Conclusion de la première partie
Patrimonialisation et extension de l’autorité étatique : limites et contestations
p. 204-206
Texte intégral
1En suivant Michel Camau, on pourrait donc dire que « la formule militaire mamelouk tunisienne [était] portée par un mouvement ambivalent de patrimonialisation et de “nationalisation” ». En « se déployant et en clientélisant de la sorte la société, le “pouvoir mamelouk” a modifié progressivement ses traits initiaux au point d’atténuer la coupure culturelle entre gouvernants et gouvernés1 ». Les mamelouks ont acquis de l’influence par leur proximité aux beys en même temps qu’ils dépersonnalisaient l’autorité de leurs maîtres et qu’ils lui attribuaient un caractère collectif. Ils se sont enrichis et ont associé des sujets et des étrangers à l’intérêt beylical.
2Les emprises croissantes sur les finances, les caïdats, les terres et les liens de fidélités des vizirats ne constituaient d’ailleurs que l’une des dimensions de présence des mamelouks des beys de Tunis. Dans d’autres utilisations perçues dans les précédents chapitres, au sein des palais, les dépendants liaient des membres de la dynastie régnante, les représentaient, éduquaient les princes ou s’y substituaient, épousaient les princesses pour en assurer à la fois un contrôle et une promotion partagée. Entre les grandes maisons du pays, ces serviteurs décloisonnaient plus qu’ils n’isolaient leurs foyers d’adoption : objets de dons ou d’échanges, ils créaient ou redoublaient des relations d’intérêts, des associations dans l’exploitation et la conduite de la province. Ils élargissaient le champ d’action du makhzen, le façonnaient par leur proximité aux princes, accumulant les lieutenances militaires et civiles, s’imposant aux vizirats et dans les consultations de gouvernement.
3Mais l’efficacité de ces modes d’association au devenir de la maison husaynide se révélait parfois incertaine. Les beys et leurs mamelouks pouvaient bien engranger des ressources, s’approprier des biens fonciers, néanmoins, ils n’étaient pas certains de tenir des hommes qui ne leur faisaient soumission qu’en apparence. Les formules du service (khidma) et de l’obéissance pouvaient bien amener « les gens à l’obéissance2 ». Ces formules pouvaient certes se retrouver dans la bouche des sujets entrés en rébellion. Malgré tout, amener chacun des sujets à « servir » et « obéir » restait un acte et un processus fragiles, à refonder par intermittence. En 1831, l’adoption du costume militaire européen au sein du Bardo irrita au plus haut point ceux qui y pressentaient une première imitation des mœurs occidentales3. En 1837, la conscription fut refusée avec vigueur à Tunis, par une population proche du palais, encadrée par des troupes et des casernes4. Deux décennies plus tard, les habitants de Bāb al-Jazīra voyaient d’un mauvais œil le passage par leur faubourg de chrétiens en partance pour la Muḥammadiyya dans des « milliers de voitures » conduites au galop par des Maltais qui criaient « à peine balek » et ne cessaient « de les sillonner », menaçant « la vie de leurs fils ». Les résidents tentèrent de barrer les rues. Les plus entêtés reçurent « cinq cents coups de bâton » chacun5.
4Il ne fallait donc pas surestimer la capacité des serviteurs de la maison husaynide à s’approprier le pays, à y étendre leur autorité. Dans leurs démarches conjointes, ces agents ne trouvaient parfois pour seule réponse que le silence, le repli : ainsi des Kairouanais que la violente répression menée par Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘ renforça dans des sentiments de ferveur religieuse6. Les volontés de puissance de favoris du makhzen nourrissaient moins l’admiration que les murmures7, le mépris, l’envie et la détestation. Chacun à sa manière, Muṣṭafā Ṣāḥib al-Ṭābi‘ et le père d’Ibn Abī al-Ḍiyāf rappelaient au vizir la somme de gens qui le jalousaient8. Les haines et rancœurs qui éclatèrent au grand jour aux exécutions de Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘ et de Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘ s’étaient forgées des années auparavant. Dès 1800, le consul Devoize témoignait de désirs de vengeance à l’encontre du premier, de rancœurs excitées par une série d’extorsions9. En 1831, Matthieu de Lesseps se faisait l’écho du ressentiment de courtisans empêchés dans leurs dépenses et de l’amertume de sujets excédés par les exactions du vizir10. Fait rare dans une chronique, Muḥammad b. Salāma vilipendait le favori déchu en des termes d’une grande violence :
« Les gens détestaient Šākīr jusqu’à affirmer à sa mort une histoire affreuse (šanī‘) car il était un maître (ṣāhib) de méchanceté et d’orgueil : […] Car il était tyrannique (jabbār), intransigeant (‘anīd), licencieux (fājir) […]11. »
5De surcroît, en même temps qu’ils étendaient leur champ d’action, les mamelouks voyaient le sol se dérober sous leurs pieds. La fortune et la faveur d’un dignitaire mamelouk ne pouvaient croître au-delà d’un certain degré de puissance qui risquait de menacer ses maîtres. Ces seuils d’extension de puissances individuelles, le caractère aléatoire des modes de renouvellement du corps mamelouk par génération, en puisant pour partie à des foyers lointains faisaient du mameloukat un instrument d’exercice de l’autorité que les beys pouvaient et devaient sans cesse reprendre en main. À partir du début du xixe siècle, l’emprise des mamelouks s’étendit, alors que leur corps s’affaiblissait par restriction progressive des traites d’esclaves en Méditerranée, par émergence de la figure de l’expert européen, par conception d’un service administratif fondant hommes et savoir dans des hiérarchies homogènes.
6L’examen des formes d’appropriation de la province par les mamelouks fut, dans cette première partie, poussé très loin, jusqu’aux années 1870, sans faire peser pour l’heure le poids de ces contraintes, afin de penser un long mouvement beylical enserrant le temps des réformes, dépassant les premiers stades de l’« entrée en dépendance coloniale ». Dans ce large processus, les adaptations ont pourtant été constantes et multiformes. Dans une seconde partie, il s’agira de suivre les mamelouks dans ces aléas, au temps des « réformes ottomanes », puis au début de l’occupation coloniale française, entre les années 1830 et les années 1880.
Notes de bas de page
1 M. Camau, 1996, 83.
2 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 107 ; L. Valensi et M. Ben Smaïl, 1971, 102.
3 Mae, CP, Tunis, vol. 1, Lesseps, 23 décembre 1831, f. 246 r-v.
4 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 74-76 ; Mae, CP, Tunis, vol. 3, Schwebel, 12 février 1837, f. 20-21.
5 P. Daumas, 1857, 31.
6 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 54.
7 Mae, CCC, Tunis, vol. 42, Devoize, 4 mai 1816, « Relation d’une conjuration tramée par les Turcs au service du Bey pour renverser le gouvernement », f. 205 : « Depuis quelques mois le peuple tunisien murmurait contre les chefs de la Régence, et le mauvais choix des ministres. »
8 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 91, et Ḍiyāf, 1989, vol. viii, 29.
9 Anf, 327 AP 1, fonds Devoize, « Mémoire sur un projet d’expédition », Paris, 6 prairial an IX, 26 mai 1801.
10 Mae, CP, Tunis, vol. 1, f. 202, Lesseps, 5 juillet 1831, f. 217 r.
11 Bnt, ms 18618, Muḥammad b. Salāma, f. 67 v-f. 68 r.
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