Marchands latins et sociétés portuaires dans le Maghreb médiéval
Le rôle central des intermédiaires
p. 213-223
Résumés
En dépit de témoignages de relations directes entre marchands musulmans et chrétiens dans les ports maghrébins, ce qui apparaît comme la situation la plus répandue est l’usage d’intermédiaires pour mettre en contact étrangers et acteurs locaux. Les spécificités dues au statut juridique, aux différences de langues et de pratiques commerciales rendent ces intermédiaires particulièrement indispensables pour les communautés marchandes latines. Quelques figures émergent de la documentation, qui montre des personnages servant d’interface avec le reste de la société urbaine, grâce parfois à une expérience passée (volontaire ou plus souvent forcée) des contacts interculturels. C’est le cas en particulier des drogmans, figures centrales des sociétés portuaires, à la fois traducteurs et intermédiaires commerciaux, liés aux communautés latines mais aussi agents du pouvoir et de la douane, dont le statut ambigu permet justement de fluidifier les relations sociales et économiques entre chrétiens et musulmans, tout en les insérant dans un cadre juridique et politique acceptable.
In spite of testimonies of direct relations between Moslem and Christian merchants in the Maghrebian ports, what appears as the most widespread situation is the use of intermediaries to put in contact foreigners and local actors. Specificities due to the legal statute of the foreigners, but also differences of languages and commercial practices made these intermediaries particularly essential for the Latin merchant communities. Some people emerge from the documentation, who played a role of interface with the rest of the urban society, thanks sometimes to a past experience (voluntary or more often forced) of intercultural contacts. It is the case in particular of the dragomans, central figures of the port societies, at the same time translators and commercial intermediaries, related to the Latin communities but also agents of the Moslem sovereign and of the custom administration, whose ambiguous statute precisely made it possible for them to facilitate the social and economic relations between Christians and Moslems, while inserting those relations within an acceptable legal and political framework.
Texte intégral
1Le statut des marchands latins dans les ports musulmans, en Orient comme au Maghreb, est encadré par les traités de paix signés avec les puissances chrétiennes, et montre une volonté partagée de maintenir une forte séparation avec les populations locales. Celle-ci s’exprime dans le paysage urbain par la présence du fondouk, dans lequel les étrangers sont isolés du reste de la population, et qui se situent du reste souvent hors des murailles de la ville, à proximité des quais et de la douane1. Il faut cependant prendre garde à donner trop d’importance à ces textes normatifs, qui fixent le cadre légal de la présence latine dans les ports maghrébins, mais laissent en réalité une grande liberté à ces marchands dans leur pratique quotidienne de la ville et de leurs relations avec la population locale. Il faut en effet garder à l’esprit que ces traités diplomatiques visent avant tout à définir les limites de souveraineté des sultans par rapport aux rois chrétiens ou aux communes italiennes. Ils ne sont pas à proprement parler des chartes de privilèges accordées aux marchands, mais des accords qui n’encadrent que ce qui touche, directement ou indirectement, le pouvoir, c’est-à-dire principalement la définition du statut juridique des étrangers, d’espaces de souveraineté limitée (les fondouks), de la fiscalité douanière et de l’exercice de la justice. Il serait donc illusoire de chercher à y trouver une réglementation des relations avec le reste de la société urbaine ou même des transactions commerciales entre musulmans et chrétiens. Celles-ci restent libres, et on en trouve des traces dans les sources dès lors que l’on veut bien quitter le cadre rassurant des traités de paix sur lesquels les historiens se sont trop souvent exclusivement appuyés.
2Les sources pour étudier les réalités de la présence latine dans les ports et des relations avec la population locale sont, il est vrai, relativement rares et presque accidentelles. Ce silence relatif est d’ailleurs déjà en soi intéressant, et dénote de la difficulté qu’il y a, du côté chrétien comme du côté musulman, à mettre ouvertement en lumière ces relations. On ne les trouvera donc ni dans les sources normatives, ni dans les textes narratifs, qui du reste évoquent peu ces réalités quotidiennes à l’exception des relations de voyages. Il reste donc les documents de la pratique, parmi lesquels quelques actes notariés instrumentés dans les ports musulmans, de rares lettres de marchands, et surtout la correspondance diplomatique, notamment celle liée à des conflits survenus dans les ports. La moisson n’est pas considérable, mais permet néanmoins d’avoir une image moins schématique de la vie de ces marchands étrangers chrétiens dans les villes musulmanes du Maghreb.
3Les activités et la vie quotidienne de ces Latins dans les villes maghrébines devaient tenir compte de certaines contraintes pratiques qui, sans être forcément fondamentalement différentes de celles rencontrées dans d’autres contextes, étaient plus pesantes dans une ville arabe et musulmane. Des problèmes tels que la barrière de la langue ou les différences de législation ou de pratiques marchandes pouvaient se poser dans des villes européennes pour des étrangers, mais prenaient une dimension particulière et rendaient plus nécessaires l’intervention d’intermédiaires dès lors que les Latins quittaient l’enceinte du fondouk. Mais au-delà de ces problèmes pratiques, on constate une forme d’institutionnalisation de certains de ces intermédiaires, qui agissent également comme instruments de contrôle et d’encadrement de ces populations étrangères à l’Islam.
4Pour comprendre l’importance des intermédiaires, il faut commencer par cerner les caractéristiques de cette population étrangère particulière, qui n’entre pas facilement dans les catégories juridiques d’étrangers prévues par l’islam au moment de la première élaboration de son droit2. Il s’agit tout d’abord pour l’essentiel d’une population de marchands, dont la présence dans les villes maghrébines est motivée avant tout par la recherche d’un profit économique, et qui n’a pas vocation à s’intégrer durablement dans la société urbaine. Leurs contacts avec la population urbaine se limitent par conséquent le plus souvent aux affaires avec les marchands locaux et aux relations nécessaires avec les autorités politiques et administratives, alors que la vie quotidienne peut se déployer dans le fondouk sans aucun contact avec le reste de la ville. Le plus souvent d’ailleurs leur présence est limitée dans le temps, et dans la plupart des cas ces marchands remontent à bord de leur navire une fois l’escale terminée, soit au bout de quelques jours. Certains cependant s’installent pour de plus longues périodes, dans les fondouks prévus à cet effet mais pas nécessairement. C’est le cas des facteurs et associés, que l’on voit rester parfois plusieurs années, mais aussi du personnel plus ou moins permanent du fondouk : quelques artisans, le tavernier, le chapelain, ainsi que le consul et ceux qui l’entourent. Mais dans tous les cas, à l’exception des miliciens qui forment une population particulière qui peut faire souche, le séjour est toujours provisoire, et on est proche de la notion moderne d’expatrié telle qu’elle est employée pour les Occidentaux envoyés à l’étranger. Il n’y a donc pas la nécessité d’une intégration poussée à la société locale, encore moins d’une assimilation. En particulier il ne peut être question de mariage avec des femmes musulmanes, ce qui est rigoureusement interdit par la Loi – sauf en cas de conversion à l’islam.
5Ces marchands sont étrangers d’abord par la différence culturelle qui les sépare de la population locale. Celle-ci ne doit cependant pas être trop exagérée. Il y a certes des problèmes de langues, qui ont leur importance dans les relations quotidiennes. L’isolement des marchands dans le fondouk ne facilitait sans doute pas l’apprentissage de l’arabe, que le recours à des traducteurs rendait du reste souvent superflu. Mais certains, qui séjournaient pour de longues durées, connaissaient la langue, ou au moins étaient en mesure d’en maîtriser suffisamment la pratique orale pour leurs affaires. Il n’est pas rare en effet de rencontrer des mentions de marchands latins parlant l’arabe : au milieu du xve siècle le Génois Nicola de Tacio, installé à Constantine, est recommandé à un marchand qui arrive dans le pays car il connaît le pays et sa langue3, et dans un contrat enregistré à Tunis en 1470 par le notaire vénitien Francesco Belleto on voit intervenir trois témoins chrétiens, « tous connaissant la langue arabe » précise le notaire4. De même, en 1475 à Bougie deux Barcelonais dérobent dans la maison du Génois Urbano de Dernisio, dont on sait qu’il est présent dans la ville depuis au moins deux ans, des livres de comptabilité et « diverses écritures, tant en arabe qu’en latin », dont deux contrats en arabe qui attestent de dettes des deux voleurs5. La différence de religion ne posait pas, en soi, de problème particulier dans la mesure où la pratique de la religion chrétienne se cantonnaient à l’intérieur du fondouk, et il ne semble pas qu’il y ait eu des mouvements ouvertement antichrétiens dans les ports maghrébins à cette époque6. Reste la question des normes et des pratiques commerciales, essentielles pour la bonne marche des affaires. Mais là encore les rares contrats de commerce passés entre chrétiens et musulmans, ou les contestations qui en découlent, montrent que ces différences de normes ne posaient pas de problème particulier – et elles n’étaient d’ailleurs sans doute pas si considérables7. Le fossé culturel était sans doute plus large que dans le cas de marchands se déplaçant au sein de l’espace européen, mais dans la pratique partagée du commerce, les éléments d’une identité marchande commune entre chrétiens et musulmans étaient réels.
6Ils n’en demeurent pas moins des étrangers, à plus d’un titre, dont le statut politique est défini par les traités et reconnu par les autorités musulmanes. En principe le droit musulman prévoit d’accorder aux étrangers au Dâr al-Islâm un amân, individuel ou collectif, qui assure une sauvegarde des personnes et des biens pour une durée limitée qui ne peut excéder une année (voire quelques mois), et au-delà l’étranger non musulman doit quitter le Dâr al-Islâm ou accepter de passer sous statut de dhimmî et donc de payer la djiziya8. Mais cette disposition théorique du droit musulman ne s’applique pas dans le cas des marchands latins au Maghreb9 : seules priment les dispositions des traités, dans lesquels la distinction religieuse n’apparaît jamais et pour lesquels ne compte que la souveraineté du prince ou de la cité dont relèvent les marchands. On a même quelques cas où les musulmans sujets des rois d’Aragon ou de Majorque ne relèvent pas de la souveraineté du sultan en matière de justice, même si cela reste exceptionnel10. Les traités obligent les marchands latins de passer par la douane pour enregistrer leurs marchandises et payer leurs taxes, mais une fois celles-ci acquittées, ils reçoivent un document, l’albara, qui leur permet de circuler librement dans le pays avec leurs marchandises11. Aucune autre restriction ne s’applique, ce qui ne signifie pas bien sûr l’absence de contrôle. Ces marchands restent, dans un contexte de conflit latent entre États chrétiens et musulmans, l’objet de la préoccupation des sultans, à la fois parce qu’ils peuvent servir d’espions et que les souverains sont responsables de leur sécurité, des problèmes individuels et ponctuels pouvant déboucher rapidement sur une crise diplomatique. Mais ils constituent surtout une source de revenus majeure, ce qui poussait à un contrôle étroit des transactions pour des raisons avant tout fiscales.
7C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le rôle central des intermédiaires, qui sont à la fois une nécessité pratique pour des marchands exerçant leur activité dans un milieu culturel qu’ils maîtrisent mal, et pour des raisons de contrôle de la part du pouvoir.
8L’accueil des nouveaux arrivants se fait d’abord par leurs compatriotes installés de manière plus ou moins durable dans le pays, et notamment dans le cadre du fondouk lorsqu’il existe. C’est ce qu’indiquent les conseils de Giovanni da Pontremoli cités ci-dessus qui recommande à l’un de ses associés envoyé à Constantine de faire confiance à Nicola de Tacio qui connaît le pays et la langue. Il pourra éventuellement s’adresser à d’autres marchands chrétiens de la ville, s’il y en a, mais devra se garder de trop fréquenter ou converser avec les hommes et, précise-t-il, surtout avec les femmes12. Cet exemple montre cependant, au-delà de la méfiance de Giovanni da Pontremoli, que certains marchands, tel ce Nicola de Tacio, avaient une pratique relativement reconnue des relations avec le milieu musulman. Cela est d’ailleurs confirmé par l’existence de contrats commerciaux, rarement conservés il est vrai, avec des marchands locaux, et plus encore par une série de lettres au ton particulièrement amical envoyé par des marchands de Tunis à leurs partenaires pisans vers l’année 1200, qui montrent une réelle proximité13. En théorie, rien n’empêchait les Latins de se rendre eux-mêmes dans les souks pour y commercer, et un contrat génois de 1263 évoque une somme reçue par un marchand d’un musulman de Bougie « in zucho » (au souk)14. De même, ils pouvaient se rendre dans les funduqs spécialisés dans la vente de certains produits, comme le montre le traité de 1343 entre Gênes et Tunis, qui prévoit que les Génois doivent pouvoir acheter aux « Arabes et sarrasins » les laines, boudrons, agninas, cuirs et autres marchandises dans les fondouks dans lesquels ces laines et cuirs sont vendus, et faire porter des biens dans leurs propres magasins, comme c’est la coutume15. Pourtant la pratique la plus courante était de passer par l’intermédiaire de courtiers professionnels qui permettaient au marchand de demeurer à l’intérieur du fondouk. Elle n’est d’ailleurs pas propre aux échanges entre chrétiens et musulmans, et est attestée très tôt notamment dans les sources juridiques arabes qui s’attachent à réprimer les abus que cette pratique pouvait engendrer16. Le recours à des courtiers est par ailleurs courant sur les marchés hors du monde musulman, comme le montre le passage que lui consacre au début du xive siècle Pegolotti17. Le traité de 1271 signé entre Venise et les Hafsides fait ainsi mention de ventes aux enchères par l’intermédiaire de courtiers (missetis)18, et celui de 1445 entre Florence et Tunis, dont la version arabe est conservée, de courtier (dallâl) et d’un droit lié à ce service de 0,5 %19. Pour les transactions des marchands latins dans les ports maghrébins ce rôle semble cependant être le plus souvent réservé à un personnage central dans les échanges : le drogman20.
9Cette fonction est bien connue dans le contexte ottoman, et a donné lieu en Europe et notamment en France à une institutionnalisation de l’enseignement de l’arabe, ce qui conduit parfois à réduire son rôle à celui d’un simple spécialiste des langues orientales. Au Moyen Âge cependant, et en particulier au Maghreb, ses fonctions sont beaucoup plus complexes et débordent largement du simple travail de traduction.
10Ce sont bien sûr d’abord des personnes maîtrisant plusieurs langues et en mesure, à ce titre, de servir de traducteurs, permettant de franchir une des frontières importantes qui séparent les Latins des Arabes. L’éloignement linguistique entre les idiomes européens et l’arabe vernaculaire imposait en effet d’avoir souvent recours à ce que Steven Epstein a appelé des boundary breakers, des hommes qui avaient une pratique suffisante des relations interculturelles pour servir d’intermédiaires, et qu’il étudie justement à travers le cas des drogmans en Méditerranée orientale21. L’identité et le profil de ces personnages ne sont pas toujours faciles à déterminer, car il faut souvent se contenter de noms isolés dans les documents, sans qu’il soit possible en particulier de connaitre leur parcours. Dans le registre du notaire génois de Tunis Pietro Battifoglio à la fin du xiiie siècle on trouve ainsi deux personnes qui assurent la traduction de l’arabe en latin : d’une part un Génois, Giovanni Dachirida, qui apparaît par ailleurs comme un marchand du fondouk, impliqué dans des opérations commerciales, et d’autre part un certain Asem, dit Pistoa, qualifié de drogman de la douane. Le nom de ce dernier peut suggérer un converti, sans que l’on puisse en dire plus – mais son surnom pourrait aussi être interprété comme la trace d’un séjour en terre latine, par exemple pour un ancien captif. On trouve un cas similaire dans une lettre envoyée par un marchand de Tunis à un Pisan, qui évoque deux transactions, la première faite par l’intermédiaire du drogman ‘Uthmân b. ‘Alî et l’autre avec un drogman que l’on nomme en langue franque Azmât Dafrakâ (De Franchi ?), ce qui laisse supposer qu’il porte un autre nom pour les Arabes de Tunis et qu’il pourrait être lui aussi un converti22. Le seul cas mieux documenté est celui d’Anselme Turmeda, dont on connait le parcours par les informations qu’il donne sur lui-même dans son traité de polémique contre les chrétiens : né à Majorque en 1352 ou 1354, il suit des études à Lérida puis Bologne, puis se rend à Tunis où il apprend l’arabe auprès d’un médecin de la cour qui connaissait la langue des chrétiens et se convertit à l’islam, prenant le nom de ‘Abd Allâh, courant pour les convertis. Au bout de cinq mois le sultan le nomme à la douane comme drogman pour qu’il puisse améliorer sa connaissance de l’arabe, qu’il maîtrise au bout d’un an selon ses dires23.
11Les deux personnages qui apparaissent dans le registre de Pietro Battifoglio montrent qu’il faut distinguer deux types des traducteurs : d’une part des hommes comme Giovanni Dachirida qui mettent leur compétences linguistiques au service des marchands et des consuls, et d’autre part les drogmans de la douane comme Asem, qui ont un caractère officiel24. Ces derniers sont nommés par le sultan ou le directeur de la douane, mais en accord avec la nation pour laquelle ils travaillent. C’est ce que montre une lettre adressée en 1207 par Ahmad b. Tamîm au Pisan Lamberto del Vernaccio et par laquelle il demande que les Anziani de Pise fassent pression sur le mushrif (directeur de la douane) de Bougie pour qu’il soit nommé drogman de la douane et courtier (dallâl) pour les Pisans25. Et il ajoute que cela est conforme à l’usage et aux privilèges des Pisans et des Vénitiens, attendu que nul ne peut être nommé drogman ou courtier sans leur agrément. Cette institutionnalisation de la fonction est confirmée par le tarif de leurs prestations qui est parfois précisé dans les traités, ou qui du moins doit suivre une coutume établie26. Chaque drogman est attaché à une nation, et le traité de 1272 entre Tunis et Gênes interdit à quiconque d’avoir son drogman particulier27. Ils ont par ailleurs une forme d’organisation, qui reste cependant difficile à décrire : le même traité de 1272 prévoit, dans un article il est vrai assez difficile à interpréter, que tous les drogmans sont en société (in societate) pour vendre et acheter. Surtout, on a conservé le testament daté de 1278 d’un marchand pisan, qui restitue à « l’université des drogmans et aux drogmans eux-mêmes » de la ville de Bougie une somme liée à une vente d’huile qu’il leur a faite précédemment28.
12Ces personnages occupent donc une place essentielle dans le quotidien des relations entre les marchands latins et le reste de la population, qui déborde très largement de leur simple rôle de passeurs linguistiques. Ils sont des agents de la douane, et à ce titre présents lors de l’arrivée des étrangers dans le port, aux côtés du consul, pour l’enregistrement des marchandises et des personnes. Ils interviennent ensuite dans les transactions commerciales, d’abord sans doute pour la négociation, puis le cas échéant pour la signature du contrat, et on les a vus présents dans les actes du notaire génois Pietro Battifoglio. Mais ce n’est pas une obligation : dans le contrat déjà cité, instrumenté par le notaire vénitien de Tunis Francesco di Belleto en 1472 avec un partenaire musulman, on précise que les trois témoins, chrétiens, connaissent la langue arabe et il n’y a pas d’intervention d’un drogman29. Ils agissent par ailleurs comme courtiers, fonction qui est bien distincte de celle de drogman dans les documents, mais qui est assurée par les mêmes personnes : Ahmad b. Tamîm demande à être nommé drogman et courtier des Pisans30, et les lettres contemporaines montrent bien que les transactions sont menées par leur intermédiaire31. Cela n’est cependant pas une obligation, mais le pouvoir musulman pousse les marchands latins à recourir à leurs services en se portant garant des transactions réalisées par l’intermédiaire des drogmans. Le traité de 1250 entre Gênes et Tunis prévoit ainsi que seront garanties les ventes faites en douane, lors d’enchères à la halqa (in calega) ou non, par l’intermédiaire des drogmans (per manum de turcimannis dugannae) et en présence de témoins de la douane32. Ces transactions seront mises par écrit, soit dans un acte (instrumenta) des dits témoins, soit par son inscription dans le registre de la douane (scripturam in cartulariis duganae)33. De même, le traité de 1397 entre le sultan de Tunis Abû Fâris et Pise stipule qu’en cas de vente par l’intermédiaire d’un drogman à la halqa (au sûq ?), si l’acheteur a examiné la marchandise et payé des arrhes, alors la vente sera ferme et ne pourra plus être annulée. Les officiers de la douane obligeront donc l’acheteur à régler le prix convenu34. Tant que les marchandises n’ont pas encore été payées, elles doivent rester en douane, ou sous la garde du drogman35, et si l’acheteur se révèle insolvable, alors la douane devra trouver un moyen de régler le marchand36. Il n’y a donc pas d’obligation de passer par l’intermédiaire commercial du drogman de la douane, mais le pouvoir y pousse fortement pour des raisons évidentes de contrôle des transactions, et donc des taxes qu’il peut en retirer37.
13Enfin les drogmans se voient confier dans le traité de 1234 entre Pise et les Hafsides un dernier rôle, celui de juge pour les affaires mettant en cause à la fois des musulmans et des chrétiens38. Mais c’est un cas isolé et en général cette tâche revient au directeur de la douane, qui était sans doute moins lié aux différentes nations en présence. Car ce qui apparaît dans la documentation est que si les drogmans sont bien des agents du pouvoir musulman, ils entretiennent des relations étroites avec les marchands pour lesquels ils travaillent, ce qui ne les prédisposait pas forcément à une grande impartialité. Cette proximité apparaît dans le testament du marchand Pisan cité plus haut, les drogmans étant les seuls musulmans bénéficiaires de legs, mais plus encore dans la lettre adressée par le drogman de Tunis ‘ Uthmân à un marchand de Pise :
je t’informe que je suis bien portant. Sache que je regrette ton absence et combien je souhaite ta présence parmi nous afin que tu puisses récupérer tes biens […]. Mes salutations à ta famille, tu as aussi le salut du shaykh Abû Bakr et celui de ‘Amrân39.
14Cette cordialité n’est sans doute pas sans arrière-pensée pécuniaire, car les revenus des drogmans, payés au pourcentage, dépendaient directement des affaires des marchands latins, mais elle suggère également une forme de proximité et de confiance chez ces personnages que Roser Salicru a qualifiés de « médiateurs culturels » et qui mettaient au service des Latins leur maîtrise de la langue, mais aussi des usages, des codes culturels et des normes en usage dans les ports musulmans40.
Conclusion
15Les marchands latins, qui sont à plus d’un titre des étrangers dans les ports musulmans du Maghreb, ne sont soumis en définitive qu’à très peu de contraintes ou d’obligations, sauf pour le paiement des taxes douanières : peu de restriction de circulation, et encore moins pour leurs transactions qui peuvent se faire librement et directement. Mais on constate pourtant un recours privilégié aux intermédiaires, poussé par des raisons à la fois de différences culturelles et de volonté politique. Étrangers par la langue, les codes et notamment les usages commerciaux, les Latins de passage ont besoin de passer par des médiateurs qui les mettent en contact avec leurs partenaires, et peuvent donc limiter les relations directes, en particulier avec les marchands musulmans. Mais ces frontières ne sont pas absolues et peuvent être franchies par les étrangers dès lors qu’ils acquièrent une certaine familiarité avec le milieu local. Plus déterminante est en revanche la volonté du pouvoir musulman de favoriser l’usage d’intermédiaires pour contrôler les marchands, pour des raisons avant tout fiscales mais aussi, même si c’est moins net, politiques, ce qui passe par l’encadrement de ces intermédiaires et l’institution des drogmans étroitement liés à la douane.
16Cela contribue à conférer un rôle central à ces « hommes de la frontière » dont on devine qu’ils ont un parcours personnel qui les a fait fréquenter, volontairement ou non, les deux espaces : rôle dans la bonne conduite des affaires, plus globalement dans les relations avec la population locale et avec le pouvoir sultanien, et dans les échanges interculturels dont ils sont des vecteurs privilégiés.
Notes de bas de page
1 D. Valérian, « Les marchands latins dans les ports musulmans méditerranéens : une minorité confinée dans des espaces communautaires ? », dans Identités confessionnelles et espace urbain en terre d’islam, M. Anastassiadou-Dumont ((éd.)), Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, 107-110, 2005, p. 437-458.
2 Cf. W. Heffening, Das Islamische Fremdenrecht bis zu den islamisch-fränkischen Staatsverträgen : eine rechtshistorische Studie zum Fiqh, Hanovre, 1925, rééd. Osnabrück, 1975.
3 D. Gioffrè (éd.), Lettere di Giovanni da Pontremoli, mercante genovese 1453-1459, Gênes, 1982, no 85 ([27/10]/1456).
4 Archivio di Stato di Venezia, Cancelleria inferiore, busta 27, notaire Francesco Belleto, 2e livre (1465-92), fol. 11v.-12 (26/11/1470).
5 Archivio di Stato di Genova, Notai antichi, filza 871, notaire Emanuele Granello, no 274, 296 (documents de 1479), cité par L. Balletto, « Famiglie genovesi nel Nord-Africa », dans Dibattito su grandi famiglie del mondo genovese fra Mediterraneo ed Atlantico. Atti del convegno Montoggio, 28 ottobre 1995, G. Pistarino (dir.), Gênes, 1997, p. 59.
6 Tout au plus les marchands quittent-ils les ports musulmans lorsqu’une attaque se prépare, par peur des représailles, comme lors de la croisade de Louis IX contre Tunis. Mais le plus souvent ils reviennent rapidement une fois le conflit apaisé.
7 D. Valérian, « Le recours à l’écrit dans les pratiques marchandes en contexte interculturel : les contrats de commerce entre chrétiens et musulmans en Méditerranée », dans L’autorité de l’écrit au Moyen Âge (Orient-Occident), XXXIXe Congrès de la SHMESP, Le Caire, 30 avril-5 mai 2008, Paris, 2009, p. 67-68.
8 M. Khadduri, War and Peace in the Law of Islam, Baltimore, 1955, p. 162-168 ; « Amān », Encyclopédie de l’Islam 2, I, p. 441-442 (J. Schacht).
9 C’est peut-être le cas en Égypte. D. Jacoby, « Les Italiens en Égypte aux xiie et xiiie siècles : du comptoir à la colonie ? », dans Coloniser au Moyen Âge, M. Balard, A. Ducellier (dir.), Paris, 1995, p. 88.
10 Dans les instructions données en 1444 à son ambassadeur à Tunis en vue de conclure une nouvelle paix, le roi d’Aragon Alphonse le Magnanime considère tous ses sujets chrétiens et musulmans comme relevant de son autorité, proposant qu’en cas de conflit – commercial ou autre, l’affaire soit jugée à la fois par le consul et le directeur de la douane. F. Cerone (éd.), « Alfonso II Magnanimo ed Abu ‘Omar Othmân. Trattative e negoziati tra il Regno di Sicilia di qua e di là Faro ed il Regno di Tunisi (1432-57) », première partie, Archivio storico per la Sicilia Orientale, 9 (1912), fasc. 1, p. 31.
11 Par exemple traité entre Gênes et Tunis de 1433, art. 21. L. de Mas Latrie (éd.), Traités de paix et de commerce et documents divers concernant les relations des Chrétiens avec les Arabes de l’Afrique septentrionale au Moyen-Âge, Paris, 1866, p. 137.
12 Cf. supra n. 3.
13 M. Amari (éd.), Diplomi arabi del R. Archivio fiorentino, Florence, 1863, p. 48-65.
14 Archivio di Stato di Genova, Notai antichi, minutier 30/II, fol. 2v (4/1/1263).
15 G. Petti Balbi, « Il trattato del 1343 tra Genova e Tunisi », Saggi e documenti, I, Gênes, 1978, p. 320
16 Le juriste sévillan Ibn ‘Abdûn, auteur au xiie siècle d’un manuel de police des marchés (hisba) règlemente ainsi la profession des courtiers en blé pour encadrer leurs commissions et éviter la spéculation. Séville musulmane au début du xiie siècle. Le traité d’Ibn Abdun sur la vie urbaine et les corps de métiers, É. Lévi-Provençal trad., Paris, 1947, rééd. 2001, p. 90 (§ 99). Cf. également M. Talbi, « Les courtiers en vêtements en Ifriqiya au ixe-xe siècle, d’après les Masā’il al-Samāsira d’al-Ibyānī », Journal of the Economic and Social History of the Orient, V/2 (1962), p. 160-194, rééd. Id., Études d’histoire ifriqiyenne et de civilisation musulmane, Tunis, 1982, p. 231-262.
17 Francesco Balducci Pegolotti, La Pratica della mercatura, A. Evans (éd.), Cambridge, Mass., 1936, p. 18, où il donne les différents noms utilisés pour désigner ce personnage (Sensale, Curattiere, Mezzano, et en vénitien Messetto).
18 Venezia e il regno di Tunisi. Gli accordi diplomatici conclusi fra il 1231 e il 1456, F. Girardi (éd.), Rome, 2006, p. 27 (art. 11).
19 M. Amari (éd.), Diplomi…, op. cit., p. 177 (art. 25).
20 La situation est peut-être différente en Orient, où l’on trouve des mentions de courtiers ou simsâr distincts des traducteurs. É. Vallet, Marchands vénitiens en Syrie à la fin du xve siècle, Paris, 1999, p. 129. Mais le traité de 1290 entre la république de Gênes et le sultan Qalâwûn stipule (art. 14) que « si un Génois vend devant témoin ou par courtier (simsâr, censal) de la douane, celle-ci répond de l’acheteur », ce qui semble indiquer une fonction officielle assez équivalente. C. Cahen trad., Orient et Occident au temps des Croisades, Paris, 1983, p. 242-244.
21 S. A. Epstein, Purity Lost. Transgressing Boundaries in the Eastern Mediterranean, 1000-1400, Baltimore, 2006.
22 M. Amari (éd.), Diplomi…, op. cit., p. 60-61.
23 R. Salicrú i Lluch, « Más allá de la mediación de la palabra : negociación con los infieles y mediación cultural en la baja edad media », dans Négocier au Moyen Âge, M. T. Ferrer Mallol, J.-M. Moeglin, S. Péquignot, M. Sánchez Martínez (éd.), Barcelone, 2005, p. 424-425.
24 Il est qualifié de turcimanus de dicta dugana, torcimanus constitutus in dicta dugana et turcimanus prefacte duganne. Notai genovesi in oltremare. Atti rogati a Tunisi da Pietro Battifoglio (1288-9), G. Pistarino (éd.), Gênes, 1986, no 1, p. 4 (20/12/1288), no 68, p. 100 (21/4/1289), no 87, p. 126 (1/5/1289).
25 M. Amari (éd.), Diplomi…, op. cit., p. 75-77 (dernière décade de rabî‘ II 604 / novembre 1207). Il précise qu’il est courtier pour la halqa (vente aux enchères).
26 Le traité de 1234 entre Pise et Tunis stipule ainsi que les marchands pourront commercer, sans abus, notamment des drogmans (art. 4), et celui de 1264 précise que tout sera réglé selon la coutume (art. 10). L’accord de 1397 entre le sultan Abû Fâris et Pise ajoute que tous ces drogmans doivent recevoir les mêmes sommes, soit une taxe sur les transactions de cinq dirhams pour cent dinars (art. 13). M. Amari (éd.), Diplomi…, op. cit., p. 293, 297, 322.
27 L. de Mas Latrie (éd.), op. cit., p. 124 (art. 16). On retrouve cette clause dans le traité de 1397 avec Pise.
28 Universitati turcimanorum et ipsis turcimanis. Archivio di Stato di Pisa, Diplomatico Roncioni, 17/10/1278.
29 Archivio di Stato di Venezia, Cancelleria inferiore, busta 27, notaire Francesco de Belleto, 2e livre (1465-92), fol. 16v. (9/6/1472).
30 Cf. supra n. 16.
31 ‘Alâ yad al-turjmân. M. Amari (éd.), Diplomi…, op. cit., p. 61.
32 Traité Gênes-Tunis 1250, art. 6, L. de Mas Latrie (éd.), op. cit., p. 119. Le texte de l’accord de 1272 ne fait plus mention des ventes faites hors de la douane (art. 15, ibid., p. 124).
33 Convention entre Lucheto Pignoli, ambassadeur de la République de Gênes, et les commissaires nommés par le roi de Tunis, pour satisfaire aux réclamations de divers marchands génois qui faisaient le commerce avec Tunis (9/6/1287), L. de Mas Latrie (éd.), op. cit., p. 448.
34 Traité entre Pise et Tunis, 1397, art. 11. M Amari (éd.), op. cit., p. 321.
35 Traité entre Pise et Tunis, 1264, art. 26. Ibid., p. 299.
36 Ces règles et ces garanties de la douane valent dans tous les cas, que le débiteur soit chrétien ou musulman. Traité entre Pise et Tunis, 1397, art. 3. Ibid., p. 320.
37 Dans le traité de 1290 entre Gênes et les Mamelouks, la même disposition existe, mais est étendue aux témoins (c’est-à-dire les témoins instrumentaires ou shâhid) et courtiers de la douane (cum testibus vel cum censariis duganae). P. M. Holt, Early Mamluk diplomacy (1260-1290) : treaties of Baybars and Qalâwûn with Christian rulers, Leyde, 1995, p. 145.
38 L. de Mas Latrie (éd.), op. cit., p. 33 (art. 9).
39 M Amari (éd.), op. cit., p. 53-54, trad. J. Arbach dans H. Bresc et al., La Méditerranée entre pays d’Islam et monde latin (milieu xe – milieu xiiie siècle), Paris, 2001, p. 89-90.
40 R. Salicrú i Lluch, « Translators, interpreters and cultural mediators in late medieval Eastern Iberia and western islamic diplomatic relationships », Tenth Mediterranean Research Meeting, (Florence & Montecatini Terme, Mar 24-27, 2009), Workshop 3 : Language and cultural mediation in the Mediterranean, 1200-1800, en ligne : http://digital.csic.es/bitstream/10261/12714/1/Translators%20interpreters%20and%20cultural%20mediators.pdf (dernière consultation 23/08/11).
Auteur
PU (Lyon 2) CIHAM – UMR 5648
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