Quelques considérations sur les toponymes en banū- comme reflet des structures sociales d’al-Andalus
p. 247-263
Texte intégral
LA PHYSIONOMIE TRIBALE DES ESPACES RURAUX D’AL-ANDALUS : UNE ÉLABORATION HISTORIOGRAPHIQUE
1On rencontre dans l’historiographie des deux dernières décennies sur al-Andalus une interprétation très répandue, selon laquelle l’année 711 aurait marqué l’arrivée et la dispersion à travers l’Hispania d’un ensemble de tribus et de clans qui, bien souvent, colonisèrent des terres jusqu’alors délaissées. Selon cette lecture, la chute du royaume wisigothique aurait ouvert la porte à une immigration massive de populations d’origine arabe et nord-africaine qui, regroupées en clans composés de cellules consanguines, s’établirent sur le nouveau territoire et fondèrent des établissements ruraux ou s’approprièrent ceux qui existaient pour les modifier. En outre, elles se différenciaient des indigènes non seulement par leur appartenance ethnique et religieuse mais également, et surtout, par une organisation sociale différente ; les nouveaux venus auraient ainsi généré un paysage agraire inédit qui n’avait rien à voir avec celui qu’ils avaient trouvé, impliquant une rupture radicale par rapport à la situation antérieure. De cette manière, là où jusqu’à cette date avaient prédominé les grands domaines exploités de manière extensive par des serfs soumis à des seigneurs laïques ou ecclésiastiques, se seraient installés des clans égalitaires composés de proches parents qui auraient créé de petites unités d’exploitation agricole de caractère intensif.
2En découle l’image suivante, très évocatrice : des Hispaniques assistent, stupéfaits, à l’apparition soudaine des conquérants qui se présentent dans un lieu déterminé après 711. Les nouveaux venus sont accompagnés de leurs parentèles et font savoir que c’en est fini du roi et du royaume wisigothique. Le seigneur auquel étaient soumis les paysans a fui, est mort ou, dans le meilleur des cas, a accepté de rester aux conditions imposées par les nouveaux dirigeants. Installés sur une terre qui leur appartient par le droit de conquête, les immigrés commencent à chercher le moyen de subsister avec leur abondante progéniture en travaillant la terre et en faisant découvrir aux indigènes hébétés de nouvelles techniques et cultures apportées d’Orient. Parallèlement, ils capturent les femmes des populations sous leur emprise et les intègrent à leurs propres parentèles, effaçant ainsi en quelques générations le souvenir de la société vaincue. De même, en un laps de temps relativement court, l’ancien paysage est modifié en profondeur par l’implantation réussie de nouvelles espèces importées et par l’usage efficace de techniques agraires innovantes que le système protoféodal wisigothique n’avait jamais eu la possibilité ou la volonté d’intégrer. La communauté paysanne ainsi formée se consolide et survit à tout type de remous politiques. D’une part, ce système ne suscite pas l’apparition de seigneurs, car ses membres n’ont qu’un rapport lointain avec l’État cordouan lorsque celui-ci envoie ses représentants collecter les tributs, ce qui arrive ponctuellement sans interférence aucune de cet État dans les processus de travail paysans. D’autre part, cette communauté est caractérisée par des formes de fonctionnement interne très souples qui lui permettent de s’adapter à tout type de circonstances et, particulièrement, aux limites de nature écologique ; ainsi, lorsqu’un groupe épuise les possibilités d’approvisionnement d’un terrain, il se segmente, créant un nouvel établissement rural dans les environs qui reproduit le même système que la cellule clanique primitive.
3Un grand nombre des historiens et des archéologues qui ont étudié les espaces ruraux d’al-Andalus et dont les travaux tendent à dessiner un cadre qui s’étend de la conquête jusqu’à la fin du royaume de Grenade acquiesceraient, dans les grandes lignes, à ce tableau. Si cette vision est sans doute cohérente, elle reste, à mon avis, également quelque peu fragile. Pour fonctionner, elle suppose que l’on accepte que les conquérants arrivèrent en tribus constituées non seulement de combattants, mais aussi de leurs femmes, d’enfants et de vieillards, déplacés vers un territoire offrant de larges possibilités de colonisation.
4Une analyse critique des données disponibles démontre qu’une telle interprétation n’est pas aussi fondée qu’il y paraît. Simplement, les sources écrites dont nous disposons (et dépendons) n’offrent que très peu de données probantes sur la société des conquérants et encore moins de preuves concluantes sur la configuration des espaces ruraux ou sur les processus de travail paysan dans les campagnes d’al-Andalus. L’argument sur le caractère clanique du peuplement arabe et berbère dans les zones rurales relève vite d’un raisonnement circulaire : on tend à chercher dans les modalités d’établissement la preuve que les conquérants arrivèrent encadrés en groupes tribaux, tandis que, pour pallier l’absence de références précises sur la configuration précoce des espaces ruraux d’al-Andalus, on considère que le paysage fut probablement le fait de tribus, celles-là mêmes qui réalisèrent la conquête. Comme c’est toujours le cas dans ces raisonnements circulaires, les arguments passent d’un côté à l’autre, mais n’ont pas, en soi, la force que l’ensemble paraît leur conférer.
5La faiblesse de tels arguments est particulièrement patente lorsqu’on examine attentivement les références qui les étayent. Beaucoup de travaux sur ces questions tendent à mélanger des sources de périodes très diverses dans les notes de bas de page, entérinant des pratiques qui seraient difficilement admises dans d’autres domaines d’étude. Et puisque, comme on l’a vu, les sources nous renseignent très peu sur la physionomie des premiers espaces ruraux d’al-Andalus, les historiens ont été forcés de glaner les rares mentions existantes, quand bien même elles se réfèrent à des époques très distinctes. Si un géographe arabe du ve/xie siècle indique, par exemple, qu’une culture déterminée était abondante dans une zone, il semble légitime d’associer cette donnée avec celle d’un autre auteur, par exemple d’époque almohade, qui cite l’existence de systèmes d’irrigation dans ce même territoire, même si ce dernier a vécu à une époque relativement postérieure ou que la mention de ces réseaux hydrauliques est très générique.
6Si l’on dispose, en outre, d’un document postérieur à la conquête chrétienne qui nous décrit une communauté musulmane d’une certaine aire se soumettant aux nouveaux seigneurs, comment ne pas penser alors que nous nous trouvons devant la révélation documentaire d’une réalité sociale qui avait existé jusqu’alors dans ce territoire et qui remonterait au moment même de l’installation des tribus arabes et berbères ? L’argument semble correct, mais en réalité nous ne disposons que de trois brefs éclairages textuels de portées très inégales et qui, en sus, correspondent à des moments historiques très distincts1. Il est logique d’essayer de les mettre en relation, mais cela implique d’occulter d’importants problèmes chronologiques, de surmonter de grandes lacunes documentaires et de supposer, en définitive, une certaine immutabilité des structures rurales d’al-Andalus – ce qui détonne beaucoup et étonnamment par rapport à la situation enregistrée dans d’autres zones, comme le Nord péninsulaire. Dans ce contexte, on comprend que l’historiographie soit encline à imaginer une société quelque peu statique où, après le profond bouleversement de la conquête au viiie siècle, un fort conservatisme se serait imposé et maintenu face à toute dynamique de changement interne ou externe2. Une société statique, mais aussi quelque peu étrange, où n’auraient jamais régné – ni même existé – le conflit, la violence ou la volonté de domination.
LA CONTRIBUTION DE LA TOPONYMIE
7En raison des limites présentées par les sources écrites, la toponymie a souvent été avancée comme une preuve de l’occupation du territoire d’al-Andalus par des communautés paysannes égalitaires.
8L’idée consiste à supposer que si un nom déterminé de lieu dérive d’un anthroponyme arabe ou berbère considéré comme un gentilice, il est possible que cette enclave ait été occupée à l’origine par les membres de cette tribu ou de ce clan, lesquels auraient donné leur nom au lieu qu’ils occupaient. Dans ce sens, certains toponymes, composés du préfixe Beni- ou Bena- suivi d’un nom personnel, ont attiré tout spécialement l’attention ; ils sont particulièrement abondants dans le Levant péninsulaire, même s’ils apparaissent également dans des zones d’Andalousie orientale3. Beaucoup de ces toponymes ont perduré jusqu’à nos jours sous des formes aussi diverses que, entre autres variantes, Benijofar (Alicante), Benahadux (Almería) Benisanó ou Beniganim (Valence). Selon les recherches récentes, ces toponymes auraient été constitués à partir du nom que possédaient des clans berbères issus de grands groupes tribaux que caractérisait une forte cohésion interne renforcée par l’endogamie et les liens de parenté. Cette cohésion se refléterait dans le nom du lieu qu’ils occupaient, le préfixe Beni- ou Bena-correspondant au mot arabe Banū qui renvoie à l’idée de descendance. Le nom de personne qui suit ce préfixe serait, de ce fait, l’éponyme du clan, le gentilice par lequel les membres de celui-ci étaient désignés et s’identifiaient, puisqu’ils étaient tous conscients de descendre de cet ancêtre commun.
9Certains arabisants du siècle passé, comme Julián Ribera, Évariste Lévi-Provençal ou Miguel Asín Palacios, avaient déjà attiré l’attention sur ces toponymes particuliers, tout en les interprétant très différemment ; selon M. Asín Palacios, par exemple, les toponymes formés avec le préfixe Beni- ou Bena- seraient les indices d’un peuplement arabe aristocratique et l’anthroponyme qui accompagne ledit préfixe ferait référence au nom du lignage propriétaire du lieu en question4. Toutefois, cette opinion fut mise en doute par Pierre Guichard qui, en 1976, proposa comme « hypothèse de travail », de les considérer comme des dénominations claniques qui, en se fossilisant sur le territoire, manifesteraient l’organisation sociale particulière des conquérants. Le même P. Guichard précisait qu’il ne pensait pas que « tous les anthropo-toponymes en Beni- remontent à la conquête » et il reconnaissait qu’il était même très probable « que la majorité d’entre eux sont beaucoup plus tardifs et que certains ne sont apparus qu’à la fin de l’époque musulmane ». Il ne renonça pas pour autant à les considérer comme un « apport des populations berbères » qui, à son avis, « témoignait […] d’une structure sociale de type clairement agnatique et endogame qui ne correspond vraisemblablement pas à la tradition indigène5 ».
10P. Guichard se montrait prudent et, parfois, un peu confus6 dans le développement de son hypothèse. De telles précautions étaient justifiées par le fait que le médiéviste français était conscient de manier une preuve très délicate, souvent fondée sur les formes modernes des toponymes et qui ne reposait donc pas toujours sur un substrat philologique rigoureux. Ainsi, par exemple, P. Guichard admettait que quelques-uns de ces toponymes en Beni-, tels qu’ils apparaissent sous leur forme actuelle, sont accompagnés d’un nom qui paraît trouver son origine en langue vulgaire. Tel est le cas de Benimaurel, Benillup ou Benicarló, dans lesquels il semble possible de reconnaître Mauril, Lubb ou Qarluh, qui étaient peut-être présents dans la formation du toponyme en question et qui correspondent à des noms bien connus dans l’onomastique d’origine indigène7. Cette circonstance pourrait infirmer l’hypothèse d’une équivalence exacte entre ce type de noms de lieux, et un peuplement d’origine berbère.
11Le fait que certains endroits appelés, par exemple, Benicanena, Beniamira ou Benisanó désignent, dans la documentation chrétienne médiévale, de grands domaines territoriaux ou même des lieux fortifiés constitue une autre difficulté majeure pour étayer l’« explication clanique » de ces toponymes. Cela indique que ces toponymes ne sont pas systématiquement associés à de petits établissements, ce qui invaliderait l’équivalence immédiate avec des établissements de communautés paysannes égalitaires ou, tout du moins, la laisserait en suspens. Même s’il était très conscient de cette difficulté, P. Guichard préférait considérer ces cas comme « très minoritaires8 ».
12Le médiéviste français se rendit également compte de la difficulté qu’il y avait à identifier l’anthroponyme lié au préfixe Beni- avec un gentilice, c’est-à-dire avec un nom de caractère incontestablement clanique. En effet, dans la plupart des cas que nous connaissons, cet anthroponyme n’est rien de plus qu’un nom commun arabe, comme c’est le cas, par exemple, avec des lieux dénommés Benamahoma, clairement dérivé d’un Banū Muḥammad, Benibrahim de Banū Ibrāhīm, Benicasim de Banū Qāsim ou encore Banihabib de Banū Ḥabīb. Tous ces noms – Muḥammad, Ibrāhīm, Qāsim ou Ḥabīb – sont infiniment fréquents dans l’onomastique arabe et, de ce fait, il ne semble pas possible de les interpréter comme des gentilices ; ce que reconnaissait P. Guichard lui-même quand il signalait qu’il s’agissait de « noms courants répandus dans toutes les catégories sociales, toutes les époques et tous les pays ». Ainsi, ces noms peuvent difficilement faire référence à des cellules claniques berbères. Il serait beaucoup plus simple de penser que ces toponymes désignent juste des enclaves associées, d’une façon ou d’une autre, avec la descendance d’un Muḥammad, Ibrāhīm ou Qāsim, interprétation qui, comme nous le verrons par la suite, semble la plus vraisemblable.
13Bien qu’il ait été conscient de toutes ces difficultés, Pierre Guichard pensa qu’un certain nombre de ces toponymes étaient identifiables, ceux dans lesquels Beni- était suivi de « noms peu courants, que l’on trouve comme noms personnels dans des époques anciennes, comme gentilices dans les époques suivantes ». Il citait notamment Benamira (Banū ‘Amīra), Benigasló (Banū Ġazlūn), Benimantell (Banū Mantīl), Beniabdulbar (Banū ‘Abd al-Barr) ou Benahuaquil (Banū Wakīl). Dans tous ces cas, il s’agissait, pour P. Guichard, de véritables exemples d’une « toponymie clanique » dans laquelle le préfixe arabe Banū était accompagné d’un gentilice.
14Cet argument du grand médiéviste français n’était pas non plus convaincant. Il faut écarter de la liste Beniabdulbar et Benamira, puisque tant le nom ‘Abd al-Barr que celui de ‘Amīra sont relativement fréquents dans l’onomastique arabe, si bien qu’il ne peut en aucun cas s’agir de gentilices associés à des groupes berbères déterminés. Benahuaquil pose également de nombreux problèmes. P. Guichard proposa un argument intéressant – quoiqu’un peu alambiqué – pour connecter ce toponyme avec la personne d’un certain Aṣbaġ b. Wakīl al-Ḥawwārī, connu comme Farġalūš, un Berbère qui en l’an 215/830-1 dirigea une expédition maritime contre la Sicile et mourut au cours de celle-ci. Associer un toponyme qui apparaît dans la documentation valencienne du xiiie siècle avec le nasab d’un personnage du ixe siècle qui n’est qu’incidemment mentionné dans nos sources et dont nous ne sommes même pas sûrs qu’il fût originaire de cette zone est certes suggestif mais semble peu plausible9. De fait, le Benahuaquil qui apparaît dans cette documentation doit dériver d’un Banū al-Wakīl, al-Wakīl étant la désignation d’une charge administrative amplement documentée par les sources arabes à des moments et lieux très divers. Benahuaquil serait, par conséquent, un toponyme formé de manière similaire au Benaguazil également documenté, qui fait de toute évidence référence à la descendance d’un vizir (Banū al-wazīr) associée de quelque façon à ce lieu10.
15Rien n’autorise non plus à penser que Mantīl soit un gentilice lié à des populations berbères. Il est certain, comme le signale P. Guichard, que nous connaissons un Berbère appelé Mantīl b. Faraǧ qui fut le seigneur de Guadalajara en plein iiie/ixe siècle, mais ce nom était également porté par un personnage nommé Mantīl (ou Mantinīl) b. ‘Afīf al-Murādī natif de Huesca et mort en 340/95111. S’il n’y a aucun moyen de savoir si ce personnage était réellement arabe, comme le prétend sa nisba, ou bien d’origine berbère ou indigène, cela prouve toutefois que ce nom était utilisé en al-Andalus, ce qui est également mis en évidence par les généalogies d’autres personnages de la même période qui incluent aussi cette curieuse onomastique.
16Le dernier cas pourrait en principe être le plus significatif : si l’on admet que Benigasló doit être mis en relation avec les Berbères Banū Ġazlūn, il semble tentant de conclure que nous nous trouvons en présence d’un établissement clanique segmentaire et égalitaire, puisqu’il s’agit là d’un groupe bien documenté d’ascendance berbère appartenant à la tribu de Nafza et qui, en plein ive/xe siècle, était installé dans la zone de Teruel et Villel. Cependant, le problème réside dans le fait qu’il n’existe pas de raisons suffisantes pour attribuer l’appellation de « clan » égalitaire à ce groupe, et il serait sans doute plus approprié de s’y référer comme à un « lignage » aristocratique, et ce pour plusieurs raisons. Selon Ibn Ḥazm, ces Banū Ġazlūn étaient des « émirs de la frontière » (umarā’ al-ṯaġr) et ils sont mentionnés de cette façon dans un célèbre texte qui décrit l’abattement qui s’empara du calife ‘Abd al-Raḥmān III à la suite de la défaite d’Alhándega en 327/939 ; ils sont également signalés comme l’un des lignages auxquels avait été confiée la protection des frontières dans les lieux qu’ils avaient hérités de leurs ancêtres. Tout cela trouve confirmation dans le fait que les frères Ġuṣn, Aḥmad et Surūr b. Ġazlūn se rendirent à Cordoue en l’an 364/974 pour recevoir du calife al-Ḥakam II le diplôme confirmant les territoires qu’ils contrôlaient dans la « marche moyenne12 ». Si on accepte que Benigasló dérive, effectivement, de ces Banū Ġazlūn, il faudrait alors le considérer comme une référence à l’un des domaines de cette puissante famille, plutôt que comme l’indication d’un peuplement clanique fondé sur des cellules égalitaires et segmentaires.
17Un autre cas invoqué par P. Guichard pour renforcer son hypothèse de la toponymie en Beni- ou en Bena- est celui d’un lieu nommé Beninatjar ou Beniannagar, un petit hameau qui figure dans la documentation chrétienne du milieu du xive-début du xve siècle. En 1352 un Mahomat Annagar, au nom des habitants de ce lieu, fit acte de vassalité13. Il semblerait, par conséquent, comme le signale P. Guichard, que nous nous trouvions devant un nom – Naǧǧār – qui est « évidemment » un gentilice et qui correspondrait à un clan ou une parentèle connu sous ce nom. Néanmoins, il me semble que cette supposition n’est pas non plus judicieuse. Même si la correspondance entre Beniannagar et des Banū al-Naǧǧār paraît incontestable, le mot arabe al-naǧǧār ne peut pas être considéré comme un gentilice : en réalité, il s’agit d’un laqab qui signifie « le menuisier », c’est-à-dire un nom qui s’avère très peu approprié pour désigner une structure clanique. Les Banū al-Naǧǧār étaient les « fils » ou « descendants du menuisier » et ils devaient être liés en tant que tels à cette petite enclave où n’habitaient pas plus de trois ou quatre familles à l’époque chrétienne.
18Aucun des exemples cités par P. Guichard ne permet de soutenir, par conséquent, que des gentilices claniques interviendraient dans la composition des toponymes en Beni-. On est plutôt confronté à un nombre majoritaire de cas dans lesquels l’anthroponyme est un nom arabe commun ; dans d’autres, il s’agit du nom d’une charge, d’un surnom ou, à défaut, du nom d’un important lignage aristocratique. Quelques toponymes de ce type, enfin, contiennent peut-être un nom qui trouverait son origine en langue vulgaire, même si, dans de tels cas, le manque d’analyses rigoureuses permettant d’assurer des dérivations étymologiques certaines invite à la plus grande prudence. Déduire de tout cela que les toponymes avec le préfixe Beni- ou Bena- sont la preuve irréfutable d’un établissement berbère et clanique dans les zones rurales, voire qu’ils démontreraient la segmentation de ces groupes, semble être une conclusion infondée.
19Il est très significatif que ce que P. Guichard proposait avec toute la prudence de rigueur comme une hypothèse de travail, sans doute suggestive mais également truffée de faiblesses dont l’auteur était très conscient, a fini par être adopté par l’historiographie espagnole comme un modèle expliquant la configuration du milieu rural d’al-Andalus. P. Guichard signalait judicieusement l’« intérêt que pourrait avoir une étude détaillée de ces toponymes depuis un point de vue linguistique », conseil qui n’a pas vraiment été pris en compte, tandis que l’ébauche générale – à gros traits parfois – de son hypothèse devenait un argument explicatif du paysage rural pour tout le territoire d’al-Andalus. On vit dès lors s’imposer, pour l’étude de ces zones, une interprétation qui mettait l’accent sur l’existence de clans segmentaires, alors même que cette explication reposait, comme on vient de le voir, sur des fondements relativement fragiles. Les interprétations qui se sont fondées sur l’idée d’un peuplement clanique comme un des éléments caractéristiques du milieu rural d’al-Andalus et qui ont fait de la toponymie en Beni- la preuve incontestable d’une telle conclusion sont trop abondantes pour que l’on puisse en faire ici une analyse détaillée. Si les études philologiques sont, en règle générale, beaucoup plus prudentes à ce propos, en revanche les approches historiques et, surtout, archéologiques sont nombreuses à avoir tissé, sur ce canevas interprétatif, de multiples surinterprétations – dans le sens littéral et figuré de l’expression – qui ont sans doute conduit à de nombreuses erreurs.
20Il est certain, cependant, que les sources à notre disposition ne permettent absolument pas d’aller aussi loin. Comme nous l’avons vu, cette interprétation tout entière repose sur une « hypothèse de travail » brillamment formulée par P. Guichard, mais accompagnée de maintes réserves et de doutes. Il est probable que cet auteur envisagea à ce moment-là que sa formulation hypothétique allait servir de tremplin à un nombre considérable d’études sur un thème prometteur. Nous en sommes très loin et, depuis la formulation de son hypothèse en 1976, la toponymie en Beni- n’a pas fait l’objet d’analyses exhaustives, systématiques et rigoureuses. Une telle analyse, évidemment philologique, aurait dû mettre en évidence des dérivations étymologiques, des dispersions géographiques ou encore des études de microtoponymie, en l’absence desquelles toute conclusion historique tirée de l’examen de ces toponymes tels qu’ils se présentent aujourd’hui n’est rien de plus qu’une simple opinion, bien même si elle est très suggestive.
LES TOPONYMES DANS LES SOURCES
21Il me semble que, au lieu de se reporter aux mentions de ces toponymes dans les registres actuels ou dans la documentation chrétienne du bas Moyen Âge, il serait plus efficace de revenir sur des indices plus anciens pour tenter de comprendre la véritable signification des toponymes en Beni- ou Bena-. Même s’il est certain que les sources écrites arabes qui se réfèrent à l’époque omeyyade ne mentionnent pas une grande quantité de toponymes avec un préfixe Banū-, elles en renferment cependant un nombre suffisant pour permettre d’appréhender le sens que lui attribuaient les habitants d’al-Andalus lorsqu’ils se référaient ainsi à un lieu.
22L’examen de telles mentions dans les chroniques arabes incite à reconnaître que les toponymes avec le préfixe Banū reflètent toujours une relation de propriété ou de domination maintenue par les descendants d’un individu déterminé avec un lieu donné. On prendra pour exemple le cas du ḥiṣn Banī Ḫālid, une fortification édifiée au cours du iiie/ixe siècle dans la zone d’Alfontín, près de Loja (Grenade). Là, s’était installé un mawlā des Omeyyades appelé ‘Abd Allāh b. Ḫālid, arrivé en al-Andalus avec le ǧund syrien. Si l’on en croit le récit d’Ibn al-Qūṭiya, ce lieu lui aurait été octroyé par Artobas, petit-fils du roi Witiza, parmi les donations que cet aristocrate effectua au profit de plusieurs membres éminents de cette armée. Ce qui à l’origine avait été un village finit par être fortifié et fut connu comme ḥiṣn Banī Ḫālid. Jusqu’au milieu du xive siècle, on désignait encore les zones montagneuses proches de Loja sous le nom de « Montagne des Banū Ḫālid » (Ǧabal Banī Ḫālid)14.
23Si l’on prenait uniquement en compte ce toponyme et que l’on suivait l’hypothèse « tribale », on l’interpréterait comme la manifestation d’une société clanique qui aurait laissé son empreinte sur cette enclave. Néanmoins, nous savons que tel ne fut pas le cas : les Banū Ḫālid étaient une famille de clients omeyyades qui formèrent un lignage dont les membres successifs occupèrent de hauts postes dans l’administration et l’armée omeyyades, au moins jusqu’à l’époque califale. Le ḥiṣn Banī Ḫālid, c’est-à-dire la « fortification des descendants de Ḫālid » fut durant tout ce temps inclus dans les domaines de cette puissante famille qui lui a donné son nom et, par là même, nomma l’enclave occupée par leur ancêtre au moment de son arrivée en al-Andalus. Le tableau généalogique qui suit et la table explicative qui l’accompagne mettent en exergue la composition de cette famille.
24Le cas des Banū Ḫālid n’est pas isolé. D’autres exemples tirés également des sources écrites montrent que ceci est l’interprétation correcte qui doit s’appliquer aux toponymes dont il est question ici. Dans la ville même de Cordoue, différents exemples prouvent que lorsque les Andalous utilisaient le préfixe Banū pour désigner un nom de lieu, ils indiquaient aussi la propriété d’une famille. Ces exemples urbains sont particulièrement révélateurs, étant donné que cela n’aurait pas de sens de penser qu’à l’intérieur d’une ville puissent exister des structures claniques formées de cellules égalitaires. Ainsi, une résidence dans la ville de Cordoue porte le nom de « maison des Banū Ġānim » (dār Banī Ġanim). Elle devait peut-être son nom à la famille des Banū Ġānim, dont les membres avaient longtemps été des hauts dignitaires de l’administration pendant la période émirale. Dans la seconde moitié du ive/xe siècle, cette résidence n’avait plus de propriétaire, mais elle servait à l’administration califale pour loger les ambassadeurs. Cependant elle continua à porter le nom de ses anciens propriétaires15.
25Également à Cordoue, il est question des « maisons des Banū Ḫālid » (dūr Banī Ḫālid) – peut-être ces mêmes hauts dignitaires qui occupaient le ḥiṣn Banī Ḫālid, dont un des membres, Aḥmad b. Hāšim avait une maison à Cordoue –, des « maisons des Banū ‘Abd al-Ǧabbar » (dūr Banī ‘Abd al-Ǧabbar), et des « maisons des Banū Hāšim » (dūr Banī Hāšim)16. En dehors de la capitale omeyyade, nous trouvons d’autres cas similaires. À Murcie, un texte très intéressant nous parle d’un célèbre écrivain de la période des taifas, appelé al-Q ubbašī, qui a rédigé un ouvrage dans la maison des Banū Ṣafwān (dār Banī Ṣafwān). Cette maison, nous dit le texte, était située dans le faubourg des Banū Ḫaṭṭāb (rabaḍ Banī Ḫaṭṭāb) : bien que nous n’ayons, bien évidement, aucune certitude absolue, il semble raisonnable de relier le nom de ce faubourg avec la famille des Banū Ḫaṭṭāb, issue du mariage d’un membre du ǧund syrien avec la fille de Théodomir, dont on sait qu’elle fut l’une des familles les plus puissantes de cette zone jusqu’à la fin de la domination musulmane17.
26Un cas très clair dans lequel un toponyme avec le préfixe Banū- s’emploie pour définir une relation non pas de propriété mais de domination territoriale par une famille est celui de la « plaine des Banū Razīn » (sahlat Banī Razīn), zone qui correspond à l’actuelle Albarracín dans la province de Teruel. Ces Banū Razīn étaient, en effet, des Berbères mais on ne peut en aucun cas les considérer comme un clan ; tout au plus comme un lignage aristocratique établi dans cette zone frontalière, sur laquelle ses membres semblent avoir exercé une domination étroite. Les origines de ce lignage berbère sont très obscures puisque leur ascension n’a commencé qu’en pleine période califale. Leur domination de cette région leur a permis, cependant, de survivre au califat de Cordoue, par la fondation d’un royaume de taifa qui perdura jusqu’en 497/1104. Le fait que leur territoire fût connu comme sahlat Banī Razīn met en exergue leur condition de seigneurs d’un vaste domaine territorial18.
27Un exemple très intéressant pour la formation de ce type de toponymes se trouve dans le récit du chroniqueur Ibn al-Qūṭiya qui relate l’attaque d’al-Andalus par les Normands en 230/844. Après avoir débarqué près de Séville, un groupe d’assaillants essaya de se diriger « vers le lieu des Banū l-Layṯ », tentant de s’approcher de Cordoue, but qu’ils n’atteignirent jamais19. Pour l’auteur du ive/ xe siècle qu’était Ibn al-Qūṭiya, le « lieu des Banī L-Layṯ » était une référence géographique suffisamment explicite pour désigner un lieu ou peut-être un territoire situé entre Séville et Cordoue, et qui était sous la domination de gens connus sous le nom de Banū l-Layṯ.
28Grâce au traité généalogique d’Ibn Ḥazm, nous savons que les Banū l-Layṯ étaient des Berbères appartenant la branche des Zanāta et qui s’étaient établis dans un lieu appelé Šanta Fīla (ou, peut-être, Šaḏfīla), qui correspond à l’actuelle Setefilla (Séville), entre Cordoue et Séville, sur une petite colline qui domine la plaine où le Guadalbacar se jette dans le Guadalquivir20. La présence humaine sur ce site est attestée depuis l’époque préhistorique. Les indices archéologiques attestent l’existence d’un noyau de peuplement d’époque romaine, qui perdura probablement jusqu’à la conquête arabe21. Quand ces Banū l-Layṯ occupèrent les lieux, ils n’altérèrent pas le toponyme de langue vulgaire, Šanta Fīla ou Šaḏfīla, bien que leur empreinte dans cette zone fût suffisamment profonde pour que Ibn al-Qūṭiya s’y réfère en parlant simplement du « lieu des Banū l-Layṯ ».
29Qui étaient ces Banū l-Layṯ ? Tout simplement, les descendants d’un Berbère appelé al-Layṯ b. al-Šibl b. Īlaf b. Balāġ b. Maysara b. Rabāb, qui très probablement fut le premier à s’établir en al-Andalus et qui évidemment savait clairement qui étaient ses ancêtres. À la fin du iiie/ixe siècle, en pleine période de fitna dans l’émirat, deux de ses arrière-petits-enfants, les frères Yaḥyā et Muḥammad b. ‘Abd Allāh b. ‘Abd al-Malik b. Hāšim b. al-Layṯ, fortifièrent le ḥīṣn de Setefilla, s’y établirent avec leur groupe (qawm) et reçurent de l’émir ‘Abd Allāh la confirmation de leur domination sur ce lieu. Leur alliance avec les Omeyyades leur permit d’acquérir des maisons et des terrains dans le faubourg occidental de Cordoue et, en contrepartie, ils aidèrent ‘Abd al-Raḥmān III à pacifier leur territoire quand il accéda au pouvoir22. Ce calife comme ses successeurs leur octroyèrent divers postes dans l’administration califale. Le même Yaḥyā b. ‘Abd Allāh fut nommé gouverneur de Somontín (dans la kūra d’Elvira) en 300/913 et un de ses neveux, Yaḥyā b. Muḥammad, le fut pour Ceuta en 327/939. De son côté, un frère de celui-ci, appelé ‘Abd al-Raḥmān, reçut en 363/973 une charge importante dans l’armée envoyée au Maroc par le calife al-Ḥakam II, et il est possible qu’il ait été plus tard nommé vizir23.
30Pour autant, les Banū l-Layṯ ne constituaient pas un clan, mais une famille aristocratique qui non seulement dominait une enclave située sur l’importante voie de communication entre Cordoue et Séville, mais possédait aussi des propriétés dans la capitale et jouait un rôle important dans l’administration califale. Écrivant dans la seconde moitié du ive/xe siècle, le Sévillan Ibn al-Qūṭiya connaissait très bien la zone et, en décrivant l’itinéraire des assaillants normands, il rapporte que ceux-ci se dirigeaient « vers le lieu des Banū l-Layṯ », c’est-à-dire le territoire aux alentours de Setefilla d’où étaient originaires des membres connus de l’administration califale, et que lui-même devait bien connaître. Comme on peut le constater, il n’y a pas forcément besoin de recourir à une explication de type clanique ou tribal pour comprendre cette désignation géographique, qui s’explique simplement par la domination exercée par une famille illustre.
31Ce que démontrent les mentions de toponymes en Banū dans les plus anciennes sources arabes est que ceux-ci désignaient, en al-Andalus, des espaces sur lesquels une certaine famille exerçait une domination ou un droit de propriété. Sans aucun doute, il serait exagéré de revenir à la thèse de M. Asín Palacios et de les interpréter tous comme des noms de lieux liés à l’établissement de l’aristocratie arabe : tous ne sont pas liés, comme nous l’avons vu, aux Arabes, et tous ne désignent pas, visiblement, des « domaines seigneuriaux ». Cette toponymie exprime simplement la relation entre des familles, qui avaient clairement conscience de certains ancêtres plus ou moins lointains (d’où l’abondance des noms communs qui interviennent dans la formation de ces toponymes), et des lieux sur lesquels ils exerçaient ou avaient exercé une domination ou un droit de propriété. Le fait qu’un lieu donné conserve un toponyme avec le préfixe Banī- n’impliquait pas nécessairement que la famille en question maintenait encore ces liens (voir, à cet égard, le cas de la dār Banī Ġānim à Cordoue) ; le toponyme pouvait s’être fixé sur les lieux bien que ses anciens propriétaires aient disparu.
32Une dernière considération générale en ce qui concerne ce problème. Si les toponymes en Beni- ou Bena- qui apparaissent dans le Levant étaient réellement des toponymes claniques, on ne peut comprendre la raison de leur chronologie tardive que Pierre Guichard lui-même reconnaissait : dans une société aussi urbanisée que celle du Levant au cours du xiie-xiiie siècle, dans laquelle les activités agraires et marchandes étaient déjà si développées, il n’y a pas de raison que les zones rurales se peuplent subitement de cellules segmentaires et égalitaires de caractère clanique. En revanche, si nous considérons que cette toponymie est le reflet d’une société articulée en lignages, cette chronologie tardive prend alors tout son sens : il devient cohérent de penser (même si l’on part des postulats de l’interprétation tribale) que la lente cristallisation de cette société lignagère n’atteignit son point culminant que tardivement et qu’il en a résulté dans les zones rurales un développement des domaines et des propriétés attachés à certaines familles. L’évolution chronologique serait ainsi mieux expliquée et, surtout, s’adapterait plus précisément au cadre général de toute la région que Pierre Guichard a décrit si brillamment dans ses travaux.
CONCLUSION : Y A-T-IL EU UNE TOPONYMIE CLANIQUE DANS AL-ANDALUS ?
33Les données présentées dans ce travail permettent de rejeter l’hypothèse selon laquelle la toponymie en Beni-/Bena- reflète l’installation primitive dans les territoires ruraux de cellules claniques composées de parents consanguins. Sans doute existait-il en al-Andalus des communautés rurales et il est permis de penser que tout au long de la période islamique, à certains moments et dans certains lieux, elles eurent un poids important. Mais leur origine ne se trouve pas dans les anciennes tribus d’Arabie ou du Maghreb préislamiques, et encore moins dans la force des liens de parenté consanguine. Ces communautés sont le résultat d’un concours de circonstances économiques, sociales et politiques qui ont déterminé leur plus ou moins grande puissance ou leur capacité de résistance contre les tentatives de domination venant de l’extérieur.
34Cependant, le fait que la toponymie en Beni- ne puisse être définie comme « clanique » ne signifie pas pour autant qu’il n’existait pas de noms de lieux ayant une origine tribale en al-Andalus. Il est curieux, et en même temps révélateur, que les types de toponymes dont nous avons traité ici soient absents d’une zone dans laquelle on constate un large peuplement berbère : celle qui est comprise entre les cours moyen et bas du Tage et du Guadiana, où la présence d’établissement berbères est bien attestée par les sources écrites : Miknāsa, Maṣmūda, Zanāta, Hawwāra, Nafza, etc. Si l’hypothèse sur la toponymie clanique était correcte, nous aurions pu nous attendre à une extraordinaire abondance de ce genre de toponymes dans cette région. Le fait que cela ne se soit pas produit est un élément supplémentaire qui invalide le lien entre ce genre de toponymes et le peuplement berbère.
35Cependant, le plus intéressant est que, dans cette zone occidentale d’al-Andalus, les noms tribaux sont devenus des toponymes. Il est significatif que ce soit ces noms qui faisaient référence à de grands groupes qui finissent par être implantés dans le territoire, ce qui peut suggérer que ces signes identitaires prévalaient peut-être sur tous les autres. C’est ce que l’on peut déduire des mentions très génériques que l’on trouve chez les auteurs andalous, comme celle qui rapporte qu’en 786-787 ‘Abd al-Raḥmān Ier soumit les Berbères Nafza qui s’étaient révoltés24. Ce même nom apparaît en tant que « district » ou ville qui a été incorporé à la circonscription de Mérida, peu de temps après que cette ville a été intégrée aux domaines de ‘Abd al-Raḥmān III en 325/93725. La même chose se passe avec un autre nom de tribu, celui des Miknāsa, qui donnent leur nom à un bilād Miknāsat al-Aṣnām, territoire dont cherchent à s’emparer les chrétiens par une incursion qui en 915 aurait atteint le Guadiana à la hauteur de Medellin. Ce même toponyme réapparaît dans un autre récit faisant référence à la même époque, selon lequel les gens de Miknāsat al-Aṣnām étaient des chevaliers et des cavaliers « qui s’en prenaient à leurs voisins ». Leur centre d’opérations était un village alquería connu sous le nom de Cazorla, « nid de voleurs de grand chemin et un refuge pour les criminels ». À leur tête se trouvait un chef (šayḫ) du nom d’Ibn al-Faraǧ, qui s’opposait aux seigneurs de la ville voisine de Badajoz26.
36Des meneurs éphémères, à la tête de groupes rebelles à l’autorité omeyyade et ravageant les territoires voisins, représentent un panorama typique des zones marginales. Il est certain que ces grands groupes tribaux existaient dans ces zones marginales d’al-Andalus mais il est également certain qu’ils ont fini par se dissoudre suite à l’affermissement du pouvoir politique et à leur assimilation dans les structures de la société andalouse27. Que ces comportements tribaux subsistent toujours en plein xe siècle montre assez bien jusqu’à quel point le milieu tribal s’est maintenu dans les territoires de l’Occident d’al-Andalus. L’état actuel de la recherche ne permet pas encore d’expliquer comment s’est produite cette dissolution ni quel type de structures sociales ont mené à leur disparition. On ne peut évidemment pas écarter que les anciennes solidarités se soient maintenues dans un cadre plus évolué mais, au-delà de cette hypothèse plausible, il ne semble pas que l’on puisse conclure que l’ancien cadre tribal s’est perpétué en une multitude de cellules claniques et égalitaires.
Notes de bas de page
1 On verra que je ne cherche pas non plus à évaluer le travail de critique textuelle qui devrait très souvent accompagner les références des sources écrites : de fait, il n’est pas rare que beaucoup des informations contenues dans ces sources ne soient pas nées sous la plume de leurs auteurs, mais que ces derniers les aient compilées chez d’autres, dans le cadre d’une pratique très courante dans l’historiographie arabe.
2 Cette critique a déjà été formulée par M. Acién, « Poblamiento y fortificación en el sur de al-Andalus. La formación de un país de ḥuṣūn », III Congreso de Arqueología Medieval Española, Oviedo, 1989, I, p. 137-150.
3 V. Martínez Enamorado, Al-Andalus desde la periferia. La formación de una sociedad musulmana en tierras malagueñas (siglos viii-x), Málaga, 2003, p. 475-497.
4 M. Asín Palacios, Contribución a la toponimia árabe de España, Madrid, 1940.
5 P. Guichard, Al-Andalus, Estructura antropológica de una sociedad islámica en Occidente, Barcelone, 1976, p. 412 et 458.
6 Un bon exemple de cette confusion est le texte suivant : « Nous souhaitons indiquer que chacune des localités en Beni- n’entretient pas de relation organique avec une forteresse, n’est pas centrée autour d’une fortification […]. Cependant, le système de villages ou hameaux dépend dans son ensemble en général d’un château, très souvent situé très à part », Guichard, Al-Andalus, op. cit., p. 432, n. 583.
7 Ibid., p. 419. Toutefois, pour le cas de Benicarló, P. Guichard signalait que dans la charte de peuplement de 1236 le toponyme apparaît comme Benicastlo, si bien que sa relation avec un possible Qarluh pourrait être douteuse, E. Guinot, Cartes de poblament mevievals valencianes, Valence, 1991, p. 115.
8 Guichard, Al-Andalus, op. cit., p. 431.
9 L’argument repose sur l’existence de trois toponymes dans les environs de Cullera – Favara, Benauaquil et Fràgalos – qui correspondent à des éléments présents dans le nom de ce Farġalūš Aṣbaġ b. Wakīl al-Ḥawwārī. Identifiant le nom Wakīl dans le nasab d’un traditionniste établi à Dénia et dans l’onomastique présente dans la documentation postérieure à la conquête chrétienne (même s’il faut signaler qu’en aucun cas il n’est possible d’établir une relation directe avec le marin du iii/ixe siècle), P. Guichard considère que toutes ces données doivent être liées entre elles. Cf. « Toponymie et histoire de Valence à l’époque musulmane : un chef berbère valencien du ixe siècle à la conquête de la Sicile ? », I Congreso de Historia del País Valenciano, Valencia, 1980, p. 399-400. Bien que trop centrée sur sa tentative pour démontrer un faible peuplement berbère dans la zone valencienne, C. Barceló propose sur cet aspect concret une critique dont le fond est pertinent dans « ¿Galgos o podencos ? Sobre la supuesta berberización del País Valenciano en los siglos viii y ix », Al-Qanṭara, 11/2, 1990, p. 432-434.
10 Benaguazil apparaît dans la documentation chrétienne médiévale sous les formes Benaguassil, Benaguatzir et Benaguazil, Guinot, op. cit., p. 357-358 et 616-617.
11 M. Marín, « Nómina de sabios de al-Andalus (93-350/711-961) », Estudios Onomástico-Biográficos de al-Andalus, Madrid, 1988, nº 1462, qui fait référence aux dictionnaires biographiques où ils sont cités.
12 Ibn Ḥazm, Ǧamhara ansāb al-‘arab, éd. ‘A. Hārūn, Le Caire, 1982, p. 499-500. Ibn Ḥayyān, Muqtabis V, éd. P. Chalmeta, F. Corriente, M. Sobh, Madrid, 1979 ; trad. M. J. Viguera, F. Corriente, Saragosse, 1981, p. 296 ; Ibn Ḥayyān, al-Muqtabis fī aḫbār bilād al-Andalus (al-Ḥakam II), éd. A. A. Haǧǧi, Beyrouth, 1965, p. 203. D’autres renseignements sur ce lignage et quelques-uns des problèmes causés par les différents noms et les diverses graphies qu’emploient les chroniques pour s’y référer, dans H. de Felipe, Identidad y onomástica de los Bereberes de al-Andalus, Madrid, 1997, p. 128-131.
13 F. Mateu Llopis, « Nómina de los musulmanes de las montañas del Coll de Rates, del Reino de Valencia, en 1409 », Al-Andalus, 7/2, 1942, p. 306 et 309, n. 1. Guichard, Al-Andalus, op. cit., p. 433-434.
14 Ibn al-Qūṭiyya, Ta’rīḫ iftitāḥ al-Andalus, éd. P. de Gayangos, E. Saavedra, F. Codera, Madrid, 1868, p. 38-40/29-31 ; Ibn Ḥayyān, Muqtabis III, éd. M. Antuña, Paris, 1937, p. 52 ; Ibn al-Ḫaṭib, al-Iḥāṭa fī aḫbār Ġarnāṭa, éd. M. A. ‘Inān, Le Caire, 1973-1977, I, p. 419. Alfontín se situe à Frontil, à deux kilomètres au nord-est de Loja, où se trouvent des restes d’époque romaine et une nécropole avec des tombes rupestres anthropomorphes. Ṭurruš se confond avec le Cortijo del Aire, également proche de Loja, situé à la confluence des cours d’eau Genil et Riofrío, cf. A. Malpica Cuello, Poblamiento y Castillos en Granada, Grenade, 1996, p. 42-45 ; M. Jiménez Puertas, « Consideraciones sobre el poblamiento altomedieval de la tierra de Loja (Granada) : Ṭurruš y Alfontín », Arqueología Espacial, 21, 1999, p. 209-233.
15 En effet, des ambassadeurs venus d’Afrique du Nord y séjournèrent en raǧab 362/mai 973. Ibn Ḥayyān, Muqtabis VII, éd. cit., p. 105, trad. cit. p. 134.
16 Al-Ḫušanī, Aḫbār al-fuqahā wa l-muḥaddiṯīn, éd. L. Molina, M. L. Avila, Madrid, 1992, n° 111 ; Ibn Baškuwāl, Kitāb al-Ṣila, éd. al-Ḥusaynī, Le Caire, 1954-1956, nos 423 et 680.
17 Ibn Baškuwāl, Kitāb al-Ṣila, éd. cit., n° 312. À propos des Banū Ḫaṭṭāb, L. Molina, « Los Banū Jaṭṭāb y los Banū Abī Ŷamra (siglos ii-viii/viii-xiii) », Estudios Onomástico-Biográficos de al-Andalus, V, Familias andalusíes, éd. M. Marín, J. Zanón, Madrid, 1992, p. 289-307.
18 Ibn ‘Iḏārī, al-Bayān al-Muġrib, III, éd. É. Lévi-Provençal, Paris, 1930, p. 182 ; trad. F. Maíllo, La caída del Califato de Córdoba y los reyes de taifas, Salamanque, 1993, p. 156.
19 Ibn al-Qūṭiya, Ta’rīḫ iftitāḥ, éd. et trad. cit., p. 51 et 64.
20 Ibn Ḥazm, Ǧamhara, éd. cit., p. 449. Al-‘Uḏrī (Tarṣī al-aḫbār, éd. A. Al-Ahwani, Madrid, 1965, p. 106 ; trad. R. Valencia, « La cora de Sevilla en el Tarṣī al-ajbār de Aḥmad b. Muḥammad al-‘Uḏrī », Andalucia Islamica, 4-5, 1986, p. 136) mentionne le lieu avec la forme Šadfīla.
21 H. Kirchnner, Étude des céramiques islamiques de Shadhfilah (Setefilla, Lora del Río, Séville), Lyon, 1990.
22 Al-‘Uḏrī, Tarṣī al-aḫbār, éd. cit., p. 106 ; trad. R. Valencia, cit., p. 136. Je ne partage pas l’idée d’Helena de Felipe qui considère que le manuscrit d’al-‘Uḏrī comporte une erreur et que les possessions de ces deux frères n’étaient pas à Cordoue, mais à Setefilla : il est parfaitement plausible qu’une famille qui était au service des Omeyyades ait des possessions dans la capitale, ce qui implique qu’il n’y a pas de raison pour corriger notre source. De Felipe, Identidad y Onomástica, op. cit., p. 163-165. Il mentionne aussi le château (ḥiṣn), mettant en évidence sa domination sur celui d’Ibn al-Layṯ al-‘Arīf. Ibn Ḥayyān, Muqtabis III, éd. Antuña, op. cit., p. 84.
23 À propos de Yaḥyā b. ‘Abd Allāh b. al-Layṯ et Yahyā b. Muḥammad b. al-Layṯ (qu’on ne doit pas confondre), Ibn Ḥayyān, Muqtabis V, éd. et trad. cit., p. 37 et 304 ; à propos de ‘Abd al-Raḥmān b. Muḥammad b. al-Layṯ, Muqtabis VII, éd. cit., p. 144, trad. cit., p. 182. Il est très probable que celui-ci soit le même que ‘Abd al-Raḥmān b. al-Layṯ, vizir dont le fils informa Ibn Ḥazm sur ce qu’il lui était arrivé avec une esclave qu’il avait suivie jusqu’au camp ennemi à l’époque de la fitna. Cf. Ibn Ḥazm, Ṭawq al-ḥamāma, éd. T. A. Makki, Le Caire, p. 174-175 ; trad. E. Garcia Gómez, El Collar de la Paloma, Madrid, 1971, p. 283.
24 Ibn al-Aṯīr, al-Kāmil fī l-Ta’rīḫ, éd. J. C. Tornberg, rééd. Beyrouth, 1979, VI, p. 75; trad. E. Fragnan, Annales du Maghreb et de l’Espagne, Alger, 1898, p. 134.
25 Ibn Ḥayyān, Muqtabis V, éd. et trad. cit., p. 157-159.
26 Ibid., p. 78-79.
27 E. Manzano Moreno, Conquistadores, emires y califas. Los Omeyyas y la formación de al-Andalus, Barcelone, 2006, p. 166 et suiv.
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