Introduction
p. 7-10
Texte intégral
1Spinoza transalpin est né de la rencontre entre des chercheurs spinozistes italiens et français au cours d’un colloque intitulé « Les interprétations actuelles de Spinoza en Italie », organisé à la Sorbonne les 4 et 5 juin 2010 sous la direction de Chantal Jaquet (CHSPM, EA 1451) et Pierre-François Moreau (CERPHI, UMR 5037). L’objectif était de faire connaître en France les courants interprétatifs italiens en les confrontant à la tradition du commentaire français.
2Le principe de l’ouvrage reprend la forme originale du colloque construit sur un dialogue entre les intervenants italiens et les répondants français, qui s’est déroulé en deux temps. Bien que tous n’aient pas pu être présents, les grands commentateurs actuels du spinozisme en Italie ont d’abord exposé leurs travaux, leurs méthodes d’investigation et leurs découvertes les plus récentes et les répondants français se sont efforcés de mettre au jour l’originalité de cette recherche, de la situer par rapport aux types d’approche des chercheurs français dans le même domaine et de les questionner à ce sujet.
3L’intensité et la fécondité des recherches inédites sur la métaphysique, la théorie de la connaissance, sur la politique et sur les rapports entre philosophie et théologie, conduisent à s’interroger sur la force et la richesse du spinozisme italien et à en comprendre la spécificité. Spinoza a été lu et connu dans la péninsule dès le xviie siècle, les interprétations – très diverses – de sa pensée ont formé un élément constitutif de la culture italienne à plusieurs époques, et les noms de Spaventa, Labriola ou Gentile rappellent la continuité de cette lecture au xixe et au début du xxe siècle. Alors qu’après 1900 les études françaises oublièrent pour longtemps le caractère politique de la philosophie spinozienne, les études italiennes y sont restées toujours attentives (souvent, mais pas uniquement, grâce à une confrontation avec Machiavel). Après la Seconde Guerre mondiale, l’Italie a su poursuivre et développer une recherche érudite, fondée notamment sur le regard philologique, qui avait disparu depuis 1933 de l’Allemagne où s’était d’abord développée, au tournant du siècle, une véritable science du spinozisme.
4Longtemps marquées par la figure d’Emilia Giancotti, dont les traductions et le Lexicon servent toujours d’instruments de travail, les recherches sur Spinoza en Italie connaissent depuis les quinze dernières années une vitalité et une fécondité remarquables, comme en témoignent la multiplicité des publications, qui prennent la forme de traductions nouvelles, de commentaires savants et d’articles dans des revues spécialisées. Parallèlement à la parution de l’Etica, introduzione, traduzione e note a cura di E. Giancotti (Editori Riuniti, Rome, 1988), le souci de donner accès au corpus dans son ensemble a très tôt conduit les chercheurs italiens à se doter d’une édition scientifique des textes de jeunesse, notamment du Court Traité et des Principes de la philosophie. Le Korte Verbandeling/Breve Trattato, Introduzione, edizione, traduzione e commento di F. Mignini (Japadre, l’Aquila, 1986), reste un travail de référence bien au-delà des frontières. Plus récemment, en 1990, E. Scribano a publié les Principi della fi losofi a di Cartesio. Pensieri metafisici (Laterza, Bari). Trois éditions du Traité théologico-politique ont vu le jour en l’espace de dix ans1. Deux traductions du Traité politique ont également été publiées la même année en 19992. Enfin vient de paraître en 2010 une nouvelle traduction de l’Éthique e par Paolo Cristofolini (ETS, Pise) et le projet d’une édition des œuvres complètes, Opere sotto la direzione di F. Mignini, est en cours. Ce travail considérable d’édition et d’établissement de texte a servi de base et de référence aux recherches internationales en la matière et a donné lieu à des coopérations fructueuses3.
5Au-delà des éditions scientifiques, la recherche spinoziste italienne s’est illustrée dans la dernière décennie par la parution d’instruments de travail et de commentaires qui se caractérisent premièrement par l’attention portée au lexique de Spinoza et à la philologie dans laquelle excellent depuis longtemps les historiens de la philosophie dans ce pays4. Le deuxième trait caractéristique de la recherche transalpine est le souci d’inscrire Spinoza dans l’histoire des idées en examinant de façon érudite ses sources possibles, le contexte de rédaction de son œuvre et sa postérité5, souci qui peut prendre la forme comparative d’une confrontation avec d’autres auteurs6 ou l’examen de la correspondance contenant les discussions avec les contemporains et les amis7. La troisième caractéristique a trait aux orientations thématiques qui s’ordonnent autour de deux axes principaux :
- la théorie de la connaissance8, et notamment l’élucidation de la nature de la science intuitive9, avec une attention nouvelle portée à l’imagination et à ses vertus10 ;
- la théorie politique11 avec un intérêt marqué pour la question de la démocratie et de la multitude dans la lignée des analyses d’Étienne Balibar et d’Antonio Negri dont les publications, commencées dans le monde culturel italien, se sont poursuivies aussi en climat français et anglo-saxon.
6Loin d’être exhaustif, cet aperçu n’est qu’un échantillon de la richesse et de la diversité des recherches spinozistes italiennes et le lecteur soucieux d’en savoir davantage se reportera à l’ouvrage collectif Ricerche e prospettive rédigé à la mémoire d’Emilia Giancotti, qui est une véritable histoire du spinozisme en Italie12.
7Dans le présent volume, ces orientations philologiques, historiographiques et thématiques se voient confirmées, voire accentuées, comme le montrent les discussions autour du lexique spinozien, autour de l’enracinement de Spinoza dans la modernité ou encore autour de l’ambivalence de la multitude, de la mise en question de la raison et des rapports entre jugement et désir. De nouvelles tendances se dessinent et s’affirment, comme le souci d’interroger la pensée de Spinoza sous un angle à la fois rétrospectif et prospectif pour l’actualiser, en faire surgir la puissance cachée et construire des concepts opératoires permettant d’appréhender la modernité. L’accentuation de la réflexion sur les affects et la temporalité traduit une volonté de ne plus penser la théorie de la connaissance de façon autonome et séparée mais en fonction de ses effets dans la durée. Enfin il faut noter une utilisation des exemples et des textes dans des contextes originaux, de manière à en exprimer la richesse et les significations novatrices.
8Marqué par la pluralité des forces et des flux interprétatifs, le spinozisme transalpin est ainsi vivant et mouvant, il transcende largement les frontières et se nourrit de l’internationalisme des échanges tout comme le spinozisme français.
Notes de bas de page
1 Trattato teologico-politico a cura di A. Dini, Rusconi, Milan, 1999, et B. Spinoza, Trattato teologico-politico e Annotazioni al « Trattato teologico-politico », traduzione e note, dans Spinoza, Opere, a cura di F. Mignini, Mondadori, Milan, 2007 (Collezione “I Meridiani-Classici dello spirito”) ; Trattato teologico-politico a cura di Pina Totaro, Bibliopolis, Naples, 2009.
2 Trattato politico a cura de P. Cristofolini, Edizioni ETS, Pise, et a cura de G. Lamonica, avec une postface de A. Loche, Franco Angeli, Milan.
3 Cf. les parutions en France aux PUF en 2005 du volume V des Œuvres de Spinoza sous la direction de P.-F. Moreau consacré au Traité politique e dont le texte a été établi par O. Proetti, et en 2009 du volume I Premiers écrits, dont les textes ont été établis par F. Mignini.
4 Cf. par exemple P. Totaro, Instrumenta mentis. Contributi al lessico filosofico di Spinoza, Florence, Olschki, 2009.
5 Cf. R. Bordoli, Ragione e scrittura tra Descartes e Spinoza, sulla Philosophia S. Scriptura Interpres di Lodewijk Meyer e sulla sua recezione, Milan, FrancoAngeli, 1997 ; O. Proietti, La città divisa. Flavio Giuseppe, Spinoza e i farisei, Il Calamo, Rome 2003 ; P. Cristofolini, L’uomo libero. L’eresia spinozista alle radici dell’Europa moderna, Pise, ETS, 2007 ; F Biasutti, Ricerche sulla fortuna di Spinoza nel Settecento italiano, Pubblicazioni di “Verifiche”, Trento, 1984 (1984), Prospettive su Spinoza, Pubblicazioni di “Verifiche”, Trento (1990).
6 C’est le cas par exemple chez C. Santinelli : Mente e corpo. Studi su Cartesio e Spinoza, Urbino, 2000, ou encore chez V. Morfino : Il tempo e l’occasione. L’incontro Spinoza Machiavelli, Milan, LED, 2002.
7 Cf. O. Proietti, « Agnostos theos ». Il carteggio Spinoza-Oldenburg (1675-1676), Quodlibet, Macerata, 2006.
8 Cf. E. Scribano Angeli e beati. Modelli di conoscenza da Tommaso a Spinoza, Rome-Bari, Laterza, 2006.
9 Cf. P. Cristofolini, La scienza intuitiva di Spinoza, Naples, Morano, 1987 (nouv. éd. Pise, ETS, 2010) ; G. D’Anna, Uno intuitu videre. Sull’ultimo genere di conoscenza in Spinoza, La Feltrinelli, Milan, 2002 ; Sulla scienza intuitiva di Spinoza. Ontologia, politica, estetica, a cura di F. Del Lucchese e V. Morfi no, Edizioni Ghibli, Milan, 2003.
10 Cf. F. Mignini, « Ars imaginandi ». Apparenza e rappresentazione in Spinoza, Edizioni Scientifiche Italiane, Naples, 1981 ; D. Bostrenghi, Forme e virtù della immaginazione in Spinoza, Bibliopolis, Naples, 1996.
11 Voir notamment les travaux de R. Caporali, La fabbrica dell’imperium, saggio su Spinoza, Liguori, 2000, Naples ; S. Visentin, La libertà necessaria. Teoria e pratica della democrazia in Spinoza, Pise, 2001 ; F. Del Lucchese, Tumulti e indignatio. Conflitto, diritto e moltitudine in Machiavelli e Spinoza, Milan, Edizioni Ghibli, 2002 ; V. Morfi no, Il tempo della Moltitudine, Manifestolibri, Rome, 2005 ; A. Iluminati, Spinoza atlantico, Mimesis, Milan, 2008. Signalons également deux volumes collectifs : Individuo e moltitudine, Atti del convegno internazionale di Bologna, 17-19 novembre 2005, a cura di R. Caporali, V. Morfino, S. Visentin, ed. Il Ponte Vecchio, Cesena, 2007, et Storia politica della moltitudine a cura di F. Del Lucchese, DeriveApprodi, Rome, 2009.
12 Spinoza. Ricerche e prospettive. Per una storia dello spinozismo in Italia, Atti delle Giornate di Studio in ricordo di Emilia Giancotti (Urbino, 2-4 ottobre 2002), a cura di D. Bostrenghi e C. Santinelli, Bibliopolis, Naples, 2007.
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