Le statut foncier et fiscal des terres de l’IfrĪqiya et du Maghreb : l’apport des sources juridiques
p. 295-311
Texte intégral
1Abū Zakarīyyā’ Yaḥyā al‑Maġīlī al‑Māzūnī, auteur d’un recueil de jurisprudence rédigé à la fin du ixe/xve siècle à Tlemcen et intitulé al‑Durar al‑maknūna fī Nawāzil Māzūna (Les perles cachées parmi les Nawāzil de Māzūna), compile, dans le chapitre de son ouvrage consacré aux terres1, deux fatwas tardives qui cherchent à faire le point sur le statut foncier et fiscal des terres de l’Ifrīqiya et du Maghreb : une d’al‑Burzulī (juriste tunisois du viii/xive siècle, auteur d’un autre célèbre recueil de jurisprudence2) et une d’Ibn Muġlāš (juriste oranais du ixe/xve siècle3). On trouvera à la fin de cet article une traduction partielle annotée4 de ces passages jusque-là inédits5. La lecture de ces fatwas, qui s’appuient sur la tradition juridique mālikite et citent les dires des juristes fondateurs des iie/viiie-ive/xe siècles, m’a incitée à consulter d’autres textes juridiques (recueils de jurisprudence et textes théoriques) pour tenter de voir ce que ces sources pouvaient nous apprendre sur les tentatives de mise en place, au Maghreb, d’une fiscalité appuyée sur des principes islamiques.
2Il s’agit tout d’abord d’un autre recueil de fatwas, le célèbre Mi‘yār de Wanšarīsī, de peu postérieur au premier. Nous disposons d’une édition complète de ce texte6 ; Vincent Lagardère a par ailleurs publié un article intitulé « Structures étatiques et communautés rurales : les impositions légales et illégales en al‑Andalus et au Maghreb (xie-xve) », article dans lequel il livre, comme à son habitude, l’analyse de plusieurs fatwas relatives à la question qui nous intéresse ici7.
3Deux textes théoriques, fréquemment cités à propos du statut des terres et de l’administration fiscale des propriétés foncières, ont également retenu mon attention : les Nawādīr wa l-ziyadāt, cette somme du fiqh mālikite d’Ibn Abī Zayd (m. 386/996), un des chefs de l’école mālikite de Kairouan8 ; et un texte, visiblement essentiel pour les juristes épigones, le Kitāb al-amwāl d’al‑Dāwudī (Maghrébin qui vécut à Tripoli et à Tlemcen où il est mort en 407/1016), édité et traduit en anglais9. Dans l’ensemble, cet ouvrage théorique sur les revenus de l’État (partage des butins…) s’inscrit par le sujet et le genre dans une tradition littéraire : dès la seconde moitié du iie/viiie siècle, on trouve ce genre d’ouvrage sous le titre de Kitāb al‑amwāl (comme celui d’Abū ‘Ubayd b. Sallām, m. 224/83910) ou sous le titre de Kitāb al‑ḫarāğ, comme celui d’Abū Yūsuf Ya‘qūb du iiie/ ixe siècle (probablement plus connu des chercheurs français, car il a été traduit par Edmond Fagnan11). Il s’agit en fait de recueils de hadiths classés par matière, au milieu desquels les auteurs donnent de temps en temps leur avis personnel sur les questions qu’ils abordent. L’originalité de l’ouvrage d’al‑Dāwudī réside dans le fait qu’il est le premier à s’intéresser à l’Occident musulman (Ifrīqiya, Maghreb, Sicile, Espagne). En ce qui concerne le statut des terres, il compile une série de fatwas qu’il a lui-même rendues, fatwas qui sont bien sûr fondées sur les principes du fiqh mālikite et qui nous fournissent d’importants détails sur l’Afrique du Nord au ve/xie siècle. Deux passages intéressent notre propos : le chapitre 3 de la 2e partie, intitulé « Sur l’Ifrīqiya, l’Espagne et la Sicile12 », et le premier chapitre de la 4e partie, consacré aux richesses usurpées, pour lesquelles l’identité des propriétaires est inconnue, et au sort qui doit être réservé aux usurpateurs et à ceux qui sont installés sur des terres usurpées.
4Toutes ces sources tentent de bâtir un système fiscal en rassemblant un corpus cohérent de textes pour faire la lumière sur la conquête des terres du Maghreb et sur les différents statuts qui en découlent. Présentons tout d’abord le problème controversé du statut fiscal des terres de l’Ifrīqiya et du Maghreb, pour examiner ensuite la façon dont les juristes tentent de faire coïncider la théorie avec la situation maghrébine et ce qui en découle dans les jugements qu’ils émettent sur la fiscalité qui se met en place.
LE PROBLÈME CONTROVERSÉ DU STATUT FISCAL DES TERRES DE L’IFRῙQIYA
5La question est essentielle dans un système où la rente foncière constitue de toute évidence la majeure partie du financement de l’État. L’historiographie coloniale s’est beaucoup penchée sur le sujet de la classification des terres en droit musulman. Les recherches sur la réglementation de la propriété des terres ont alors été encouragées pour adapter le régime foncier existant aux besoins de la colonisation. Nous possédons pour cette raison plusieurs études importantes sur ces questions13, études essentiellement fondées sur des textes théoriques14 et qui laissent de côté les recueils de jurisprudence.
6Les textes que j’ai présentés en introduction citent d’abord Saḥnūn Ibn Sa‘īd (m. 240/854), personnage de première importance dans la diffusion du mālikisme en Ifrīqiya car il a rapporté la recension du Muwaṭṭa’ de Mālik établie par Ibn al‑Qāsim (m. 191/806) à la fin du iie/viiie siècle et qu’il est l’auteur de la Mudawwana, une sorte de commentaire-complément du Muwaṭṭa’ qui se présente comme une compilation de réponses aux questions posées au faqīh Ibn al‑Qāsim à propos de la doctrine de Mālik.
7Al‑Dāwudī rapporte que Saḥnūn déclare à propos des terres d’Ifrīqiya : « J’ai bien étudié le statut des terres d’Ifrīqiya et je n’ai pas réussi à me faire une opinion définitive sur la question. » Il précise quant à lui : « Il y en a qui disent que la région a été conquise en vertu d’un traité (ṣulḥan), c’est-à-dire que les habitants se sont soumis de leur plein gré et ont conclu un accord ; d’autres qui disent qu’elle l’a été par la force (‘anwatan) ; et d’autres encore qui disent que ses habitants se sont convertis à l’islam et ont conservé la propriété de leurs terres15. » Cette citation de Saḥnūn est reprise par la tradition et régulièrement citée dans les ouvrages de jurisprudence. Ibn Abī Zayd la rapporte dans les Nawādir16 et elle est en grande partie citée dans la fatwa d’Ibn Muġlāš, compilée dans les Nawāzil Māzūna, qui précise que Saḥnūn a ajouté : « J’ai consulté ‘Alī b. Ziyād qui déclare lui aussi ne rien savoir de sûr à ce sujet. »
8Or ‘Alī b. Ziyād (m. 183/799) est du ii/viiie siècle (il est l’un des plus anciens transmetteurs de Mālik), Saḥnūn (m. 240/854) de la première moitié du iiie/ixe siècle et Ibn Abī Zayd (m. 386/996) du ive/xe : cette seule citation nous apprend donc que les savants mālikites n’ont jamais rien su quant au statut des terres d’Ifrīqiya. Cette ignorance est à l’origine d’un véritable débat d’école qui laisse tous leurs successeurs bien embarrassés : al‑Dāwudī conclut que « les versions des juristes relatives au statut foncier de l’Ifrīqiya sont contradictoires17 » ; Ibn Muġlāš déclare : « Je me suis tellement embrouillé dans les textes que je ne peux plus m’appuyer sur rien et que je suis dans l’incapacité de citer la règle de l’École qui traite de ce problème. »
9Tentons de résumer le débat théorique qui a animé les juristes mālikites : Si l’on reprend la déclaration de Saḥnūn, on ne sait pas comment la terre d’Ifrīqiya a été conquise, et le problème qui en découle est donc celui des droits appropriés à ces terres : or, même sur cette question, les juristes ne sont pas unanimes.
Si la terre a été conquise par la force (‘anwatan), elle devient en principe propriété de tous les musulmans, et ces territoires, dans la doctrine mālikite, forment un « patrimoine indivis et inaliénable administré selon les intérêts de la communauté18 ». Ces droits sont fondés sur ce que le calife ‘Umar aurait recommandé pour les terres cultivées d’Égypte et d’Irak, à savoir qu’il faut « laisser les terres à ceux qui les font valoir, pour que le produit en soit consacré aux allocations des musulmans19 ». Les anciens habitants continuent à mettre les terres en valeur mais en perdent la propriété et payent le ḫarāğ, un impôt attaché à la terre, même si au départ il ne concerne normalement que les non-musulmans.
Il y a divergence entre les savants mālikites sur la possibilité ou non d’octroyer en iqtā‘ ces terres conquises par la force, car Mālik l’aurait désapprouvé pour les terres d’Égypte. Pourtant, la plupart des juristes mālikites autorisent l’iqtā‘ des terres de conquête, et le débat qui les anime est de savoir quel type d’iqtā‘ est alors valable : peut-on attribuer ces terres en iqtā‘ de jouissance et de possession (iqtā‘ manāfi‘ ou imtā‘ et iqtā‘ tamlīk) ou peut-on seulement les attribuer en iqtā‘ de jouissance, c’est-à-dire en concession dont le bénéficiaire ne peut vendre ni la propriété ni l’usufruit ? Dans la fatwa d’al‑Burzulī compilée dans les Nawāzil Māzūna, il est ainsi rapporté que, si al‑Laḫmī20 acquiesce à l’attribution en iqtā‘ de jouissance et de possession et permet donc aux bénéficiaires de vendre leurs terrains et de les transmettre en héritage, Ibn Rušd al‑Ğadd (m. 520/1126 à Cordoue) n’autorise en revanche que l’iqtā‘ de jouissance. Si cet iqtā‘ est attribué à un musulman il acquitte l’aumône légale en remettant un dixième des récoltes (‘ušr).
Si la terre acquise a été conquise en vertu d’un traité (ṣulḥan) sans que les occupants aient opposé de résistance aux vainqueurs, ces occupants « ont alors le droit d’en disposer comme ils l’entendent21 » : ils restent propriétaires et, comme ils conservent leur religion, ils payent la capitation (ğizya)22 ‒ impôt qui ne repose donc pas sur la terre et qui cesse si le possesseur se convertit ‒ et le ḫarāğ qui repose sur la terre mais doit cesser s’il vend son terrain à un musulman23. L’iqtā‘, qu’il soit de jouissance ou de possession, est autorisé.
10La grande différence avec les terres ‘anwa est donc la propriété de la terre.
« Si les habitants des terrains conquis se sont convertis à l’islam sans avoir été vaincus [par la force] et sans avoir fait de traité », c’est-à-dire qu’ils ont embrassé la religion musulmane « avant toute hostilité24 », alors ils gardent leurs terrains cultivés en pleine propriété (ils peuvent les vendre, les transmettre en héritage etc.), et payent l’aumône légale en remettant un dixième des récoltes (‘ušr).
Si les terres ont été désertées au moment de la conquête, Ibn Abī Zayd rapporte que Mūsā Ibn Nusayr (le célèbre conquérant du Maghreb) aurait dit d’y prélever le quint25, et ces terres sont alors dites terres aḫmās (ḫums). Au viiie/xive siècle, al‑Burzulī déclare que la terre du Maghreb, qui était habitée dans la période préislamique et qui a été quittée par ses habitants sans qu’ils en aient été chassés par la force, a le même statut que les richesses enfouies (rukūz) et les mines : elle appartient à celui qui, de fait, la détient. On applique donc dans ce cas le prélèvement canonique du quint avant le partage du butin.
Si les terres n’étaient pas mises en valeur et n’avaient pas de propriétaire, elles sont dites « terres mortes » (mawāt). D’après un ḥadīth prophétique rapporté dans le Muwaṭṭa de Mālik, elles s’acquièrent, par la mise en valeur (man aḥyā arḍan mayyitatan fa hiya lahu)26 ; l’autorisation du sultan est pourtant requise, surtout si le terrain vivifié se situe dans un lieu voisin d’un endroit peuplé et mis en valeur. S’il est éloigné de tout et qu’il y a donc peu de raisons de litiges, l’autorisation sultanienne n’est pas obligatoire.
11Cette classification théorique cherche, on le voit, à organiser le territoire pour prélever l’impôt de façon légale. Elle semble a priori très claire, mais elle suppose bien sûr de savoir de quelle manière les terres ont été conquises. Si l’ignorance des juristes à propos du statut originel des terres d’Ifrīqiya est affirmée par tous, qu’en est-il en ce qui concerne les autres régions du Maghreb ?
COMMENT LES JURISTES COMPOSENT-ILS AVEC LA THÉORIE EN CE QUI CONCERNE LES AUTRES RÉGIONS DU MAGHREB ?
12La lecture des textes présentés ci-dessus permet de distinguer plusieurs ensembles régionaux :
l’Ifrīqiya ;
une région dite « Maghreb » qui correspond vraisemblablement au Maghreb central ;
des lieux d’habitation qualifiés de « berbères » (manāzil al‑barbar), qui correspondent à l’ensemble des régions côtières (sawāhil) qui longent la Méditerranée, de Bougie jusqu’à Ceuta ;
une région qui englobe le « pays des Maṣmūda et les terres de Marrakech », et qui correspond à la grande région de plaines, plateaux et montagnes longeant la côte atlantique, de la Méditerranée au nord à la région de Marrakech au sud et limitée à l’est par une ligne passant par Meknès et Demnat27.
13Reprenons maintenant les informations que nous donnent les textes sur le statut de ces différentes régions.
14La fatwa d’al‑Burzulī rapporte, après étude de la question auprès des maîtres mālikites, qu’il y a, à propos de la terre du Maghreb, les mêmes divergences que celles qu’al‑Dāwudī a rapportées à propos de l’Ifrīqiya : on ne sait pas si elle a été conquise par la force, en vertu d’un traité, ou si ses habitants se sont convertis à l’islam et y sont demeurés.
15Au ve/xie siècle, al‑Dāwudī déclare cependant que ceux qui gouvernent (salāṭīn) y prélèvent, depuis plusieurs générations, sans que l’on sache qu’elle en est l’origine, des taxes (maġārim) que l’on appelle ḫarāğ28. Il devrait donc s’agir, si on suit la théorie, soit d’une terre ‘anwa conquise par la force et dont les exploitants ont perdu la propriété, soit d’une terre conquise en vertu d’un traité et mise en valeur au départ par des non-musulmans. Mais al‑Dāwudī précise que personne ne sait si la terre à l’origine était bien une terre de ḫarāğ ou si ces taxes sont prélevées injustement. Il rapporte « qu’il est entendu par les habitants des villes (amṣār) qu’ils ont hérité de ces terres et que tout le monde accepte qu’ils possèdent ces terres comme n’importe quel propriétaire : ils peuvent les vendre, les donner, en faire des biens de mainmorte29 […] ». Il ne peut donc s’agir, a priori, que de terres de ṣulḥ pour lesquelles les propriétaires continuent d’acquitter le ḫarāğ même s’ils sont musulmans. Mais finalement, peu importe, la question est seulement de savoir si l’usage ancestral justifie ou non le statut actuel et donc le prélèvement. Nombre d’expressions faisant référence au temps écoulé et à l’ignorance en ce qui concerne l’origine des choses ponctuent les textes évoqués : dans ces cas-là, les juristes considèrent qu’il y a prescription.
16Quoi qu’il en soit, on perçoit clairement dans ce témoignage d’al‑Dāwudī que le statut originel et les droits fiscaux qui en découlent ne sont pas du tout respectés. Le vocabulaire né de la théorie s’est pourtant quant à lui imposé : que cette taxe soit légale ou non, elle est connue sous le nom de ḫarāğ.
17Al‑Dāwudī continue : « Personne n’est exempt de cette taxe, dit-il, sauf dans des endroits dits aḫmās ‒ c’est-à-dire a priori des terres qui auraient été abandonnées au moment de la conquête et pour lesquelles l’État se serait déclaré propriétaire d’un cinquième ‒, dans quelques endroits qui ont été usurpés à leurs propriétaires puis désertés, et dans quelques endroits qui ont été abandonnés par leurs habitants à cause de l’oppression qu’ils subissaient ou à cause des guerres qui ont éclatées entre eux et leurs voisins30. » Tous ces endroits, qui échappent donc au paiement du ḫarāğ, ont pour point commun d’avoir été abandonnés ou usurpés, ce qui incite à penser que, au contraire, les terres où le sultan prélève la taxe ne l’ont jamais été. Sur ce point, le prélèvement rejoindrait donc le principe théorique des terres de ḫarāğ. Ceci confirme, en tout cas, que cette taxe foncière était avant tout attachée à la terre : si au départ elle stigmatisait les non-musulmans, elle a persisté « quelles que soient les variations survenues dans la condition ou dans la religion des exploitants31 ».
18Pour le Maghreb, on trouve également cité, dans la fatwa d’Ibn Muġlāš, l’avis du faqīh al‑Mazdaġī (cadi de Fès, m. 669/1270) : il affirme, confirmant les propos d’al‑Dāwudī, que les terres de ḫarāğ ont été vendues alors que c’est interdit et que les sultans y ont imposé des contributions iniques.
19Pour ce qui est du pays des Berbères, Ibn Abī Zayd déclare, d’après Saḥnūn : « Les lieux d’habitation des Berbères des régions côtières32 étaient tous peuplés (‘āmira), mais, dit-il, l’injustice a grandi, le pays a été détruit et toute trace d’occupation a disparu, si bien qu’on ne sait plus si les habitants qui s’y trouvaient ont été chassés de leurs terres en dépit du fait qu’ils avaient conclu un traité ou s’ils en ont été chassés sans avoir jamais conclu de traité33. » Le problème est donc, ici encore, entier concernant le statut d’origine des terres. Si les habitants en ont été chassés sans avoir conclu de traité, les terres en question ont donc d’abord pris le statut de terres conquises par la force, mais comme les musulmans les ont ensuite laissées à l’abandon, elles sont devenues des terres mortes et, d’après Ibn Ziyād, cité par Saḥnūn, c’est alors au sultan de décider si elles peuvent être acquises ou non par vivification.
20À propos du pays des Maṣmūda et des terres de Marrakech, on apprend dans la fatwa d’Ibn Muġlāš que « les cheikhs de la région se sont mis d’accord pour déclarer que ceux qui en étaient les propriétaires se sont convertis à l’islam et y sont demeurés et qu’il n’y a donc là ni terre de traité, ni terre conquise par la force ». Les exploitants sont donc propriétaires, ils peuvent acheter et vendre ces terres et doivent payer la dîme. Pour cette région, il semble y avoir plus de certitudes sur le statut originel de la terre, mais rien n’indique malheureusement si la fiscalité qui s’y est pratiquée était en accord ou non avec les principes canoniques.
21Si le droit divise de telle ou telle manière les différentes terres de la région, on voit bien là qu’il s’agit d’une construction assez artificielle et que les tentatives de mise au point générales sont bien trop floues pour justifier l’organisation d’une fiscalité en conformité avec la théorie34.
L’APPORT DES FATWAS SUR LA FISCALITÉ RÉELLE, SES MODES DE CALCUL ET DE PRÉLÈVEMENT
22Voyons maintenant quelles sont les informations, si modestes soient-elles, que l’on peut tirer des fatwas sur la fiscalité telle qu’elle s’est finalement mise en place et sur les modes de calcul et de prélèvement des impôts fonciers.
23Puisque les juristes ne savent quasiment rien sur le statut originel des terres de la région, il faut bien décider quelque chose : il est ainsi rapporté dans la fatwa d’Ibn Muġlāš que « si le statut [originel] des terres n’est pas clair […] alors elles sont à celui qui les détient, même si on ignore comment elles sont arrivées en sa possession ».
24On apprend ainsi que les juristes pratiquent la politique du fait accompli, tranchant toujours en faveur de l’établissement des hommes et de la mise en valeur des terrains incultes pour les rendre fiscalement productifs. Le plus gros de la fiscalité reposant sur les productions agricoles, les juristes cherchent avant tout à repousser les limites des espaces dont on pourra tirer parti. Les prélèvements, évoqués dans les quelques fatwas qui abordent la question, touchent uniquement le monde des bourgades. Plusieurs cas (des iv/xe-v/xie siècles) nous apprennent que, depuis une période suffisamment longue pour qu’on ait oublié l’origine des faits, le sultan exige des localités rurales une taxe désignée sous le nom générique de dîme ‘ušr et/ou d’impôt foncier ḫarāğ et/ou de taxes lawāzim sans que l’on sache toujours de quoi il s’agit exactement. Une fatwa d’al‑Q ābisī, juriste kairouanais du iv/xe siècle (m. 403/1012), colligée dans le recueil d’al‑Wanšarīsī35, évoque ainsi une localité dans laquelle le sultan prélève une taxe (ġurm) connue sous le nom de ‘ušr (dîme) et de ḫarāğ (impôt foncier). Cette taxe a peut-être un lien avec le statut originel des terres de la région, mais rien n’est moins sûr. Al‑Q ābisī précise seulement que cette situation est ancienne (qadīm) et connue de tous. Une autre fatwa, compilée dans le Mi‘yār et rendue au ve/xie siècle par al‑Laḫmī36, évoque quant à elle le paiement du ḫarāğ et des taxes lawāzim conformément à la coutume en vigueur (ma‘rūf bi l‑‘ādat al‑ğāriya ‘andhum). Si l’appellation donnée à ces taxes laisse penser que les dirigeants souhaitaient l’inscrire dans une fiscalité islamique, il semble surtout que c’est la pratique et le temps qui ont façonné l’imposition.
25On apprend dans la fatwa d’al‑Q ābisī que la taxe prélevée par le sultan est relative aux biens des habitants et qu’elle est enregistrée nominalement au registre fiscal. Une fatwa d’al‑Suyūrī, juriste kairouanais du v/xie siècle, confirme cela : Il évoque « deux hommes astreints au paiement du ḫarāğ pour des jardins qu’ils possèdent » et précise que, bien que ces jardins soient en indivision, il arrive qu’un seul de leurs deux noms soit inscrit au diwān37.
26Dans le texte d’al‑Dāwudī, il est précisé que la taxe levée au Maghreb par les sultans est calculée : soit sur la valeur de la terre et des arbres ; soit en fonction de l’eau qui s’y trouve ; soit sur le nombre d’arbres38, c’est-à-dire sur le potentiel de productivité des terrains et non sur les récoltes. Ceci permet de garantir un revenu fixe et régulier, même les années où la récolte est mauvaise. Al‑Dāwudī précise que le mode de calcul de la taxe est convenu avec les chefs (kubarā’) des différentes localités. La fiscalité n’apparaît donc pas imposée de l’extérieur, sans tenir compte des conditions spécifiques à chaque endroit, et on peut penser que ces chefs se chargeaient de rassembler le montant de l’impôt. La taxe devait en effet être acquittée collectivement, et son montant réuni et remis au diwān. Ce procédé assurait une sorte d’autorégulation des contribuables puisque, si quelqu’un ne payait pas, cela portait préjudice à l’ensemble de ses concitoyens de toute façon astreints au paiement d’un montant global.
27Mais les juristes, eux, se questionnent : ces prélèvements sont-ils légaux ou doivent-ils être considérés comme des contributions illicites ?
28Al‑Dāwudī est ainsi interrogé sur la possibilité de ne pas payer cette taxe dite ḫarāğ imposée par le sultan. La réponse est affirmative : si on a les moyens d’échapper à cette taxe, on n’est pas obligé de la payer39. La question est ensuite reprise et précisée, et on retrouve la même situation que dans la fatwa d’al‑Qābisī à propos d’un montant global de la contribution : si le sultan impose aux gens d’une bourgade de payer une taxe fixe sur leurs richesses, celui qui peut échapper à ce paiement est-il dans son bon droit, sachant que le sultan prélèvera de toute façon la taxe ? La réponse est que le contribuable doit acquitter la somme qu’on lui demande, même si la taxe est injuste, pour ne pas pénaliser ses concitoyens. Mais si jamais le non-paiement n’entraîne de préjudice pour personne, celui qui peut échapper à la taxe est dans son bon droit.
29Les juristes ne prennent donc pas systématiquement le parti des gouvernants. On peut encore citer une fatwa d’Ibn Muhriz (ve/xie siècle)40 où il est question d’un homme très riche qui a hérité sa fortune de ses père et grand-père qui ont tous deux servi le sultan en qualité de percepteurs du ḫarāğ. Il veut devenir témoin instrumentaire mais le juriste considère son témoignage comme irrecevable, considérant que l’argent amassé grâce à cette fonction est illicite. De même, Ibn Muġlāš affirme que les terres de ḫarāğ ayant été vendues, les taxes que les sultans y prélèvent sont injustes et ne reposent sur aucun droit établi. Il souligne alors que quiconque peut échapper à leur paiement en prenant la fuite ou par un autre moyen ne commet aucun péché.
CONCLUSION
30Cette recherche mérite d’être approfondie et précisée grâce à d’autres fatwas des recueils étudiés mais aussi à la lumière d’autres compilations plus anciennes (peut-être celle d’Ibn Sahl, juriste cordouan du ve/xie siècle ?). Mais cet échantillon permet de voir quels types d’informations nous pouvons espérer tirer de cette documentation. Toute la confusion évoquée à propos du statut des terres laisse évidemment penser qu’il n’y a pas eu, au Maghreb, de mise en place d’une taxation régulière dont les principes seraient conformes à l’islam. Les gouvernants sont cependant parvenus à faire adopter un vocabulaire fiscal qui fait référence aux appellations canoniques, sans doute pour tenter de légitimer leurs prélèvements. Le système qui s’est mis en place paraît, au moins jusqu’à la fin du iv/xe siècle, avoir été assez centralisé : les sommes à acquitter et les modalités de leur paiement étaient fixées, les percepteurs désignés, les contribuables inscrits au diwān al‑sulṭān. Ce système ne semble pas avoir fait longtemps la distinction entre musulmans et non-musulmans : la terre conservait vraisemblablement son statut originel quelle que soit la religion des personnes qui la possédaient ou la mettaient en valeur.
31Les juristes, quant à eux, ignorants du statut originel des terres, ont cherché à régler la question de l’appropriation des terres pour établir des règles fixes en ce qui concerne les taxes qui pouvaient y être prélevées et justifier ainsi un impôt canonique en dehors duquel ils considéraient le prélèvement comme injuste. Il semble qu’ils aient privilégié la validation de la propriété par le temps et la mise en valeur quand il n’y avait pas de discorde. Dans les cas litigieux, ils préconisaient l’autorisation du sultan. Celui-ci devait alors octroyer la jouissance ou la possession de la terre dans l’intérêt des musulmans.
32Si les juristes se sont évertués à bâtir une fiscalité islamique théorique, leurs textes n’apportent que relativement peu d’information sur une islamisation effective du système fiscal. Ils ne donnent par ailleurs aucun renseignement sur la situation avant la conquête ; la récurrence des formules vagues comme « depuis toujours », « depuis suffisamment longtemps pour qu’on n’en connaisse pas l’origine »… suggère peut-être la continuité avec certaines pratiques antérieures mais ce n’est pas, a priori, les textes juridiques mālikites qui nous le diront.
Document 1 : Fatwa d’al‑Burzulī
33L’Imam Sidi Abū l‑Qāsim al‑Burzulī a été interrogé sur les propos d’al‑Laḫmī concernant la location de maisons. Al‑Laḫmī dit : « Si l’Imam octroie en iqṭā‘ une terre conquise par la force (arḍ al‑‘anwa) à celui qui la détenait [avant la conquête], celui-ci peut en vendre la nue propriété et l’usufruit. » Dans le Livre des barrages et des fleuves des Samā‘ de Yaḥyā41 on trouve en revanche un document concernant les achats de maisons et de terrains dans lequel Ibn Rušd dit qu’on ne peut octroyer d’iqṭā‘ sur une terre de conquête à celui qui la mettait [jusque-là] en valeur. J’ai lu qu’al‑Laḫmī avait dit que ce genre d’iqṭā‘ était licite ; mais dans le maḏhab de Mālik il n’est pas considéré comme valide. Dans un passage des Samā‘ d’Ibn al‑Qāsim qui se trouve dans le Livre des locations de maisons, il est dit que l’attribution en iqṭā‘ des terres d’Égypte est répréhensible car elles ont été conquises par la force. Dans l’école de Mālik l’iqṭā‘ des terres de conquête est interdit. À propos des terres d’Égypte il a [aussi] été dit qu’elles avaient été conquises en vertu d’un traité (ṣulḥan) qui les attribuait aux musulmans mais qu’elles avaient été laissées à ceux qui les habitaient et que, dans ces conditions, il était licite de les octroyer en iqṭā‘.
34Dans la Mudawwana, Mālik dit à propos du commerce des terres de guerre : « La terre d’Égypte ne peut être vendue ni octroyée en iqṭā‘ à qui que ce soit. » Le cheikh Abū l‑Ḥasan al‑Ṣaġīr42 rapporte quant à lui qu’al‑Ṭurṭūšī43 a dit : « [elle ne peut pas être octroyée] en iqṭā‘ de possession [mais elle peut l’être] en iqṭā‘ de jouissance. » Dans un paragraphe de sa Nukat consacré aux terrains réservés qui entourent les puits, Abd al‑Ḥaqq44 dit que la terre de conquête ne peut être ni vendue ni concédée, et qu’elle doit être gardée pour le profit des seuls musulmans. Quel choix faites-vous entre ce qu’a dit al‑Laḫmī et ce qu’a rapporté Ibn Rušd et les gens qui sont d’accord avec lui à propos de ces deux sujets ? Peut-on se fier à ce qu’ont dit Abū l‑Ḥasan al‑Ṣaġīr et d’autres anciens Maghrébins à propos du désaccord concernant la terre du Maghreb ? Cette terre a-t-elle été conquise par la force ou en vertu d’un traité ?
35Si elle a été conquise par la force, l’opinion d’al‑Laḫmī est qu’il est licite de l’octroyer en iqṭā‘ de possession comme en iqṭā‘ de jouissance et que celui à qui elle a été attribuée en iqṭā‘ peut la vendre, ainsi qu’on l’a vu plus haut. Ibn Rušd, quant à lui, pense qu’elle peut être octroyée en iqṭā‘ de jouissance mais pas en iqṭā‘ de possession, et que le bénéficiaire de cet iqṭā‘ ne peut ni le vendre ni le transmettre en héritage.
36Si la terre du Maghreb a été conquise en vertu d’un traité stipulant qu’elle doit être aux musulmans, il est alors licite de l’octroyer en iqṭā‘ de possession et de jouissance.
37Il y a, à propos de la terre du Maghreb, les mêmes divergences que celles qu’al‑Dāwudī45 a rapportées à propos de l’Ifrīqiya : cette terre a-t-elle été conquise en vertu d’un traité, l’a-t-elle été par la force ou bien ses habitants se sont-ils convertis à l’islam et y sont-ils demeurés ?
38Quelle influence cette controverse a-t-elle sur les gouvernants d’aujourd’hui ? Comment ceux-ci octroient-ils les biens dont ils se sont emparés, est-ce en iqṭā‘ de possession ou en iqṭā‘ de jouissance ?
39[…]
40Ce qui ressort de ce que je viens de rapporter de ‘Abd al‑Ḥaqq, d’al‑Ṭurṭūšī, d’al‑Dāwudī […] et de ce que j’ai appris de mes maîtres qui le tenaient eux-mêmes des leurs, c’est que la terre du Maghreb, comme nous l’avons rapporté dans l’ensemble de nos questions, a différents statuts : ainsi que la terre de Kairouan ou l’intérieur [de la ville et ses environs] sont devenus des propriétés, ont été vendus et achetés, alors que les steppes et les montagnes ont été acquises par vivification.
41Avant l’Islam, la terre [du Maghreb] était habitée puis elle s’est épuisée et ses habitants l’ont quittée sans en avoir été chassés par la force. Elle a le même statut que les richesses enfouies et les mines : celui qui la possède et qui paye le quint sur les minerais et la zakat sur les mines la possède à bon droit, il y a des détails sur cette question. S’il s’agit d’une terre conquise par la force, elle revient aux successeurs de ceux qui l’ont conquise. Si on ignore quel était son statut originel, c’est à l’Imam que revient le droit de l’aliéner dans l’intérêt des musulmans et comme bon lui semble sous forme d’iqṭā‘ de jouissance – et cela ne provoque pas de divergences – ou sous forme d’iqṭā‘ de possession – [mais] là il y a des divergences. Chez nous – et notre maître l’imam et d’autres que lui ont rendu des fatwas à ce sujet – la coutume veut que les terres octroyées par décrets (‘arāḍī al‑ẓahā’ir), que j’ai déjà évoquées et décrites, soient seulement octroyées en iqṭā‘ de jouissance et non de possession.
42[…]
43Chez nous on ne peut acheter des terrains et des sols du Maghreb que pour soi-même et seulement en usufruit. Si l’on veut en acquérir la nue-propriété il faut une décision du Trésor public validée par l’Imam ou son représentant.
Document 2 : Fatwa d’Ibn Muġlāš
44Le faqīh Sīdī ‘Abd al‑Raḥman Ibn Muġlāš a été interrogé sur le problème suivant : notre pays du Maghreb a-t-il été conquis par la force ou pacifiquement, en vertu d’un traité ?
45On connaît des propos attribués à al‑Dāwudī qui rapporte quatre avis [à ce sujet]. Pour ma part, j’ai lu ce qui suit dans le Kitāb al‑muqtabis fī aḫbār al‑Maġrib wa l‑Andalus46 : la frontière du Maghreb se trouve sur la mer Rouge et le pays comprend l’Égypte, Kairouan, l’Ifrīqiya, le Maghreb central, le Zāb47, le Sūs proche, le Sūs extrême48 et le pays des Abyssins.
46Dans les Nawādir, Ibn Abī Zayd49 dit qu’il existe trois sortes de terre : celles qui ont été conquises par la force, celles qui l’ont été de façon pacifique en vertu d’un traité et celles dont les propriétaires se sont convertis à l’islam.
47Les premières deviennent des biens de mainmorte. Elles ne peuvent être partagées et l’impôt foncier qui les frappe revient aux musulmans, ainsi que ‘Umar – Dieu soit satisfait de lui – l’a établi pour les terres cultivées d’Égypte, d’Irak et d’autres régions. On ne peut les octroyer en iqṭāʻ : ‘Umar critique ceux qui ont permis que l’on procède à des iqṭāʻ sur la terre d’Égypte.
48Les secondes ont été conquises pacifiquement en vertu d’un traité passé avec leurs habitants sans que ceux-ci aient été vaincus : ils ont le droit d’en disposer comme ils l’entendent, ils peuvent les vendre, etc.
49Quant aux terres dont les habitants se sont convertis à l’islam sans avoir été vaincus [par la force] et sans avoir fait de traité, elles sont de deux sortes :
celles qui étaient occupées, qui avaient un propriétaire, qui étaient délimitées et recensées [avant la conversion] : elles restent à leurs propriétaires qui y font ce qu’ils veulent, peuvent les vendre, les donner, etc.
les montagnes, les vallées et les terres en friche qui n’étaient ni peuplées, ni cultivées et qui sont devenues terre d’islam : si avant de devenir terre d’islam, elles étaient en friche et qu’on n’y trouvait pas trace d’habitation, elles ne peuvent pas être divisées entre les héritiers [de ceux qui s’y sont installés] car ce ne sont pas de véritables propriétés.
50Ce sont des terres domaniales, régies par des droits particuliers, dont les limites ont été définies et que le sultan peut accorder en iqṭā’ à plusieurs bénéficiaires afin qu’ils les mettent en valeur. Il existe un hadith à propos de cette catégorie de terres où il est dit : « Il ne faut pas couper l’eau pour interdire le pâturage50. » Ces terres appartiennent à ceux à qui elles ont été concédées [en iqṭāʻ] et les terres en friche sont à ceux qui les mettent en valeur.
51Saḥnūn a dit : « Avant l’islam, on ne pouvait pas s’approprier une terre en la mettant en valeur ou en l’exploitant ; il n’y avait que des pâturages qui sont des terres mortes. » Pour ce qui est des terres d’Ifrīqiya, Ibn Abī Zayd rapporte, dans le chapitre des Nawādir qui traite des terres qui ont été conquises par la force et de celles qui l’ont été en vertu d’un traité, que Saḥnūn a dit : « J’ai bien étudié le statut des terres d’Ifrīqiya et je n’ai pas réussi à établir de façon certaine si elles avaient été conquises par la force ou en vertu d’un traité. J’ai consulté ce que dit ‘Alī b. Ziyād51 et il déclare : “Je ne sais rien à ce sujet”. » Dans les Ma‘ārif, Ibn Qutayba52 dit que Ibn Abī Saraḥ53 a conquis l’Ifrīqiya pour ‘Uṯmān Ibn ‘Affān ‒ Dieu soit satisfait de lui ‒ mais son témoignage n’est pas recevable. En effet si Ibn Ziyād qui vivait au deuxième siècle et Saḥnūn au troisième ne savaient rien à ce sujet, comment Ibn Qutayba qui leur est postérieur [pourraitil en savoir quelque chose] ? Pour ce qui est du pays des Berbères, Ibn Abī Zayd, dans le chapitre déjà mentionné, dit d’après Saḥnūn : « Les lieux d’habitations des Berbères, tant à l’intérieur du pays que dans les régions côtières, ont tous été soumis en vertu d’un traité au moment où les Arabes ont conquis l’Ifrīqiya. Puis, quand la tyrannie s’est renforcée, le pays a été détruit et les habitations qui s’y trouvaient au moment où les Arabes l’avaient soumis ont disparu. De ce fait, je ne sais pas si les habitants qui s’y trouvaient ont été chassés de leurs terres en dépit du fait qu’ils avaient conclu un traité ou s’ils en ont été chassés sans avoir jamais conclu de traité. Lorsque les Arabes y sont entrés, ces terres étaient peuplées ; si les gens en ont été chassés sans avoir conclu de traité, les terres en question ont pris le statut de terres conquises par la force ; puis comme les musulmans les ont laissées à l’abandon, elles sont devenues des terres mortes. Peuvent-elles ou non appartenir à celui qui les met en valeur ? Saḥnūn a dit d’après Ibn Ziyād : “C’est au sultan d’en décider”. Après cela j’ai entendu dire qu’il avait déclaré : “Pour ce qui est de ces endroits boisés qui étaient auparavant des sortes de marais où les gens sont venus s’installer, j’aimerais que la question soit plus simple ! Quant aux endroits boisés qui se trouvent loin des endroits habités, il apparaît que personne n’en a pris possession, la question qu’ils posent est plus simple et me plaît davantage !” » À propos du pays des Maṣmūda et des terres de Marrakech Ibn ‘Abd al‑Ḥalīm dit : « Les cheikhs de notre région se sont mis d’accord pour déclarer que ceux qui en étaient les propriétaires se sont convertis à l’islam et y sont demeurés et qu’il n’y a donc là ni terre de traité, ni terre conquise par la force. » Puis il a ajouté : « Abū l‑Asbaġ al‑Qarašī a dit : “j’ai vu dans le pays d’al‑Andalus des hommes de droiture et de piété acheter et vendre des terres” ; nous avons agi de la même manière ainsi que vous et vos ancêtres dans votre Maghreb. » Abū Bakr b. ‘Abd al‑Raḥman a dit : « Si le statut des terres n’est pas clair, si on ne sait pas si elles ont été conquises par la force ou par un traité ou s’il s’agit de terres dont les propriétaires se sont convertis à l’islam et y sont restés, alors elles sont à celui qui les détient, même si on ignore comment elles sont arrivées en sa possession. » Dans le chapitre consacré au partage des terrains boisés entre les habitants des villages, Ibn Habīb54 a dit, d’après Ibn al‑Māğišūn55 : « Si on ne sait pas si le village a été conquis en vertu d’un traité ou par la force, dans le cas où il est peuplé de musulmans et de dhimmis, le partage doit se faire entre tous : le musulman, le dhimmi, l’acquéreur, l’homme et la femme doivent être traités de manière égale. » Consulte dans la ‘Utbiyya56 le chapitre qui traite du partage et le Kitāb al‑ğāmi‘ qui traitent des villages [de la région] de Tanger. Dans le Kitāb al‑taballūğ wa l‑yaqīn fī fatḥ al‑buldān wa l‑araḍīn (le Livre de la clarté et de l’évidence à propos de la conquête des pays et des terres) d’Ibrāhīm al‑Q anṭarī al‑Andalusī ‒ l’élève du cheikh Ibn Rušd ‒ il est écrit que Mālik a dit que le Maghreb a été conquis par la force : « Quiconque s’empare d’une parcelle de cette terre sans acquitter les droits dus au sultan s’en empare de façon illicite. » Mais al‑Q anṭarī ajoute : « Par la suite des cheikhs du Maghreb m’ont dit qu’il n’y avait pas de terres de conquête au Maghreb. Dans son commentaire du Muwaṭṭa’, le faqīh al‑Mazdaġī57 affirme que les gens de notre pays partagent cette opinion : on a vendu des terres de ḫarāğ alors que c’est interdit et les sultans ont imposé des contributions iniques. Cette opération n’est pas valable car ces impôts sont injustes et ne reposent sur aucun droit établi. Quiconque peut échapper à leur paiement en prenant la fuite ou par un autre moyen ne commet aucun péché.
52D’autre part, quel jugement doit-on rendre à propos d’un terrain qui se trouve à proximité d’habitations zénètes58 et dont l’un de ces Zénètes s’est emparé ? Ce terrain était une friche située près d’une source ou d’un oued. L’homme l’a arpenté, nivelé, cultivé et se l’est approprié en le mettant en valeur sans l’autorisation du sultan, ce qui n’empêche pas les percepteurs de prélever, sur ses profits, un impôt appelé « moitié moins un huitième ». Si cela est admis par la coutume, une personne est-elle en droit de s’approprier un lieu proche d’une zone habitée en le mettant en valeur, comme si elle avait l’autorisation [du sultan] ? Si cela n’est pas licite, quel jugement doit-on rendre à propos des fruits de cette exploitation dont la personne en question s’est emparée injustement, sans l’autorisation de celui qui [légitimement serait en droit] de la cultiver ? Quelles obligations ladite personne doit-elle remplir envers ce dernier pour être en accord avec les préceptes divins ?
53[…] Je me suis tellement embrouillé dans les textes que je ne peux plus m’appuyer sur rien et que je suis dans l’incapacité de citer la règle de l’École qui traite de ce problème. Fais-moi savoir qui a rendu une fatwa sur cette question.
54Ibn Muġlāš a répondu ‒ Dieu soit loué :
55« Tu me demandes si les terres du Maghreb ont été conquises par la force ou pacifiquement, en vertu d’un traité. Sache qu’elles ne l’ont pas toutes été de la même manière : certaines ont été conquises par la force, d’autres en vertu d’un traité […]
Le calife peut-il conférer à un juriste, à un homme pieux ou à un pauvre la propriété d’un terrain sur les terres du Maghreb ? Il est indubitable que s’il s’agit de terres conquises par la force, elles sont aux musulmans dont le calife est le délégué ; il a donc le devoir d’attribuer ces terres, conformément à l’intérêt général, à ceux qu’il considère comme méritants. […]
56À propos des terres situées à proximité des zones habitées, et mises en valeur sans autorisation de l’imam, Ašhab59 dit que : « Si [cette mise en valeur risque] de gêner quelqu’un, il est impératif d’obtenir cette autorisation. » […]
Notes de bas de page
1 « Le louage des terres, les terres mortes et les iqṭāʻ. »
2 Al-Burzulī, Ğāmi‘ Masā’il al-Aḥkām, Beyrouth, Dar al‑Ġarb al‑Islamī, 2002, 7 vol.
3 Ce juriste est cité à plusieurs reprises dans les Nawāzil Māzūna, Ibn Miryam lui consacre une très brève notice dans Al‑bustān fī ḏikr al‑awuliyā’ wa l‑ʻulāmā’ bi‑Tilimsān, éd. M. Ben Cheneb, Alger, 1908, p. 229. Son nom est différemment orthographié al‑Muqlāš/al‑Muqlās/al‑Muġlāš.
4 Cette traduction a été établie à partir de quatre manuscrits : Bibliothèque nationale d’Algérie (Al‑Maktaba al‑Waṭanīya al‑Ğazā’irīya), manuscrit no 1336 ; Bibliothèque nationale (Dār al‑Kutub al‑Waṭanīya) de Tunis, manuscrit no 3502 ; deux copies de la Bibliothèque générale (Al‑Maktaba l‑ʻĀmma) de Rabat, manuscrits no 521Q et no D883.
5 Les références à ces documents seront données comme suit : fatwa d’al‑Burzulī ; fatwa d’Ibn Muġlāš.
6 Aḥmad al‑Wanšarīsī, Kitāb al‑Mi‘yār al‑Muġrib wa‑lāmi‘ al‑mu‘rib ‘an fatāwā ahl Ifrīqiya wa‑l‑Andalus wa‑l‑Maġrīb, éd. M. Hağği, Beyrouth, 1981-1983, 13 vol.
7 V. Lagardère, « Structures étatiques et communautés rurales : les impositions légales et illégales en al‑Andalus et au Maghreb (xie-xve) », Studia Islamica, 80, 1994, p. 57-95.
8 Ibn Abī Zayd, Al‑nawādir wa‑l‑ziyadāt ‘alā ma fī l‑Mudawwana min ġayriha min al‑ummahāt, éd. M. Al‑Hulū, Beyrouth, 1999, 15 vol. , vol. X, éd. M. A. Boukhobza.
9 Al Dawūdī, Kitāb al‑amwāl, éd. R. M. S. Shahâda, Rabat, 1986. Kitāb al‑amwāl, éd. critique et trad. angl. N. A. W. Al‑Fili, PhD de l’université d’Exeter, UK, 1989. Kitâb al‑amwâl, éd. et trad. angl. A. M. Sharfuddin, New Delhi, 1999.
10 Abū ‘Ubayd Ibn Sallām, Kitāb al‑amwāl, éd. M. Khalil Harras, Le Caire, 1968.
11 Abū Yūsuf Ya‘qūb, Le livre de l’impôt foncier, Kitâb el‑kharâdj, traduit et annoté par É. Fagnan, Paris, 1921.
12 Ce chapitre est en grande partie consacré à la Sicile. Il a été édité et traduit en français : H. Abdul Wahab, F. Dachraoui, « Le régime foncier en Sicile au Moyen Âge (ixe et xe siècles) », dans Études d’orientalisme dédiées à la mémoire de É. Lévi-Provençal, Paris, 1962, p. 401-444.
13 M. Pouyanne, La propriété foncière en Algérie, Alger, 1895 ; M. Van Berchem, La propriété territoriale et l’impôt foncier sous les premiers califes, Genève, 1886, ou l’article de A. N. Poliak, « Classification of lands in the Islamic law and its technical terms », The American Journal of Semitic Languages and Literatures, 57/1, 1940, p. 50-62.
14 En particulier l’ouvrage d’Al‑Mawardī, Al‑Aḥkām al‑sulṭāniya wa l‑wilāyāt al‑dīniya, traduit et annoté par É. Fagnan, Les statuts gouvernementaux ou règles de droit public et administratif, Alger, 1915 ; et le traité d’Abū Yūsuf Ya‘qūb, Kitāb al‑Ḫarāğ, également traduit et annoté par É. Fagnan, Le livre de l’impôt foncier, Paris, 1921 ; le Muḫtaṣar de Sīdī Ḫalīl, édité et traduit par N. Seignette, Code musulman, par Khalīl (rite malékite, statut réel), Constantine, 1878.
15 Al‑Dāwudī, éd. R. M. S. Shahâda, op. cit., p. 70. La phrase de Saḥnūn est citée une seconde fois p. 151.
16 Ibn Abī Zayd, op. cit., vol. X, p. 492.
17 Al-Dāwudī, op. cit., p. 70.
18 V. Lagardère, Campagnes et paysans d’al‑Andalus viiie-xve, Paris, 1993, p. 20.
19 Abū Yusūf Ya‘qūb rapporte dans le chapitre de son Kitāb al‑ḫarāğ consacré au fey et au ḫarāğ que « ‘Omar écrivit à Sa‘d à la suite de la conquête de l’Irak que venait de faire celui-ci : “Après les compliments d’usage ; j’ai reçu la lettre où tu me dis que les troupes t’ont réclamé le partage du butin et de ce qu’Allāh leur a fait revenir. Au reçu de la présente lettre, examine les chevaux et les richesses que les troupes t’ont ramenés au camp, et opères-en la répartition entre les musulmans présents ; mais laisse les terres et les rivières à ceux qui les font valoir, pour que le produit en soit consacré aux allocations des musulmans” ». Voir Abū Yusūf Ya‘qūb, op. cit., trad. p. 38.
20 Al-Laḫmī (juriste kairouanais exilé à Sfax, m. 1104) est l’auteur de la Tabṣira, un célèbre commentaire de la Mudawwana de Saḥnūn.
21 Fatwa d’Ibn Muġlāš.
22 Poliak, « Classification of lands », art. cité, p. 54.
23 Pouyanne, op.cit., p. 39.
24 Abū Yūsuf Ya‘qūb, op. cit., p. 38.
25 Ibn Abī Zayd, op. cit., vol. X, p. 492.
26 Al-Imām Mālik, Kitāb al-Muwaṭṭa’, d’après la recension d’al-Layṯī, Dār al-Fikr li l-Ṭibā‘at wa l-našr wa l-tawrī‘, Beyrouth, s.d., 36-24-1456, p. 453.
27 Encyclopédie de l’Islam2, art. « Maṣmūda » (G. S. Colin), s.v.
28 Al-Dāwudī, op. cit., p. 151.
29 Ibid.
30 Ibid.
31 Pouyanne, op. cit., p. 36.
32 Sāḥil pl. sawāḥil : bords, rivages. Deux régions côtières du Maghreb sont désignées fréquemment sous ce nom, celle qui encadre les villes de Sousse, Monastir et Mahdia en Ifriqiya et celle qui s’étend d’Oran à Alger au Maghreb central. Voir Encyclopédie de l’Islam2, art. « Sāḥil » (Y. Callot), s.v.
33 Ibn Abī Zayd, op. cit., vol. X, p. 492.
34 C’est ce que Christophe Picard a également souligné pour al‑Andalus. Ch. Picard, « Quelques remarques sur la propriété du sol dans le Gharb al‑Andalus pendant la période musulmane », Revue des études islamiques, 1992, p. 471-526.
35 Al-Wanšarīsī, op. cit., vol. IX, p. 575.
36 Ibid., vol. X, p. 428.
37 Ibid., tome VI, p. 151.
38 Al-Dāwudī, op. cit., p. 151.
39 V. Lagardère, « Structures étatiques et communautés rurales », art. cité, p. 69.
40 Al-Wanšarīsī, op. cit., tome X, p. 191.
41 Yaḥyā al-Layṯi, célèbre transmetteur du Muwaṭṭa’ de Mālik, mort à Cordoue en 848.
42 Abū l-Ḥasan al-Ṣaġīr, auteur d’un commentaire de la Mudawwana, mort à Fès en 1319.
43 Al-Ṭurṭūšī, savant andalou, mort à Alexandrie en 1126.
44 ‘Abd al-Ḥaqq Ibn ʻAlī, cadi d’Alger du xve siècle.
45 Abū Ğa‘far Al-Dāwudī (m. 1011), Tlemcen.
46 Le livre inspiré des histoires du Maghreb et d’al‑Andalus : ouvrage d’Ibn Ḥayyan (m. 1076). Voir Encyclopédie de l’Islam 2, art. « Ibn Ḥayyān » (A. Huici Miranda), s.v.
47 Contrée de l’Algérie actuelle qui s’étend de part et d’autre de Biskra, se confond au sud avec le Sahara et est limitée au nord par le revers méridional de l’Atlas saharien. Voir Encyclopédie de l’Islam2, « Zāb » (M. Côte), s.v.
48 Al-Sūs Al‑Adnā et Al-Sūs Al-Aqṣā. Le Sūs extrême est la région du Sud du Maroc actuel, « tout le massif des deux Atlas » opposé au Sūs « citérieur » qui comprend tout le Nord du Maroc avec Tanger comme capitale. Voir Encyclopédie de l’Islam2, « Sūs al-aḳṣā » (É. Lévi- Provençal), s.v.
49 Kitāb al-nawādir wa l-ziyādāt d’Ibn Abī Zayd (m. 996), Kairouan. Cet ouvrage est un commentaire de la Mudawwana de Saḥnūn.
50 Hadith rapporté par Abū Hurayra no 2353 dans le 42-Kitāb al‑masāqāt, 2-Bāb : man qāl : inna ṣāḥib al‑mā’ aḥaqqu bil‑mā’, Ṣaḥīḥ al‑Buḫārī.
51 ‘Alī b. Ziyād (m. 799) est un des plus anciens transmetteurs de Mālik.
52 Ibn Qutayba (m. 889), Al‑Ma‘ārif, éd. Ṯ. ʿUkāšat, Le Caire, 1960.
53 Alors gouverneur d’Égypte.
54 Ibn Ḥabīb (m. 853, Cordoue), auteur de la Wāḍiḥa (un commentaire du Muwaṭṭa’), éd. et trad. esp. M. Arcas Campoy, Madrid, CSIC, 2002.
55 Ibn al-Māğišūn (m. 827, Médine) disciple de Mālik.
56 Commentaire de la Mudawwana rédigé par al‑‘Utbī (m. 868, Cordoue) disciple d’Ibn Ḥabīb.
57 Abū Ğa‘far al-Mazdaġī, cadi de Fès (m. 1270).
58 Berbères.
59 Mort en 820.
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