Conclusion générale. « De vieux serviteurs d’État »
p. 401-411
Texte intégral
La dépendance
1L’énigme « mamelouke » – le mystérieux recours à des étrangers au sérail pour exercer une part de l’autorité princière – ne commence à s’éclaircir qu’en observant ces hommes, de façon dynamique, selon la relation de dépendance qu’ils nouaient avec leurs maîtres, les beys de Tunis. Ce corps de serviteurs ne peut en effet se définir par des critères communs et invariables : il n’y a pas d’identité mamelouke stable, donnée une fois pour toutes ; les descriptions par trop générales sont constamment fragilisées par une série d’exceptions. C’est donc l’intensité d’un lien de dépendance qui modèle à la fois le mode de recrutement, l’appartenance religieuse et la trajectoire singulière d’un mamelouk.
2Tous ceux qui ont peuplé le Bardo ne sont pas venus d’un lointain Caucase. Une partie des mamelouks étaient issus de raids corsaires contre des îles italiennes, de courants migratoires et familiaux ou de rapts aux portes de Tunis. Des « enfants du pays » allaient même jusqu’à s’engager volontairement dans ce corps. À ce premier stade, la réalité d’une extranéité importait moins que le brouillage des origines. Il s’agissait de mettre à distance des ascendances afin de renforcer la protection du maître et fonder une relation de parenté qui ne soit pas établie par le sang, mais par une intimité quotidienne.
3Dans l’exercice de l’autorité, les mamelouks se devaient de partager la foi musulmane d’un ensemble beaucoup plus large de sujets à régenter. Mais tous ne s’étaient pas convertis dans le sérail. Les autochtones (descendants parfois de mamelouks), des Grecs et des Caucasiens passés par d’autres maisons de dignitaires ottomans et de notables de la province de Tunis, étaient déjà musulmans avant d’entrer au service des beys de Tunis. En outre, dans les registres des palais, les passages à l’islam n’étaient consignés qu’en de courtes formules. L’acte de foi, la šahāda, ne constituait qu’un des moments de recomposition plus large des corps et des esprits avec les circoncisions, l’adoption de nouvelles tenues et de possibles apprentissages du Coran.
4L’emprise des maîtres ne cessait ensuite de se confirmer au fil des carrières. Les mamelouks recevaient différentes composantes du nom arabe, de l’ism, jusqu’au port de la kunya, qui démontrait un certain degré de respectabilité, une relation de paternité ou une marque d’affranchissement. Cette dernière étape, a priori majeure dans la vie d’un serviteur, confirmait paradoxalement à quel point il était illusoire de se libérer d’un lien de dépendance. Les affranchissements de mamelouks étaient difficiles à déceler et peu garantis par des actes écrits. Ils ne paraissaient être associés qu’à des mariages avec des princesses ou aux décès de beys. L’affranchi était doté de droits sur la transmission de son patrimoine mais il n’en profitait pas pour quitter le sérail. Bien au contraire, le plus souvent, il cherchait à subsister au service des princes et il confirmait son attachement à la dynastie husaynide.
5Cette relation de dépendance si prégnante induisait des transformations qui particularisaient ce corps d’entre tous les serviteurs du bey. Des mamelouks convertis, dépendants côtoyaient des Européens et des autochtones qui partageaient certes l’intimité des beys mais qui s’étaient, pour leur part, maintenus dans leur foi respective et qui n’avaient pas changé de nom. Au quotidien, la répétition du terme de « mamelouk », de même que la discipline imposée par les beys aboutissaient à la reconnaissance d’une catégorie mamelouke par les principaux intéressés, sans qu’une mémoire particulière s’autonomise dans les écrits du sérail, ni qu’une histoire mamelouk soit formulée hors de la médiation des secrétaires, des chroniqueurs et des administrateurs du beylik.
6À la verticale, dans les hiérarchies du palais, les écarts, les distances et, à l’inverse l’intimité, les fusions que ces liens de dépendance aidaient à composer inscrivaient les mamelouks non dans une caste ou une classe sociale, mais dans un large spectre, selon une forte hétérogénéité de revenus et de considération, du simple garde du vestibule au principal vizir du gouvernement. La variété de ces positions permettaient aussi de retrouver tous ces hommes dans d’autres champs lexicaux. En contournant le simple qualificatif de mamelouk, certains étaient inclus parmi les tābi‘ qui suivaient les grands du pays, parmi les jeunes ġilmān, dans la khāṣṣa qui constituait l’entourage du prince. D’autres étaient présentés comme des hommes du gouvernement ou en hommes de confiance des beys. La diffusion de cette forme de relation, son application à d’autres groupes serviles et à d’autres sujets placés dans l’influence du makhzen expliquaient, en dernier lieu, la polysémie d’un terme qui s’appliquait autant à des captifs chrétiens qu’à des ‘abīd noirs ou de vénérables hommes de religion prompts à proclamer la toute-puissance de Dieu sur ses créatures.
7La malléabilité et la maniabilité de cette relation de dépendance ont, de façon plus générale, facilité les divers recours aux mamelouks dans deux domaines d’exercice de l’autorité beylicale : au sein du sérail, parmi les membres de la dynastie régnante et, en dehors, dans les relations des souverains avec les sujets de la province.
La parenté
8C’est avant tout au sein du sérail et dans les maisonnées, dans le champ de la parenté que les multiples emplois des mamelouks nous ont paru les plus déterminants et les plus révélateurs d’une grande habileté à gouverner par l’intime, selon un registre familial commun à l’ensemble des sujets de la régence.
9Dès la fin du xvie siècle, les renégats des sources européennes ont permis de forger des coalitions à partir des casernes, autour des deys et des beys. Ils ont facilité le renforcement de maisonnées fondées par des chefs de troupes qui, à l’origine, ne pouvaient garantir une transmission héréditaire de leurs charges et de leurs patrimoines. En 1631, une fois l’hérédité de la dignité beylicale assurée, dans une deuxième période marquée par le reflux de la course et l’enracinement de l’autorité provinciale, les mamelouks commencèrent à passer au second plan. La continuité démontrée par L. Blili dans la transmission des femmes entre Mouradites et premiers Husaynides était aussi perceptible dans la prolongation d’une politique patrimoniale : de Ḥammūda Bey à ‘Alī Bāšā, des années 1630 jusqu’au milieu du xviiie siècle, malgré des conflits fratricides chroniques, les descendants naturels furent valorisés au détriment des serviteurs intimes.
10Mais, après le dernier grand conflit entre Husaynides, scellé par la défaite de ‘Alī Bāšā face aux fils de Ḥusayn b. ‘Alī, les princes furent beaucoup moins mis en avant. Les nouveaux souverains méditaient les leçons d’un long exil à Alger et redoutaient les trahisons familiales. Selon un retour de balancier, ces dernières décennies du xviiie siècle furent marquées par les prodigieuses ascensions des deux vizirs mamelouks (Muṣṭafā Khūjā et Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘). La croissance des effectifs mamelouks fut cependant plus tardive : après avoir connu un doublement sous ‘Alī Bāšā, l’effectif des mamelouks ne bénéficia que d’une simple stabilisation sous les règnes de Muḥammad et ‘Alī Bey. La véritable montée en puissance de ce corps au Bardo ne fut décelable qu’à partir du début des années 1810. Leur nombre culmina à plus de 270 hommes en 1826. La promotion répétée de mamelouks aux principales charges du beylik avait donc été suivie par le renforcement de leur présence au sein du sérail.
11C’est durant cette troisième période qu’un plus grand nombre d’archives, de chroniques et de relations consulaires se conjuguèrent pour éclairer la multiplicité des rôles tenus par les mamelouks aux côtés des membres de la dynastie husaynide. Compagnons de jeunesse des princes, protecteurs ou patriarches des jeunes souverains, favoris des vieux dynastes, les mamelouks n’ont cessé de créer de la parenté ou plutôt de la compléter. Ils ont redoublé le lien de dépendance avec leurs maîtres en épousant des princesses1. Ils ont représenté les intérêts de leurs femmes hors du harem. Ils ont aussi facilité le contrôle des beys sur des branches de la lignée husaynide, sur les portions d’un patrimoine commun. En périphérie, des alliances secondaires entre mamelouks et odalisques venaient renforcer les fondements de la maison husaynide.
12Si, dans ces multiples rôles, lignage et patronage se rejoignaient, leur nature ne cessait pourtant d’être distincte. La dichotomie entre des mamelouks du sérail et des mamelouks du vestibule, élaborée au cours du xviiie siècle et fixée à partir de 1814, démontrait une capacité à établir des gradations entre l’intime du sérail, l’extérieur et l’entre-deux des vestibules. La référence croissante à des espaces et à des bâtiments, plutôt qu’à des hommes, permit de territorialiser des regroupements de mamelouks qui avaient le plus souvent été liés aux âges des serviteurs ou aux rangs de leurs maîtres. D’autres seuils séparaient constamment les mamelouks des princes et des princesses. Les beys n’adoptaient que très rarement de jeunes serviteurs. Ils pouvaient pousser leurs protégés à répudier des princesses lorsque les intérêts de la dynastie étaient menacés. Et dans les conflits de sérail, les souverains donnaient plus souvent raison au descendant qu’au parent par la proximité car, selon l’adage, nul n’était « plus proche du père que le fils2 ».
13Pour autant, ces riches modulations de la parenté, de l’intimité et de la descendance ne se déployèrent pas seulement dans le harem ou dans le sérail. Les mamelouks furent aussi les premiers et principaux serviteurs à expérimenter un discours de filiation fictive que les souverains réformateurs étendirent aux soldats de l’armée régulière à partir du règne d’Aḥmad Bey. Généralisée au niẓām al-jadīd, l’expression d’ibnu-nā, « notre fils », devait aider à formuler une solidarité collective. Elle devait permettre d’insuffler un nouvel esprit de corps au-delà des filiations et des origines variées, même si ces mots de la parenté ne se sont guère imposés face aux notions plus abstraites de waṭan (le pays) ou de umma (lacommunauté des musulmans).
14Dans ces usages complexes de la parenté, de l’intimité et de la descendance, les mamelouks ont également contribué à étendre les domaines de transmission de l’autorité par l’hérédité, alors même que leur renouvellement par génération les rendait en apparence imperméables à toute forme de succession. Leur quête de postérité, l’inquiétude qu’ils pouvaient ressentir pour le sort de leurs descendants facilitèrent une intégration précoce de leurs fils dans le service beylical, puis la reconnaissance officielle de cette succession pour une génération, au début des années 1860. À leur tour, une fois engagés dans le makhzen, ces fils tentèrent d’arranger ou de consolider la position de leurs lignages, dans les deux dernières décennies du xixe siècle, lorsque le corps mamelouk fut appelé à disparaître. Valorisés, parfois éduqués, les enfants de dignitaires mamelouks devaient prendre le relais de leurs pères dans les dignités et dans les alliances avec les princesses.
15De nouveau, hors du sérail, au plus haut niveau de la société makhzénienne, les beys ont forgé d’autres types de liens grâce aux mamelouks. Ils ont cultivé des relations avec des grandes maisons en échangeant des mamelouks et des odalisques. Les souverains ont distribué des captifs des raids corsaires aux notables. Ils ont cherché à éduquer de jeunes serviteurs dans des respectables foyers. Pour leur part, des négociants et des fermiers du beylik ont offert des enfants aux Husaynides. Ces derniers cultivaient le secret espoir qu’un jour, devenu homme, le serviteur présenté au Bardo s’élèverait dans les dignités et saurait se rappeler son appartenance originelle à son arrivée dans la régence. L’association avec les beys empruntait donc plusieurs voies : a contrario de la thèse développée par P. Crone, les mamelouks n’étaient pas que les symptômes d’un manque de légitimité du pouvoir, ils pouvaient être des intermédiaires dans l’exercice de l’autorité.
16Ces médiations entre grandes familles furent d’autant plus efficaces que, à leur tour, les dignitaires mamelouks édifiaient des maisons dans et autour de Tunis, à proximité de la présence beylicale. Ces demeures vivaient au rythme du Bardo. Leurs maîtres se tenaient à disposition des princes de jour comme de nuit. En l’absence d’héritiers, ces maisons pouvaient être transmises hors d’une logique de successions familiales, comme des biens publics ne cessant d’appartenir au beylik. Mais dégagées d’un tête-à-tête avec le sérail, ces demeures mameloukes faisaient bénéficier leur voisinage d’une haute protection et de la prospérité du makhzen. Au-delà d’une première génération de fondation et de consolidation, ces foyers s’enracinaient. Ils étaient amenés à se fondre dans le paysage, entre les maisons baldī. La multiplication de ces maisons mameloukes, les échanges de serviteurs et la référence à des codes communs de civilités atténuent donc le constat historiographique battu et rebattu d’un écart infranchissable entre le sérail et la cité.
L’autorité
17Plus loin encore, du sérail vers l’intérieur des terres, les mamelouks furent chargés des principales lieutenances : ils disposèrent du vizirat, de l’administration de la capitale, de la tête des camps fiscaux et d’une partie des caïdats… Dans ces diverses tâches, ils accompagnèrent des processus de complexification des hiérarchies. Ils participèrent d’une symbiose entre intérêts public et privé. Des terres issues du patrimoine des Husaynides étaient offertes aux mamelouks. Des caïds étaient nommés par les beys selon le choix des vizirs. Rompant un temps avec ces choix de caïds inscrits dans le territoire et issus de lignées de notables, l’un de ces vizirs, Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘, concentra ces gouvernements entre ses mains ou celles de ses proches. À partir du palais et d’une ville ou d’une région d’exercice, des relations de clientèle étaient établies avec d’autres mamelouks, étendues à d’autres agents du makhzen, à des obligés, des consuls ou des hommes de tribu.
18Au sommet, les principaux vizirs en vinrent aussi à maîtriser les procédures d’allégeance et donc l’ordre des successions au trône : de singulière et exceptionnelle en 1814, leur ingérence dans la bay‘a devint collective et routinière. Leur primauté administrative et financière, établie sur cette variété de ressources et de prérogatives, s’imposa à des hommes de religion et à des secrétaires de palais pourtant mieux enracinés dans le pays et disposant d’une meilleure maîtrise de l’écrit. À partir des dernières décennies du xviiie siècle, les grands mamelouks surent donc tirer profit de délégations d’autorité qui devinrent encore plus conséquentes au temps des réformes militaires et administratives. Aux yeux des beys, dès le début des années 1830, les mamelouks devinrent des instruments de contrôle de ces réformes face à Istanbul et aux représentants consulaires, mais aussi face aux sujets de la province. À la manière des sultans, les souverains tunisois devaient placer leurs hommes aux positions clés pour maîtriser de délicates transformations. Et, à un second degré, dans une cascade de patronages, ces protégés s’appuyèrent, eux aussi, sur des proches à la fois par clientélisme et par souci d’efficacité.
19Encadrant les armées puis les nouvelles institutions administratives, les généraux et les vizirs des beys devaient donc faciliter des adaptations, les mener sur le mode de la transition. Très longtemps à cheval entre des charges civiles et militaires, des dignitaires mamelouks circulaient sans difficulté au fil de nouveaux échelons qui réorganisaient symétriquement ces deux domaines du makhzen. Ils cumulaient les bénéfices des nouvelles grilles de salaires et les anciens avantages de la faveur princière.
20Au temps des réformes, les mamelouks devaient surtout accompagner une plus grande ouverture du makhzen aux enfants du pays. L’enracinement d’une « haute » administration fut, de ce point de vue, un processus progressif et souterrain. Des favoris autochtones furent parfois frappés de brutales disgrâces. Des mamelouks continuèrent à être privilégiés dans les alliances avec les princesses. Ils furent longtemps secondés par des secrétaires et des conseillers autochtones dans les ministères, et par des khalīfa locaux dans les caïdats. Mais le remplacement de ces dignitaires mamelouks par des agents nés dans le pays et parfois élevés hors du sérail fut de plus en plus perceptible dans les années 1870 et 1880. En ce sens, les effets secondaires des réformes portèrent le coup de grâce à un corps de serviteurs que l’extinction des traites et les protections consulaires avaient aussi contribué à épuiser.
La disparition
21Les conditions d’une marginalisation des mamelouks furent réunies à deux reprises dans la province ottomane de Tunis : dès le milieu du xviie siècle, puis dans la seconde moitié du xixe siècle. Durant la première période, un reflux de la course avait abouti à restreindre l’arrivée de captifs chrétiens ; parallèlement, la consolidation d’un pouvoir dynastique avait permis d’élargir les réseaux et les pratiques de dépendance parmi les enfants du pays. Durant la seconde période, ces deux mouvements furent cette fois menés à leur terme : d’une part, l’esclavage était aboli, la traite des Blancs était progressivement réduite et des Européens n’avaient plus à se convertir pour servir le bey ; d’autre part, les réformes aboutissaient à ne plus particulariser les serviteurs du makhzen selon leurs origines, leurs lignages ou bien leurs relations de dépendance au prince : ces agents étaient promus et replacés dans des hiérarchies formelles.
22Le premier mouvement d’extinction des traites serviles fut d’abord contourné. Les effectifs mamelouks connurent, en effet, leur plus grande croissance après les interventions anglo-françaises contre la course de 1816. Dans cette contrebande, les beys eurent recours au service de marins et de complices européens. Ils firent rechercher leurs serviteurs en direction des îles grecques et plus loin encore sur des marchés turcs pourvus en mamelouks caucasiens. L’un de ces souverains, Maḥmūd Bey, prétendit que ses protégés étaient déjà convertis à leur arrivée à Tunis et que ses odalisques étaient les épouses de leurs enfants. Néanmoins, malgré ces stratagèmes, il fut de plus en plus difficile de faire venir de jeunes hommes au Bardo. L’abolition décrétée par Aḥmad Bey en 1846 engagea le beylik dans d’autres pratiques de la dépendance et de la servitude. Afin de s’adapter au cadre libre-échangiste qui s’établissait en Méditerranée et de se conformer aux normes européennes de contrôle des allogènes présents dans la régence, les migrations ne devaient plus être contraintes, mais volontaires.
23Au sein des palais beylicaux, l’ingérence des consuls, leur capacité à protéger des compatriotes et des ressortissants européens contribuèrent aussi à fragiliser le corps des mamelouks à partir des années 1820 et surtout 1830 lorsque la prépondérance anglaise s’était confirmée en Méditerranée et que l’occupation française se consolidait dans l’ancien deylik d’Alger. Les fuites répétées de jeunes mamelouks grecs et circassiens vers les maisons consulaires minaient les relations de fidélité entretenues avec les maîtres husaynides. Ces épisodes éveillaient une certaine suspicion chez les souverains : un bey pouvait hésiter avant de recruter un étranger qui risquait d’en appeler à un représentant européen. Les souverains réformateurs recrutèrent de plus en plus des médecins et des instructeurs français ou italiens qui n’avaient pas à s’inscrire dans un lien de patronage ni dans une relation de walā’ et qui étaient davantage recherchés pour leurs connaissances et leurs compétences acquises hors du sérail.
24La fin des traites, l’influence des consuls, la mise en valeur d’une technicité européenne n’étaient d’ailleurs que les manifestations les plus visibles d’une plus large reconfiguration des relations avec les rives nord de la Méditerranée. Un monde commun était forgé par des échanges de décorations, des influences iconographiques, un goût partagé d’un ordre militarisé. Dans cet univers symbolique, les beys et leurs dignitaires mamelouks ne se percevaient plus selon des volontés de domination ou de confrontation avec des interlocuteurs européens, mais dans une apparence d’équivalence. Au temps de la réforme et du Second Empire, jusqu’au début des années 1860, le mamelouk n’était plus seulement cet ancien ennemi retourné contre sa patrie d’origine, il n’était plus un « renégat » à mi-chemin entre un pays d’accueil et un foyer d’origine. Les voyages de plus en plus fréquents vers les capitales européennes faisaient de ces hommes de confiance du bey les acteurs secondaires d’un cosmopolitisme conçu à partir de l’Europe.
25Ce resserrement d’un monde commun rendait bien plus difficile tout effort de mise à distance, de brouillage des origines qui avaient longtemps permis d’accroître la dépendance et la loyauté des mamelouks. À une époque de durcissement des identités, de formation des nationalités, certains mamelouks ne savaient plus où se situer entre la possible protection de leurs patries d’origine et le pays où ils avaient fondé un foyer. Avec la confirmation d’une prépondérance française et la déliquescence du pouvoir beylical, d’autres hommes du bey choisissaient de s’installer à Istanbul ou au Caire, ils privilégiaient une attache et une carrière ottomanes. Toujours à part, le général Ḥusayn ne voulut pas choisir. Ni tout à fait tunisien, ni pleinement ottoman, et en quelque sorte apatride, il se replia à Florence et suscita, après son décès, une vive querelle sur sa nationalité au temps des expansionnismes européens et du califat d’Abdülhamid II.
26Avant cet exil, le général Ḥusayn aura vécu toute l’ambivalence de réformes qui avaient distingué une partie des mamelouks, en même temps qu’elles les avaient dissous dans un ensemble administratif plus général. Dans l’ordre de la distinction, des portraits, des listes nominatives, des décrets beylicaux de nomination et de promotion de tel ou tel gradé, le recours à d’anciennes formes d’écriture pour défendre ses idées3 détachait des individualités au premier plan d’un ensemble longtemps conçu sous le mode de l’anonymat ou par confusion des ism, des laqabet des nisba. Des vocations pour le métier des armes, des traductions novatrices d’ouvrages militaires, la contribution à la formation d’un discours patriotique détaché d’un paternalisme dynastique et une vive implication dans les débats du Conseil suprême amenaient quelques mamelouks à ne pas subir les réformes, mais à vouloir influer sur le cours des événements. Ils cultivèrent à l’égard des beys un esprit critique qui était déjà à l’œuvre dans les réunions de consultation au Bardo mais qui se déplaça hors du sérail, pour se diffuser dans un espace de débat émergent et vers les colonnes des gazettes européennes.
27Dans le même temps, la plupart des mamelouks pouvaient expérimenter une dépersonnalisation du service princier. Des tableaux de groupe faisaient de quelques ministres les sosies des figures beylicales. De sombres uniformes les avaient distingués d’un univers domestique et féminin pour mieux les amalgamer dans une hiérarchie militarisée. L’armée régulière avait pris une place centrale face aux autres forces constituées le plus souvent sur des bases ethniques (zouaves, Turcs, hommes des tribus). Près de deux décennies après l’instauration du niẓām al-jadīd, au début des années 1860, c’est un « rapport contractuel » que les grilles de salaires semblaient imposer. Les protocoles de plus en plus orchestrés, la réglementation sur le baisemain, les critères d’attribution des médailles assignaient à chacun sa modeste place sous la tutelle des beys. Les mamelouks s’étaient faits à cette idée : dans leur correspondance, dans leurs mots, ils valorisaient de moins en moins toute expression d’abnégation au service du maître et ils insistaient davantage sur la nécessaire reconnaissance d’une ancienneté de service.
28Entre individualisation des serviteurs et dépersonnalisation du service princier, les mamelouks et surtout leurs descendants finirent par se fondre dans le makhzen aux côtés d’enfants du pays, qu’ils fussent juifs ou musulmans4. Les seconds étaient souvent recrutés comme soldats, aides de camp, ou domestiques du palais, toutes fonctions auparavant occupées par des captifs et des convertis. Mais cette dissolution progressive ne se fit pas sans difficultés. Tout comme d’autres sujets de la régence éprouvés par des années de crise financière, les mamelouks du vestibule manquaient de ressources. Des dignitaires et leurs descendants se débattaient dans des affaires de dettes et d’emprunts. L’échec de quelques fils à se maintenir dans les plus hauts cercles du makhzen démontrait à quel point leurs positions n’avaient tenu qu’à l’ascendant passé de leurs pères.
29Quelques-uns des derniers ministres mamelouks souffrirent aussi d’une perte de considération auprès de leur maître. Après la révolte de al-‘Ādil Bey, Muḥammad al-Ṣādiq Bāšā Bey fit exécuter deux généraux qui jouissaient d’une certaine respectabilité. Forcé et contraint, il destitua son vizir Muṣṭafā Khaznadār, puis il écarta Khayr al-Dīn, Rustum et le général Ḥusayn qu’il ne pouvait plus souffrir. Dans une cour beylicale qui avait perdu de son prestige5, Muḥammad al-Ṣādiq Bāšā Bey éleva à ses côtés Muṣṭafā b. Ismā‘īl, autochtone controversé, qui apparut comme le dernier des favoris au moment même où le régime de la faveur s’épuisait.
La postérité
30Muṣṭafā b. Ismā‘īl et les dignitaires mamelouks, placés sous l’influence du khaznadār furent ensuite rejetés par divers courants de l’historiographie de la régence. Les mêmes motifs revinrent souvent dans ces condamnations historiques : le traumatisme des sanglantes répressions opérées par des généraux mamelouks, leur incapacité à empêcher l’occupation française, la vision forgée par le lieutenant-colonel Campenon d’une caste d’étrangers tyranniques écrasant un peuple d’Arabes… Cette dernière grille de lecture, conçue après la révolte de 1864, fut ensuite déclinée sous diverses formes aussi bien pour pointer les déficiences à l’origine de la colonisation que pour confirmer la permanence d’une domination coloniale ou d’une lutte des classes6.
31Seuls quelques réformateurs sortaient indemnes de ce type d’interprétation : ils avaient eu le bon goût de proclamer sous une forme ou sous une autre un attachement à la patrie avant les victoires des nationalismes ; ils avaient, en outre, préfiguré une modernisation du pays. Pour le reste, les rôles plus ou moins dignes, plus ou moins adroits des mamelouks dans l’exercice de l’autorité entre parenté dynastique et domination des sujets furent longtemps laissés de côté. L’inscription de leurs éventuelles descendances dans la société tunisienne était de la même façon sous-estimée ou perçue comme allant de soi. L’héritage mamelouk de la Tunisie fut oublié alors qu’en Égypte ce legs fut mis en valeur et ne cessa d’être étudié.
32À la manière des dignitaires religieux7, ces mamelouks avaient pourtant adopté des attitudes variées face à l’occupation française dans la transition entre l’État beylical et l’État colonial8. Le général Rašīd avait versé quelques larmes avant d’ouvrir les portes du Kef9. Envoyé rétablir l’ordre dans l’A‘rāḍ, Ḥaydar n’avait obtenu aucune soumission10. Muḥammad Khaznadār avait, pour sa part, conservé ses fonctions tout en s’opposant au traité du 8 juillet 1882 qui introduisait le terme de « protectorat » dans un acte officiel11. À la fin de sa vie, en 1886, le général Ḥusayn, destitué de ses fonctions par la nouvelle administration12, avait sollicité une protection du résident général13.
33De façon plus générale, des fils et des petits-fils, qui avaient notamment exercé des charges de caïds14 portaient encore en eux d’anciennes conceptions du service beylical15. Ces hommes témoignaient de la complexité des transmissions d’État. Certains avaient rejoint les rangs des Jeunes Tunisiens16, tandis que d’autres continuaient à lier filiation, loyauté et service du souverain dans des lettres qu’ils adressaient au service de la Résidence pour solliciter un emploi. Au milieu du mois d’octobre 1892, l’un d’eux, al-Šādilī b. Muṣṭafā Ṣāḥib al-Ṭābi‘, rappelait au Premier ministre, Muḥammad al-‘Azīz Bū ‘Attūr, que « de père en fils » sa famille n’avait été constituée que de « vieux serviteurs de l’État ». Huit mois plus tard, postulant à une charge caïdale, al-Šāḏilī invitait le résident général à restaurer le prestige d’un lignage fondé par un ancien ministre des « Beys Ahmed, Mohamed et Sadok17 ». Ces mots et ceux d’autres descendants de mamelouks unissaient étroitement filiation, dépendance et transmission de l’autorité politique mais cette fois dans une configuration coloniale.
Notes de bas de page
1 J. Dakhlia, 2001.
2 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 91.
3 Le genre du miroir de princes dans le cas de Khayr al-Dīn et la correspondance privée dans le cas du général Ḥusayn.
4 M. H. Chérif, 1992, 47 : « Les Kahia, Aga, Bellagha, Caïd Essebsi, Sahib Ettabaâ, Bach-Hamba et autres Zaruk, Lasram ou Farhat ne furent plus, à l’époque coloniale, que de braves “bourgeois” (baldī) plongés dans l’anonymat des classes moyennes […]. »
5 J. Ganiage (1968, 554-558) : à la fin des années 1870, la « cour » était marginalisée par les salons de Tunis.
6 B. Slama, 1967, 178.
7 A. Green, 1978, 131.
8 L. Anderson, 1986, 121.
9 A. Mahjoubi, 1983, 78 ; Mae, CP, Tunis, vol. 57, correspondance télégraphique entre le consulat général et l’agence consulaire du Kef les 24, 25, 26 avril 1881, f. 452.
10 Mae, CP, Tunis, vol. 64, Roustan, 14 novembre 1881, f. 217 v.
11 A. Mahjoubi, 1977, 140.
12 Mae, CP, Tunis, vol. 65, Roustan, 2 décembre 1881.
13 Ant, SH, C. 12, d. 107 b, arch. 7 949, lettre non soulignée, La Goulette, 3 avril 1886.
14 S. Qadūmī, 2000, 37-38, 169-172 ; H. Ben Othman, 1911, 10-14.
15 A. Green (1978, 201) cite un passage de « Vieilles familles et nouvelle élite en Tunisie » (Documents sur l’évolution du Monde Musulman, fascicule no 3, 8 août 1940, 7-8) dans lequel H. de Montéty vante la loyauté d’une élite du makhzen et d’origine mamelouke qui servait leurs nouveaux maîtres avec le même zèle qu’ils avaient déployé en faveur des princes husaynides.
16 L. Anderson, 1986, 160.
17 Ant, Série A, C. 211, d. 1/ 2, arch. 2, 15 octobre 1892 (23 rabī‘ al-anwār I 1310) et arch. 5, 9 juin 1893.
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Mathieu Tillier
2017
Gouverner en Islam (xe-xve siècle)
Textes et de documents
Anne-Marie Eddé et Sylvie Denoix (dir.)
2015
Une histoire du Proche-Orient au temps présent
Études en hommage à Nadine Picaudou
Philippe Pétriat et Pierre Vermeren (dir.)
2015
Frontières de sable, frontières de papier
Histoire de territoires et de frontières, du jihad de Sokoto à la colonisation française du Niger, xixe-xxe siècles
Camille Lefebvre
2015
Géographes d’al-Andalus
De l’inventaire d’un territoire à la construction d’une mémoire
Emmanuelle Tixier Du Mesnil
2014
Les maîtres du jeu
Pouvoir et violence politique à l'aube du sultanat mamlouk circassien (784-815/1382-1412)
Clément Onimus
2019