L’écriture de statuts languedociens au xiiie siècle
Le modèle des coutumes de Montpellier
p. 153-171
Texte intégral
1Le droit coutumier montpelliérain a constitué un modèle, au sens propre du terme, non un exemple mais une trame de solutions, surtout dans le domaine du droit privé, un type de dispositions règlementaires selon lequel des statuts semblables peuvent être reproduits. Confronter les coutumes de Montpellier1 à quelques textes qui s’en sont inspirés permet de mieux appréhender l’écriture et de comprendre la structure de ces sources normatives. Sans pouvoir considérer toutes les communautés d’habitants qui ont repris des points de la charte montpelliéraine, l’analyse portera notamment sur les franchises des villes d’Alès2, Cahors3, Carcassonne4, Nîmes5, Saint-Antonin-du-Rouergue6 qui ont largement subi l’influence de la réglementation municipale montpelliéraine7.
2Sur les coutumes de Montpellier, promulguées au début du xiiie siècle, qui vont servir d’étalon de comparaison, de nombreuses études ont été publiées8. Néanmoins une recherche lancée dans le cadre d’un programme de recherche9 sur les registres qui portent la règlementation urbaine, le Petit Thalamus et ses différents manuscrits10, a ravivé l’intérêt que l’on peut porter à ce document original quant à son contenu et à sa structure11. L’élaboration des franchises montpelliéraines entre dans un mouvement de rédaction des coutumes méridionales qui constitue une réaction collective à la pénétration du droit romain. La nature du pouvoir des autorités municipales, à Montpellier, la potestas statuendi, a fait l’objet d’études développées par André Gouron12 de même que la relation, en Languedoc méditerranéen, entre la formation de consulats urbains, l’apparition d’un notariat et le rôle du droit romain, y compris dans le domaine du droit privé.
3Montpellier permet de suivre une production statutaire à plusieurs épisodes jusqu’au milieu du xiiie siècle, ce qui rend cette ville, originale sous de nombreux aspects, particulièrement intéressante sur ce point. Utiliser, pour toute la trame de l’étude, le modèle montpelliérain, dans la mise en perspective des motifs exposés lors des promulgations des coutumes affiliées aussi bien que dans une comparaison des solutions juridiques identiques, différentes ou absentes permet de se rapprocher de l’objectif fixé : saisir et comprendre la structure des statuts.
4Étudier complémentairement ou en parallèle quelques statuts, publiés dans la mouvance montpelliéraine, peu éloignés géographiquement13, donne des informations sur les moyens d’expression, la technique d’écriture encouragée par les autorités municipales ou seigneuriales. Néanmoins, en dehors de l’objectif habituellement reconnu aux dispositions coutumières – libertés de posséder, transmettre, marier ses enfants, éviter la perception de redevances arbitraires, réglementer l’exercice de certains métiers… – les statuts, par la plume de leurs auteurs, se sont adaptés avec pragmatisme aux réalités politiques de leur environnement pour réussir, être appliqués et respectés par la communauté concernée.
Moyens de persuasion
5Dès les premiers mots des coutumes et libertés de la ville de Montpellier, promulguées le 15 août 1204, le seigneur affirme avec force et conviction son pouvoir de régir seul son peuple et son fief, selon la formule emblématique de Montpellier, unus solus est dominus Montispessulani. Le roi d’Aragon s’inscrit dans l’histoire de la ville, dans l’enchaînement d’événements qui ont amené la seigneurie entre ses mains, sans que son pouvoir ne soit contesté en 1204, même s’il est sérieusement circonscrit. La charte du 15 août a été établie par sept personnages14 désignés à cet effet deux mois auparavant dans un acte du 15 juin 120415. Une allusion, sous une forme moins médiatique, à un seigneur unique se trouve, par exemple, dans les coutumes et libertés de Carcassonne (art. 98) : un habitant qui vient s’installer dans la ville reconnaît pour seigneur celui de Carcassonne et seulement celui-ci, comme pour de nombreuses localités à cette époque. Il s’agit ici d’imposer aux nouveaux arrivants qui souhaitent s’établir de renoncer à toute autre dépendance. La précision peut prendre une coloration particulière si est reprise l’hypothèse selon laquelle « la concession des coutumes de Carcassonne » serait associée « à la prise du pouvoir seigneurial par Simon de Montfort »16.
6La longue introduction du statut montpelliérain expose la position impersonnelle, dans le sens où elle n’est pas propre au roi d’Aragon, du titulaire de la seigneurie de Montpellier et la politique de gestion collective qu’il suivra. Le seigneur, dans le troisième article, insiste sur la présence, à ses côtés, dans les conseils et sessions de la cour, des probi homines originaires de Montpellier. L’article 4 souligne la continuité dans l’exercice du pouvoir seigneurial par une déclaration d’intention : le roi d’Aragon, comme la dynastie des Guilhems l’avait fait avant lui, favorisera la croissance économique de la ville et de ses habitants en protégeant le patrimoine de ces derniers. Le seigneur se réjouit et encourage ses sujets à in avero vel honore […] crescere et multiplicare17. Comme à Montpellier, le seigneur de Carcassonne souscrit à la déclaration destinée à encourager la prospérité des habitants de sa ville.
7Le style et le vocabulaire ne sont pas sans évoquer quelques termes de la préface18, composition originale par comparaison avec d’autres recueils de chartes, du cartulaire des premiers seigneurs de Montpellier19. Rien d’étonnant dans ce rapprochement, puisque l’élaboration de la charte de 1204 a été préparée, antérieurement, par la dynastie des Guilhems, avec la présence active du célèbre magister Guido, auquel il a pu être attribué un rôle, ou une influence personnelle ou la direction d’une équipe de juristes20, dans la rédaction de l’introduction du cartulaire. Les deux corpus de nature essentiellement différente montrent une rhétorique comparable relative au besoin d’exposer les intentions qui président à l’élaboration de chaque document. Cependant, une caractéristique originale de la préface du cartulaire, l’annonce d’un plan précis pour la présentation des actes, n’est pas retenue par les rédacteurs du texte coutumier qui ne proposent aucune organisation pour la composition des statuts.
8Le recueil d’actes de la pratique a pu constituer une première étape essentielle vers un registre statutaire destiné à récapituler les usages ou à les initier, tout en développant un pouvoir municipal qui se détache peu à peu de l’autorité seigneuriale. Les vingt-sept premiers articles de la coutume promulguée en 1204 par le roi d’Aragon ont été édités presque à l’identique dans le cartulaire des seigneurs de Montpellier21. Les textes divergent quant au contenu qui deviendra l’article 5 des statuts, portant le serment du bayle. Le cartulaire ne contient pas, logiquement, la promesse du bayle d’observer le nouveau statut montpelliérain et son engagement sur la manière d’exercer sa fonction judiciaire : et recta judicia prononciabo in omnibus causis in quibus judex fuero. Il manque aussi, dans le document du cartulaire, l’engagement de l’officier seigneurial à respecter et faire exécuter les sentences rendues contre des homicides ou des faits de coups et blessures.
9À Montpellier, comme chacun sait, la promulgation des coutumes accompagne un changement de dynastie. La publication dans le cartulaire de la seigneurie, établi sous l’égide des Guilhems, des premiers articles qui feront partie du texte promulgué en 1204, permet de déduire quelques éléments sur la méthode de travail des juristes impliqués. La continuité dans la volonté de garder la mémoire des pratiques juridiques, avec pour but essentiel d’assurer aux marchands montpelliérains la plus grande sérénité, propice au développement des affaires, implique un travail en commun dont l’ampleur et la complexité vont aussi dans le sens d’une activité collective. Même si quelques personnages connus pour leur soutien à la dynastie des Guilhems, par exemple maître Gui, ont été exilés, le milieu des spécialistes du droit est tellement foisonnant à Montpellier que des praticiens ou des professeurs, imprégnés de l’ambiance née sous les Guilhems, continuent leur activité à l’arrivée de la dynastie aragonaise et vont se mettre au service de l’autorité consulaire nouvellement établie.
10L’introduction des coutumes montpelliéraines de 1204 apparaît très différente dans sa conception du prologue des coutumes de Saint-Gilles. On imagine le roi d’Aragon haranguer les Montpelliérains tandis que pour Saint-Gilles, la perception que l’on a du texte est celle d’un auteur solitaire22 qui réfléchit dans le silence et la solitude de son cabinet. C’est un texte de consensus qui retient les éléments essentiels, sans prétention à l’exhaustivité, les anciennes coutumes qui ont fait leurs preuves et donc fondent l’équité. Comme ailleurs, il s’agit d’éviter les procès. L’auteur rappelle que, pour s’appliquer, les usages n’ont pas nécessairement à être inclus dans un statut écrit et qu’ils résistent par la mémoire du peuple qui les utilise.
11Le dernier article (122) des statuts montpelliérains de 1204 permet au seigneur d’assurer à tous les litigants une justice rationnelle, équitable selon les mœurs et coutumes insérées dans la charte et, le cas échéant, selon le droit. Dans la déclaration personnelle du roi d’Aragon, à la fin de la charte, ces points seront repris ; il est fait allusion aux événements ayant abouti à la promulgation des coutumes. Pierre d’Aragon appose son sceau : ce qui ne s’écrira plus à l’avenir, le droit coutumier montpelliérain étant ensuite produit sous l’autorité des consuls.
12L’incipit, très bref, des statuts additionnels adoptés le 13 juin 1205, rappelle qu’ils sont promulgués par les hommes à qui le roi d’Aragon et Marie, dont il est encore souligné qu’elle est la fille de Guilhem VIII, ont concédé la plenam potestatem statuendi consuetudines23. Il est surtout précisé que toutes les règles adoptées en 1205 seront considérées comme de vraies coutumes, au même titre que les premiers statuts. Cette promulgation spéciale en deux temps constitue l’héritage de l’histoire montpelliéraine : l’échec de la révolte de 1140 déclenchée par les habitants pour obtenir un pouvoir municipal autonome a laissé de telles traces que les mots « consul » ou « consulat » sont proscrits de toutes les relations sociales, par conséquent du vocabulaire de tous les documents. Il faut attendre le deuxième statut de 1205 pour que l’on se risque à écrire (art. 9 et 17) seulement viri […] electi ad consulendam communitatem.
13Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une ignorance de ce mode de gouvernement, à une période où l’activité et la pratique juridiques languedociennes sont largement imprégnées des compilations romaines. Ainsi le terme « consul » est utilisé à Nîmes depuis plusieurs décennies24. Les représentants des habitants de la ville de Nîmes et du château des Arènes, bourgeois et chevaliers, jurent en qualité de consuls que le consulat sera constitué pour deux années et au-delà, à long terme « s’il sait se protéger contre toute atteinte25 ». Le règlement du consulat nîmois reprend minutieusement les missions organisées de façon identique par l’article 9 du statut montpelliérain de 1205 : ad consulendam comunitatem, bona fide consulant et utiliter provideant, fideliter regant et gubernent. C’est en 1212 que les douze consuls montpelliérains interviennent pour la première fois, selon les documents connus, pour adopter un texte réglementaire, de leur propre autorité, sans faire une seule mention du seigneur26. Les édiles municipaux font état des nombreux conflits et procès soulevés devant la juridiction de la ville ; aussi, « pour le bien commun », votent-ils des coutumes « irrévocables » destinées à encadrer les affaires commerciales pour l’avenir de la ville. Les consuls prennent en considération les procès et litiges amenés devant la cour montpelliéraine ; ils accélèrent le vote, l’enregistrement de ces dispositions. Ils tendent à établir une marche à suivre, un climat de confiance en réglant, avec efficacité, l’organisation des affaires pour l’avenir. Les consuls affermissent ainsi leur pouvoir de gestion et de direction de la ville dans l’intérêt général des acteurs économiques.
14Les objectifs poursuivis répondent aux mêmes exigences que les motivations, déclarées dans la préface, qui président à la constitution du cartulaire des Guilhems, quelques années auparavant. Il s’agissait de garder la mémoire des actes marquants afin de préserver la sécurité des transactions et de détenir aussi des preuves lors d’éventuels litiges. Dans le préambule de la coutume, les consuls souhaitent proposer des solutions qui permettront d’éviter préventivement les conflits. Quant à l’évolution de la production statutaire, l’introduction ainsi que la structure ne se distinguent pas encore fondamentalement des statuts originaux promulgués par le seigneur. Néanmoins la matière traitée devient moins globale mais relève encore du droit privé.
15Le préambule du statut montpelliérain de 1212, si riche en renseignements sur les motivations et l’état d’esprit de la municipalité montpelliéraine, a été transmis par le manuscrit rédigé en latin, édité dans les Layettes du Trésor des chartes. Cette source fait suivre l’incipit, qui n’existe pas dans tous les registres, de quatre articles : dans la version en langue occitane du manuscrit AA9, le prologue est absent alors que le contenu du statut est reproduit intégralement. Les copies occitanes, postérieures, n’attachent sans doute plus d’intérêt à rappeler les racines du pouvoir des consuls : la gestion de la ville par ce type de gouvernements municipaux est acquise, devenue incontestable et reconnue par tous.
16Les documents originaux, officiels, écrits en latin, sont destinés essentiellement à la chancellerie royale : cela conduit à souligner l’importance pour les Montpelliérains de motiver leurs décisions et de suivre la structure des précédentes chartes. Le texte fondamental en latin a été établi par des professionnels du droit, des juristes avertis ; les versions en occitan sont des copies réalisées par des scribes qui n’ont sans doute pas eu une formation juridique aussi poussée. Conformément à la pratique médiévale, la première publication officielle du droit coutumier montpelliérain, préparée en latin, s’est faite aussi dans cette langue, en particulier à destination des chancelleries du roi d’Aragon et du roi de France. Les premières coutumes, conservées précieusement par les consuls de la ville, puis les établissements27 postérieurs, promulgués jusque dans les années 123028 pour les documents qui se rapprochent des points de réglementation du statut fondamental, vont être traduits en langue vernaculaire. Les différentes copies répondent à deux nécessités devenues d’ordre public : garder la mémoire des dispositions normatives et faire en sorte que tous les justiciables puissent en avoir connaissance par l’écrit ou l’oral.
17Pour des villes dont la production statutaire émane du droit municipal montpelliérain, la promulgation des chartes coutumières a lieu aussi dans un contexte conflictuel. Les coutumes de Cahors, promulguées au milieu du xiiie siècle, reprennent entièrement le texte antérieur, qualifié pour certaines dispositions d’« incertaines et contraires à la raison », auquel il est ajouté une longue introduction en latin. Le seigneur épiscopal fait état du conflit qui l’oppose au chapitre et aux consuls représentant l’universitas cadurcienne ; est exposée une longue liste de griefs nés essentiellement des atteintes portées aux prérogatives du pouvoir seigneurial, les compétences judiciaires et la maîtrise des poids et mesures. La transaction conduit à la promulgation d’un nouveau texte indispensable au bon déroulement de la justice, préoccupation essentielle des habitants et des autorités publiques. Néanmoins le contenu de la coutume cadurcienne, dans la version éditée du manuscrit transcrit, est exprimé en langue occitane, à destination de la population de la ville.
18Des préoccupations identiques se matérialisent dans la réalisation des coutumes alésiennes de 1217, en latin et en occitan, qui sont plus féodales dans leur origine29. À Alès, les seigneurs font référence aux événements passés qui ont troublé la vie de leur cité et manifestent les mêmes intentions que les seigneurs de Montpellier ou de Carcassonne quant à la protection des habitants et de leurs biens, mais ils se contentent de préciser que tous les habitants gaudeant libertate in personis et rebus suis. Les habitants d’Alès, comme les Montpelliérains ou les Carcassonnais, ou l’autorité urbaine oligarchique utilisent l’état de conflits et de tensions subi par leur seigneur pour obtenir l’adoption des franchises convoitées. Il est intéressant de ne pas oublier les coutumes antérieures d’Alès, adoptées en 1200, dont le contenu, bien que conforme sur le fond aux dispositions montpelliéraines, prend une expression différente : l’explication ne se trouve pas liée à la date de promulgation. On sait que les coutumes de Montpellier étaient déjà en préparation, que l’influence du droit romain s’est élargie. Le préambule de la charte alésienne montre le déchirement qui a précédé l’accord de partage entre les trois seigneurs. La promulgation de la coutume est regardée comme le remède à tous les désordres qui ont conduit à la constitution du consulat.
19À Saint-Antonin-du-Rouergue, la promulgation des coutumes a pour but déclaré en première intention d’abolir les mauvaises redevances, les taxes non consenties par la population. Le document, remanié au début du xiiie siècle, traduit en latin, modifié et complété à partir des dispositions montpelliéraines, reprend les motivations des trois frères, vicomtes de Saint-Antonin, énoncées aux environs de 1140-1144, dans l’octroi de la coutume, avant le partage de la vicomté qu’ils détenaient en indivis. Les différentes versions des statuts d’une même localité, parfois avec un changement de la langue d’expression, montrent combien le droit coutumier est évolutif, souvent en fonction du savoir des personnalités chargées de leur rédaction. Parfois les rédacteurs passent de la langue savante, le latin, vers une traduction en langue vernaculaire, plus abordable pour les justiciables auxquels le texte est destiné, comme à Montpellier ; parfois la source en occitan est reprise par des personnages formés au droit et sensibilisés aux nécessités de la vie des affaires qui nécessite une plus grande technicité juridique facilitée par l’emploi du latin.
20L’introduction des statuts complémentaires votés à Montpellier en 1221 et 1223 est significative du changement de l’attitude des édiles municipaux dans l’exercice de leur pouvoir statutaire. Dans ces statuts qui débutent par les mots Nos consules, les conseillers municipaux affirment leur pouvoir statutaire alors qu’en 1212, ils rappellent encore leur potestas statuendi pour l’utilité commune ; dix ans plus tard, les consuls sont sûrs d’eux. En 1236, le statut reprend la même formule, Nos consules, statuimus ; il s’intéresse encore au droit patrimonial de la famille et étend expressément les dispositions relatives au mariage des jeunes filles mineures aux garçons de moins de vingt-cinq ans. L’établissement consulaire rappelle le droit des Montpelliérains d’être cités devant la cour de leur ville, quelle que soit la matière du litige.
21En 1225, le lieutenant du seigneur doit prêter serment auprès des consuls ; avec lui, c’est le consulat qui assumera entièrement la désignation du bayle. L’introduction de l’ordonnance présente un style plus sobre. Les consuls complètent l’organisation des offices publics essentiels à l’administration de la ville et veillent à la prestation de serment : le bayle, la cour judiciaire, le juge, les notaires, les avocats spécialistes en droit romain et en droit canonique. Dès ce statut consulaire, édité sans incipit, l’objectif du pouvoir normatif des autorités municipales évolue : aucune question de droit privé n’est abordée. En 1231, Jacques d’Aragon, lors de son premier séjour à Montpellier, confirme expressément les établissements pris par les consuls sur l’office de notaire, leurs clercs, la procédure d’appel, la protection des marchands, achatdonation-échange de terres labourables ou non, et diverses autres matières ; il s’agit avant tout pour le roi de rappeler la présence de l’autorité seigneuriale.
22Le statut de 1244 sur l’élection des consuls majeurs renoue avec l’écriture d’un incipit développé. Une expression originale peut être lue : libertas quasi naturalis. C’est l’œuvre d’un juriste qui connaît le droit romain et le droit canonique où se trouve la citation d’un jurisconsulte qu’André Gouron a identifié comme étant Ulpien30, citation selon laquelle l’édit n’a pas besoin de recommandation ; il se fait comprendre lui-même et, plus loin, il est fait référence à la maxime quod omnes tangit, issue du code de Justinien dans le titre sur le droit des tutelles. Ce passage est à rapprocher du statut de 1205 dans lequel les personnages chargés de gérer la communauté s’appliquent un régime parallèle à celui des tutelles.
23À partir du milieu du xiiie siècle, les décisions consulaires deviennent ponctuelles, s’empilent, chaque établissement ayant un objet précis. Toutes les copies des statuts montpelliérains reprennent l’ensemble du texte originaire de 1204 avec des dispositions de 1205, sans y toucher, en ajoutant les règles complémentaires. Les copies occitanes protègent les premiers statuts dont elles gardent précieusement la mémoire, leur reconnaissant implicitement la qualité de statuts fondateurs. Les établissements consulaires postérieurs n’abrogent pas mais complètent, mettant l’accent sur la règlementation des métiers ou des fonctions publiques.
Adaptation pragmatique du modèle montpelliérain
24Les coutumes ont partout pour objectif d’assurer aux habitants de la localité concernée un statut personnel et social, de préserver leur indépendance vis-à-vis du seigneur en leur garantissant, par exemple, la liberté de se marier, de tester ou de quitter la ville avec tous leurs biens. Il s’agit aussi d’organiser un système fiscal, éloigné de l’arbitraire, de réglementer l’urbanisme, la sécurité et la salubrité publiques, ainsi que d’encadrer les professions artisanales ou commerciales. Les habitants deviennent des justiciables auxquels s’appliquent des règles de procédure précises. Sur la base de ce socle commun, chaque communauté urbaine reprend, choisit, ajoute ou modifie les solutions proposées par le modèle montpelliérain qui est adapté de façon pragmatique. Quant à la mise en œuvre des moyens d’expression, le style des différents documents qui reprennent le vocabulaire technique adapté, diffère peu.
25Un essai de reconstitution du processus d’élaboration des textes statutaires peut se fonder sur la mise en perspective de quelques solutions juridiques reprises par les rédacteurs. Une lecture parallèle des différentes chartes démontre, sans surprise, une adaptation pragmatique à l’activité et à l’environnement du centre urbain auquel elles sont destinées et surtout permet d’affiner notre connaissance de la structure des statuts. L’ordre des items dans chaque charte peut être différent d’un texte à l’autre et par comparaison avec le statut montpelliérain dont l’aspect dispersé garde à peu près la même présentation dans les différentes copies, au fil des xiiie et xive siècles.
26À Carcassonne comme à Alès, ce sont les derniers articles qui leur sont propres et ne trouvent aucune correspondance dans les règles montpelliéraines. La liste des dispositions carcassonnaises apparaît conforme à l’organisation montpelliéraine pour les articles communs alors que le rédacteur des coutumes d’Alès de 1217 suit un plan qui lui est personnel. La charte alésienne permet de reconstituer, de façon anachronique, une structure logique comme si le rédacteur, ayant devant les yeux les chartes montpelliéraines de 1204 et 1205 ainsi que le statut alésien antérieur, avait trié, choisi et regroupé les règles : les articles 1 à 3 s’intéressent aux institutions publiques, 4 à 7 au droit pénal, 8 à 13 à la protection des créanciers, 17 à 20 à la mission du bayle, 21 à 26 au droit privé, 27 et 28 aux notaires, 29 à 3531 à des règles de procédure. Les articles 14 à 16 présentent la dispersion fréquente dans les chartes coutumières ; ils traitent respectivement des conséquences du conseil dolosif donné au seigneur (art. 45 à Montpellier), du testament (art. 55 à Montpellier), des privilèges irrationnels (art. 46 à Montpellier).
27Sur les trente-neuf articles que comptent les statuts alésiens promulgués en 1217, la plus grande partie reprend le droit montpelliérain de 1204 et 1205, à l’exception des trois derniers articles, spécifiques au pouvoir, très encadré, des consuls de la ville d’Alès et à leur relation avec la population. Il est imposé un serment de fidélité, prêté, tous les cinq ans, par les habitants au représentant du seigneur et aux consuls qui traitent des discordes entre les Alésiens et leur seigneur ou son représentant. Le texte insiste sur cette mission du consulat en concluant sur le pouvoir de l’autorité municipale pour organiser, améliorer la vie urbaine sans empiéter sur les droits seigneuriaux. Ici, ce sont les autorités seigneuriale et consulaire qui imposent à leurs administrés un engagement de respect du droit municipal tandis qu’à Montpellier, ce sont les officiers seigneuriaux et les agents de la gestion urbaine qui promettent de suivre les règles des coutumes.
28Dans sa structure et son style, le premier statut d’Alès, daté de 1200, diffère de façon conséquente des dispositions édictées en 1217. Le plus ancien texte32, éloigné des chartes montpelliéraines, sur cinquante-six articles, compte moins d’une dizaine de règles relevant du droit privé33 alors qu’une douzaine d’articles sont de nature pénale ; la plupart des alinéas touchent la salubrité publique, l’organisation de divers métiers, la perception des redevances, quelques règles de procédure, notamment une mesure adoptant la vieille peine du talion ou les ordalies34 pour confondre le malfaiteur. Il n’est plus question de ce dernier point dans la charte alésienne publiée en 1217, ni pour l’abolir, ni pour le proroger. Ce thème constitue une différence notable avec les règles montpelliéraines qui rejettent le duel judiciaire, l’épreuve du fer chaud ou de l’eau bouillante, privilégiant des moyens rationnels d’établir la preuve, conformément aux droits romain et canonique, à moins que les parties soient d’accord pour y avoir recours35. Ainsi, comme dans de nombreuses dispositions, le droit coutumier s’attache à obtenir l’adhésion des justiciables pour éviter que des méfaits restent impunis.
29Contrairement à ce qui se trouve ailleurs, la charte d’Alès de 1200, dans son article 46, exclut tout usage qui ne soit pas écrit au moment de cette promulgation. Il refuse à cet usage non écrit le nom de coutume et interdit qu’il soit évoqué devant la cour : dans tous les procès, seul le droit romain et les coutumes écrites dans ce document de 1200 seront utilisés. L’article 48 qui disparaît de la compilation postérieure, plus fidèle au droit montpelliérain, précise : ce qui est écrit devient droit. Au demeurant, les deux ou quatre consuls élus chaque année reçoivent comme mission de garder, interpréter les coutumes et, le cas échéant, d’y suppléer (art. 5). Cela montre l’origine plus féodale du premier texte alésien et met en lumière un paradoxe. L’écrit se répand partout mais la coutume et la pratique des lieux, à la pointe de l’innovation juridique, ne négligent pas la preuve orale tandis que d’autres, plus suivistes, tendent à exclure ce qui n’est pas écrit. Ainsi les rédacteurs du statut montpelliérain ajoutent qu’une sentence définitive est valable, même si elle n’est pas rédigée par écrit (art. 76).
30Au demeurant, à Montpellier, s’applique le principe de la non-rétroactivité des coutumes, sauf si les règles nouvellement promulguées reprennent des pratiques antérieures. La continuité dans l’application du droit coutumier continuera à imprégner la vie montpelliéraine : les différentes copies des coutumes jusqu’au xve siècle reprennent l’intégralité du texte de 1204 avec des additions de 1205. S’y ajoutent les établissements consulaires postérieurs qui complètent, adaptent en fonction de l’activité de la ville et du contexte politique.
31Les autorités municipales des villes d’Alès (art. 4), en 1200, et de Montpellier (art. 98) sont attentives à un symbole de la reconnaissance de leur relative autonomie : le sceau qui permet d’authentifier les actes officiels. Elles définissent les qualités que doit présenter celui qui détient et appose le sceau ; les Montpelliérains indiquent les redevances dues selon un recours au sceau de cire ou à la bulle de plomb. Néanmoins, aucun justiciable montpelliérain n’est obligé d’apposer un sceau pour assurer l’authenticité, la force probante d’un acte. Le développement de l’activité notariale contribue à rendre authentiques les chartes conclues entre les particuliers et à en assurer la conservation ou la publicité quand cela est nécessaire.
32Les cinquante articles des statuts de Saint-Antonin, localité en liaison commerciale avec les marchands montpelliérains, reprennent scrupuleusement les solutions juridiques édictées à Montpellier tout en les énonçant le plus souvent sous une forme différente. Aussi la rédaction du document pourrait-elle être l’œuvre d’un juriste connaissant le droit coutumier montpelliérain, imprégné de droit romain, et qui est apte à adapter, simplifier ou expliquer les règles, non d’un simple copiste qui se contenterait de reproduire un document. À Saint-Antonin, comme dans de nombreuses localités, au cours de cette période, l’autorité seigneuriale cherche à attirer de nouveaux habitants et à les stabiliser sur son territoire en leur offrant un cadre juridique rassurant et performant.
33Les coutumes de Carcassonne contiennent, dans des termes rigoureusement identiques à la rédaction montpelliéraine, les cinq premiers articles qui mettent en place l’agent seigneurial, l’organisation de l’institution judiciaire et les conseils composés de l’élite de la ville qui assiste le seigneur pour régler les affaires. Environ les deux tiers des dispositions carcassonnaises imposent des solutions proches voire identiques au droit montpelliérain dans la forme et sur le fond36 ; les quarante articles qui divergent, traitent de matières différentes, non abordées à Montpellier.
34Les habitants de Carcassonne et leur seigneur sont particulièrement marqués par le contexte politique général, surtout par la question religieuse, les difficultés liées à l’hérésie. Les coutumes carcassonnaises contiennent des garanties et des peines contre les hérétiques, des réserves en faveur de l’autorité pontificale, des mesures pour le droit d’asile dans les églises. Ainsi les dispositions de Carcassonne touchant les testaments (art. 38 et 43) ajoutent l’éventualité de legs pieux ou charitables. Le refus d’admettre en témoignage les usuriers37 sur la scène juridique montpelliéraine, qui manifeste une tolérance implicite vis-à-vis du prêt à intérêt, très présent dans les contrats, est passé sous silence dans le statut carcassonnais. En revanche ce dernier (art. 54) retient de façon catégorique l’article montpelliérain (art. 68) qui interdit, comme étant de droit commun, la demande d’intérêts pour un prêt, sauf s’il a été promis par serment. En effet, comment aborder, sans l’écarter, la pratique du prêt à intérêt, strictement prohibée par le droit canonique sauf quelques exceptions, dans une ville marquée par l’hérésie ? Seul le fait pour le débiteur de prêter le serment de verser une usure à son créancier permet de respecter l’obligation créée par le contrat, au risque, en cas d’inexécution, d’encourir la peine prévue pour le parjure. Néanmoins, en cas d’abus, il peut être fait pression sur le créancier pour rendre sa parole au débiteur et suivre alors l’interdiction du droit canonique.
35L’influence des règles canoniques apparaît aussi dans l’article 8 de Carcassonne proche de l’article 10 de Montpellier (1204) qui ne prévoit pas l’intervention du seigneur ou de la cour dans les discordes entre particuliers, sauf si une plainte a été déposée, et, ce qui est ajouté seulement à Carcassonne pour conclure l’alinéa, en cas de « crimes énormes ». Cette expression est utilisée pour « désigner les plus graves atteintes au droit et à l’ordre légitime38 » ; la notion, issue du droit canonique, se répand largement dans le droit laïc. Là encore les usages carcassonnais apparaissent marqués par la lutte contre l’hérésie et portent la marque d’une cléricalisation.
36L’article 85 des statuts montpelliérains, qui impose une mesure contraire au droit canonique39, l’obligation du consentement parental pour le mariage des filles, est repris dans les articles 21 d’Alès et 62 de Carcassonne. Par rapport à l’article 54 des coutumes de Montpellier, le statut carcassonnais (art. 40) fait disparaître le consentement de la mère pour autoriser la fille à tester. L’autorisation ne peut émaner que du père ou des proches, conformément au droit romain, tandis qu’il est permis, dans les deux textes, à la femme, même sans enfant, de tester et de donner le quart de ses biens, non la totalité, à son mari. Mais l’article montpelliérain est le seul à ajouter qu’avec l’accord de ses parents, la femme peut donner tout ce qu’elle veut à son époux.
37Les coutumes alésiennes de 1217 peuvent aussi se montrer plus en adéquation avec les usages procéduraux utilisés par les praticiens : la règle procédurale exposée dans l’article 32 pose, à l’opposé de la mesure montpelliéraine40, qu’un libelle41 n’est pas exigé. Le statut d’Alès se rapproche en cela des coutumes de Saint-Gilles où il est dit dans l’article 11 que l’assignation par libelle est tombée en désuétude, ainsi que le dépôt de caution par le défendeur.
38Quelques articles du statut alésien de 1217 constituent des résumés efficaces des dispositions montpelliéraines. Par exemple, l’article 13 sur l’engagement de la femme pour autrui, interdit par le sénatus-consulte velléien, ne contient pas toutes les exceptions prévues par le droit de Justinien et exprimées à Montpellier : le texte énonce directement qu’une femme peut intercéder dans l’exercice de sa profession et avec l’autorisation de son mari. Cette phrase, qui conclut l’article 38 montpelliérain, consacre la pratique contractuelle largement répandue dans le Languedoc du xiiie siècle42. Sur le même modèle, en droit pénal, l’article 6 de la charte d’Alès punit les outrages et les injures verbales faits par une personne vile à un notable, d’une sanction corporelle quand le coupable n’a pas de biens qui lui permettraient de payer une amende ou d’indemniser la victime. En plus de cette phrase qui termine l’article 22, les rédacteurs du statut montpelliérain, influencés par la casuistique romaine, offrent un long développement, donnant des exemples des injures susceptibles d’être poursuivies par la cour, notamment interpeler un chrétien converti, issu d’une famille sarrasine ou juive, par des termes rappelant son origine. Les Montpelliérains prévoient les cas précis d’ouverture de la règle, sans doute les plus insultants et mal supportés sinon les plus fréquents dans la ville.
39Selon un mouvement que l’on peut constater ailleurs, le droit privé ou civil disparaît peu à peu des sources coutumières ; les autorités urbaines ne prétendent plus avoir le pouvoir d’édicter des règles privatistes. Les pratiques notariale ou judiciaire apparaissent suffisamment performantes pour répondre aux besoins des justiciables en droit des obligations, régimes matrimoniaux, droit successoral, droit des affaires…
40Aussi les rédacteurs des coutumes accordent-ils une place de premier plan aux professions juridiques43 ; ils tendent à encadrer, contrôler voire favoriser l’activité de praticiens qui sont devenus indispensables à l’activité urbaine. Cette préoccupation peut aussi signifier une certaine méfiance vis-à-vis de spécialistes qui maîtrisent une science en pleine évolution, présente dans tous les aspects de la vie privée ou publique des habitants.
41Entre les divers textes, quelques différences sont significatives, notamment quant à l’encadrement du notariat dont l’activité a largement évolué à partir de la seconde moitié du xiie siècle, en Languedoc. Devenu agent investi de la capacité de donner aux actes leur force authentique, le notaire est imposé par l’article 75 des coutumes de Carcassonne, y compris auprès de l’évêque et du seigneur, dans certains types de conventions relevant du droit privé, par exemple les contrats de mariage, les constitutions de société, de dettes. Il est rappelé que les habitants peuvent se fier au notaire qui a prêté serment devant les consuls et qui rendra les actes « fermes et authentiques ». L’absence de cette disposition dans le texte montpelliérain montre combien il est devenu inutile de souligner le rôle essentiel du notaire dans la sécurité des transactions juridiques. Le praticien est en effet omniprésent dans le milieu montpelliérain depuis plusieurs décennies ; les mesures réglementaires postérieures veilleront à organiser et encadrer l’exercice de cette profession devenue indispensable, notamment en fixant un tarif.
42Les deux statuts se rejoignent sur une disposition identique, l’article 74 pour Carcassonne conforme à l’article 102 du statut montpelliérain44 à propos de la protection du notaire par le secret professionnel ; néanmoins le notaire carcassonnais se voit exempté de cette obligation en cas de traîtrise, précision absente des mesures montpelliéraines. Là encore perce le contexte perturbé de l’histoire de Carcassonne. Le même item montpelliérain se retrouve dans la charte alésienne de 1217 qui s’intéresse au notaire (art. 27) pour reprendre les dispositions relatives au secret professionnel et aux consignes45 pour la rédaction des actes prévues dans l’article 11 des statuts montpelliérains de 1205. Seule une injonction judiciaire peut lever la contrainte du secret ; cette obligation protège à la fois les clients du notaire et le praticien lui-même tout en préservant l’ordre public.
43Le statut de 1217 se montre peu prolixe sur la règlementation des métiers juridiques, déjà largement traitée dans la promulgation antérieure. En effet la charte promulguée par les seigneurs d’Alès en 1200, dès le troisième article, offre aux habitants de la ville la garantie de disposer d’un « tabellion46 public » rétribué pour chaque instrument selon « ce qui est juste ». C’est aussi les termes « tabellion public » que l’article 40 des coutumes de Saint-Antonin utilise pour désigner l’officier chargé d’enregistrer les actes juridiques auquel le statut impose de suivre les règles montpelliéraines sur la nécessité de garder le secret sur les affaires qui lui sont confiées.
44Les coutumes alésiennes de 1200 commencent par définir une éthique des professions juridiques ; le pouvoir municipal s’attache à contrôler les juges, les jurispérites, qu’ils soient clercs ou laïcs, les avocats, les arbitres47. Au demeurant, placer, dès le début du statut alésien le plus ancien, des dispositions relatives aux professions juridiques constitue un signe supplémentaire de la dépendance des autorités urbaines envers la compétence des praticiens du droit et, par conséquent, de l’obligation de réglementer leur statut et leur activité. Il est imposé que les juges soient compétents dans les deux droits, droit canonique et droit romain ; ils suivront l’éthique fréquemment exposée dans le droit coutumier de cette période48. Les magistrats ne prendront pas en considération la personne des justiciables autant que cela leur sera possible et ne décideront ni par haine ni par amitié ; ils ne recevront ni dons ni gratifications. Ensuite la charte s’intéresse aux juristes, laïcs et clercs, aux avocats en définissant, là encore, une éthique pour les conseillers juridiques des justiciables.
45L’autorité publique alésienne veille à ce que les procédures ne se prolongent pas de façon déraisonnable et exigent même des avocats qu’ils mettent tout en œuvre pour limiter la durée des procès. Les Montpelliérains sont plus précis et prévoient que l’absence d’avocat ne retarde pas l’instance49 tandis que le juge peut abréger les délais de procédure50. L’environnement montpelliérain foisonne de juristes compétents, susceptibles de procéder à de nombreuses digressions, dans l’intérêt de leur client ou au détriment de l’une des parties, mais aussi aptes à traiter rapidement et efficacement une affaire. Les documents montpelliérains (art. 43 et 44) et carcassonnais (art. 34 et 36) fixent des règles de procédure assurant les litigants d’avoir un procès équitable, en première instance comme en appel.
46Comme pour de nombreuses localités, à cette époque, les statuts du consulat nîmois, approuvés en 1207 et 1208, sont rédigés et enregistrés par des notaires ; peut-être ces derniers, formés au droit romain et connaissant les dispositions montpelliéraines, ont-ils été associés à la conception du texte de coutumes ou bien sont-ils intervenus en tant que secrétaire ou greffier. La charte montpelliéraine de 1204, à la fin de la liste de témoins, porte le nom de deux notaires puis ajoute Bernard de Porta, qualifié de notaire public de la cour de Montpellier qui a mis par écrit les coutumes. Apparaît clairement une catégorie de juristes, choisis parmi les notaires exerçant dans la ville pour assurer le service de greffe de la juridiction, pendant un mandat limité à un an, comme cela est précisé dans le statut de 1212. Puis, en 1223, le statut consulaire réglemente avec précision les conditions d’entrée dans le notariat ; en 1225, sont réformées les attributions du notaire de la cour en lui reconnaissant le pouvoir de recevoir des témoignages hors de la présence de jurispérites ou du juge. Il s’agit d’un aspect des attributions habituelles du notaire qui doit s’assurer de la bonne compréhension des témoins à un acte juridique, en complément de la preuve écrite. Il est expressément indiqué que cette disposition abroge la coutume précédente qui exigeait la présence de ces magistrats.
47Intégrée dans la juridiction, l’activité du notaire se développe, permettant d’alléger les parcours procéduraux tout en assurant une justice abordable, rationnelle et efficace. Le notaire peut être ainsi informé des positions jurisprudentielles de la cour dont il dépend mais aussi exercer une certaine influence sur les décisions de la juridiction, par leur connaissance des attentes des justiciables. Cela consolide la force des actes de la pratique notariale en évitant autant qu’il est possible la sanction des tribunaux contre des solutions inadéquates. En conséquence, dans le droit coutumier, les consuls ressentent et expriment le besoin de contrôler une profession aux prérogatives exorbitantes. En même temps, ils manifestent une méfiance certaine en les excluant de l’éligibilité aux postes de consuls ; ainsi, à Montpellier, les notaires, comme les autres professionnels du droit, attendront plus de deux siècles pour participer au gouvernement municipal dont ils sont pourtant tellement proches.
48Les concepteurs rédacteurs des chartes de coutumes ont bénéficié d’une formation identique ou comparable aux enseignements suivis par les praticiens du droit, magistrats, avocats, notaires, en contact direct avec les justiciables, pour la fin du xiie siècle et le début du siècle suivant. Au cours de cette période, les professeurs, les praticiens circulent dans le monde méditerranéen, aux côtés des marchands, pèlerins, étudiants… vers les centres en développement économique et démographique. Les autorités municipales leur ont confié le soin de fixer, non de figer, les solutions juridiques couramment admises dans tous les domaines de la vie publique ou privée. Ces mêmes spécialistes ont pu aussi prendre l’initiative et proposer l’élaboration de recueils de règles connues applicables dans les lieux où ils s’installent. Les rédacteurs des statuts ont eu la possibilité d’innover puisqu’avec tous les métiers du droit ils ont participé au dynamisme juridique des villes ; la structure des sources coutumières en est un des indicateurs. Cependant la pratique contractuelle constitue le reflet de l’autonomie de l’expression des volontés et contribue à créer le droit. L’étude de tous les types d’actes juridiques met en lumière une certaine ambiguïté : il y est peu fait référence aux dispositions coutumières qui seraient l’inventaire plus ou moins actualisé des règles admises par les juristes et les justiciables.
Notes de bas de page
1 A été utilisée l’édition d’A. Teulet, Layettes du Trésor des chartes, Paris, Plon, 1863-1909, t. 1 (abrégé par la suite Teulet), no°721 (1204), p. 255-266 et no°760 (1205), p. 289-291.
2 La ville a bénéficié de deux promulgations qu’il est intéressant de comparer et de confronter avec les coutumes montpelliéraines : J.-M. Marette, Recherches historiques sur la ville d’Alès, Alès, 1860, p. 420-463 pour la charte de 1200 et ibid., p. 466-497 pour la charte de 1217.
3 Les anciennes coutumes datant de la fin du xiie siècle, L. Combarieu, F. Cangardel, P. Lacombe, Te igitur, p. 149-219, ont été reprises dans la seconde moitié du xiiie siècle : E. Dufour, La commune de Cahors au Moyen Âge, Cahors, 1846, p. 174-317.
4 Les coutumes de la cité ont été promulguées peu après 1209 : Teulet, p. 272-281.
5 Les privilèges de 1208 créant les consuls reprennent les statuts de Montpellier de 1205 : Ménard, Histoire civile, ecclésiastique et littéraire de Nîmes, t. 1, Paris, 1750, p. 42-45.
6 Les coutumes ont été remaniées et complétées au début du xiiie siècle : Teulet, no°86, p. 55-60.
7 Voir A. Gouron, « Libertas hominum Montispessulani : rédaction et diffusion des coutumes de Montpellier », dans Mélanges Ph. Wolff, Annales du Midi, 1978, p. 289-318.
8 Il s’agit de reprendre l’analyse des promulgations coutumières méridionales et de compléter les développements déjà publiés.
9 ANR « Talamus » à laquelle nous avons participé, sous la direction de Vincent Challet, http://thalamus.huma-num.fr/.
10 Sept manuscrits ont été conservés, réalisés à partir de 1240-1260. Ms. AM. Montpellier AA9 est le dernier, constitué à partir de 1333 jusqu’en 1450.
11 Voir l’analyse fondamentale et la bibliographie – largement utilisée dans cette étude – publiées par P. Chastang, La Ville, le Gouvernement et l’Écrit, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013 et Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc ( xie-xiiie siècle), Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS Histoire, 2), 2001.
12 « La potestas statuendi dans le droit coutumier montpelliérain du treizième siècle », dans Diritto comune e diritti locali nella storia dell’Europa, Atti del convegno di Varenna (12-15 juin 1979), Milan, Giuffrè, 1980, p. 97-118.
13 Pour les retombées lointaines des usages montpelliérains, voir A. Gouron « Libertas… », art. cité.
14 P. Luciani, P. de Bizanchis, Johannes de Latis, Luchas Pulverelli, P. Lobeti, B. Ecclesia et R. Benedicti : personnages étudiés par André Gouron ; voir notamment « Médecins et juristes montpelliérains au xiie siècle : une convergence d’origine ? », dans Mémoires de la Société archéologique de Montpellier, XIX (Hommage à Jean Combes), Montpellier, 1991, p. 23-37 et Id., « Grande bourgeoisie et nouveaux notables : l’aspect social de la “révolution” montpelliéraine de 1204 », RHAPDE, fasc. XV, 1991, p. 27-48.
15 A. Germain, Histoire de la commune de Montpellier, I, p. 317 et p. x.
16 A. Gouron, « Libertas… », art. cité, p. 304.
17 Formule biblique (Genèse 1, 28) qui se trouve dans le contrat de mariage du seigneur de Montpellier Guilhem VI avec Sibille, conclu en 1129 : crescite et multiplicamini, dans Liber instrumentorum memorialium, éd. par A. Germain, Montpellier, 1884-1886, no°128, p. 262.
18 M. Lesné-Ferret, « La mémoire des seigneurs de Montpellier au début du xiiie siècle : le cartulaire et sa préface », dans Panta rei. Studi dedicati a Manlio Bellomo, t. 3, Rome, Il Cigno, 2004, p. 259-276 et P. Chastang, « La préface du Liber instrumentorum memorialis des Guilhems de Montpellier ou les enjeux d’un cartulaire laïque méridional », dans D. Le Blévec (dir.), Les cartulaires méridionaux, Paris, École des Chartes, 2006, p. 91-123.
19 Liber instrumentorum…, op. cit., p. 1 : ad ampliandum patrimonium suum hactus suos multiplicet.
20 Les conseillers juridiques de l’entourage des seigneurs montpelliérains ont pu bénéficier de l’enseignement dispensé dans les écoles de droit de la ville, en particulier du célèbre Placentin.
21 Liber instrumentorum…, op. cit., p. 400-402 et 405-407 : document considéré comme un brouillon, daté de 1190 mais qui serait plutôt de 1201.
22 Il a été identifié par André Gouron comme étant Pierre Fouquois, en 1214-1215, chancelier du comte de Toulouse, A. Gouron, « La date et le rédacteur des coutumes de Saint-Gilles », Annales de l’Université des sciences sociales de Toulouse, 24, 1976, p. 309-315.
23 Voir A. Gouron, « La potestas… », art. cité : le terme « consul » apparaît pour la première fois dans l’accord du 8 février 1211 sur les modalités de l’élection consulaire.
24 Par exemple : en 1161, Ménard, Histoire civile, op. cit., p. 38, en 1195, p. 42 dans la confirmation des privilèges.
25 Ibid., p. 43.
26 Ms. AN, J 339, no°23 : Teulet, no°1015, p. 380.
27 Terme utilisé par les consuls, avec le verbe conjugué « establem » ou « establit ».
28 Notre analyse se mobilise sur cette période mais la production normative des consuls se poursuivra, comme chacun sait, pendant de nombreuses décennies.
29 Voir Nicolas Leroy, « Carta, consuetudines, statuta… Langue et conservation des statuts municipaux en Languedoc », Mélanges de l’École française de Rome/Moyen Âge, 126/2, 2014, http://mefrm.revues.org/2147.
30 Voir A. Gouron, « La potestas… », art. cité, p. 108 : la coutume est assimilée à l’édit du préteur.
31 Sauf l’article 31 sur la location d’un bien que son propriétaire veut récupérer (identique à l’article 82 de la coutume de Montpellier) et l’article 36 sur l’usage des rives (tel l’article 50 des règles montpelliéraines).
32 Voir A. Gouron, « Libertas… », art. cité, p. 309.
33 Par exemple, comme cela a été relevé, la paumée et la preuve testimoniale du testament n’ont pas les mêmes applications en 1200 à Alès (art. 39 et 36) et Montpellier (art. 100 et 52).
34 Art. 16 : le malfaiteur, contre lequel aucune preuve n’a pu être établie par témoin, « sera forcé, après avoir prêté le serment de calomnie, de se purger par le duel ou l’épreuve du fer chaud ou de l’eau » selon la décision de la cour et des consuls en fonction de la « qualité des personnes et de la gravité du dommage ».
35 Art. 62, repris à Carcassonne dans son alinéa 48.
36 Sur les 113 articles de Carcassonne, 73 items sont tirés des statuts montpelliérains ; cinquante articles montpelliérains sont absents. Pour une table de correspondance, voir A. Gouron, « Libertas… », art. cité, note 55.
37 Art. 9 des coutumes de 1204.
38 J. Théry, « Atrocitas/enormitas. Esquisse pour une histoire de la catégorie de “crime énorme” du Moyen Âge à l’époque moderne », Clio@Thémis, 4, 2011 ou « Atrocitas/enormitas. Per una storia della categoria di “crimine enorme” nel Basso medioevo (sec. XII-XV) », Quaderni storici, 131, 2009, p. 329-375.
39 A. Gouron, « Coutume et pratique méridionales : une étude du droit des gens mariés », Bibliothèque de l’École des chartes, 116, 1958, p. 194-209.
40 Art. 70 où un libelle est exigé dans un délai de 20 jours.
41 Libelle : demande écrite contenant le nom du demandeur et celui du défendeur, l’objet et le motif de la demande, la juridiction saisie.
42 La notion est absente du statut carcassonnais.
43 Sur la règlementation coutumière des métiers du droit, voir M. Lesné-Ferret, « Du “parfait juriste” dans des coutumes des pays de droit écrit, au xiiie siècle », dans Le juriste et la coutume du Moyen Âge au Code civil. Actes du colloque en hommage à J. Coudert « Coutumes et juristes », 1er-2 juillet 2010, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2014, p. 45-68.
44 Ni le seigneur ni la cour ne peuvent obliger un notaire à révéler ce qui lui a été confié en secret, sauf quand il est chargé de recevoir un témoignage.
45 Art. 28.
46 « Tabellion », « tabellionat » sont les termes utilisés par l’acte copié dans le cartulaire de Béziers qui, en 1174, porte la création d’un office notarial par les autorités seigneuriales : J. Rouquette, Cartulaire de Béziers, Paris/Montpellier, 1919-1922, p. 345.
47 Art. 1, 2 et 18.
48 Voir M. Lesné-Ferret, « Du parfait juriste… », art. cité.
49 Art. 80.
50 Art. 78.
Auteur
Chargée de recherches au CNRS, affectée à l’UMR 5815 « Dynamiques du droit », faculté de droit et de science politique, université de Montpellier. Docteur en droit de l’université de Montpellier (1985, thèse sur Les sûretés réelles dans la pratique médiévale du Languedoc méditerranéen), habilitée à diriger des recherches, elle travaille notamment sur l’histoire du droit des obligations, l’histoire du droit des affaires et le droit coutumier médiéval, notamment dans « Du “parfait juriste” dans des coutumes des pays de droit écrit au xiiie siècle », Le juriste et la coutume du Moyen Âge au code civil. Actes du colloque en hommage à J. Coudert, « Coutumes et juristes », 1er-2 juillet 2010, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2014, p. 45-68 ou dans « La prévention des épidémies et le droit coutumier méridional au Moyen Âge », Le risque épidémique. Droit, histoire, médecine et pharmacie, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2003, p. 47-63.
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