Bakrī et le Maghreb
p. 369-384
Texte intégral
1Abu ‘Ubayd ‘Abd Allāh b. ‘Abd al-‘Azīz b. Muhammad b. Ayyùb al-Bakrī a suscité les avis les plus divers de la part des historiens. Régis Blachère le jugeait ainsi « plus consciencieux qu’intelligent1 », alors qu’Évariste Lévi-Provençal estimait en revanche qu’il était « le plus grand, avec Idrīsī, des géographes de l’Occident musulman, et l’un des représentants les plus caractéristiques de l’érudition arabo-andalouse au ve/xie siècle2 ». Ce dernier avis prévaut heureusement de nos jours, principalement en raison de la description qu’il livre de l’Occident musulman et plus particulièrement du Maghreb. Il est effectivement, avec Ibn Hawqal et Warrāq, l’auteur de l’une des plus anciennes et des plus considérables sources traitant de l’Afrique du Nord au Moyen Âge. Non seulement Bakrī fournit là quantité de données riches et variées permettant d’établir l’histoire de cette terre, mais il est également un auteur, au sens noble du terme, qui élabore un discours, une pensée, dont il nous faut mettre en lumière la cohérence. De fait, pour mieux établir la pertinence de ses informations et la nouveauté des matériaux qu’il manie, il est essentiel de se pencher plus avant sur le discours géographique de Bakrī.
2Nous ne disposons que de bien peu de renseignements concernant sa vie : il serait né peut-être vers 405/1014 ou 419/1028 à Niebla dans une famille d’origine arabe qui, à la faveur de l’effondrement du califat de Cordoue, s’était imposée à la tête de la petite principauté de Saltès et Huelva, sur la côte atlantique du Sud de la péninsule Ibérique. En 1051, le père du géographe, ‘Izz al-Dawla ‘Abd al-‘Aziz, dut abandonner ses terres à son puissant voisin, al-Mu‘tadid b. ’Abbād de Séville, et se réfugier avec sa famille à Cordoue. Abū ‘Ubayd fit très tôt figure de lettré renommé et, selon Ibn Hayyan, se rendit dans les différentes cours des royaumes de taïfas pour dispenser son savoir. Il assista à l’arrivée dans la Péninsule des Almoravides et mourut très âgé à Cordoue en šawwāl 489/octobre-novembre 10943.
3À l’instar de nombre de savants de son temps, Bakrī s’illustra dans différents domaines du savoir : botanique, grammaire, philologie et géographie. Il aurait même composé quelques vers bachiques, ce qui lui valut une réputation de buveur impénitent. Son œuvre est vaste. Dans le domaine des sciences religieuses, Ibn Baškuwāl4 lui attribue, sans en donner le titre, un ouvrage sur les « signes de la mission prophétique » de l’Envoyé de Dieu » (fī a’lām nubuwwat nabiyyinā). On lui attribue quatre ouvrages comme philologue, dont deux commentaires des œuvres du grand auteur oriental al-Qālī (288-356/901-967), qui s’était rendu à Cordoue sur l’invitation du fils du calife ‘Abd al-Rahmān III, le futur al-Ḥakam II, où il resta jusqu’à sa mort. Bakrī est également l’auteur d’un ouvrage de botanique, le Kitāb al-Nabāt, aujourd’hui perdu, mais que cite Ibn Abī Usaybi‘a5, et qui traite principalement des plantes que l’on trouve en al-Andalus.
4Il composa également le Kitāb Mu‘ğam mā sta‘ğam (un dictionnaire des toponymes douteux de la péninsule Arabique, relevés dans la poésie arabe antéislamique et dans les hadīṯ-s). C’est un répertoire assorti d’une intéressante introduction sur le cadre géographique de l’Arabie6. Mais surtout, il est l’auteur du Kitāb al-masālik wa l-mamālik (le Livre des itinéraires et des États), achevé selon les dires de Bakrī lui-même en 1068 ; c’est cet ouvrage qui en fait à nos yeux un géographe. Le fait même que douze manuscrits soient parvenus jusqu’à nous et que ce soit le seul livre de géographie figurant dans la liste des ouvrages arabes de l’Escorial, répertoriés par Casiri au xviiie siècle7, suffirait à attester son importance. Ces pages d’ailleurs furent jugées dignes d’être retenues puisqu’elles se retrouvent pratiquement dans leur intégralité au sein du vaste dictionnaire géographique qu’élabora Himyarī au début du xive siècle, le Kitāb al-Rawḍ al-mi‘ṭār, cet auxiliaire précieux qui donne à voir ce qui méritait d’être compilé.
5La première partie de cet ouvrage est une longue réflexion sur la création du monde, la succession des prophètes, ainsi que l’exposé des croyances religieuses des différents peuples. La seconde partie est plus géographique : c’est une patiente description des différents ensembles de l’œkoumène8. L’agencement, qui épouse peu ou prou un déroulement géographique Est-Ouest, est le suivant : description de l’Inde, de la Chine, des terres des Turcs, du Sind et du Tibet ; viennent celle de la Syrie et un long chapitre central consacré à la Perse. Bakrī expose ensuite l’histoire d’Alexandre le Grand, celle des rois de Grèce, d’Égypte, de Syrie et de Byzance. Le propos se fait à nouveau plus géographique et l’on repart pour l’Afrique noire, le pays des Berbères, le Sahara et ses oasis. L’avant-dernier chapitre est consacré à la description de l’Europe, au sein de laquelle figure le tableau de l’Espagne, et ce n’est qu’à la fin de l’ouvrage que se trouve l’étude réservée à l’Arabie, plus détaillée que les précédentes.
6Bakrī est un géographe en chambre ; il puise dans les archives cordouanes et dans ce qu’il appelle les « livres de la grande bibliothèque9 », sans doute celle de Cordoue, lesquels sont les œuvres de Razī, de Warrāq, de son maître ’Uḏrī, ainsi que dans celle de l’informateur juif Ibrāhīm b. Ya’qūb al-Isrā‘īlī al-Ṭurtūšī10, dont l’ouvrage, datant du début du xe siècle, a été perdu. Ses principales sources cependant sont les grandes encyclopédies orientales du xe siècle : celle de Ṭabarī (mort en 310/923), dont il s’inspire dans la première partie de son ouvrage, consacrée à la création du monde et à l’histoire des prophètes, et Les prairies d’or (Kitāb Murūğ al-ḏahab) de Mas‘ūdi (280/893-345/956). Pour reprendre une heureuse formule forgée pour décrire Eratosthène, on peut dire de Bakrī qu’il est « un génie qui a trouvé une bibliothèque ».
7Le Kitāb al-masālik wa-l-mamālik, par son titre comme par son contenu, prolonge et renouvelle tout à la fois la géographie arabe classique du xe siècle, celle de Muqaddasī et d’Ibn Hawqal. Prolongement car il énumère des itinéraires qui constituent l’ossature de l’ouvrage et qui permettent de découvrir, au fil de l’écriture, les États ou les provinces, leurs curiosités et leurs ressources, les événements dont ils furent le théâtre, les anecdotes historiques qui les rendent mémorables, mais aussi renouvellement de la vieille tradition géographique de la science des pays. La première originalité de l’ouvrage, rédigé vers 1068, est le nombre des pages que Bakri consacre à l’Occident - Occident chrétien comme musulman. La géographie bagdadienne traitait certes de quelques territoires extérieurs au monde musulman, mais c’était en tant que marges, régions frontalières qui n’intéressaient pas tant pour leur originalité que parce qu’elles définissaient en retour les limites du dār al-islām. Bakrī, s’il ne renoue pas tout à fait avec le genre archaïque de la ṣūrat al-arḍ, la cartographie de la terre, n’en accorde pas moins une place considérable à l’Occident chrétien, décrivant avec soin les différents peuples qui s’y trouvent, c’est-à-dire, dans leur ordre d’apparition : les Slaves, les Francs, les Galiciens, les Bulgares, les Hongrois, les Rūm de Byzance et de Rome, les habitants de plusieurs territoires de la Méditerranée (Chypre, Crète, Sicile, Malte, Sardaigne, Macédoine, Thrace et Thessalie), les Hongrois à nouveau, les Russes, les habitants de l’Espagne, puis une fois encore les Francs, les Bretons et les Galiciens. Le tout est constitué de plus d’une centaine de pages. Alors que débute la Reconquista en Espagne, Bakri prend acte du poids nouveau que l’Occident a désormais acquis. Ce réveil dont il est contemporain est lourd de menaces, ce qui conduit notre géographe à regarder, avec plus d’attention que ses prédécesseurs, vers le Nord, mais aussi vers le Maghreb.
8Car la seconde curiosité de ce livre, relevée par nombre d’auteurs, est l’importance du chapitre que consacre Bakri à l’Afrique du Nord, lequel constitue, nous l’avons dit, la première et la principale de nos sources concernant le Maghreb médiéval. L’intérêt de ces pages fut très tôt compris et a donné lieu à la première traduction en français d’une partie de l’ouvrage : celle du baron De Slane, intitulée Description de l’Afrique septentrionale et qui parut en 1857.
9L’ampleur de cette partie, près de 190 pages dans le texte arabe établi par De Slane à partir de quatre manuscrits, s’oppose de fait à la brièveté de la description de l’Espagne, une terre natale que l’auteur n’a vraisemblablement jamais quittée. Description d’al-Andalus qui n’apprend a priori rien qui ne soit déjà connu ; qui n’énumère que quelques villes et qui paraît à ce point maigre qu’on a longtemps cru qu’elle faisait partie d’un ensemble plus vaste, en partie perdu. Si nous évoquons cette description de l’Espagne musulmane, c’est que son écriture diffère grandement de celle qui se déploie dans le tableau de l’Afrique du Nord. En quelque sorte, il faut passer par l’étude de la description d’al-Andalus pour comprendre l’originalité de celle du Maghreb et vice versa. Qu’écrit-il donc à propos de l’Espagne ? Sous sa plume, elle n’est plus seulement la terre des Omeyyades, ni même l’île arabe entre chrétienté et Maghreb que l’historiographie du califat s’était plu à dépeindre. L’Espagne est dans l’ouvrage de Bakrī un territoire à l’histoire et à la géographie complexes. L’histoire de la Péninsule est ancienne et elle a profondément été marquée par son passé romain. Géographiquement, elle est une frontière, dans son intégralité, un territoire de séjour en ribāt, où l’on combat pour la foi. Al-Andalus est alors la pièce d’un puzzle plus vaste, le dār al-islām, dont elle devient l’une des marches ; on est loin, là aussi, de la conception du territoire qui prévalait au temps du califat, où l’Espagne musulmane était centrale. La place accordée au Maghreb ne pouvait donc, elle aussi, qu’évoluer dans le cadre de ce basculement géopolitique.
10Revenons donc à la description du Maghreb. Bakrī en effet est essentiellement connu, nous l’avons dit, pour être le premier grand géographe à décrire dans le détail le Maghreb. Warrāq (qui meurt en 973) l’avait certes précédé dans cette voie, mais le but était alors de justifier les prétentions omeyyades sur cette terre que la dynastie andalouse disputait aux Fatimides11. Il y a avec Bakrī un changement du rapport des forces entre l’Espagne musulmane et l’Afrique du Nord, que reflètent bien l’ordonnance de son ouvrage et le poids qu’il accorde à ce dernier espace. Le Maghreb n’est plus simplement le lieu où al-Andalus se prolonge en le dominant et en le disputant aux Fatimides, il devient le vivier de forces nouvelles ; une terre où l’islam domine nettement, un espace vaste dont désormais al-Andalus n’est plus, à son tour, que le prolongement. Un espace sûr, protégé au sud par les sables du Sahara qui forment comme un glacis.
11Un espace qu’il devient important de décrire et d’inventorier. Autant le champ des données est clos à propos d’al-Andalus, autant celui concernant le Maghreb mérite d’être défriché. Autant al-Andalus n’a plus besoin d’être exaltée dans ses particularités et ses richesses, comme à l’époque du califat, autant le Maghreb est passionnant car il est le lieu où se trouvent les forces vives. Bakrī rompt donc totalement avec les géographes andalous qui l’ont devancé, et se lance avec force détails dans le tableau de l’ensemble géographique qui se déploie de l’Égypte jusqu’à l’Océan Ténébreux. Et là, il renoue avec l’écriture classique de la géographie, qu’il avait délaissée lors de la description d’al-Andalus ; comme Muqaddasî ou Ibn Hawqal, il suit des itinéraires, indique les distances, inventorie richesses et particularités. Il mentionne les forteresses, les citernes, les productions agricoles et les marchés, c’est-à-dire tout ce qu’il ne faisait pas dans le tableau d’al-Andalus.
12Voyons l’agencement du chapitre sur l’Afrique du Nord. La description qui s’articule autour des routes, ossature du discours géographique, se déploie ainsi : tout d’abord, route de l’Égypte à Barca ; toutes les routes qui sillonnent l’Ifriqiya, le Maghreb central et le Maghreb extrême. Puis longue parenthèse sur les Idrissides, sur les Hammūdides (et notamment leur geste en al-Andalus lors de la fitna). Puis il évoque les Barġawāṭa, les routes de Fès à Siğilmassa et Agmāt ; il présente ensuite les doctrines enseignées par ’Abd Allāh b. Yasīn, l’un des chefs almoravides ; puis il décrit le Ghana et le pays des Noirs ; enfin, pour terminer, il reprend quelques anecdotes additionnelles sur les Berbères (essentiellement des histoires de femmes où l’on voit que les Berbères n’ont rien à envier en matière de jalousie aux Arabes). L’ampleur de ces pages et la diversité des sujets abordés mériteraient une patiente étude approfondie. Nous avons choisi de n’évoquer, dans le cadre de cet article, que trois aspects qui se rattachent à la problématique du séminaire sur l’arabisation et l’islamisation de l’Occident musulman. Le premier point est la façon dont la conquête de l’Afrique du Nord est dépeinte par Bakri. Le second point concerne le laboratoire religieux que fut cet espace jusqu’au xie siècle, et le troisième, la vision que livre Bakri de l’une des plus intéressantes expérimentations de l’islam qui y vit le jour, celle des Barġawāṭa.
UNE TERRE CONQUISE PAR LES ARABES
13Le portrait de l’Ifrīqiya et du Maghreb ne se résume pas à une géographie descriptive un peu sèche. Le géographe ménage une place à l’histoire et à ses traces. Il y est ainsi beaucoup question des premiers siècles de la présence de l’islam et des dynasties qui se sont succédé. On ne saurait mieux signifier qu’il s’agit d’une terre où l’histoire de l’islam se déploie et l’on ne peut manquer d’établir une comparaison avec l’Espagne, enfermée dans son identité antique, espace des Rūm par excellence. Dans la description de l’Afrique du Nord en revanche, très peu de chose sur l’histoire antique, mais le long déroulement des péripéties qui voient l’islam s’imposer. Le géographe mentionne ainsi les dures conditions imposées par ’Amr b. al-‘Ās, le conquérant de l’Égypte, aux habitants de Barca12 et de Tripoli13 : il exige des premiers qu’ils vendent leurs enfants pour s’acquitter de la capitation et réduit une partie des seconds en esclavage.
14‘Uqba b. Nāfi‘ n’est pas plus magnanime : lorsqu’il conquiert la région de Wezzan en 666-667, une zone soumise un temps par ’Amr b. al-‘Ās dans les années 640, mais qui avait refusé depuis de payer un tribut, il se saisit du roi de la contrée et lui coupe une oreille. « Pourquoi me traiter ainsi ? lui demande le roi, les musulmans n’ont-ils pas fait avec moi un traité de paix ? » « C’est pour t’apprendre à vivre ; toutes les fois que tu porteras ta main à l’oreille, tu te souviendras et tu ne seras pas tenté de faire la guerre aux Arabes », lui répondit ‘Uqba14. Il se fait de plus donner 360 esclaves, tribut imposé vingt ans plus tôt. Il fait ensuite descendre de cheval et marcher longtemps le roi de Djerma (l’ancienne Garama), qui avait pourtant ouvert les portes de sa ville aux musulmans. Le roi demande la raison d’un tel traitement et la réponse de ‘Uqba est la même : « C’est pour te donner une leçon, tu t’en souviendras toujours et tu ne songeras jamais à combattre les Arabes », puis il lui impose un tribut de 360 esclaves15. Il prend une à une toutes les forteresses de la région et fait emprisonner un chef local auquel il fait couper un doigt. Les paroles qu’il prononce une fois de plus sont les suivantes : « C’est pour te donner une leçon, toutes les fois que tu jetteras les yeux sur ta main, tu ne penseras pas à combattre les Arabes » ; puis il impose à ce peuple un tribut de 360 esclaves16. Enfin, une ville lui résiste quelque temps ; il fait semblant de s’en désintéresser et s’en empare par surprise lorsque les habitants croient le danger passé. Il fait alors massacrer tous les hommes et réduit en esclavage femmes et enfants17. À chaque fois la réponse est la même : il s’agit d’un avertissement pour étouffer toute révolte à venir. Les conquérants arabes font ainsi table rase du passé et s’imposent, avec brutalité et en profondeur. La politique autoritaire, le joug imposé sont les préalables essentiels à une implantation durable.
15En Espagne, l’identité ancienne, chrétienne et romaine, n’est jamais totalement masquée et resurgit souvent au fil de la description de notre géographe. Au Maghreb, l’épisode de la résistance, vite évoquée, de la Kāhina et de Kusayla18 n’est que l’occasion de montrer que seuls les Berbères s’opposèrent aux Arabes (Bakrī signale à cette occasion que les prisonniers faits par la Kāhina furent toujours traités avec bonté). Il n’y a que quelques rares mentions de combats entre les conquérants et les Byzantins19 ; cette terre n’est pas, comme l’Espagne, partie intégrante du domaine historique des Rūm.
UNE TERRE OÙ L’ISLAM SE DÉPLOIE DANS SA DIVERSITÉ
16Pour montrer l’implantation de l’islam en Afrique du Nord, Bakrī évoque les traditions se rapportant à cette terre. Il y a plusieurs traditions, chacune étant relaté de deux façons très légèrement différentes, et avec des isnād impeccables.
Plusieurs docteurs rapportent la tradition suivante sous l’autorité de Ṣaḥnūn b. Sa‘īd20 et de Mūsā b. Mu‘āwiya, lesquels l’avaient reçue d’Ibn Wahb21, qui l’avait eue de Surahbïl b. Su‘ayd, qui l’avait entendue de la bouche d’Abū ’Abd al-Raḥmān al-Gubbūlī22 : « L’Envoyé, dit-il, fit partir une troupe de guerriers en expédition. Lorsqu’ils furent de retour, ils lui racontèrent que l’intensité du froid les avait beaucoup fait souffrir, et il leur répondit : “Le froid est encore plus fort en Ifrīqiya, mais la récompense est plus forte aussi.” »
17Toujours sous l’autorité d’al-Ǧubbūlī, corroboré par ’Abd Allāh b. ’Amr, compagnon de Muhammad, qui a rapporté de très nombreux récits sur les faits et gestes du Prophète :
Le Saint Prophète a dit : « La guerre sainte cessera dans tous les pays, excepté dans un endroit de l’Occident qui s’appelle l’Ifrīqiya. Pendant que les nôtres seront en face de l’ennemi, ils verront les montagnes changer de place ; alors, sachant le jour du jugement dernier arrivé, ils se prosterneront devant le Tout-Puissant, et personne ne les débarrassera de leurs haillons, si ce n’est leurs serviteurs dans le paradis. » ’Abd al-Rahmān b. Ziād b. Anàm rapporte aussi cette parole sous la forme suivante : « La guerre sainte cessera partout et commencera de nouveau en Ifrīqiya ; et les tribus de toutes les parties du monde se porteront en avant vers l’Ifrīqiya à cause de l’imam (qui y régnera) et du bas prix des vivres23. »
18Nous sommes bien là en terre d’islam ; l’histoire est garantie et le Prophète lui-même annonce le destin de ce territoire. L’Espagne ne peut se prévaloir d’une telle autorité : la seule tradition relative à la Péninsule que rapporte Bakrī est la suivante :
On rapporte que ’Uṯmān b. ‘Affān (Dieu l’agrée) écrivit à ceux qui allèrent conquérir l’Espagne : « Que la paix soit sur vous ! Quant à Constantinople, elle ne sera conquise qu’après l’Espagne. Si vous la prenez, alors vous serez associé à la récompense qui reviendra à ceux qui prendront Constantinople24. »
19Point là d’isnād, et l’auteur des propos est certes l’un des quatre premiers califes, mais il appartient au clan des Omeyyades. Le destin de l’Espagne reste, de plus, indéfectiblement lié à celui de Constantinople, dont elle n’est que l’avant-poste. L’Ifrīqiya en revanche est en elle-même une référence, et même le but ultime, au vrai sens du terme, puisque les peuples de l’islam y convergeront.
20Pour témoigner de la profondeur de l’implantation de l’islam en Afrique du Nord, Bakrī dédie également près de cinq pages à la Grande Mosquée de Kairouan25. Comment ne pas les comparer à ce morceau d’anthologie qu’est l’évocation de la Grande Mosquée de Cordoue. Comme Ibn Ḥawqal avant lui, notre géographe met sur le même pied les deux villes, toutes deux capitales de l’Occident musulman, mais l’édifice de Kairouan fait plus que rivaliser avec celui de Cordoue, il semble, sous la plume de notre auteur, le surpasser en beauté et en prestige. Contrairement à ’Uḏrī, Idrīsī et Himyarī, Bakrī est le seul des géographes à ne pas faire de la Grande Mosquée de Cordoue le plus bel ornement du monde musulman ; il réserve cette appréciation à celle de Kairouan : « Toutes les personnes qui la voient n’hésitent pas à déclarer qu’il serait impossible de trouver ailleurs plus beau monument26. » Le jugement est d’autant plus piquant que Bakrī lui-même n’a guère pu admirer de ses yeux l’édifice puisqu’il n’est vraisemblablement jamais sorti d’Espagne. Le géographe insiste également sur l’ancienneté de cette mosquée, édifiée à l’origine par ‘Uqba b. Nāfi‘. La description de la mosquée de Kairouan est, comme pour celle de Cordoue, l’occasion de dérouler la liste des souverains qui contribuèrent à ses embellissements successifs. Si, à Cordoue, ces derniers sont l’œuvre des seuls Omeyyades, à Kairouan, toutes les dynasties qui se sont succédé en Ifrīqiya sont intervenues. Loin de la continuité qui a prévalu lors des agrandissements de l’édifice emblématique de l’Espagne musulmane, c’est sous le signe de la rupture que fut transformée la mosquée de Kairouan.
21Bakrī précise ainsi que l’édifice élevé par ‘Uqba b. Nāfi‘ fut détruit, à l’exception du mihrâb, puis reconstruit par Hassan b. al-Nu‘mān27. Cette mosquée s’avéra vite trop petite et le calife de Damas, Hisām b. ‘Abd al-Malik28, sur requête du gouverneur, fit agrandir l’édifice en permettant son extension dans un jardin que ses propriétaires durent alors vendre (Bakrī, qui n’omet jamais de critiquer les Omeyyades, précise que les gens très pieux refusent de prier en cet endroit de la mosquée au motif que la vente fut obtenue sous contrainte). En 155/772, le nouveau gouverneur de la province, Yazīd b. Hātim, nommé par les califes abbassides de Bagdad, fit raser l’édifice, toujours à l’exception du miḥrāb, et le remplaça par une nouvelle mosquée. Enfin, en 836, Ziyādat Allāh b. Ibrāhīm, fils du fondateur de la dynastie aglabide29, détruisit à son tour le lieu de culte. Il fallut toute la ruse d’un architecte pour conserver le miḅrāb édifié par ‘Uqba b. Nāfi‘ : il le dissimula dans un coffrage de marbre afin de le sauver de la destruction. « Jusqu’à nos jours, la mosquée de Kairouan est restée telle que Ziyādat Allāh l’avait laissée », écrit Bakrī. Ces ruptures, ces perpétuelles reconstructions, qu’il faut bien opposer à la continuité architecturale de la Grande Mosquée de Cordoue, ne sont paradoxalement pas le simple signe d’une instabilité, mais bien celui de la richesse et de la profondeur de l’implantation de l’islam en Ifriqiya. L’Espagne, terre des Rūm où s’illustrèrent les Omeyyades, n’est que la possession personnelle d’une famille et fait pâle figure aux yeux de Bakri en comparaison de cette partie de l’Afrique du Nord où les reconstructions de mosquées sont comme la confirmation de l’implantation et de l’investissement des pouvoirs musulmans successifs. À chaque changement dynastique, l’islam est encore plus fermement ancré, semble signifier Bakrī.
22Notre géographe, qui rédige son ouvrage en 1068, évoque même la ruine de la ville, survenue lors des invasions hilaliennes : « En l’an 452/1060, la population de Kairouan fut emmenée en captivité, et la ville resta déserte ; on n’y laissa que les gens les plus pauvres30. » Il ne semble cependant pas s’appesantir sur le funeste sort de la ville et ne dit pas, comme pour Cordoue, que la ville est un champ de ruines où l’on n’entend désormais plus que les lamentations de ses habitants31. Kairouan n’est pas une exception et les descriptions des autres villes de l’Ifriqiya et du Maghreb sont nourries de récits d’ordre historique mettant en scène la multiplicité des pouvoirs musulmans qui s’y sont déployés32. S’ils se succèdent parfois dans le fracas des armes, ils ne compromettent pas l’implantation de l’islam. Face à la richesse du passé antique de la péninsule Ibérique, le géographe andalou oppose la profondeur de l’histoire musulmane du Maghreb.
23Or cette histoire, en Occident comme en Orient, est riche de controverses politico-religieuses, ce qui conduit Bakri à s’intéresser de très près aux différentes courants religieux de l’islam. On mesure, une fois encore, son originalité : l’unité, souvent exaltée et incarnée notamment en al-Andalus par les Omeyyades, semble parfois sous sa plume moins précieuse que la diversité. Celle-ci, loin de se confondre avec la division, peut témoigner de la pluralité des expériences qui mènent à la foi. Bakrī signale ainsi, chaque fois qu’il le peut, les différentes interprétations de l’islam que l’on trouve au Maghreb et en Ifrīqiya, en les stigmatisant rarement. Il est ainsi question des ibâdites33, du soulèvement kharidjite commandé par Abū Yazīd, l’« homme à l’âne », en 332/336-943/947, lequel, peut-être en raison du soutien que lui apportèrent les Omeyyades de Cordoue, ne trouve cependant pas grâce aux yeux de Bakri34. Le géographe évoque également le shiisme, incarné notamment par les Fatimides, et même quelques sectes religieuses qui correspondent à des expérimentations originales de l’islam, telle celle des Berbères barġawāta. C’est à ces derniers que nous allons nous intéresser pour finir.
LES BARĠAWĀṬA
24Bakri prend bien soin de préciser en tête du chapitre consacré aux Barġawāṭa35 quelles sont ses sources ; elles sont au nombre de deux. La première est une source interne aux Barġawāṭa puisqu’il s’agit du récit de Abū Sāliḥ Zammūr, grand prieur du mouvement et ambassadeur du 7e souverain barġawāṭa auprès du calife omeyyade al-Ḥakam II en 352/963. Le récit de cette ambassade devait figurer dans les archives cordouanes consultées par Bakri. La seconde source est plus difficile à identifier ; il s’agit selon Bakrī de renseignements fournis par Abū l-’Abbās Faḍl b. Muffaḍal b. ’Amr, de la tribu arabe de Madhağ, lequel insiste particulièrement sur le règne du quatrième souverain, Yūnus. Donc deux sources, nommément citées et qui se complètent. Précisons que Bakrī ne cite pas Ibn Hawqal qui a pourtant, au xe siècle, donné des renseignements sur le royaume barġawāṭa.
25Qu’apprend-t-on ? Tout d’abord, que le fondateur du royaume des Barġawāṭa était un dénommé Ṭarīf, qui avait pris part à la conquête de l’Espagne et surtout à la révolte kharidjite, menée par Maysara, laquelle embrasa le Maghreb dans les années 740. Tarif réussit à échapper à la répression qui s’abattit sur les révoltés et s’installa alors dans la province de Tāmasna, sur la côte atlantique de l’actuel Maroc. C’est là qu’il fonda, peut-être vers 744-745, le royaume bargawāta. Les sources lui donnent plusieurs origines possibles : c’était soit un chef zénète, soit un Berbère installé en al-Andalus après la conquête. Bakrī insiste sur le fait que cet homme resta musulman toute sa vie ; certes il était kharidjite, donc tenant d’une doctrine minoritaire au sein de l’islam, mais par ce fait même, il demeurait un musulman.
26La rupture apparut, selon Bakrī, sous le règne du fils de Ṭarīf, Ṣāliḥ, qui aurait régné à partir de 748. Celui-ci se présente comme un nouveau prophète, ayant reçu de Dieu un Coran. Zammūr précise même que ce souverain était annoncé dans le Livre saint des musulmans, dans la Sourate de l’Interdiction (66,4), lorsqu’il est fait mention de Ṣāliḥ al-Mu‘minīn36. Zammūr ajoute enfin que Ṣālih serait mort très exactement cent ans après Muhammad. Il tint cependant sa doctrine secrète, par crainte et par prudence (on reconnaît là la taqiyya, la dissimulation tactique), et conseille à son fils et successeur de faire de même jusqu’à ce qu’il ait réuni des forces suffisantes pour s’imposer. Il se met ensuite en route pour l’Orient, promettant de revenir lorsque le septième roi Barġawāṭa sera monté sur le trône, et disparaît, dans la grande tradition de l’occultation du mahdī et de son retour annoncé.
27Le fils, très pieux, régna cinquante ans mais n’osa pas professer la nouvelle doctrine publiquement. C’est son fils, le quatrième souverain des Bargawāta, Yūnus, qui instaura officiellement cette doctrine et l’imposa dans le sang, faisant tuer tous ceux qui refusaient de l’adopter. Bakrī écrit qu’il dépeupla 387 villes et qu’en une seule bataille il tua chez les Sanhāga mille wagd : « Chez ce peuple, écrit Bakrī, le mot wagd sert à désigner un individu qui n’a ni frère ni cousin ; or les personnes de cette catégorie se rencontrent rarement dans les tribus berbères. En indiquant combien il y avait eu de morts appartenant à la classe la moins nombreuse, on donnait le moyen d’apprécier les pertes énormes que les autres classes de la population y avaient faites37. » Yūnus accomplit le pèlerinage, puis régna quarante-quatre ans (peut-être de 842 à 884). Selon l’informateur arabe, il ingurgitait un breuvage magique qui fortifiait la mémoire et qui lui procurait la faculté de retenir tout ce qu’il entendait. Cela, ajouté à ses connaissances en astrologie et en divination, l’aida beaucoup à berner les Berbères ignorants, en révélant que son ancêtre Ṣāliḥ avait été un prophète. La source arabe avance même que c’est lui que les Berbères reconnurent comme prophète, et qu’il était un imposteur venu d’al-Andalus. Il est assez vraisemblable, comme le souligne notamment Mohammed Talbi, que Yḥnus, ou même l’un de ses successeurs, soit le véritable inventeur de la religion barġawāṭa ; il y a notamment des éléments d’influence shiite qui n’avaient pas encore été élaborés dans les années 740. Bakrī écrit que le successeur de Yūnus, Abū ġufayr, fut particulièrement sanguinaire et que, lors de la prise d’une ville, il laissa ses troupes massacrer les populations pendant huit jours, les maisons et les places étant rouges de sang. Il est précisé en revanche que les autres souverains barġawāṭa firent preuve de nombreuses qualités et bénéficièrent de règnes paisibles, jusqu’à Abū Manṣūr ‘Īsā, qui monta sur le trône en 952-953, et que Zammūr représente à Cordoue lors de son ambassade.
28Selon les historiens qui se sont penchés sur l’originalité des Barġawāṭa, il s’agit là d’une tentative partiellement réussie de « berbérisation de l’islam ». Les modèles culturels et religieux sont puisés à la source de l’islam (on a vu les emprunts kharidjites et shiites), mais dans l’esprit d’une adaptation locale, dans une réaction d’orgueil berbère face au mépris arabe, dans la droite ligne des événements de 740 et de 940. En témoigne notamment le Coran en berbère, qui comporte 80 sourates portant des noms de prophètes ou d’animaux. Zammūr a même besoin d’un interprète à la cour de Cordoue car il ne parle pas l’arabe. Les références à l’islam dominent : un mois de jeûne annuel est obligatoire, mais ce n’est pas le mois de ramadan ; une prière en commun est préconisée, mais elle doit se dérouler le jeudi et non le vendredi ; des interdictions alimentaires doivent être respectées (ni tête d’animal, ni poisson, ni œuf, ni coq ne doivent être consommés). L’accent est mis sur la rigueur et l’austérité des mœurs : cinq prières doivent être effectuées par jour, mais aussi par nuit ; les ablutions doivent être très complètes en commençant par le nombril, etc. Des éléments antérieurs à la diffusion de l’islam dans la région sont néanmoins maintenus, comme le nom du Dieu unique, Yakuš, et non Allāh, la polygamie illimitée, ainsi que d’autres éléments du rite.
29Selon Ibn Ḥawqal, il faut mener le djihad contre les Barġawāṭa depuis le ribāṭ de Salé ; opinion que ne reprend pas Bakrī, qui ne porte pas de jugement de valeur sur les Barġawāṭa. Il souligne même dans son chapitre la beauté des hommes et des femmes, ainsi que, de façon étonnante, la force extraordinaire de leurs bras38. Il termine enfin par la description du Coran des Barġawāṭa, en précisant que, « les sourates sur les Merveilles du monde renferment, selon eux, la science la plus sublime ». Il livre même un extrait de ce Coran, le commencement de la sourate de Job. Il précise, pour terminer, que du temps de Zammūr les Barġawāṭa pouvaient aligner 12000 cavaliers. Il ajoute cependant qu’en 1029 ils ont été anéantis par l’émir ifrenide Tamīm et que leurs fausses doctrines ont disparu sans laisser de traces. En fait, la mort de l’émir en 424/1033 leur laissa un nouveau répit, jusqu’à l’arrivée en 451/1059 des Almoravides qui les anéantirent. Les quelques survivants qui subsistaient dans le Tamasna disparurent sous les coups almohades en 1148.
30Que retenir donc de ce récit ? Le royaume des Barġawāta naît de la contestation de la domination arabe, contestation qui prend corps dans le cadre religieux fourni par l’islam, ce qui témoigne de la façon dont les Berbères se sont approprié cette religion. Pourquoi dès lors affirmer de telles divergences ?
31Vraisemblablement pour justifier le pouvoir de leurs souverains, guides religieux dont la légitimité reposait aussi sur le rôle que leur conférait le dogme (pouvoir thaumaturgique de leur salive par exemple). Les Almohades ne feront pas autre chose.
32Bakri est précieux car il est la seule source à dépeindre de manière aussi détaillée la religion des Barġawāṭa. On sent bien sûr que notre auteur présente en observateur prudent et distancié ces pratiques religieuses et qu’il les condamne en partie. Néanmoins, elles témoignent à ses yeux de l’appropriation par les Berbères de la religion musulmane ; et c’est ce qui fait selon lui la force du Maghreb. On ne peut dès lors manquer de s’interroger sur le regard que porte Bakrī sur les Arabes tout au long de ce chapitre sur l’Afrique du Nord. Il semblerait que cette question soit l’une des clés qui permettent de mieux comprendre la pensée de Bakrī. Son attitude à l’égard de ces derniers est pour le moins ambiguë : nulle fierté d’être arabe dans ses pages ; il ne nous dit rien des siens, qui régnèrent pourtant sur la petite principauté de Huelva-Saltès, attitude qui tranche avec celle de son maître, ’Uḏrī.
33Au cours de la description de l’Afrique du Nord, il insiste sur la brutalité des conquérants, certes pour montrer qu’ils extirpèrent alors toute identité plus ancienne, mais sans passer sous silence les résistances berbères et les injustices commises par les nouveaux maîtres. Il n’omet jamais de montrer à quel point les troubles récurrents sont causés par les rivalités entre Arabes et Berbères, mais aussi entre Arabes eux-mêmes. Il précise ainsi que la ville de Oueddan est sans cesse agitée par les troubles récurrents qui mettent aux prises deux tribus arabes, retranchées chacune dans un quartier bien distinct : l’une originaire du Nord de la péninsule Arabique et l’autre du Yémen39 : « La jalousie et l’inimitié que chacune de ces tribus ressent pour l’autre les portent très souvent à des actes de violence et de guerre40. » Bakri souligne cependant qu’elles partagent une grande mosquée unique, située à la frontière entre les deux quartiers. Comment ne pas voir là une métaphore des Arabes, professant la même religion, mais incapables de s’unir ?
34Lorsqu’il décrit al-Andalus, une seule notice traite de la population locale : celle consacrée à Badajoz. On y voit les mawālī demander l’autorisation à l’émir omeyyade d’édifier une mosquée et des bains, afin de transformer leur localité en une ville véritablement musulmane C’est la seule construction de mosquée que mentionne Bakrī. Ont-ils l’initiative parce qu’il s’agit de leur sol, ou sont-ils plus à même de défendre l’islam que les Arabes, restés figés dans une identité de conquérants ? Bakrī, en ce sens, est bien un Andalou, imprégné de l’appareil idéologique déployé par les Omeyyades, il ne peut s’empêcher de les identifier aux Arabes dans leur globalité. Poussé cependant par des sympathies peu « orthodoxes », il agrège à cette identification tout l’arsenal critique élaboré par les shiites et les Abbassides, et selon lequel les membres du clan d’Abū Sufyān, le puissant chef des Omeyyades au temps du Prophète, n’ont embrassé l’islam que bien tard, du bout des lèvres, et par intérêt. Leur histoire est jalonnée des forfaitures qu’ils commirent contre la nouvelle religion, de l’hostilité manifestée à l’égard de Muḥammad, contraint dès lors de quitter La Mecque en 622, jusqu’au massacre de son petit-fils Ḥusayn à Karbalā’ en 680. Bakrī, tout à la fois dupe et pourfendeur de l’idéologie omeyyade, confond Omeyyades et Arabes dans une même hostilité.
35Comment interpréter cette attitude ? N’est-elle due qu’à une viscérale défiance à l’égard de cette dynastie ? Bakrī a en fait une analyse lucide du monde de son temps. Le contexte est effectivement celui de l’émergence de peuples nouveaux dans les différents espaces du dār al-islām. Les Turcs selğukides, convertis à l’islam depuis peu, se font à partir de 1055 les champions du sunnisme et les défenseurs d’un califat abbasside bien affaibli. Lorsque Bakrī écrit, le sultan Alp Arslan (1063-1072) domine l’Irak et l’Iran. Dans l’Occident du monde musulman, au Maghreb, apparaissent les Almoravides. Ce mouvement, qui affirme à la fois l’identité berbère et un fort rigorisme religieux malikite, s’impose progressivement aux tribus sahariennes, à partir de la prise de Siğilmassa en 1055, puis à l’ensemble du Maghreb extrême dans les années qui suivent. En 1068, date de rédaction du Kitāb al-māsālik wa l-mamālik, leur chef, Yūsuf b. Tāšfīn, a pris la tête de la confédération almoravide et la nouvelle de ses succès est certainement parvenue en al-Andalus, terre qu’il « annexe » à partir de 1090.
36Les Fatimides, à la tête du plus brillant califat du xie siècle, doivent en partie leurs succès aux Berbères kutāma et ils traversent, en ce milieu du siècle, une grave crise : les différentes ethnies qui composent leurs armées se déchirent ; les Zirides en Ifrīqiya rejettent leur tutelle et font proclamer la prière au nom du calife de Bagdad à partir de 1047 ; la conquête normande de la Sicile commence au milieu du xie siècle et une très grave crise de subsistance décime la population de l’Égypte pendant sept ans, de 1065 à 1072. La reprise en main du célèbre vizir Badr al-Ǧamālī n’intervient qu’à partir du 1073. Que dire enfin des Omeyyades de Cordoue, dont le califat est aboli en 1031 ? Sur tous les fronts, les Arabes sont relégués au second plan. La seule scène sur laquelle ils interviennent encore - et avec quels résultats ! -, c’est en Ifrīqiya, lorsque les Banū Hilāl et les Banū Sulaym déferlent, envoyés par les Fatimides pour punir les Zirides de leur défection.
37La géographie de Bakrī, lorsqu’elle s’attache à la description d’al-Andalus ou de l’Afrique du Nord, n’accorde que rarement l’initiative aux Arabes. Mis à part les événements survenus lors de la conquête, ainsi que quelques allusions aux Fatimides, l’histoire que déroule Bakrī est celle des pouvoirs locaux : Aġlabides et Zirides en Ifrīqiya, Grecs et Romains, puis mawālī en al-Andalus. Les plus prestigieuses victimes de cette occultation sont les Omeyyades, auxquels Bakrī envoie une dernière pique terriblement assassine lors de l’évocation des régions désertiques :
Au-delà du désert des Zouīla, et à quarante jours de marche de cette ville, est situé le pays des Kanem, race de Noirs idolâtres chez qui il est très difficile de se rendre. On assure qu’il existe dans cette contrée une peuplade descendue de quelques Omeyyades qui s’y réfugièrent à l’époque où leur famille fut en butte aux persécutions des Abbassides. Ils conservent encore l’habillement et l’usage des Arabes41.
38Quand bien même il serait un peu forcé de voir en cette terre coupée du monde une métaphore d’al-Andalus, on peut toutefois constater que les Omeyyades sont éventuellement aptes à conserver les manières des Arabes, mais qu’ils ne sont guère les champions de l’islam !
Notes de bas de page
1 R. Blachère, Extraits des principaux géographes arabes du Moyen Age, Paris, deuxième édition, 1957, p. 184.
2 « Abū ’Ubayd al-Bakrī », Encyclopédie de l’Islam2, I, p. 159.
3 Les notices biographiques consacrées à Bakrī, brèves et peu différenciées, sont les suivantes : Ibn Baškuwāl, Ṣila fī tārīḇ a’immat al-Andalus, Le Caire, 1966, n° 628 ; Ḍabbi, Buġya al-multa-mis fī tārīḇ rijal Ahl al-Andalus, éd. F. Codera, Madrid, 1885 (Bibliotheca Arabico-Hispana, III), no 930; Ibn al-Abbār, Kitāb al-Takmila li-kitāb al-Sila, éd. F. Codera, Madrid 1888-1889 (Bibliotheca Arabico-Hispana, V-VI), n°228 ; al-Maqqarī, Nafḅ al-Ṭīb, éd. R. Dozy et alii, Analectes sur l’histoire et la littérature des Arabes d’Espagne, réimp. Amsterdam, 1967, II, p. 125 ; Ibn Bassām, Daḇīra, II, notice reproduite par Ibn ’Iḏārī, Kitāb al-Bayān al-Muġrib, vol. III, éd. É. Lévi-Provençal, Paris, 1930, p. 240-242. Presque tous s’accordent sur sa date de mort : šawwāl 487/octobre-novembre 1094.
4 Ibn Baškuwāl (499-518/1101-1183), véritable continuateur d’Ibn al-Farad, complète l’ouvrage de ce dernier en adjoignant 1400 notices traitant de personnages des xie et xiie siècles dans la Ṣila fī- tārīḇ a’immat al-Andalus, Le Caire, 1966.
5 Ibn Abī Uṣaybi’a, Aṭibbā’, II, 52, cité par M. Meyerhof « Esquisse d’histoire de la pharmacologie et de la botanique chez les musulmans d’Espagne », Al-Andalus, 3, 1935, p. 14.
6 L’ouvrage a été publié par F. Wüstenfeld en édition autographiée : Das geographische Wörterbuch, Göttingen, 1876-1877, nouvelle éd. Le Caire, 1953.
7 M. Casiri, Bibliotheca Arabico-Hispanica Escurialensis, II, Madrid, 1770.
8 Des douze manuscrits qui nous sont parvenus des Masālik wa l-mamālik de Bakrī, aucun n’est véritablement complet. Le travail de reconstitution le plus minutieux est celui mené par A. Van Leuwen et A. Ferré, Kitāb al-Masālik wa-l-Mamālik, éd. critique, Carthage, 1992, 2 vol. Quelques éditions et traductions partielles ont été réalisées depuis déjà fort longtemps : A. Jaubert a traduit les pages relatives au Ghana dans Recueil des mémoires et voyages, édité par la Société de géographie de Paris en 1825 ; le baron De Slane publia et traduisit les pages relatives à l’Afrique du Nord, « Description de l’Afrique septentrionale », Journal asiatique, 1857-1858 (seconde édition à Alger en 1910 et troisième édition à Paris en 1965) ; J. Cuoq d’Ansson, Recueil des sources arabes relatives à l’Afrique noire, du viiie au xvie siècle, Paris, 1975 ; Vincent Monteil a traduit des extraits relatifs à l’Afrique, « Al-Bakrï, routier de l’Afrique noire et blanche » Bulletin de l’Institut français d’Afrique noire, t. XXX, série B, n° 1, 1968 ; Charles Defremery édita les passages relatifs aux Pétchénègues, aux Khazars, aux Bulgares et au pays de Sérīr, avec une traduction française dans le Journal asiatique, 13, 1849 ; A. Seippel édita les textes relatifs aux Normands dans Rerum Normanicarum Fontes Arabici, Paris, 1898-1926. Concernant l’Espagne, H. Mu’nis a publié quelques extraits des textes de Bakrï dans la Revue de l’Institut d’études islamiques de Madrid, 7-8, 1959, et 9-10, 1961. Le texte arabe de la partie relative à l’Occident a été établi par Samia Bouamrane dans le cadre d’une thèse soutenue en 1993 à l’université Paris 1, sous la direction de J. Devisse, non publiée, intitulée « Kitāb al-Masālik wa-l-Mamālik de Abū ’Ubayd al-Bakrī (xie siècle). Édition critique partielle avec introduction, traduction et notes », et par Abdurraḥmān ’Alï al-Hağğī dans un ouvrage intitulé Čugrāfyat Urubā wa-l-Andalus min Kitāb al-Masālik wa-l-mamālik li Abi ’Ubayd al-Bakrī, Beyrouth, 1968. Les extraits relatifs à l’Espagne ont été traduits et édités par E. Vidal Beltran dans un ouvrage intitulé Geografia de Espana (kitàb al-Masàlik wa-l-mamālik), Saragosse, 1982. Les passages relatifs à certaines régions de l’Orient ont été également édités : Y. Ghanīm, Miṣr fī Kitāb al-Mamālik wa-l-Masālik li Abī ’Ubayd al-Bakrī, Koweit, 1977 et, du même, Gazīrat al- Arab fī Kitàb al-Mamālik wa-l-Masālik li Abi ’Ubayd al-Bakrī, Koweit, 1980.
9 Kitāb al-Mamālik wa-l-Masālik, éd. S. Bouamrane, op. cit., p. 527. C’est ce texte arabe établi par S. Bouamrane que nous utilisons ici pour les passages concernant al-Andalus.
10 H. Mu’nis, « Al- Ǧuġrāfya wa-l-Ǧugrāfiyūn fi-l-Andalus », Revista del Instituto de Estudios Isla-micos, 7-8, 1959-1960, p. 274.
11 Géographe andalou, né à Guadalajara en 292/904, qui séjourna longtemps à Kairouan avant de revenir vivre à Cordoue, sous le règne d’al-Hakam II, où il mourut en 363/973. Il est l’auteur d’un Kitāb al-masālik wa l-mamālik, aujourd’hui perdu, traitant essentiellement de l’Ifrīqiya. Seules les pages qu’il a consacrées à la description de l’Afrique du Nord nous sont parvenues, mais le titre de l’ouvrage indique qu’il s’agissait d’une géographie universelle. Il constitue l’une des sources essentielles de Bakrī.
12 Baron De Slane, Description de l’Afrique septentrionale, 3e éd., Paris, 1965, texte arabe, p. 4-5 et 10, trad. p. 14 et 28. Désormais : Afr. Sept.
13 Ibid., p. 8-9, trad. p. 24-25.
14 Ibid., p. 12-13, trad. p. 32-33.
15 Ibid., p. 13, trad. p. 33-34.
16 Ibid., p. 13, trad. p. 34.
17 Ibid., p. 13-14, trad. p. 34-35
18 Ibid., p. 7-8, trad. p. 22-23. La Kāhina, une devineresse berbère zénète, peut-être juive ou chrétienne, s’est opposée avec succès à l’avancée des troupes arabes lors de la conquête du Maghreb. En 683, le chef berbère Kusayla écrase à Biskra l’armée arabe dont le chef, ’Uqba b. Nāfi, trouve la mort. Les troupes omeyyades durent alors évacuer l’Ifrīqiya et la Tripoli-taine. À partir de 695, les Arabes reprirent l’avantage ; ils fondèrent Tunis en 698 et atteignirent l’Atlantique en 705, après avoir gagné à l’islam une grande partie des populations berbères. Les disparitions de Kusayla en 686 et de la Kâhina en 702 facilitèrent ces conversions. En 709, les Arabes prirent Ceuta, dernière forteresse byzantine du Maghreb.
19 Ceux-ci étaient certes peu présents dans le pays, mais ils ne sont pas évoqués par notre géographe, même à titre symbolique.
20 Qāḍī malikite de Kairouan, mort en 240/855.
21 Disciple de Mālik b. Anas qui mourut en Égypte en 197/813.
22 Traditionniste qui participa à la conquête de l’Espagne.
23 Afr. Sept., p. 21-22, trad. p. 49-51.
24 Kitāb al-Mamālik wa-l-Masālik, éd. S. Bouamrane, op. cit., p. 526.
25 Afr. Sept., p. 22-24, trad. p. 52-56.
26 Ibid., p. 24, trad. p. 55-56.
27 Ce fut l’un des successeurs de ‘Uqba b. Nāfi‘ au poste de gouverneur d’Ifrīqiya ; il fut ensuite
remplacé par Mūsā b. Nuṣayr.
28 Dixième calife omeyyade, il régna depuis Damas à partir de 724 à 743.
29 Aux alentours de 800, les califes de Bagdad déléguèrent le gouvernorat de l’Ifrīqiya à titre héréditaire à Ibrahim b. al-Aġlab. Une brillante dynastie se mit en place et régna sur la région jusqu’en 909, date à laquelle elle fut déposée par les Fatimides shiites.
30 Afr. Sept., p. 26, trad. p. 61. Mu’izz b. Bādīs, pour échapper aux Hilaliens, se replia sur Mahdiya, où il demeura jusqu’à sa mort, en 454/1062. Kairouan fut alors pillée et détruite par les Arabes hilaliens.
31 Kitāb al-Mamālik wa-l-Masālik, éd. S. Bouamrane, op. cit., p. 532. L’auteur fait ici allusion à la ruine de Cordoue par les troupes berbères à l’issue d’un siège de trois ans (1010-1013), lors de la fitna qui a déchiré al-Andalus pendant la longue agonie du califat omeyyade (1009-1031).
32 La notice consacrée à la ville de Mahdiya est l’occasion d’insister sur l’empreinte fatimide (Afr. Sept., p. 29-31, trad. p. 66-68).
33 Afr. Sept., p. 7, trad. p. 22. Bakrī précise qu’il y eut une grande bataille en 142/759-760 qui tourna à l’avantage des Ibadites. Le ton est parfois un peu méprisant : « Il n’y a point de ğami’ dans Cherous ni dans les bourgs qui l’entourent, bourgs dont le nombre dépasse trois cents, tous bien peuplés. Ces gens n’ont jamais pu s’accorder sur le choix d’un imam capable de présider à la prière publique ». Ibid., p. 9, trad. p. 26.
34 Ibid., p. 31, trad. p. 69-70.
35 Ce chapitre couvre, dans le texte arabe, les p. 135-141, et dans la traduction, les p. 259-271.
36 Il s’agit en fait d’une allusion à l’ange Gabriel.
37 Afr. Sept., p. 137, trad. p. 262.
38 « Chez eux, on voyait une jeune fille vierge sauter par-dessus trois ânes placés de front sans que sa robe les touchât ; tour de force que les femmes mariées ou veuves étaient incapables d’accomplir. » Afr. Sept., p. 140, trad. p. 268.
39 Il s’agit là d’une allusion à la très classique division entre Arabes.
40 Afr. Sept., p. 11, trad. p. 29.
41 Afr. Sept., p. 11, trad. p. 9.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Arabie marchande
État et commerce sous les sultans rasūlides du Yémen (626-858/1229-1454)
Éric Vallet
2010
Esclaves et maîtres
Les Mamelouks des Beys de Tunis du xviie siècle aux années 1880
M’hamed Oualdi
2011
Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (viie-xiie siècle)
Dominique Valérian (dir.)
2011
L'invention du cadi
La justice des musulmans, des juifs et des chrétiens aux premiers siècles de l'Islam
Mathieu Tillier
2017
Gouverner en Islam (xe-xve siècle)
Textes et de documents
Anne-Marie Eddé et Sylvie Denoix (dir.)
2015
Une histoire du Proche-Orient au temps présent
Études en hommage à Nadine Picaudou
Philippe Pétriat et Pierre Vermeren (dir.)
2015
Frontières de sable, frontières de papier
Histoire de territoires et de frontières, du jihad de Sokoto à la colonisation française du Niger, xixe-xxe siècles
Camille Lefebvre
2015
Géographes d’al-Andalus
De l’inventaire d’un territoire à la construction d’une mémoire
Emmanuelle Tixier Du Mesnil
2014
Les maîtres du jeu
Pouvoir et violence politique à l'aube du sultanat mamlouk circassien (784-815/1382-1412)
Clément Onimus
2019