvement, circulation non commerciale par excellence, s’articule sur la présence d’un échange marchand qui, au bout du compte, donne à l’économie seigneuriale une partie de sa forme sinon de sa norme. Cela constitue en soi un résultat appréciable mais n’éclaire qu’insuffisamment le caractère propre de l’économie médiévale.
Le parti pris des choses
33Les séminaires de Madrid en 2008 et celui d’Auxerre en 2009 ont délibérément pris le parti des choses. Nous avons examiné la question du changement de statut des objets lors de leur mise en circulation et lors de leur éventuel remploi, puis celle des mises en circulation forcées, par la guerre, le pillage, le vol, sans approfondir la question de la res/signum mais en nous efforçant de comprendre comment pouvaient fonctionner les changements de catégorie et quelle était leur incidence dans la mesure de la valeur des choses. De façon très prosaïque, ou basique, un objet consacré n’a aucune valeur, parce que sa place dans une église en fait un objet qu’il faut garder, à la fois pour s’en servir et pour le transmettre. Cela étant dit, la facilité avec laquelle ces objets peuvent être sortis du trésor, dé-consacrés et mis sur le marché pour la valeur du métal précieux qu’ils contiennent est remarquable. V. Toureille montre avec quel total cynisme les hommes d’armes du xve siècle agissaient à l’égard des objets dont ils s’emparaient. P. Martinez remarque, cependant, que l’exemple vient parfois des rois eux-mêmes qui, par les emprunts forcés auxquels ils contraignent les églises ramènent les choses sacrées à une simple valeur monétaire, au grand scandale des clercs, mais sans l’ombre d’une hésitation. Cette attitude à l’égard des trésors d’Église est très commune. Seules les châsses des reliques peuvent, à ce qu’il semble, échapper à cette transformation en objets commerciaux, du fait de la virtus des saints dont elles renferment les restes. D’autre part, le remploi, par le biais du marché de l’occasion exerce une fonction tout à fait essentielle dans la vie économique médiévale, celui d’assurer la continuité d’usage d’objets encore utilisables, tout en les déclassant (J. V. Garcia). Les vêtements de luxe, usés ou démodés ou ayant cessé de plaire, sont ainsi mis à la portée d’hommes et de femmes qui n’ont pas d’autre moyen d’accéder au marché des vêtements que le recours à l’occasion : la place de la fripe a été en fait centrale, on le sait, dans l’économie de l’habillement jusqu’à l’apparition de la confection standardisée et unifiée, unificatrice aussi, au xxe siècle26. Cette circulation, opérée en général du haut de la société vers le bas, attribue périodiquement une valeur d’échange à ce qui, à l’origine a une simple valeur d’usage et illustre bien comment les objets sont tour à tour ou successivement des biens de propriété et des marchandises. Ils peuvent aussi exercer la fonction de moyen de paiement, puisqu’il arrive que les gages des domestiques soient payés non en argent mais en vêtements, à charge pour le bénéficiaire du don de le convertir, lorsqu’il en a besoin, en liquidité.
34Certaines choses ne doivent cependant pas changer, que ce soit de statut ou de place. Ce sont, nous dit G. Bartholeyns, les objets de l’Hôtel du roi pour lesquels une surveillance constante est instituée au xiiie siècle, pour éviter l’appauvrissement du souverain par des vols trop fréquents, ce qui suppose une action normative considérable destinée à permettre de savoir qui a le droit d’accéder aux biens du roi, qui a le droit d’en détenir, de les utiliser ou de les consommer. Ce sont aussi les chevaux du roi de Castille qui ne doivent pas sortir du royaume. La commodité, en l’occurrence le besoin qu’a le roi de disposer de ces biens meubles contraint à réfléchir au statut particulier des objets de propriété royale et à leur donner un statut particulier. La fiction selon laquelle ils sont le prolongement du corps de leur possesseur, dans le cas de l’Hôtel, le roi lui-même, leur donne une place à part et établit une catégorie particulière dont ces biens ne peuvent plus sortir que par le vol.
35Cela nous amène forcément à distinguer fortement, dans notre propos, objets et choses, les premiers demeurant extérieurs à celui qui les possède et les transmet, les secondes entretenant un lien fort et indissoluble avec leurs détenteurs. Si les objets sont aliénables, les choses, elles, ne le sont pas parce qu’il n’y a pas de discontinuité entre elles et les personnes qui les produisent, les possèdent et, finalement les échangent. Elles en font partie et sont leur substance même, fondant leur identité sociale et leur place dans les hiérarchies, ce que Marx résumait en notant que, dans l’institution du majorat, c’est le fils qui est donné à la terre et non l’inverse, le bien passant de génération étant premier et supérieur aux hommes qui, provisoirement, le détiennent. C’est la lignée qui est première et il faut, à travers la terre, assurer sa durée. En conséquence, la terre constituant le majorat ne saurait être aliénée. Littéralement, elle fait partie de la famille et s’en séparer contre de l’argent ne fait pas sens : elle relève du groupe des objets qu’il faut garder pour les transmettre27. Il en va de même pour les biens meubles avec lesquels leurs propriétaires entretiennent un fort rapport d’affectivité ou qui contribuent à définir leur statut. Ainsi en va-t-il des livres pour les gens de savoir ou des armes pour les gens de guerre.
36Biens d’usage et biens précieux peuvent être des marchandises, encore que, pour les biens précieux, ce soit souvent sous condition. Les biens sacrés sont par définition exclus des transactions marchandes. Or, la position à l’intérieur de ces catégories n’est pas définitive et il est possible que les objets glissent de l’une à l’autre : ce sont précisément ces passages qui ont retenu notre attention et qui font l’objet de ce recueil. Il faut parfois faire violence aux objets pour rendre opératoires ces passages qui ne s’opèrent pas par la marchandise, mais débouchent souvent sur la transformation en marchandise d’une chose qui devrait en apparence échapper à l’échange marchand. Le vol est ainsi, on l’a déjà vu, la seule façon de faire rentrer un bien sacré sur le marché.
37Les mêmes objets circulent donc à travers les circuits marchands et les circuits non marchands, en fonction des circonstances. Deux modes de circulation impliquant des glissements de statut et le passage d’une catégorie dans une autre ont particulièrement attiré notre attention, le remploi et les circulations forcées, opérées par la violence, que ce soit dans le cadre de la seigneurie ou dans celui de la guerre.
38La question du remploi a été beaucoup travaillée ces dernières années28. Elle est d’abord archéologique. Elle peut cependant être abordée sous un autre angle, qui est, précisément, celui de la conversion, c’est-à-dire des procédures permettant le passage d’un statut à un autre, par exemple d’objet d’usage à celui d’objet sacré. Le changement de catégorie peut affecter toute chose. La terre peut être concernée : les rituels d’investiture ont en effet comme conséquence, sinon comme fonction, d’assurer ce passage, qui contribue à faire d’une chose autre chose que ce qu’elle est. L’exemple le plus classique est celui du rituel utilisé en Mésopotamie durant l’Antiquité et ayant pour conséquence de transformer la terre de chose inaliénable en objet pouvant être vendu : en lançant une motte de terre dans un ruisseau et en attendant qu’elle se dissolve, le propriétaire dénoue le lien l’unissant au champ qu’il désire vendre, rendant ainsi possible et légitime la transaction en cours29.
39En sens inverse, l’apparat entourant les donations de terres faites aux églises assure la transformation du bien donné en objet sacré, passant du statut de facteur de production à celui d’instrument du salut des donateurs. Ainsi, en Bavière au début du ixe siècle, une notice de confirmation d’une donation nous montre un rituel remarquable : une motte de terre portant du blé en herbe est d’abord placée sur un autel de l’abbatiale puis, de là, portée au cloître des moines et enfoui dans cet endroit. Outre le fait trivial que l’on ne pouvait pas laisser une motte de terre sur un autel, le soin qui est pris de lui donner une place dans un lieu consacré indique son passage de simple support de la production à bien inaliénable : celui-ci est censé être définitif et le bien appartenir pour toujours au monastère. La chose, ici la terre, est alors littéralement convertie par son passage sur l’autel et transformée de telle sorte que ses possesseurs ne peuvent plus désormais s’en séparer. Ce n’est pas pour autant que les donateurs ont perdu tout droit sur les terres qu’ils cèdent. L’acte est en effet une réitération d’une donation qui a été effectuée une quarantaine d’années auparavant et le rituel utilisé en 821 marque aussi la continuité des droits détenus par la famille des donateurs puisqu’il faut, sans cesse renouveler un transfert de propriété qui n’est jamais achevé30.
40Des rituels appropriés convertissent les choses en autres choses qu’elles-mêmes, servant ainsi à d’autres fins que celles pour lesquelles elles ont été fabriquées ou créées. Michael Clanchy développe un exemple tout à fait spectaculaire à cet égard. Dans une cour de justice, au xiie siècle, un grand seigneur anglais, le comte Warennes, exhiba pour tout titre de propriété une épée rouillée. Cela peut s’interpréter de plusieurs façons31. La plus triviale est celle du refus du droit et d’une menace exercée sur le tribunal : elle est peu recevable et peu probable, en plus, dans le cadre de l’Angleterre du xiie siècle. Une autre serait que le comte aurait simplement rappelé le droit de conquête en exhibant une arme. La troisième, et la plus admissible, est que l’épée était l’objet par lequel Guillaume le Conquérant avait investi l’ancêtre du noble homme de la terre qu’il possédait. Elle se substituait aux titres écrits, précisément ceux que l’on demandait à Warennes d’exhiber et qu’il ne possédait pas ou plus. L’épée a ici été convertie et d’arme est devenue signe, indiquant l’origine de la propriété, le droit de conquête et l’investiture par Guillaume Ier et faisant également office de titre, se substituant, du moins dans l’esprit du comte Warennes au parchemin dont le tribunal exigeait la production.
41Les pillages guerriers et le vol débouchent également sur des transformations d’usage des objets concernés. Les remplois sont en effet l’occasion de changer le statut des objets concernés. Les fameux bacini incrustés dans la façade de la cathédrale de Pise nous en fournissent un exemple. Ces bacini sont des céramiques de luxe destinées au décor intérieur ou à la table, fabriquées en Ifriqiya et possédées par les élites sociales de la région. Ils ont fait partie du pillage opéré par les Pisans lors du sac de Mahdiya en 1088 et ont été intégrés comme éléments architectoniques à la cathédrale de Pise. Il y avait évidemment là un changement d’usage, mais aussi de statut. Les bacini servent désormais de support matériel à une commémoration permanente dont la cathédrale était le lieu et acquéraient de ce fait une dimension ou un statut pour lequel ils n’avaient pas été fabriqués. Ils participaient ainsi à la définition de l’identité de Pise et relevaient de ce fait davantage du sacré que de toute autre catégorie classificatoire32. Bien sûr, les bacini, omniprésents dans les décors d’église en Italie et dans le Midi de la France ne sont pas toujours acquis par le vol ou le pillage mais font aussi l’objet de commerce. Il n’est cependant pas indifférent de plaquer sur la façade des églises comme éléments de décor des objets portant éventuellement des inscriptions en caractère arabe, quelle que soit la manière dont on est entré en leur possession.
42Ainsi, les objets changeant de statut, semblent prendre par la façon même dont ils sont mis en circulation ou au contraire retenus, une vie autonome33. Les reliques, ou plutôt le saint dont elles sont le signe, décident elles-mêmes, en favorisant ou en empêchant la réussite d’un vol, du lieu de leur résidence34. Mais l’action des hommes est évidemment essentielle dans les processus de changement de statut, parce que la circulation est aussi le fruit de leur désir et de leur effort pour posséder des objets auxquels ils attachent de la valeur ou qui ont en eux-mêmes et par eux-mêmes une valeur35.
Conclusion : produits, biens, richesses
43Dans cette dialectique entre la chose et l’objet, toutes sortes d’éléments doivent sans cesse être pris en considération. Ils tournent autour de la matérialité de la richesse, des fortunes et des revenus ainsi que sur la nature même des circulations que nous étudions ainsi qu’à leur catégorisation36. Cependant, si les choses ont une vie sociale, elles ont aussi une vie économique, parce qu’elles ont une valeur, parce qu’elles sont, comme on vient de le dire, tour à tour produits, biens ou richesses et se transforment, par l’échange, que celui-ci soit ou non marchand, de produit en richesse, ou simplement en biens qui, montrant la richesse de leurs détenteurs, sont des signes ostentatoires qui classent non seulement les objets mais aussi leurs possesseurs.
44En nous intéressant à la question de la circulation des objets et des modes par lesquels elle s’opérait, nous avons, au cours de ces rencontres, rencontré un certain nombre de questions nouvelles que nous nous sommes efforcés de croiser avec les interrogations classiques sur la valeur des choses. Nous avons insisté sur des faits connus, mais qui doivent toujours être rappelés : les objets, par exemple, sont des réserves de valeur et exercent dans nombre de circonstances une fonction monétaire. C’est évident lorsque les mesures de grain servent d’unité de compte dans l’échange. Plus subtilement, le jeu compliqué entre les saisies, les mises en gage et les circulations monétaires permet, dans certains cas, d’attribuer aussi aux objets la fonction de signe de la valeur. La question de la conversion des choses en d’autres choses devient ainsi tout à fait essentielle et centrale à notre propos, les circulations opérées par la force, qu’il s’agisse de pillage, de saisie ou, de manière plus douce, de mise en gage, mettant les objets sous contrainte autorisent toutes sortes de jeux autour de l’évaluation. Ce sont eux qui constituent l’argument central ou l’épine dorsale de ce livre.
Notes de bas de page
1 J.-M. Pesez, « Histoire de la culture matérielle », dans J. Le Goff (éd.), La Nouvelle Histoire, Paris, 1978, p. 98-130 ; R. Ago, Il gusto delle cose. Una storia degli oggetti nella Roma del Seicento, Rome, 2006, p. xv.
2 Voir, entre autres, les contributions de D. Smail (p. 365-383), J. Sibon (p. 403-417) qui centrent leur travail sur ce point.
3 Ce sujet a été récemment traité par les historiens modernistes dans des publications importantes : G. Alfani et M. Barbot (éd.), Ricchezza, valore, proprietà in età preindustriale, 2009, Questioni di stima (= Quaderni Storici, 135/3, déc. 2010), M. Barbot, J.-F. Chauvard et L. Mocarelli (éd.), 2010.
4 L. Feller et C. Wickham (dir.), Le marcheì de la terre au Moyen Âge, Rome, 2005 (Collection de l’EFR) ; L. Feller, A. Gramain et F. Weber, La fortune de Karol. Marcheì de la terre et liens personnels dans les Abruzzes au haut Moyen Âge, Rome, 2005 (Collection de l’EFR, 347).
5 F. Menant, « Comment le marché de la terre est devenu un thème de recherche pour les historiens du Moyen Âge », dans Le marcheìde la terre au Moyen Âge, op. cit., p. 195-216.
6 F. Weber, « Transactions marchandes, échanges rituels et relations personnelles », Genèses. Sciences sociales et histoire, 41, 2000, p. 85-107 [réimpr. dans Manuel de l’ethnographe, Paris, 2009, p. 273-300].
7 C. Wickham, « Conclusions », dans Le marcheì de la terre au Moyen Âge, op. cit., p. 625-642.
8 P. Sawyer, « The wealth of England in the eleventh century », Transactions of the Royal Historical Society, 15, 1965, p. 145-164. Ici même, Nick Mayhew, « La richesse de l’Angleterre médiévale dans ses rapports à la masse monétaire », p. 197-213.
9 B. M. S. Campbell, « Factor Markets in England before the Black Death », Continuity and Change, 24, 1, 2009, p. 79-106.
10 A. Arnaud, M. Barrillon et M. Benredouane, « Esquisse d’un tableau historique de la neutralisation de l’histoire dans l’économie politique libérale : Les enjeux epistémologiques de vieilles controverses », Revue eìconomique, 42, 2, 1991, 411-436.
11 G. Fourquin, Les Campagnes de la reìgion parisienne à la fin du Moyen Âge, Paris, 1964.
12 Voir sur ce point les réflexions de J. Demade, « Produire un fait scientifique. La méthodologie de l’histoire des prix entre structures académiques et enjeux intellectuels (milieu xixe-milieu xxe) », http://lamop.univ-paris1.fr/IMG/pdf/Demade_1.pdf, 2011.
13 Voir P. Beck, P. Bernardi et L. Feller (éd.), Reìmuneìrer le travail. Pour une histoire sociale du salariat, sous presse.
14 P. Toubert, L’Europe dans sa première croissance. De Charlemagne à l’an mil, Paris, 2004.
15 V. Zelizer, « Transactions intimes », Genèses. Sciences sociales et histoire, 42, 2001, p. 121-144, ici p. 123.
16 Ibid.
17 Voir, dans le présent ouvrage, les contributions de G. Bartholeyns (p. 323-344), V. Toureille (p. 307-320) et de J. Claustre (p. 385-402).
18 L. Feller (éd.), Calculs et rationaliteìs dans la seigneurie meìdieìvale : les conversions de redevances entre xie et xve siècles. Actes de la table ronde organiseìe par le Lamop à Auxerre les 26 et 27 octobre 2006, Paris, 2009.
19 Cette question a été très profondément renouvelée par les travaux de l’équipe emmenée par Monique Bourin et Pascual Martinez Sopena. M. Bourin et P. Martinez Sopena (éd.), Pour une anthropologie du preìlèvement seigneurial dans les campagnes ( xie- xive siècles). Reìaliteìs et repreìsentations paysannes, Paris, 2004 ; M. Bourin et P. Martinez Sopena (éd.), Pour une anthropologie du preìlèvement seigneurial (II). Les mots, les temps, les lieux. Actes du colloque tenu du 5 au 9 juin 2002 à Jaca, Paris, 2006.
20 M. Bourin, « Propos de conclusion : conversions, commutations et raisonnement économique », dans Calculs et rationaliteìs, op. cit., p. 297-324.
21 L. Feller, « Les conversions de redevances. Pour une problématique des revenus seigneuriaux », dans Calculs et rationaliteìs, op. cit., p. 5-25.
22 Sur les règles monastiques voir V. Toneatto, « Élites et rationalité économique. Les lexiques de l’administration monastique du haut Moyen Âge », dans J.-P. Devroey, L. Feller et R. Le Jan (éd.), Les eìlites et la richesse au haut Moyen Âge, Turnhout, 2011, p. 71-99. Pour un exemple de réaction épiscopale à propos de jeux de marché, voir les actes du concile de Paris en 829 : Monumenta Germaniae Historica, Concilia aevi Karolini [742-842], éd. par A. Werminghoff, Berlin, Weidmann, 1997, liv. I, chap. 53, p. 645. Il s’agit de l’identification d’un mécanisme de prêt reposant sur une spéculation à la baisse. L. Feller, « Sur la formation des prix dans l’économie du haut Moyen Âge », Annales. Histoire, sciences sociales, 66, 3, 2011, p. 627-661.
23 Ainsi, par exemple, le congrès de la société des historiens médiévistes français a eu pour thème, en 2011, l’expertise. Voir, entre autres entreprises collectives, C. Rabier (éd.), Fields of Expertise : A Comparative History of Expert Procedures in Paris and London, 1600 to Present, Newcastle, 2007.
24 Les actes du premier séminaire, tenu à Toulouse en 2010, sont actuellement en cours de publication : C. Denjean et L. Feller (éd.), Expertise et valeur des choses (1). Le besoin d’expertise Madrid, sous presse, 2012. La seconde rencontre, tenue à Valence en octobre 2011 devrait, elle aussi, donner lieu à une publication. Le troisième séminaire, réuni en octobre 2012 a eu pour objet le rapport de l’expertise à l’écriture.
25 L. Feller et C. Verna, « Expertises et cultures pratiques », dans Experts et expertise au Moyen Âge. Consilium queritur a perito. 42e congrès de la SHMESP, Oxford, 31 mars-2 avril 2011, Paris, 2012, p. 27-43.
26 L. Fontaine, Alternative Exchanges : Second-Hand Circulations from the Sixteenth Century to the Present, New York, 2008 (International Studies in Social history). Voir également, sur le marché de l’occasion, ead., L’eìconomie morale. Pauvreteì, creìdit et confiance dans l’Europe preì-industrielle, Paris, 2008.
27 M. Godelier, Au fondement des socieìteìs humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, 2007, p. 67-88.
28 P. Toubert et P. Moret (éd.), Le remploi au Moyen Âge, Madrid, 2010. J.-F. Bernard, P. Bernardi et D. Esposito (éd.), Il reimpiego in architettura : recupero, trasformazione, uso (atti del convegno, Roma, 8-10 novembre 2007), Rome, 2008 (Collection de l’EFR, 418).
29 E. Cassin, « Symboles de cession immobilière dans l’ancien droit mésopotamien », Anneìe sociologique, 1954, p. 107-161.
30 Theodor Bitterauf (éd.), Die Traditionen des Hochstifts Freising, t. 1, Munich, 1905 (Quellen und Erörterungen zur bayerischen Geschichte, nouv. sér. 4), p. 108-109 (no 89). Voir P. Depreux, Le sceptre, la baguette et le feìtu. Études sur l’histoire sociale, institutionnelle et culturelle du Moyen Âge occidental ( vie- xiie siècle), thèse d’habilitation, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2005, p. 319-320. Je remercie P. Depreux de m’avoir rappelé ces références.
31 M. Clanchy, From Memory to Written Record. England, 1066-1307, Londres, 1979.
32 G. Berti et L. Tongiorgi, I bacini ceramici medievali delle chiese di Pisa, Rome, 1981.
33 A. Appadurai (éd.), The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective, Cambridge, 1986.
34 P. Geary, Le vol des reliques au Moyen Âge, Paris, 1993.
35 Sur la force et la nécessité du désir dans la vie économique : F. Lordon, Capitalisme, deìsir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, 2010, p. 19-23.
36 C. Wickham, « Compulsory gift exchange in Lombard Italy (650-1150) », dans W. Davies et P. Fouracre (éd.), The Language of Gift, Oxford, 2010, p. 193-216. Sur le don, sa problématique, et l’opposition entre échange don et échange non-marchand, voir : A. Testart, Critique du don. Études sur la circulation non marchande, Paris, 2007 ; A. Testart, « Échange marchand, échange non marchand », Revue française de sociologie, 42, 4, 2001, p. 719-748 ; E. Magnani Soares-Christen (éd.), Don et sciences sociales. Theìories et pratiques croiseìes, Dijon, 2007.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/Institut universitaire de France, UMR 8589/Lamop
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