Femmes, mariages clandestins et justice d’Église
L’éclairage des archives d’officialités normandes de la fin du Moyen Âge
p. 161-172
Texte intégral
1Au xiie siècle, les théologiens parisiens concèdent la validité des mariages conclus sans forme ni solennité particulière afin d’assurer le triomphe du principe selon lequel solus consensus facit nuptias, principe canonisé ensuite par Alexandre III (X., IV, 4, 3) et Innocent III (X., IV, 1, 25)1. Hugues de Saint-Victor (v. 1097-1141) est l’un des premiers à démontrer la validité de ces mariages, clandestins, tout en concédant qu’ils peuvent fragiliser certaines situations conjugales dont s’avèrent de fait victimes les femmes, si elles négligent d’assurer un minimum de publicité à leurs échanges de consentements. Dans le cas qu’il présente, c’est bien une femme qui est abandonnée par l’homme avec qui elle s’est mariée clanculo et occulte. Elle est victime de ce mariage qu’elle ne peut pas prouver. Lorsque celui qu’elle tient pour son mari décide d’épouser publiquement quelqu’un d’autre, celebri apparatu et manifeste, elle ne peut obtenir du juge qu’il l’oblige à rester avec elle car « l’Église ne peut pas juger de ce qui ne peut pas être prouvé ». Mais elle ne peut pas non plus obtenir en justice l’autorisation d’épouser à son tour un autre homme, puisqu’elle a, elle, avoué l’existence de ce premier mariage qui, en conscience, n’aurait pas dû être rompu2. Elle est donc contrainte à finir sa vie chastement. Le théologien conclut que « si les femmes ne veulent pas rester continentes, qu’elles prennent garde de ne pas se marier en secret. Qu’elles se marient là où elles pourront trouver des témoins au cas où leur mari nierait ensuite le consentement. Et si elles ne peuvent éviter de commettre cette faute, qu’elles en acceptent au moins les conséquences et la peine3 ». L’homme marié deux fois, d’abord clandestinement, puis publiquement, est tenu de rester vivre avec sa seconde épouse, mais cela ne va pas sans inconvenientia moraux que le théologien parisien réussit toutefois à résoudre en réduisant le risque d’adultère perpétuel auquel il aurait pu s’exposer4.
2Dans le cas d’école proposé par le maître victorin, les femmes sont les principales victimes en puissance de la liberté du consensualisme, d’où le souci du théologien d’en faire les premières alliées des clercs désireux de lutter contre les abus possibles de la validation théorique des mariages clandestins. La validité théorique des mariages clandestins peut en effet mettre en péril l’indissolubilité du lien matrimonial5. La liberté laissée aux conjoints de se marier autrement que de façon solennelle et publique n’est pas sans risque : des femmes (comme des hommes) peuvent être abusées par des gestes ou des paroles aux significations ambiguës ou par des promesses prononcées dans le seul but d’obtenir des faveurs sexuelles sans lendemain. Le droit canon a en effet fini par reconnaître comme mode de formation du lien matrimonial les cas où des « paroles de futur » sont suivies de relations charnelles (on parle de mariage per verba de futuro copula carnali subsecuta). Alexandre III affirme dans la décrétale Is qui fidem que si l’on peut apporter la preuve que des promesses de mariage ont précédé une relation charnelle, l’homme et la femme doivent être reconnus en justice comme des époux, même si un second mariage a ensuite été conclu publiquement avec un tiers. Grâce à la présomption d’un consentement de présent dans cette copula, il existe un recours judiciaire pour les parties abusées. Mais ces actions en reconnaissance de mariage « présumé » imposent à la partie demanderesse de prouver les promesses autant que la relation sexuelle pour qu’elle obtienne du juge ecclésiastique qu’il contraigne le conjoint récalcitrant à faire solenniser l’engagement in facie ecclesie. On comprend alors pourquoi les autorités diocésaines en charge de la discipline matrimoniale prennent tant soin d’imposer dans leur statuts synodaux des conditions de publicité et de solennité pour l’échange des consentements de présent, mais aussi pour les promesses de mariage par « paroles de futur6 ». Certaines réglementations synodales veillent aussi à interdire les relations charnelles entre les fiancés avant que la période d’enquête des bans ne soit arrivée à son terme7.
3Étudier les incidences sociales de la clandestinité invite donc à prendre en considération les usages réguliers d’une théorie juridique complexe, mais connue et maîtrisée par les laïcs, autant que les infractions de ceux qui en abusent. Même si les sources disponibles ne permettent une lecture genrée de l’infraction matrimoniale et de son traitement judiciaire qu’avec précaution, nous essaierons de préciser la place spécifique des femmes dans ce jeu matrimonial8. Hommes et femmes usent-ils de façon similaire de l’option clandestine et/ou des options offertes par la justice pour obtenir la régularisation d’une situation conjugale précaire ? Les femmes, séduites et délaissées, sont-elles les victimes toutes désignées des options offertes par la validité des mariages présumés ? Ces femmes abusées veillent à faire reconnaître judiciairement leur état de femme mariée ainsi que la légitimité de leurs enfants. L’official s’impose comme leur ultime recours, mais à quel prix ? Nous essaierons d’apporter quelques éléments de réflexion à partir des éclairages offerts par les archives judiciaires ecclésiastiques normandes de la fin Moyen Âge9.
41. La publicité et la solennité d’un engagement ne prémunissent pas totalement contre le risque d’abandon par un conjoint qui décide de refaire sa vie. Mais la clandestinité et le défaut de preuve de l’engagement initial rendent toutefois la situation matrimoniale du conjoint délaissé plus délicate encore. Au sein des causes matrimoniales qu’ont à connaître les officiaux médiévaux, l’importance numérique des actions engagées pour obtenir du juge la reconnaissance de fiançailles ou de mariages, toujours largement majoritaires, témoigne de ce que les justiciables voient bien dans le tribunal un recours légitime pour obtenir la régularisation d’une situation matrimoniale valide en soi10. Les études menées sur les archives d’officialités des xive et xve siècles, notamment par Charles Donahue, montrent que ce sont les femmes qui engagent le plus d’actions de ce type11. Ce sont des actions en reconnaissance de mariage de présent dans les juridictions anglaises, en reconnaissance de fiançailles ou de mariages présumés dans les juridictions franco-belges12. Il constate aussi que la cour d’York fonctionne comme a pro-plaintiff court : les juges y offrent des réponses bienveillantes à ceux qui veulent faire reconnaître une union, or ce sont à 73 % des femmes au xive siècle, et à 61 % au xve siècle. L’official du diocèse de Paris apparaît moins enclin à donner raison aux demandeurs, hommes ou femmes13. La faiblesse relative des sentences favorables à la partie demanderesse rendues à Paris par rapport à York ou Ely peut expliquer l’implication moindre des femmes dans les actions menées. L’exigence de l’official en matière de preuve est plus grande encore dans les causes enregistrées devant la cour de Sion au xve siècle14. L’historien du droit américain a pu relever un point commun entre toutes les cours étudiées : la prédominance des femmes dans les actions en reconnaissance de mariage par relations charnelles. Qu’en est-il dans les sources normandes ?
5Dans les archives normandes conservées pour le xve siècle, les registres d’amendes des promoteurs rouennais ne donnent pas directement à voir les conflits conjugaux. Ce n’est qu’incidemment qu’on trouve des allusions à des conflits de cette nature, quand une personne est condamnée pour avoir « varié » en cours de procès15. Les amendes pour des situations de concubinage prolongé ou de vie maritale après des fiançailles souvent publiques y sont également enregistrées. On ne peut que conjecturer les conditions dans lesquelles l’action judiciaire a été engagée. Il est vraisemblable que les affidatae se sont jointes au promoteur pour obtenir des garanties contre toute velléité d’abandon par leur mari, et pour assurer la légitimité des enfants nés du couple, car ce sont bien elles qui ont le plus à perdre d’une situation conjugale, sinon totalement irrégulière, du moins fragile. Vincent Bordier est ainsi mis à l’amende parce que « fiancé » (affidatus) à Ysabelle Brohon, il a vécu avec elle pendant trois ans, fondant ainsi un « mariage consommé » alors que les « solennités requises avaient été omises16 ». La précarité d’une telle situation pour Ysabelle est réelle : Vincent avait d’ailleurs commencé par nier l’affidatio et la connaissance charnelle. Ce n’est qu’après un mois passé en prison qu’il reconnaît les faits et promet d’« épouser Ysabelle à la face de l’église avant l’Ascension », sous peine d’excommunication et de 10 £ d’amende. Un temps victime en puissance par la précarité des mariages présumés, Ysabelle a bien réussi à obtenir une régularisation de sa situation conjugale grâce à cette action en justice.
6Quelques cours normandes ont conservé des registres de procédures et de sentences plus aisés à exploiter pour travailler sur les circonstances des conflits conjugaux liés aux options clandestines. Les sentences de l’official de Fécamp montrent que les hommes et les femmes lancent surtout des actions pour faire reconnaître des sponsalia de futuro (simples ou suivies de relations charnelles, ce qui est le plus fréquent). Les femmes sont celles qui engagent le plus d’actions en reconnaissance de lien, qu’il y ait consommation ou non. Sur sept affaires, une seule est à l’initiative d’un homme ; c’est une action en reconnaissance de mariage présumé. On relève trois affaires de reconnaissance de fiançailles engagées par des femmes : l’homme nie à deux reprises l’engagement et la femme est déboutée pour insuffisance de preuves. Une fois seulement, l’homme reconnaît l’échange de promesses, ce qui permet de faire aboutir la requête de la partie demanderesse. Sur quatre affaires où sont évoquées des promesses de mariage suivies de relations charnelles, la pars actrix est déboutée deux fois, et entendue deux fois. La modestie du corpus ne permet bien sûr aucun traitement statistique mais il confirme les tendances mises à jour par Charles Donahue dans les juridictions parisiennes et anglaises aux xive et xve siècles. La partie demanderesse est majoritairement féminine. En cas de manque de preuves, seule la bonne volonté du fiancé (ou sa mauvaise conscience ?) permet à la partie demanderesse d’obtenir la reconnaissance de l’existence d’un lien quand elle défère un serment décisoire. Après avoir débouté les demandeurs trois fois (deux femmes et un homme), l’official de Fécamp propose d’adjuger comme mari et femme ou ordonne aux parties de faire solenniser leur engagement dans quatre cas (où les parties demanderesses sont des femmes). On ne saurait faire de ce tribunal une pro-plaintiff court et les actions engagées par les femmes y sont réglées dans le strict cadre du droit puisque se vérifie en pratique l’adage qui veut que l’Église ne puisse pas juger ce qui ne peut pas être prouvé.
72. Au-delà de ces modestes données chiffrées, attachons-nous à caractériser les attitudes des femmes à l’égard de l’infraction.
8Les femmes ne sont pas seulement victimes de la clandestinité, elles peuvent aussi tenter d’exploiter les normes canoniques et les options offertes par la théorie des mariages présumés pour obtenir un mari ou pour piéger un ancien amant. L’exemple d’Alicia Malclerq, relevé dans les enquêtes réalisées par la cour de l’abbaye de Cerisy, illustre sans ambiguïté l’utilisation frauduleuse qu’une femme peut en faire. C’est pour nuire à Jean Escallate qu’elle s’oppose à son mariage avec Philippote, en faisant valoir qu’avant les sponsalia contractées entre ces deux-ci, Jean et elle ont échangé fides et promissio de matrimonio contrahendo carnali copula subsecuta. Si elle est in fine condamnée, en 1315, à une peine d’échelle, c’est pour parjure : elle reconnaît devant la cour de Cerisy avoir affirmé cela sous serment pour nuire à Jean17. Thessina La Prevoste fait valoir quant à elle devant la cour de Montivilliers « des promesses matrimoniales » six ans avant que n’intervienne la relation charnelle a priori en cause avec un certain Ancellet de Mauray, dont on apprend qu’il est pourtant fiancé à une autre femme depuis un an18. Thessina cherche-t-elle en toute bonne foi à faire valoir l’antériorité des promesses échangées entre Ancellet et elle, ou cherche-t-elle à nuire à un homme volage qui a peut-être mis en péril sa réputation et entamé sa capacité à trouver un mari ? Sans sentence conservée ni sources complémentaires, nous n’en savons pas plus.
9Les femmes peuvent jouer aussi sur la clandestinité d’un engagement pour refaire leur vie, sans se sentir engagées par des fiançailles, même solennelles, ou par des mariages présumés19. Quand Jean, bâtard de Guillaume Bouzeus, est condamné à payer une amende de 60 sous au promoteur de l’officialité de Rouen, pour avoir réitéré une affidatio in manu sacerdotis avec Pétronille, on apprend qu’il était déjà engagé avec Johanna avec qui il s’était fiancé (affidaverat in manu sacerdotis) et qu’il avait connue charnellement (carnali copula subsecuta). Mais celle-ci avait fini par le quitter pour épouser un autre homme à Honfleur20. Faire bénir clandestinement son mariage ailleurs que dans leur paroisse de résidence permet également à certaines femmes d’essayer de se désengager de fiançailles devenues inopportunes ou de mariages présumés. Dans le vicariat de Pontoise, Jeannette Duchesne est ainsi condamnée à 4 £ d’amende en même temps que Duhamel parce qu’ils se sont mariés sans bans dans le prieuré d’Évêquemont. Jeannette était pourtant fiancée à Jean Bérenger qui avait d’ailleurs engagé une action en reconnaissance de fiançailles. L’instance en cours aurait dû empêcher tout engagement des parties avec un tiers. Mais le mariage par paroles de présent, bien que conclu clandestinement, est un vinculum fortius qui l’emporte sur des fiançailles même solennelles21. En 1410, Colin Bron engage devant la cour de Fécamp une action en reconnaissance d’affidatio suivie de relations charnelles avec Guillermine Onyn22. La femme nie et demande même à la cour « licence de solenniser son mariage à la face de l’église avec Laurent Aubry », avec qui elle s’est « fiancée dans la main du prêtre ». Dans cette affaire, la défenderesse coupe court à la requête en allant se marier de façon irrégulière dans le diocèse de Rouen. La sanction est cependant lourde car elle est condamnée aux dépens du procès et à une amende pour mariage « contracté en dépit d’un interdit de l’Église (interdictum ecclesiae) » (40 £ réduites à 10) assortie d’une séparation temporaire de Guillermine et Laurent. Ils ont interdiction de se « fréquenter, avant d’avoir été réconciliés et d’avoir obtenu de la cour une licence spirituelle ». Mais le (second) couple est bien reconnu comme légitime. Ce n’est pas toujours le cas, comme en témoigne en 1425 l’affaire de Pétronille. Elle a fui Colin Le Fae qui avait engagé à la cour de Rouen une action en reconnaissance de mariage présumé contre elle. Elle s’est bien mariée clandestinement avec Robert Séry dans l’exemption de Fécamp, en plein Carême et sans bans. Reconnue comme étant l’épouse de Colin, le second mariage est déclaré nul par la cour23.
10Qu’elles réussissent ou qu’elles échouent, les stratégies d’évitement de l’engagement matrimonial et leurs enjeux diffèrent selon que c’est un homme ou une femme qui cherche à se défaire d’un lien. Quand elles sont mises en cause dans des affaires de clandestinité, les femmes ont tendance à faire valoir un autre engagement plus contraignant juridiquement. Elles peuvent bien se révéler d’habiles séductrices, avides de plaisirs charnels et user des options des mariages présumés pour obtenir satisfaction comme les hommes. Mais ces ruptures d’engagement peuvent aussi révéler les contraintes qui pèsent pour elles sur le choix d’un conjoint24. Les familles savent jouer des subtilités de la règle canonique pour mieux reprendre en main des projets d’alliance, notamment quand ils en sont encore au stade des paroles de futur, moins contraignantes juridiquement que les paroles de présent.
11L’affaire entendue par l’official de Montivilliers en 1497 montre comment les hommes peuvent vouloir hiérarchiser les infractions (entre concubinage, adultère ou bigamie par mariage présumé) et comment ils peuvent user de la règle canonique pour faire et défaire des liens conjugaux. Jean Grivechilles a bien reconnu (une fois n’est pas coutume…) les promesses de mariage et la relation charnelle avec Marion Fergousson. Mais pour mettre en échec l’action en reconnaissance de mariage présumé de celle-ci, il jure aussi qu’avant cette affidatio, il avait engagé des pacta matrimonialia avec Marguerite Brun et l’avait également connue charnellement25. Voilà donc en une seule affaire deux femmes victimes du vagabondage conjugal d’un homme qui joue de la règle canonique pour ne s’engager définitivement avec personne. Le premier engagement était aussi clandestin que le second, mais il était sans doute resté secret puisque le registre présente Marguerite comme « femme mariée à Abbeville ». Les sources, lacunaires, ne nous disent pas si l’official a reconnu le bien-fondé de la requête de Marion, ni quel sort lui est réservé : épouse légitime ou femme séduite et abandonnée ?
12En règle générale, dans les actions en reconnaissance de mariage présumé, à Fécamp ou Montivilliers comme à Paris, l’homme nie les promesses mais avoue les relations charnelles (même sans grossesse accusatrice) et/ou la situation de concubinage26. Cela revient pourtant bien à reconnaître une infraction passible d’une amende pour fornication. En 1410, nous voyons ainsi Simonette engager devant l’official de Fécamp une action en reconnaissance de « foi donnée de contracter mariage suivie de relation charnelle », et requérir que Thomas Durand lui soit adjugé « comme son mari (virum) ». Au cours de la litiscontestatio, ce dernier nie la fideidatio, mais reconnaît avoir connu charnellement plusieurs fois la demanderesse, « avec sa permission (ut permittitur) ». Il est ensuite « libéré de la requête de la demanderesse27 ». Le registre ne nous dit rien d’une éventuelle amende pour relation charnelle illicite et la sentence ne précise pas si licence est donnée aux parties de se marier avec autrui. On peut penser que ce fut le cas puisqu’aucun lien n’a été reconnu entre les parties28.
13Les lecteurs de Claude Gauvard savent combien la réputation de pureté sexuelle est constitutive de l’honneur d’une femme29. Celles qui, comme Simonette, ont été « connues charnellement » par des hommes qui le reconnaissent publiquement mais refusent d’être considérés ensuite comme leur mari ont-elles réussi à retrouver un époux après l’échec de l’action judiciaire ? Ont-elles été contraintes à suivre le même chemin que ces femmes déshonorées par un viol qui grossissent les effectifs des femmes publiques ? On manque de sources pour en juger sauf à mobiliser les travaux des spécialistes de la violence et de la justice médiévale qui nous invitent à la prudence. Claude Gauvard nous apprend que les injures sexuelles sont jugées particulièrement infamantes. Mais si le viol des femmes suscite la vengeance des hommes de la famille une fois que l’injure est devenue publique, il est loin de constituer le crime le plus vengé30. Comment s’étonner du silence des sources sur ces affaires de mariages présumés où la relation charnelle qui suit des promesses de mariage, aussi difficiles à prouver qu’elles soient, n’est pas un viol. Simonette était bien consentante et Thomas ne manque pas de le rappeler au juge. Dans leurs dépositions, les prostituées lyonnaises étudiées par Jacques Rossiaud ne font d’ailleurs jamais allusion à ces séductions pseudo-conjugales d’un genre bien particulier pour justifier de leur situation31. N’oublions pas que les tribunaux d’Église disposent d’outils juridiques pour obtenir des compensations pour les femmes déflorées ou engrossées en dehors des liens du mariage32. La cour de Fécamp en donne deux témoignages. Le 18 août 1413, des sponsalia sont déclarées « nulles et à annuler » en raison de la découverte d’un empêchement de parenté au quatrième degré. Pierre Vavasseur est toutefois condamné à doter Ameline Écart qu’il a reconnu sous serment avoir déflorée. Dans une sentence d’« annulation de mariage de facto » promulguée en 1405 entre Raoul et Guillermine, nous lisons que la jeune femme a fait état d’une « défloration », allégation faite « avec l’autorisation de son père ». Raoul est condamné par la cour à payer 10 £ tournois à Guillermine « en réparation de la défloration et des dépens de la cour de Fécamp, tant pour l’accouchement que pour la présente sentence33 ». Mais le mariage « de fait » annulé renvoie sans doute plus à un mariage qui n’aurait pas dû juridiquement être contracté qu’à un mariage clandestin dont la preuve n’a pas pu être apportée en justice. Il faudrait poursuivre les investigations pour affiner notre connaissance du sort de ces femmes séduites, abusées et déboutées en justice. Il faudrait également en savoir plus sur leur situation familiale et professionnelle comme sur leur âge pour évaluer leur capacité de réinsertion dans le marché matrimonial après l’échec de ces actions judiciaires.
14Comme les hommes, les femmes savent donc user des opportunités qu’offrent la clandestinité et la liberté de se marier sans formes particulières. Quand les sources nous permettent d’en juger, elles sont toutefois plus nombreuses que les hommes à engager des actions judiciaires pour obtenir la régularisation de situations conjugales précaires. Les juges normands reconnaissent autant que possible le bien-fondé des requêtes des demandeurs et imposent la solennisation du mariage clandestin, mais dans le cadre strict de la règle canonique et sans considération particulière de genre. Les femmes semblent ainsi moins pâtir de la clandestinité en tant que telle que de ses conséquences sociales quand l’absence de preuves des promesses de mariage fragilise la cellule conjugale. Car les actrices engagées personnellement ou dans une action conjointe avec le promoteur sont loin d’être assurées d’être reconnues comme épouses légitimes, en Normandie comme à Paris, moins encore qu’en Angleterre. Elles s’engagent d’ailleurs moins en proportion que devant les cours anglaises. Mais elles le font tout de même, bravant le risque d’excommunication34. L’action engagée est un ultime recours pour ces femmes qui ont donc plus à gagner qu’à perdre35. Nous ne savons pas ce que deviennent celles qui ont été déboutées pour manque de preuves. Dans nos juridictions où l’essentiel des actions en reconnaissance de mariages clandestins concerne des mariages présumés, elles ont bien dû rendre public le fait d’avoir cédé sexuellement à un homme. Mais si elles revendiquent avoir consenti à la copula, c’est sous couvert de promesses de mariage qui peuvent leur valoir un mari ou du moins l’indulgence du tribunal ecclésiastique, voire de la société tout entière. Il nous est difficile de montrer pourtant jusqu’à quel point l’institution judiciaire et la parole du juge peuvent être pour ces femmes un moyen d’obtenir une nouvelle virginité sociale, une restauration ou une préservation de leur fama. Mais cette question mérite d’être posée dans une réflexion plus large à mener sur l’action normalisatrice de la justice ecclésiastique à la fin du Moyen Âge36.
Notes de bas de page
1 Afin d’assurer la qualité de vrai mariage à la desponsatio de la Vierge, les théologiens parisiens défendent le « consensualisme » contre le « réalisme » des canonistes bolonais qui considèrent que le mariage n’existe qu’après la copula. Mais celle-ci joue toujours un grand rôle dans la formation du lien, notamment en transformant en vrai mariage des simples promesses (Philippe Toxé, « La copula carnalis chez les canonistes médiévaux », dans Michel Rouche (dir.), Mariage et sexualité. Accord ou crise ?, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2000, p. 123-133, ici p. 124-127).
2 Hugues de Saint-Victor, De sacramentis christianae fidei, II, 11, 6, dans Patrologie latine, t. 176, col. 488. Dans le chapitre V, l’auteur a affirmé que si un couple se marie en secret et sans témoins, ce sont « tout-à-fait des conjoints », omnino conjuges sunt, au même titre que ceux qui se sont mariés publiquement : il n’est donc « pas licite de les séparer, si n’apparaît aucune cause de rupture » (II, 11, 5).
3 Ibid., II, 11, 6, col. 490.
4 Sur les incidences des divers traitements doctrinaux des cas de mariages successifs, clandestin puis public, voir Carole Avignon, « Les mariages clandestins à l’épreuve d’un jugement en droit et en équité : le témoignage des sentences médiévales », dans Benoît Garnot, Bruno Lemesle (dir.), Autour de la sentence judiciaire du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2012, p. 171-180, spécialement, p. 176-179.
5 Richard Helmholz ou Anne Lefebvre-Teillard ont notamment montré combien les pratiques clandestines ont pu favoriser le « divorce » (rupture de fait), jusqu’aux clarifications du Concile de Trente : Richard H. Helmholz, Marriage Litigation in Medieval England, New York, Cambridge University Press, 1974 ; Anne Lefebvre-Teillard, « Règle et réalité : les nullités du mariage à la fin du Moyen Âge », 31/1, 1982, Le mariage éclaté : problème d’insertion ecclésiale, Revue de droit canonique, p. 145-155.
6 Les réglementations synodales de l’Occident latin ont repris le canon 51 de Latran IV qui renouvelle en 1215 l’interdiction des mariages clandestins et généralise la pratique des bans pour rendre publics les projets de mariage et ouvrir un temps d’enquête sur la légitimité des couples désireux de se marier. Elles précisent aussi les solennités requises pour garantir la publicité du mariage, notamment les conditions d’échange « à la face de l’église », ou aux « portes de l’église », des consentements par « paroles de présent », et la place de la bénédiction sacerdotale. On peut y lire aussi que les « parole de futur » doivent être échangées sinon toujours in facie ecclesie (comme dans les statuts synodaux parisiens d’Eudes de Sully) du moins en présence de témoins et d’un prêtre (Synodal de l’Ouest).
7 Voir les statuts rouennais de 1245 (Concilia Rotomagensis provinciae, éd. par Bessin, Rouen, 1717, II, p. 78), les statuts de Lisieux, vers 1312-1448 (ibid., II, p. 480).
8 Dans les registres d’amendes rouennais, c’est la personne qui gage l’amende qui est enregistrée et non pas toujours celle qui a commis l’infraction. Dans les infractions matrimoniales, ce sont des couples qui sont souvent mis en cause. Il faut également tenir compte des filtres de procédure : dans les actions ex officio, c’est le promoteur qui lance la procédure, au contraire des actions à l’instance des parties où l’on peut identifier une pars actrix et une pars rea. Et même dans ces actions, il faut parfois lire entre les lignes pour ne pas faire toujours de la partie demanderesse la victime de la situation conjugale dénoncée.
9 Ce sont les registres d’amendes du promoteur de l’officialité de Rouen (1424-1484), de comptes du vicaire général de Pontoise (1454-1554), de causes civiles et de sentences des officialités exemptes de Montivilliers (xve siècle) et de Fécamp (1404-1435). S’y ajoutent les plumitifs de la cour officiale de l’abbaye de Cerisy, qui bénéficiait aussi d’une exemption dans le diocèse de Bayeux. Ces registres ont été édités par Gustave Dupont, Le registre de l’officialité de Cerisy (1314-1457), Caen, F. Le Blanc-Hardel Libraire (Mémoire des antiquaires de Normandie), 1880.
10 Lefebvre-Teillard, « Règle et réalité… », art. cité, p. 145. Sur 410 causes matrimoniales engagées devant l’official de l’évêque de Paris entre 1384 et 1387, 254 sont des actions en reconnaissance de fiançailles ou de mariage, contre 10 demandes de séparation : Charles Donahue, Law, Marriage and Society in the Later Middle Ages. Arguments About Marriage in Five Courts, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 302-382.
11 52 % des actions engagées à l’officialité de Paris (1384-1387) le sont par des femmes (le genre de la pars actrix n’est identifié que dans 21 % des affaires en 1385), contre 64 % à Ely (fin xive siècle), et autour de 70 % des cas à York (xive siècle) : Charles Donahue, « Female Plaintiffs in Marriage Cases in the Court of York in the Later Middle Ages : What Can We Learn from the Numbers ? », dans Sheridan Walker Sue (dir.), Wife and Widow in Medieval England, Michigan, University of Michigan Press, 1993, p. 183-213.
12 Pour plus de précisions sur les incidences de l’excommunication ou des faits de procédure sur la composition des types d’actions matrimoniales, voir les travaux de Charles Donahue.
13 Pour le demandeur, le taux de réussite d’une action engagée devant la cour d’York est de 80 % au xive siècle (78 % au xve siècle), contre 60 % à Ely et 36 % à Paris : Donahue, « Female Plaintiffs… », art. cité, et Id., Law, Marriage…, op. cit.
14 Jean-François Poudret, « Symbolisme et réalisme dans les mariages clandestins valaisans à la veille du concile de Trente », dans Mélanges en l’honneur d’Anne Lefebvre-Teillard, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2009, p. 839-849, p. 844 et 848.
15 C’est le cas par exemple dans ces quatre amendes enregistrées en 1425 contre trois hommes : « en dépit de cette variatio, la femme [leur] est adjugée [comme épouse] » (Rouen, AD Seine-Maritime, Rouen, G 250, fol. 9v ; fol. 21r ; fol. 40v ; fol. 48). On n’en apprend pas plus.
16 Ibid., G 261 (1454-1455), fol. 6r.
17 Dupont, Le registre de l’officialité de Cerisy…, op. cit., p. 42 [cas 35 (1315)].
18 Rouen, AD Seine-Maritime, Montivilliers, G 5270 (1433-1486), fol 25r (s. d.)
19 Le promoteur de l’officialité de Rouen condamne pour doubles promesses : en 1424, 6 femmes dont 1 pour nouvelle promesse après verba de futuro copula carnali subsecuta (contre 4 hommes) ; en 1425 : 5 femmes (contre 1 homme pour bigamie par mariage présumé) ; en 1439 : 1 femme (contre 1 homme) ; en 1454 : 3 femmes (contre 4 hommes) ; en 1484 : 8 femmes dont 5 pour nouvelle promesse après mariage présumé (contre 5 hommes, dont 2 pour nouvelle promesse après mariage présumé).
20 Rouen, AD Seine-Maritime, Rouen, G 271 (1484-1485), fol. 12v.
21 Ibid., Pontoise, G 327 (1466-1467), fol. 4v.
22 Ibid., Fécamp, G 5187, fol. 9r (1410).
23 Ibid., Rouen, G 250 (1425-1426), fol. 4v.
24 Quand les sources d’autres officialités permettent d’en juger, les femmes récusent généralement l’engagement pris en arguant du fait que leurs hypothétiques promesses sont de toute façon conditionnées par l’accord des parents. Charles Donahue avance l’hypothèse séduisante que les actions en reconnaissance de fiançailles re integra engagées devant l’official de Paris dans les années 1380 le sont par des hommes qui ont pu négocier avec les pères des jeunes femmes ou avec les jeunes femmes elles-mêmes. Car il peut être intéressant pour les familles de faire enregistrer en justice qu’un tel n’a pas échangé de paroles de futur avec une telle, qui plus est sans relation charnelle : Donahue, Law, Marriage …, op. cit., p. 311-345.
25 Rouen, AD Seine-Maritime, Montivilliers, G 5272 (1497), fol. 26.
26 Dans le diocèse de Sion, les défendeurs nient la promesse autant que la relation charnelle. Sur une vingtaine de procès, elles ne sont prouvées et n’entraînent l’adjudication que dans deux cas : Poudret, « Symbolisme et réalisme… », art. cité.
27 Rouen, AD Seine-Maritime, Fécamp, G 5187, fol. 9v.
28 Le 19 janvier 1463, l’évêque de Sion se prononce sur l’action engagée par Hildebrand pour faire reconnaître un mariage contracté par paroles de présent avec Greta. Par manque de preuves, un serment est requis à la défenderesse qui nie tout consentement. Licence est accordée à chacun de se marier en conscience dans le Seigneur, utriusque partium nubendi in Domino in eorum conscientia relinquentes : Valérie Lamon Zuchuat, Trois pommes pour un mariage. L’Église et les unions clandestines dans le diocèse de Sion 1430-1550, Lausanne, université de Lausanne (Cahiers lausannois d’histoire médiévale), 2008, p. 103-105. Dans l’affaire Henslin contre Bella, en 1430, licentia contrahendi cum quocumque voluerit est également accordée aux parties par le juge (ibid., p. 88-91).
29 Claude Gauvard, « Honneur de femme et femme d’honneur à la fin du Moyen Âge », Francia, 28/1, 2001, p. 159-191 ; Claude Gauvard, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 706.
30 Seuls 3 % des rixes-homicides ont pour antécédent un viol, bien loin derrière les injures : Gauvard, « De grace especial »…, op. cit., p. 330 et suiv., et p. 769 et suiv.
31 Jacques Rossiaud, Amours vénales. La prostitution en Occident. xiie-xvie siècle, Paris, Aubier, 2010, p. 140-160.
32 L’official accorde à la femme séduite trois types d’actions que l’on retrouvera d’ailleurs en l’état dans le droit laïque du xvie siècle : actio dotis, actio provisionis, actio captionis vel suscetionis partus : Anne Lefebvre-Teillard, « Le transfert de compétence des officialités aux juridictions laïques », dans La juridiction ecclésiastique. Le Moyen Âge, Mémoires de la Société pour l’Histoire du Droit et des Institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, 34, 1977, p. 191-195.
33 Rouen, AD Seine-Maritime, Fécamp, G 5187, fol. 23v et fol. 24r.
34 Sur la question, sensible, de la place de l’excommunication comme censure effective de la clandestinité, et des enjeux disciplinaires et judiciaires d’un tel arsenal de lutte contre les mariages clandestins, voir Carole Avignon, « Les couples clandestins devant la justice d’Église. Réflexions sur la normalisation judiciaire dans la France du Nord-Ouest à la fin du Moyen Âge », dans Claude Gauvard, Alessandro Stella (dir.), Couples en justice, ive-xixe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, p. 77-98, spécialement p. 96-97, et Véronique Beaulande, Le malheur d’être exclu ? Excommunication, réconciliation et société à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 74-75 et 111-115.
35 Charles Donahue constate qu’à York la différenciation sexuelle en faveur des femmes se lit surtout dans les actions en reconnaissance de mariages clandestins. Les hommes engagent en proportion bien davantage d’actions pour sortir du mariage que pour le faire reconnaître. Cela peut s’expliquer au xive siècle par un contexte économique défavorable aux femmes seules. Et même au xve siècle, où les femmes engagent toujours plus d’actions que les hommes mais dans des proportions moins écrasantes qu’auparavant, c’est qu’elles ont plus à gagner qu’à perdre : Donahue, « Female Plaintiffs… », art. cité, p. 196-204.
36 Quelques éclairages sur le sujet dans Avignon, « Les couples clandestins… », art. cité.
Auteur
Agrégée d’histoire et maître de conférences en histoire médiévale à l’université d’Angers, membre du Centre de recherche historique de l’Ouest (CERHIO-Angers, UMR 6258). Après avoir soutenu en 2008 une thèse de doctorat portant sur L’Église et les infractions au lien matrimonial : mariages clandestins et clandestinité (Théories, pratiques et discours. France de l’Ouest, xiie-xvie siècles), elle a poursuivi ses recherches sur la régulation judiciaire, la littérature canonique, l’institution matrimoniale, le couple, la filiation et les liens familiaux (entre normes et transgressions). Elle dirige depuis 2012 un projet de recherche pluridisciplinaire (histoire, droit, lettres) sur la filiation illégitime et la bâtardise dans l’Europe médiévale et moderne.
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