Fray Pedro de Gante et fray Bartolomé de Las Casas. Un contraste
p. 315-325
Texte intégral
1Dans les villes andalouses, et notamment à Séville, patrie de Las Casas, il y avait au moment de sa naissance des esclaves musulmans et nègres, ces derniers souvent baptisés, mais non affranchis pour autant1 A la campagne, dans les grands domaines, les esclaves étaient plus nombreux, mais nous manquons encore de recherches suffisamment poussées sur l’évolution économique et sociale des régions rurales du Sud de l’Espagne au bas Moyen Age. Par contre, pour le complexe catalano-aragonais nous sommes beaucoup mieux renseignés. Dans certaines zones, l’esclavage agricole est, aux xive et xve siècles, un phénomène de masse. Majorque dont le caractère insulaire rendait les évasions difficiles, comptait en 1328 quelque 21 000 esclaves sur une population totale de 56 000 habitants, soit quelque 36 % de non-libres. Une taxation de 1428, c’est-à-dire postérieure aux différentes épidémies de peste de la seconde moitié du xive siècle, montre qu’on arrive encore à ce moment à 17 % de la population totale qui avait elle-même diminué de quelque 20 %2. Ces faits et d’autres analogues étaient connus dans toute l’Espagne et il ne faut pas oublier qu’avant que naquit Las Casas les victimes noires de la traite portugaise arrivaient en nombre croissant, non pas seulement à Lagos et à Lisbonne, mais aussi à Séville et surtout à Valence, centre de distribution pour toute la Méditerranée occidentale3. Par conséquent, pour un homme comme Las Casas, l’esclavage était un phénomène familier et admis, dès avant son départ pour le Nouveau Monde, mais cet esclavage frappait des infidèles et des noirs.
2Lorsque Bartholomé arriva avec son père à Saint-Domingue le 15 avril 1502, il avait déjà été maître d’un petit esclave taino à Séville, ce qui provoqua, sans doute, chez lui le désir de prendre part à la conversion de ce peuple généralement docile et sympathique, mais voué, on le sait, en fort peu de temps, à la disparition complète4. Il obtint, en effet, à peine tonsuré, un poste de « doctrinero » c’est-à-dire de convertisseur. Nous ne savons, malheureusement, pas quelle fut son attitude pendant la révolte générale des Indiens, dûrement réprimée par le peu scrupuleux Ovando. Etait-ce par dégout des brutalités alors commises qu’il quitta Haïti en 1506, à l’âge de 22 ans et alla-t-il signaler la chose à Rome, où son grade ecclésiastique peu élevé ne pouvait, en tout cas, lui assurer une audience attentive ? Quoi qu’il en soit, il revint assez rapidement après avoir reçu les ordres mineurs, et cela ne l’empêcha pas d’accepter une encomienda d’indiens près du domaine de l’amiral Diego Colon. Sans doute, voyait-il encore à ce moment dans les institutions du repartimiento et de l’encomienda qu’il allait tant combattre par la suite, leur but originairement religieux, c’est-à-dire la conversion sous le contrôle de l’encomendero espagnol. D’ailleurs, pour sa part, il continua à travailler à cette conversion tant comme doctrinero, que comme maître d’indiens ou encomendero, c’est-à-dire comme membre du groupe de possesseurs de terres et d’indigènes qui allait lui devenir si odieux. Il cumula ces fonctions de 1510 à 1512, année où il fut ordonné prêtre.
3Il avait été témoin du terrible recul de la population taino qui nous est révélé par le fameux repartimiento de Rodrigo de Alburquerque en 1514, et c’est deux ans plus tard qu’il écrivit, à 22 ans, ses trois premiers traités ou « Memoriales de los Abusos ». Il veut protéger ce qui reste de la population indigène d’Espanola en remplaçant l’extraction de l’or particulièrement pénible, par l’agriculture, dirigée par des paysans espagnols et non plus par des encomenderos, clients des fonctionnaires royaux, eux-mêmes gavés de biens et de main-d’œuvre. Il attaque vivement et nommément les uns et les autres et commence ainsi sa carrière d’ardent polémiste. L’esclavage dans tout ceci n’a pas sa place. Pourtant on avait réduit beaucoup de Caraïbes à l’esclavage après des expéditions de conquête et des razzias destinées à combler les vides démographiques de la main-d’œuvre à Saint-Domingue5. Mais ces gens-là étaient considérés comme des révoltés et leur réduction en esclavage comme légitime. C’était, en même temps, l’esclavage des guerres de la Reconquista espagnole qui continuait, même, du moins alors, pour un homme de la trempe de Las Casas. S’il parle — très peu d’ailleurs — d’esclavage, c’est par analogie, pour caractériser le sort misérable des Indiens des repartimientos qui, eux, n’étaient pas esclaves, mais étaient exploités et malmenés par leurs encomenderos, comme s’ils l’étaient.
4En 1513, il était à Cuba, toujours comme encomendero et doctrinero, mais c’est l’année suivante, celle du grand repartimiento de 1514 à Española, qu’il commence à douter de la légitimité des gains qu’il réalise et qu’il décide de consacrer sa vie à la défense des Indiens exploités et tyrannisés, décision dont les premiers fruits furent les « Memoriales de los Abusos » déjà cités. A la fin de 1515 il était à Séville et commença à demander, loin des Indiens et de l’Amérique, les réformes que nous savons et aussi le châtiment des responsables.
5Dès lors commença sa vie de démarcheur et de polémiste en faveur des Indiens. Il obtint quelque succès auprès de Cisneros et retourna plein d’illusion à Saint-Domingue. En 1517 et 1518 il intrigue auprès de toutes les instances possibles, même pendant les troubles suscités par les comuneros et, bientôt, risque sa tentative de Cumaná, dans laquelle il échoua en 15216. Découragé il entre l’année suivante dans l’ordre dominicain et se prépare avec ardeur à devenir ce qu’il allait être tout le reste de sa vie, c’est-à-dire un polémiste scolastique en faveur des Indiens. De tous les Indiens : du Nicaragua, comme de Costa Rica et bientôt du Mexique et même du Pérou. Il devient un doctrinaire au point de considérer l’admirable Fray Toribio de Benavente, mieux comme sous le nom indigène de Motolinia, comme un laxiste. Qu’aurait-il pensé alors d’un autre franciscain au grand cœur, le Flamand Pedro de Gante, Pierre de Gand, l’apôtre de Mexico et de Texcoco7. Ces hommes-là ne quittaient pas leurs Indiens et pourtant ils les défendaient, eux aussi, avec ni plus, ni moins de succès que le toujours voyageant Las Casas.
6A ce propos j’attire, dès à présent, l’attention sur la lettre de 1552 envoyée à l’empereur Charles Quint par Pedro de Gante qui connaissait personnellement le souverain, lettre par l’analyse de laquelle je terminerai ce bref article destiné à mon ami de trente ans, Michel Mollat. Cette lettre traite de la réforme de l’encomienda et de sa suppression totale, dans certaines régions.
7La vie de Pedro fut plus longue que celle de Las Casas, mais de 1523, date de son arrivée au Mexique, il ne quitta pas ses Indiens jusque 1572, date de sa mort. Il ne fut pas évêque comme Las Casas, évêque d’ailleurs malheureux à Chiapas de 1544 à 1546 ; mais l’action de Pedro sur les Indiens et son prestige furent tels qu’après qu’il eût été le collaborateur de l’archevêque Zumárraga, franciscain comme lui, le successeur de celui-ci, le dominicain Montúfar se laissa aller, en un moment de dépit, à dire que le véritable archevêque de Mexico ce n’était pas lui, mais le franciscain de Gand.
8Pendant tout ce temps Las Casas polémiquait et écrivait d’innombrables traités scolastiques. Il lui arriva même de penser que l’augmentation du nombre des esclaves noirs en Amérique était, sans doute, un moyen de soulager les Indiens, ce qui n’était pas loin d’être vrai, mais peu charitable pour les noirs. Il finit, toutefois, malgré que son esprit, nous l’avons vu, ne se révoltât par contre l’idée de l’esclavage, par comprendre que la traite négrière avait, elle aussi, ses horreurs. Il n’en reste pas moins que l’esclavage n’était pas son problème, n’était pas, du moins sa préoccupation essentielle. Aux Indes d’Amérique l’esclavage a été surtout un phénomène initial, partial, local et marginal, alors que l’écrasement de l’Indien par le repartimiento et l’éncomienda était un mal général sévissant partout. Mais comment combattait-on le mieux cette iniquité ? Las Casas, esprit théorique, croyait que c’était par la plume et la parole, et bien des érudits, tant historiens que sociologues, trouvant dans le vaste corpus de ses œuvres une abondante pâture, ne sont pas loin de partager ses convictions, ou faut-il dire ses illusions ?8.
9A côté, toutefois, de celle de Las Casas l’action toujours présente et continue d’hommes qui n’abandonnèrent jamais leur troupeau fut plus concrète, plus directe, plus chaudement humaine. L’amour de Las Casas pour les Indiens s’était scolastiquement intellectualisé. Il était devenu abstrait et tourna pas à pas à la défense acharnée d’un système généreux, certes, mais qu’il aurait importé d’appliquer avec succès puisque son auteur était impuissant à le faire lui-même.
10On a l’impression que, finalement, Las Casas combat surtout pour les idées de Las Casas, tandis que le simple homme d’action immédiate, le disciple de François d’Assise et des Frères de la vie commune, qu’était le vieux franciscain flamand de Mexico, aimait les Indiens de cœur à cœur et se donnait, jusqu’à son dernier souffle, pour soulager leur misère. Il y a entre eux toute la différence des mesures avec lesquelles il faut tenter de jauger l’efficience des hommes de la parole et de l’écrit, d’une part, et le don total des hommes de cœur de l’autre.
11Toutefois, dans le cas de Pedro de Gante, l’homme de cœur avait aussi ses idées sur les réformes à apporter et c’est ce que montrera maintenant l’analyse de la lettre déjà mentionnée de 1552.
12Elle préconise une véritable « Politica indiana, comme dira Solorzano Pereira. On y voit que Pedro pensa un moment aller, lui aussi, en Espagne plaider la cause des Indiens auprès de l’Empereur. Mais il ne put s’y décider, préférant ne pas abandonner ses ouailles. C’est pourquoi il écrivit plusieurs lettres à l’Empereur dont la plus importante est celle qui nous occupe. Il supplie le souverain « por el remedio destas animas recién convertidas, para que de V.M. reciban favor, y su doctrina y conversion vaya adelante, y V.M. pueda haber el premio de tanta multitud de animas que a Dios son convertidas. E assi le suplico que como piadoso los remedie y no consienta que se acaben, como llevan el camino sino le viene remedio »9. Le moine flamand, on le voit, veut sauver ce qui reste de la population indigène du Mexique qui avait subi une diminution très forte, mais non de la proportion que veut lui attribuer l’école historique de Berkeley. Il commence immédiatement son argumentation. « Puique les Indiens sont sujets (vasellos) de Votre Majesté, dit-il, ils ont droit à sa protection que nous, les religieux qui vivons dans ce pays, pouvons le mieux leur apporter ». Il faut améliorer leur sort pour qu’ils puissent pourvoir au salut de leurs âmes qui est la justification de la conquête10.
13Dans l’âme sensible du franciscain cette doctrine revêt une simplicité et une clarté presque surhumaine qui n’a rien de philosophique comme chez tant de ses contemporains, mais est profondément mystique. Pierre n’est pas érasmien, mais franciscain, ami des pauvres. Ils meurent de faim, dit-il de ses Indiens, et ils diminuent en nombre parce qu’on les accable de travail. Si les ordres que l’Empereur a donnés en leur faveur étaient observés et que les gouverneurs et les juges ne les dissimulent pas, ce serait déjà un bien inappréciable pour ces malheureux. Il fait, évidemment, allusion ici à la législation de Charles V telle qu’elle apparaît par exemple dans Leyes Nuevas de 1542 limitant les effets de l’encomienda. « Cierto yo bien creo que la intercion de V.M. es que se salven e que conozcan a Dios ; pues para esto necessario es que se les procure el sosiego, para que con mediano trabajo en el tributar, del todo se den a oir la doctrina e aquello que a sus animas conviene, pues con justa razon se quejará Dios de lo contrario »11. La diminution du poids que fait peser l’encomienda est pour Pedro moins une mesure de justice sociale, comme elle l’était pour un philosophe ou un moraliste ; elle doit être avant tout une augmentation des possibilités de sauvetage des âmes. Et notre Flamand explique la situation au souverain, comme il la voit lui, Pierre le mystique, le père des Indiens. Les Espagnols dit-il, sont venus ici et leur ont pris leurs moyens de subsistance alors que V.M. aurait pu tirer tant d’avantage d’eux. Curieux réalisme politique de ce missionnaire mystique. Les « Espagnols » ce sont les encomenderos et il vaudrait mieux que l’encomienda n’existe pas et que tous les Indiens soient sujets directs du roi, au grand profit de celui-ci, mais aussi, croit-il, pour une meilleure protection des indigènes. « Que votre Majesté, continue-t-il, fasse appliquer les ordonnances concernant le service personnel, parce que c’est la cause essentielle de la destruction de ces malheureux. Sachez qu’il arrive que l’Indien sorte de son village et n’y retourne pas durant tout un mois, spécialement parce que même ceux qui habitent à un grand nombre de lieues sont obligés de servir leur maître à Mexico ». Les villages éloignés doivent fournir des serviteurs indiens, de l’herbe, du bois, du fourrage (zacate) et des poulets. Cela « los pobres de los Indios » doivent l’acheter, parce qu’ils ne le possèdent pas. Ils ne font que s’appauvrir en le cherchant nuit et jour, car l’ordre qui règne dans ces questions de service est que chaque jour ils doivent livrer le produit de leur recherche dans la maison de l’encomendero : « Y desta manera siempre estan fuera de sus casas y son tan maltratados de la gente (= les Espagnols), de esclavos negros e criados de los tales, que en lugar de dalles de comer, los maltratan de palabra y de obra malamente, y por esto se huyen e van a los montes, porque sepa V.M. que los Indios de servicio son esclavos de los negros, e asi los mandan e castigan como el propio amo »12. Voilà une image effrayante de la situation des villages indigènes et aussi une preuve de ce que la protection que les missionnaires veulent procurer aux Indiens ne s’étend pas aux esclaves noirs, considérés comme des instruments du maître espagnol et aussi tyranniques que lui.
14Pedro connaît de très près la misère des Indiens et en particulier de leurs femmes. « Pour l’amour de Notre Seigneur, que votre Majesté la prenne en compassion et sache que la pauvre Indienne est dans sa maison (ou faut-il dire sa cabane ?) sans personne pour la soutenir elle et ses enfants, puisque son mari se rompt l’échine à chercher à payer le tribut auquel il ne peut échapper. Elle doit aller et laisser là son ménage, peut-être causer la perte de ses enfants en essayant de leur procurer l’indispensable. Nulle part dans le monde on n’a vu imposer des tributs aux hommes sur ce qu’ils ne possèdent pas. Ici il faut chercher de trouver de quoi le payer au dehors de chez soi sans aucun repos ». Pour Pedro le régime colonial de l’encomienda cause la ruine non seulement des villages indigènes, mais aussi de la famille indienne. Puis vient un avertissement qui sonne comme une voix de l’au-delà. « Pues finalmente, aviso como siervo a V.M. et como pusona que mejor los conoce que otro ninguno, que si V.M. no provee en que tributen, como en España, de lo que tienen y no más, y de sus personas no sean esclavos y sirvan, la tierra se perdera, y de hoy en treinta añios estarán mas despobladas estas partes que las islas »13. Notre moine sait fort bien ce qui est arrivé dans les îles caraïbes où, pour ne prendre qu’un exemple, les Tainos de Haïti ont cessé d’exister dès la troisième décennie du xvie siècle, c’est-à-dire quelque trente ans après la Découverte. En Nouvelle Espagne l’évolution était moins rapide, mais l’on pouvait être assuré qu’en fin de compte le résultat serait le même, si l’on ne changeait pas du tout au tout l’institution de l’encomienda. En effet, Pedro ne désirait pas l’abolir, mais l’amender : laisser libre les personnes puisque celles des Espagnols, sujets de l’empereur comme l’étaient les Indiens, jouissaient de ce privilège. Que le village donne le tribut à son encomendero de ce qu’il possède et rien de plus. Que l’Indien ne doive plus chercher ce surplus et qu’il ne doive plus servir dans la maison de son maître « Y desta manera la tierra se reformarà e la doctrina (= la foi) ira engiriendose en ellos y les sera el tributo causa donde no sus animas se iran al infierno por no conocer a Dios, ni se confesar, ni oir misa ni doctrina »14.
15La encomienda, pour Fray Pedro, doit être ce pourquoi elle a été originairement conçue, c’est-à-dire un instrument de la conversion des Indiens groupés autour de leur encomendero espagnol. Mais, malgré toute son ingénuité, le moine flamand sait fort bien combien il est difficile de retourner au passé, qui, et cela il l’ignore, n’a pas été, au surplus, même en partie, ce qu’il croît qu’il fut. Car dès les premières années l’encomienda a été davantage un instrument d’abus matériels que de conversion religieuse. C’est ce dernier aspect que, pour Pedro, il faudrait ressusciter « Gran tristeza ha sido para mi ánima, dit-il à l’Empereur, ver el provecho que a los principios se hacía — c’est-à-dire la multiplicité des conversions avant la généralisation de l’encomienda au Mexique — y como ya hoy no hay nada, sino que las iglesias no cabian de gente, agora no se media ». Les églises se sont vidées. Même, les dimanches et les jours fériés, l’Indien doit s’affairer pour réunir ce qu’il doit à son maître.
16Une autre grande misère résulte de la nécessité pour l’Indien de louer sa personne et son travail. Les autorités locales ont, en effet, prescrit que les Indiens de villages situés jusqu’à dix lieues de la capitale viennent s’y louer comme ouvriers ou artisans. Les gens du commun — les maceguales — reçoivent un salaire journalier de douze maravédis, les autres un peu plus, ce qui montre la généralité de la prescription. L’Indien qui réside dans la périphérie jusqu’à dix lieues de la capitale vient, à pied bien entendu, en deux jours, pendant lesquels sa femme et ses enfants meurent peut-être de faim. A Mexico il attend qu’on le prenne en location, et pour manger il vend les pauvres hardes qui le couvrent, car il arrive qu’il attende trois ou quatre jours. Puis on lui donne 12 maravédis, mais il mange pour 10 ou pour la totalité, ce qui fait qu’il travaille pour rien. Quand il retourne chez lui, après un mois, il trouve son lopin sans produit, sa femme et ses enfants épuisés par la souffrance. Que lui reste-t-il, si ce n’est de fuir vers la montagne ? Et Pedro s’écrie : « Pues vea Y.M. como ha de ser este tal cristiano : antes creo que si lo fuese, se tornaria moro, desperado »15. Le traitement que l’on inflige à l’Indien n’a rien de chrétien et dans sa misère, celui-ci serait ainsi bien maure, c’est-à-dire musulman. Cela c’est un moine catholique qui le dit, un homme profondément mystique, mais comme soulevé au-dessus de lui-même par son amour pour tous les pauvres du Christ, qu’ils croyent ou non en lui. Le côté humain l’emporte ici dans le cœur de Pierre, sur le côté purement religieux et, sans doute, est-ce une réaction de saint. Quand il parle des giffles, des coups de bâton que reçoivent les Indiens il s’exclame « Por amor de Nuestro Senor, V.M. no consienta tan gran inhumamidad »16. Le mot qui explique cette âme et ce cœur le voilà. La dignité humaine, les droits de l’homme ont en Pierre de Gand un grand précurseur.
17Il y a encore l’accablement des fournitures de bois. Chaque Indien de la périphérie doit porter une charge de bois à Mexico au moment où c’est son tour de faire cette corvée. Il lui faut deux jours pour couper les branchages et les porter à Mexico, un ou deux autres pour retourner. Il est venu chargé à mort, il a mangé les choses misérables qu’il avait chez lui et puis on lui donne un demi réal pour sa charge. Sa seule subsistance lui a coûté un réal entier de sorte que son travail a été vain et qu’il s’est endetté. Cruauté sans nom, comme le disait aussi, affirme Pedro, le vice-roi Antonio de Mendoza. Depuis un an et demi que dure cette pratique bien des villages se sont vidés. Et pourtant les Indiens sont les sujets de l’Empereur ; ils ont coûté, eux aussi, le sang du Christ. Qu’on supprime ces locations de service et qu’ils payent le tribut sur le peu qu’ils possèdent vraiment. Il n’y a pas d’autre remède.
18Tout ce qui précède concerne l’Indien des champs, mais il y a aussi celui des mines. Là, du temps de Pedro, il y a encore des esclaves que l’on enferme pour qu’ils ne puissent intenter d’action en émancipation. Là aussi notre moine proteste et demande que l’on envoie aux mines des commissaires pour recueillir les demandes d’affranchissement.
19Puis il y a la maladie des procès que les Indiens ont contractée des Espagnols. Pedro demande que les procès entre Indiens et entre communautés indiennes soient interdits. Les « letrados », les « procuradores », les « escribanos » et jusqu’aux interprètes, tous sont à l’affût de ces procès. Ce à quoi il faut retourner c’est l’arbitrage des religieux, sans procès. Les Espagnols ont mis les procès dans la tête des Indiens, mais « destruyenlos y engananlos, por servirse dellos so color de favor ». Comme notre franciscain comprend les tromperies des intrigants et comme il voit les combinaisons des petits chefs qui « so color de seguir los pleitos comen e beben e gastan el comun del pueblo y el sudor de los maceguales y robanlos »17. Il ne faut pas demander si Pierre prend parti pour les maceguales contre les « principalejos », comme il les appelle avec un juste mépris, car beaucoup de ces « collaborateurs » sont perdus de vices et dénués de tout scrupule.
20La population indigène de la capitale vit dans des conditions misérables. Elle qui commandait à tout le pays sert maintenant les Espagnols, c’est-à-dire les habitants du quartier réservé ou « traza ». Les hommes sont parfois absorbés par ce service pendant un ou même deux mois. Les femmes durant ce temps doivent non seulement entretenir la famille, mais aussi réunir ce qu’il faut pour acquitter le tribut. Elles portent le bois et le fourrage, car le mari est retenu par son service auprès du maître espagnol. Pedro indigné ajoute : « mejor la pasan los perros que los indios, porque a los perros danles de comer, mas a estos sirvense dellos y no se lo dan »18. Que l’Indien soit homme de métier ou noble il doit servir. Les enfants de dix ou douze ans vont chercher le maïs à huit ou dix lieues, parce que les Indiens de la ville n’ont même pas un lopin à cultiver comme ceux, pourtant déjà si misérables, de la campagne. Tous les quatre-vingts jours ils doivent payer le tribut. Pour l’amour de Dieu, dit Pierre, qu’on les laisse être chrétiens, car ils n’ont même pas les jours de Pâques pour se reposer. « Los dejen ser cristianos ». Pour des hommes comme Pierre de Gand l’unique justification de la conquête est la conversion des Indiens et s’ils ne peuvent vivre comme chrétiens, il n’y a pas de justification. L’encomienda était déjà la tyrannie ; le service personnel a transformé la vie de l’Indien en un martyre perpétuel auquel seules la fuite ou la mort permettent d’échapper.
21Ce n’est que vers la fin de sa lettre que Pedro pense à son école, à laquelle on a toujours voulu limiter son rôle, alors que la lettre que nous commentons le montre animé de soucis beaucoup plus larges et plus proprement politiques.
22Dans le patio de San Francisco il y a une chapelle que les Indiens ont construite sous la direction des frères. A côté se trouve l’école où notre moine a travaillé jour et nuit, où il a appris à chanter et à jouer d’un instrument aux jeunes Indiens, où il prêche la foi à tous. La chapelle est bien entretenue, mais l’école où il enseigne aussi à lire et à écrire, où il forme des artisans de tous les métiers, cette école, si méritoire et utile, est en mauvais état. Ici, en vrai franciscain, il demande l’aide de l’empereur-roi comme une aumône. Mais il reste aussi disciple des Frères de la vie commune, car il reste fidèle à sa tâche d’enseignant. Il ne demande pas beaucoup : quatre ou cinq cents pesos par an, et il le demande parce qu’il est « tan allegado a V.M. y ser de su tierra »19. C’est, dans son esprit, une affaire entre Flamands, l’Empereur et lui, tous deux de Gand. Tout doit se faire dans le cadre de l’action franciscaine et il ne faut pas que le clergé séculier intervienne. Pierre veut s’en tenir à la conception du vice-roi Mendoza, favorable aux Ordres, tandis que l’archevêque Montúfar, pourtant dominicain lui-même, voulait confier les paroisses aux séculiers. L’archevêque sentait que la grande période des Ordres, sauf celui des Jésuites arrivés beaucoup plus tard, était passée en Nouvelle-Espagne. C’est pourquoi, bien que Mendiant lui-même, il était l’allié des séculiers, eux-mêmes alliés aux encomenderos. « Los Indios, dit fortement Pierre, se han criado con frailes », entendant par là que les moines ont protégé les Indiens contre la décadence et le recul démographique causés par l’encomienda et les services personnels. Les historiens se sont plus occupés de la première, que des seconds, combien pesants cependant, on l’a vu par la lettre de Pierre ; document qui devrait être le point de départ d’une nouvelle recherche, plus difficile que la première, parce que moins limitée par des cadres institutionnels.
23Pedro plaide aussi pour les hôpitaux, négligés par les séculiers absorbés par leur paroisse. Sauver l’hôpital et l’école, seule l’autorité suprême peut le faire. Le Flamand en appelle au souverain contre les autorités locales trop amies des encomenderos espagnols, qui contrôlent à présent non seulement l’archevêché, mais tout le monde des « letrados » gouvernant, en fait, en lieu et place des vice-rois, à qui il reste plus d’honneurs que de pouvoirs.
24Pierre est réaliste, tout en étant mystique. Il sait que rien de ce qu’il propose et demande, ne peut se réaliser sans la présence d’un nombre suffisant de religieux. Il reste à trouver « herramientas para la obra y oficiales que edifiquen, y para esto son menester frailes 20». « Que Votre Majesté ordonne que l’œuvre de Jésus Christ ait ses ouvriers, beaucoup et vite, et que quelques-uns viennent de Flandre et de Gand, pour que, en pensant qu’à ma mort il leur reste des hommes de mon pays, les Indiens ne croyent pas que je leur manque ». Pierre était plus ami des Indiens qu’aucun de ses confrères espagnols, on le voit ici avec une clarté de cristal, comme était son âme.
25Il sait aussi combien il est nécessaire de grouper les Indiens en villages pour que leur vie puisse devenir plus régulière et ordonnée. Il ne faut pas qu’on laisse errer les indigènes dans les montagnes, car c’est favoriser l’idolâtrie. S’ils sont groupés « se sigue cristiandad y provecho de sus animas y cuerpos »21.
26Un postscriptum traite de deux problèmes administratifs concrets. Il s’agit d’abord de la région de Jalisco autour de Guadalajara. La conversion y commence et si l’on veut qu’elle progresse, et avec elle l’obédience au souverain espagnol, il faut interdire le tribut et le service personnel des indigènes. Pendant vingt ou trente ans personne ne devrait avoir le droit de leur réclamer ces prestations. D’ailleurs quand un Espagnol arrive, les Indiens fuient vers la montagne, car ils savent ce qui les attend. Les religieux fixent les indigènes, les encomenderos les font fuir.
27Un second point concerne les alguaciles, alcaldes et gouverneurs indiens. Les vice-rois les nomment, mais ce sont les Indiens qui doivent les entretenir. Cela aussi doit changer.
28Voilà, dans ses grandes lignes, la politique indigène que préconise fray Pedro. Dans cette politique le rôle principal revient aux religieux et il est évident que, du temps où il en était ainsi, il y avait beaucoup moins d’abus que lorsque se mirent à dominer les encomenderos et les hacendados. Toute la politique de Pierre de Gand est une politique du cœur, d’un cœur de franciscain mystique, sans compromis ni solidarité avec les colonisateurs espagnols. Car Pierre n’était pas seulement franciscain et mystique, mais aussi étranger, Flamand, sujet de l’Empereur assurément, mais d’un Empereur qui, pour lui, était comte de Flandre au moins autant que roi de cette Espagne d’où venaient les encomenderos, tyrans des Indiens et, partant, ennemis de Pierre que les Indiens aimaient comme leur père et protecteur.
29Ce protecteur était un homme menant une vie si sainte que l’Eglise pourrait l’élever sur ses autels. Ce serait le saint des Indiens qu’il a aimés si fortement, dont il a enseigné les enfants, qu’il a soignés quand ils étaient malades, qu’il a protégés contre l’oppression. Ce serait un saint démocratique et indigéniste, dans le sens le plus humain de ce mot. Ce serait aussi un saint progressiste, comme on dit aujourd’hui.
Notes de bas de page
1 A. Franco Silva, La esclavitud en Sevilla y su tierra a fines de la edad media, Séville, 1979.
2 C. Verlinden et F. Sevillano Colom, « Une taxation d’esclaves à Majorque en 1428 et la traite italienne », Bul. Inst. Hist. Belge de Rome, t. XLIII, 1972, pp. 141-187 ; C. Verlinden, « La esclavitud en la economia medieval de las Baleares, principalmente en Mallorca », Cuadernos de Historia de Espaha, t. LXVII-LXVIII, Buenos Aires, 1982, pp. 123-164.
3 V. Cortes Alonso, « Procedencia de los esclavos negros en Valencia (1482-1526) », Revista española de Antropología Americana, t. VII, 1972, et P. Hair, « Black African slaves at Valencia, 1482-1516. An onomastic inquiry », History in Africa, t. VII, 1980.
4 C. Verlinden, « Le repartimento de Rodrigo de Alburquerque à Española en 1514. Aux origines d’une importante institution économico-sociale de l’Empire colonial espagnol », Mélanges G. Jacquemyns, Bruxelles, 1968, pp. 633-646 ; « La population de l’Amérique précolombienne. Une question de méthode », Mélanges F. Braudel, t. II, Toulouse, 1973, pp. 453-462. Sur le petit Taino de Las Casas, cf. M. Gimenez Fernandez, Breve biografia de Fray Bartolomé de Las Casas, Séville, 1966, p. 10, à voir aussi pour la suite de la vie de Fray Bartolomé.
5 E. Otte, « Los Jeróminos y el trafico humano en el Caribe », Anuario de Estudios Americanos, t. XXXII, Séville, 1975, pp. 187-204.
6 M. Gimenez Fernandez, Bartolome de las Casas, t. II, Capellán de Carlos I. Poblador de Cumana (1517-1523), Séville, 1960.
7 Sur le rôle des apôtres du Mexique, voir toujours le très beau livre de R. Ricard, La conquête spirituelle du Mexique, Paris, 1933.
8 Voir, par exemple, tout récemment les « Conclusiones del simposio sobre » Fray Bartolome de Las Casas, trascendencia de su obra y doctrina » organizado por la Universidad Nacional Antonoma de Mexico y la Universidad Autonoma de Chiapas (8-13 octobre 1984). A remarquer que dans cette dernière zone, siège momentané de l’action de Las Casas, un groupe d’indigènes se présenta devant les membres du colloque pour protester contre leur expulsion de leurs terres en déclarant qu’ils ne connaissaient pas F. Bartolomé de Las Casas.
9 E. de la Torre Vilar, « Fray Pedro de Gante, maestro y civilizador de America », Estudios de historia novo-hispana, t. V, Mexico, 1974, p. 576.
10 « pues no fueron descubiertos sino para buscalles su salvación » (Ibid.).
11 Ibid.
12 Ibid., pp. 57-58.
13 Ibid., p. 58.
14 Ibid.
15 Ibid., p. 59.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 60.
18 Ibid., p. 61.
19 Ibid., p. 62.
20 Ibid., p. 63.
21 Ibid.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Marquer la ville
Signes, traces, empreintes du pouvoir (xiiie-xvie siècle)
Patrick Boucheron et Jean-Philippe Genet (dir.)
2013
Église et État, Église ou État ?
Les clercs et la genèse de l’État moderne
Christine Barralis, Jean-Patrice Boudet, Fabrice Delivré et al. (dir.)
2014
La vérité
Vérité et crédibilité : construire la vérité dans le système de communication de l’Occident (XIIIe-XVIIe siècle)
Jean-Philippe Genet (dir.)
2015
La cité et l’Empereur
Les Éduens dans l’Empire romain d’après les Panégyriques latins
Antony Hostein
2012
La délinquance matrimoniale
Couples en conflit et justice en Aragon (XVe-XVIe siècle)
Martine Charageat
2011
Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge
XLe Congrès de la SHMESP (Nice, 4-7 juin 2009)
Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public (dir.)
2010
Une histoire provinciale
La Gaule narbonnaise de la fin du IIe siècle av. J.-C. au IIIe siècle ap. J.-C.
Michel Christol
2010