Chapitre 5. L’autorité par la proximité
La montée des dignitaires mamelouks
p. 163-203
Texte intégral
1Sortir du palais vers les maisons et le pays : comment et pourquoi les mamelouks du Bardo franchissent-ils ces seuils ? De l’ascension dans l’intimité des beys au contrôle de portions de territoire et de segments de la société, il nous faudra comprendre comment ces hommes en nombre réduit étendent de façon complexe l’autorité des Husaynides par la coercition et par l’association, par exemplarité des sanctions infligées aux sujets et par une relative profondeur de relations de fidélité entre la fin du xviiie siècle et la seconde moitié du xixe siècle.
2Dans leurs différents rôles, les mamelouks des beys ne sont pas des agents neutres. Ils ne constituent pas de simples intermédiaires entre les beys et les « locaux1 ». Tout comme les renégats du xviie siècle, ils servent et se servent. Les dividendes tirés de leurs médiations s’articulent aux dynamiques d’extension de l’autorité beylicale Après la perception des liens familiaux et les combinaisons entre maisons dans le précédent chapitre, ce sont les relations aux « enfants du pays » que nous commencerons à explorer dans ce chapitre.
LE GAIN D’AUTORITÉ
Du sérail au pays : déléguer l’autorité
Garder le sceau du bey
3Que la demeure d’un souverain donne naissance à une institution, à une forme sociale établie par la coutume ou la loi, que, par exemple, les cours de justice de la France moderne soient nées de l’extension du conseil souverain, le processus est connu. En revanche, qu’un homme ou sa charge puisse passer du service domestique au service du gouvernement nécessite plus d’éclaircissements. Prenons, pour entamer cette exploration des passages de l’informel au formel, l’exemple de la charge de garde des Sceaux et son attribution au mamelouk Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭabi‘ à la fin du xviiie siècle, telle que rapportée par Ibn Abī al-Ḍiyāf :
« Quand approcha le temps du voyage et de la maḥalla [camp fiscal], [Yūsuf] demanda à son maître [sayyid] de pouvoir porter la bannière Il ne répondit pas. Il en souffrit et patienta. À la sortie de la maḥalla, il se plaça derrière son maître comme d’autres mamelouks. Le savant écrivain Abu Muḥammad Ḥammūda b. ‘Abd-al-‘Azīz arriva, porteur d’écrits à sceller sous la tente comme le veut l’usage Le bey [Ḥammūda Bāšā] fixa alors le mamelouk Yūsuf et lui demanda : “Sauras-tu apposer le cachet2 ?” Il lui répondit : “Bien sûr.” Il le fit asseoir, […] et lui dit : “Sur chaque lettre reçue, tu viendras y apposer le sceau.” […] Ce service [khidma] prit avec lui de l’importance3 »
4Dans ce récit biographique, le chroniqueur croise trois mouvements : le déplacement et les haltes du camp militaire et fiscal ; un geste d’apparence anodine (le lancer de sceau du bey vers sa créature) qui se révèle déterminant dans la carrière de Yūsuf ; et de ce dernier vers son maître, un bond ascendant parmi les mamelouks du sérail beylical pour s’emparer d’une fonction administrative L’épisode, présenté sur le ton de l’anecdote, porte en germe la puissance d’un futur vizir qui sait monnayer les fonctions les plus ordinaires que son maître daigne lui confier. La tenue provisoire d’un sceau permet d’opérer, par une proximité maintenue et transformée au souverain, une transition de la besogne du valet de chambre à l’incorporation au gouvernement.
5Sans saisir cette lointaine portée, quelques observateurs étrangers ne voulaient voir dans la garde du cachet qu’une tâche subalterne Pour étayer son mépris, le consul sarde Filippi déplorait à la fin des années 1820 que le tenant du sceau « au lieu d[e l]’avoir en dépôt […] se borne à l’apposer aux actes du gouvernement4 ». Avant lui, au début du xixe siècle, de la même manière, le docteur Louis Frank ne voyait dans cette dignité qu’une fidélité au souverain et certainement pas une autorité sur le gouvernement :
« Le Bey n’a qu’un seul ministre, qu’on nomme communément Zou-l-Khâtem, ou Sahab al-tabaa, c’est-à-dire garde du sceau […]. Au reste, ce ministre a très peu de pouvoir, et on doit plutôt le considérer comme un conseiller privé, attaché aux intérêts du Bey, que comme chef réel d’une vaste administration. »
6Et pourtant, le potentiel de puissance publique d’un ṣāḥib al-ṭābi‘ réside dans le caractère privé de la charge : le modeste objet, qui relie, de temps à autre, un serviteur à son possesseur, contient tout l’imperium d’un bey, sa force de commandement, la marque de son règne Chaque sceau vit et meurt avec son propriétaire5. Au décès d’Aḥmad Bey en 1855, ses ministres remettent son cachet (khatm) à Muḥammad Bey, cousin et successeur du défunt6. Le « premier acte d’un bey à son avènement est de retirer le cachet de son prédécesseur, de le faire annuler par la lime ou le marteau et d’y substituer celui qu’il fait graver7 ».
7Le contrôle de l’usage du sceau s’avère déterminant parce que le « sceau fait foi8 », que le pouvoir de l’apposer confère à un écrit l’aval ou le refus d’un souverain. Au cours d’une séance de justice, le bey fait noter au fur et à mesure des sentences « lues à haute voix, aussitôt après son départ, par un secrétaire, remises au ministre chargé d’apposer le sceau, et exécutées sur-le-champ9 ». La maîtrise du cachet doit être constante En 1800, alors que Ḥammūda Bāšā est alité, atteint en sa chair par la disparition de son fils, les hommes de la dawla se réunissent pour déposer le khatm du bey dans une boîte, elle-même renfermée en un second coffre placé à son tour, dans une armoire Trois hauts serviteurs du bey détiennent chacun une clé pour accéder au cachet. Ils ne l’utilisent qu’une fois leur avis accordé sur les lettres à rédiger au terme de réunions quotidiennes10.
8Marque d’authentification, le sceau sortait le serviteur de sérail d’un univers sonore de l’ordre impératif pour lui faire toucher le domaine de l’écrit. Le cachet promettait de l’influence à celui qui obtenait du bey son droit de manipulation. Encore fallait-il transformer l’influence en autorité et que l’homme fasse la fonction et non l’inverse Ce fut tout le talent qu’Ibn Abī al-Ḍiyāf reconnut à Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘, mais qu’il nia à Ismā‘īl Ṣāḥib al-Ṭābi‘, favori de Muḥammad Bey, « aveuglé par le titre », tout comme « certains ignorants qui pensent à tort que la fonction est en elle-même importante11 ». Ce que cette fonction révèle au terme de ce premier parcours, c’est l’opportunisme, le gain rapide d’influence d’un mamelouk à partir d’une position étroite, la capacité d’initiative individuelle du serviteur qui parvient à circuler du sérail au gouvernement.
9L’observation pourrait être étendue à d’autres fonctions occupées par des mamelouks à cheval entre la maison et le gouvernement, notamment la fonction de khaznadār, de trésorier particulier dont le titre dit bien l’origine domestique et sa portée financière Cette extension du privé et du gouvernemental concerne aussi les drogmans placés auprès des consuls, que le bey Aḥmad, par exemple, considérait comme ses propres serviteurs12. Dans ces derniers cas comme pour le précédent, il suffit d’enjamber une courte distance pour passer de la maison à l’administration. Mais, à d’autres échelles, en des écarts plus notables, comment passer du harem au commandement d’une armée ou d’une administration ? Comment articuler faveur princière, puissance militaire et autorité administrative ?
À la tête de la dawla et des camps armés
10L’acquisition d’une prééminence militaire par les mamelouks est déterminante dans l’ascension de ce corps au sein de l’administration beylicale et, par la suite, au fil de réformes d’abord conditionnées par l’instauration d’une armée régulière et plus largement par une culture militaire L’ouverture de carrières militaires aux serviteurs des palais se comprend cette fois non par une intimité avec les princes mais par une proximité aux métiers des armes.
11L’ensemble du corps occupe une position mitoyenne entre les miliciens turcs et des héritiers dynastiques encouragés ou réfrénés dans leurs ardeurs au combat. De jeunes mamelouks de sérail sont initiés à l’équitation, au maniement des sabres aux côtés des princes. Dans cette logique de proximité, une partie de ces serviteurs suivent deux fois l’an ces traversées du pays. D’après la description que le prince prussien Hermann von Pückler-Muskau a rapportée d’une maḥalla au milieu des années 1830, lors de ces déplacements, les mamelouks constitueraient un premier cercle autour des beys de camp :
« Le cercle extérieur se composait d’environ soixante-dix tentes […] et occupées chacune par une quarantaine d’hommes d’infanterie irrégulière, formant une compagnie […] Le second cercle était formé par la cavalerie […] Puis venait le cercle des mamelouks avec leurs chevaux et leur suite ; au centre de tout le camp s’élevait la tente du jeune bey […]13. »
12Par le gain d’aptitudes militaires, quelques mamelouks parvenaient à être nommés à la tête de troupes turques, de cohortes de zouaves. De manière plus intéressante, certains étaient appelés à commander ces prestigieuses maḥalla. Ismā‘īl Kāhiya, à partir du règne de ‘Alī Bey, Sulaymān Kāhiya I jusqu’en 1807 et enfin son homonyme Sulaymān Kāhiya II se sont succédé à la tête des camps fiscaux jusqu’à ce que « l’habitude de confier le commandement effectif du camp à l’héritier du trône14 » rende ces directions plus intermittentes. La promotion des deux premiers lieutenants parmi des troupes en mouvement s’expliquait par des mérites individuels sur lesquels Ibn Abī al-Ḍiyāf est peu prolixe15. Dans le cas plus circonstancié de Sulaymān Kāhiya II, la nomination constituait l’apothéose d’un long cursus : avant de succéder à son homonyme, Sulaymān fut āġā de l’ūjaq de Béja et chargé de mater des rébellions16. Il fut un homme aimé de ses troupes17.
13Accumulées, ces délégations que les mamelouks recevaient des princes contribuaient à dépersonnaliser l’exercice de l’autorité. Par de telles pratiques, il fut peu à peu admis qu’un vizir – et non le gouverneur de la province – puisse être envoyé au front contre les turbulents voisins du beylik. En 1794, Muṣṭafā Khūjā fut appelé à reprendre l’île de Djerba aux mains des Tripolitains, à l’instigation de son jeune rival, Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘, qui affirmait alors défendre la raison d’État en ces termes :
« L’armée est exposée à la victoire ou à son revers. Si l’armée est défaite alors que tu la commandes, eh bien c’est le royaume qui est défait. Ce qui sera différent si un de tes commandants est vaincu et que tu t’es maintenu sur le trône18. »
14En plus de ces lieutenances militaires, les beys concédaient à leurs intimes une autorité provisoire sur la capitale, le temps de mener à bien une expédition militaire ou un déplacement diplomatique Au début des années 1840, Aḥmad Bey, parti réprimer des rebelles dans l’A‘rāḍ, confia les rênes du gouvernement à un cousin et à Muṣṭafā Ṣāḥib al-Ṭābi‘19. Dès cette époque de réformes, les cadres de ces délégations, leurs limites, les compétences des lieutenants furent davantage explicités dans des écrits officiels. En prévision de la visite d’Aḥmad Bey en France, en 1846, les pouvoirs civil et militaire furent dissociés : Muḥammad Bey suppléait à l’administration du « royaume de Tunis », Muṣṭafā Ṣāḥib al-Ṭābi‘ se chargeait de l’ensemble de l’armée Au « cas où une raison accidentelle […] empêcherait [ce dernier] de remplir cette mission », il devait être remplacé par Khayr al-Dīn Kāhiya et, le cas échéant, par Maḥmūd Kāhiya de La Goulette Pour le moindre problème ou pour tout autre événement, le parent du bey était appelé à consulter le vizir20.
15Dans cette maîtrise progressive des processus de la délégation, les mamelouks avaient servi de premiers instruments de suppléance, avant de recourir, de façon plus formelle, à des consignes écrites. Par réunion de toutes ces lieutenances, une forme de délégation constante, de dédoublement permanent de la figure beylicale s’affirma avec l’attribution de la fonction de vizir avant tout à des mamelouks. Tout comme au sein des sérails, par la durable tentation de circonvenir chacune des redoutables ambitions familiales, par volonté de faire endosser aux serviteurs d’éventuelles erreurs21, les mamelouks démultipliaient la présence beylicale, éloignaient plus ou moins les descendants des charges d’autorité.
16Mais les mamelouks ont non seulement acquis de l’influence et de l’autorité, par leur proximité aux beys, en étant nommés individuellement à ces fonctions de vizirs, de lieutenants d’armée ou de délégués, ils ont aussi affirmé un magistère collectif et contribué à modifier la nature du régime beylical en formant une bonne partie des cercles de conseillers des beys. Ils n’ont pas seulement joué de leurs relations privilégiées avec les beys pour s’avancer mais aussi pour en modérer l’autorité. Chefs de troupes, garde des Sceaux, trésoriers et vizirs se réunissaient de temps à autre auprès de leurs maîtres, aux côtés des hommes de plume et de foi, au sein de réunions de consultation informelle qui, par leur composition, leur déroulement, complexifiaient le procès en despotisme intenté à ce territoire des Barbaresques.
Du conseil à la succession : guider le souverain
17Les efforts de consultation dans les sphères d’autorité de l’aire arabe et ottomane ont pu être considérés de manières diamétralement opposées pour les temps modernes : soit pour en révéler l’inutilité, voire l’étouffant formalisme22 ; soit pour en souligner l’institutionnalisation au cours du xixe siècle23. Mais, envisagé de la sorte, le passage d’une période à l’autre, d’un temps de soi-disant formaliste à un temps de consultation officielle pose problème : pourquoi avoir maintenu si longtemps la consultation si elle ne s’assimilait qu’à une pure fiction ? La conclusion attendue des prises de parole, le choix final de l’option défendue par le prince invalident-ils l’ensemble d’un processus en tant que tel et l’idée même de débat ? S’attacher aux conventions de rôles des participants n’empêche-t-il pas de remettre en perspective l’obligation de consultation imposée aux gouvernants dans l’exercice de leur fonction ? Et que faire des consultations en l’absence de souverains, à leurs décès, durant les interrègnes, au cours de conseils de succession et d’allégeance ? L’inclusion de mamelouks dépendants de leurs maîtres dans les cercles de la consultation n’implique pas un renforcement de l’autorité des beys. Les moments de consultation et de conseil peuvent aussi révéler des modes particuliers d’exercice de l’autorité entre intimes.
Les conseils de gouvernement
18Le conseil, la consultation du serviteur naît – tout comme la délégation – de la proximité. Ce n’est pas un temps à part, imposé par le souverain, mais une pratique au quotidien, de contact constant. Muṣṭafā Khūjā est maintenu aux côtés de Ḥammūda Bāšā pour des talents de conseiller qu’il a déjà prodigués au père du prince Ce sage est aussi consulté par les membres de la famille husaynide qui « se rangeaient à son avis et ne décidaient pas d’une affaire sans lui […]. [D’ailleurs], le regret les frappait quand ils passaient outre car il les guidait [toujours] par les voies de la raison24 ».
19Le conseiller avisé va au-delà des inclinations, des passions particulières. Il refrène ses despotes. Il en a presque le devoir impératif. En 1857, Muṣṭafā Khaznadār intervint dans la déterminante affaire Baṭū Sfez, charretier juif poursuivi pour avoir insulté en public la religion d’un musulman. Le principal ministre manœuvra pour que le bey renonce à la peine capitale en tranchant l’affaire par lui-même Mais Muḥammad Bey remit le cas entre les mains des religieux du tribunal charaïque, ouvrant la voie à une vive ingérence des consuls et à l’adoption du Pacte fondamental25. Paradoxalement, pour avoir refusé d’écouter son conseiller, le prince s’engagea dans une voie qui balisa et restreignit pour un temps le champ de ses compétences et celles de ses successeurs.
20Avant ce temps des réformes, moment d’institutionnalisation solennelle, le recours aux conseils prenait la forme de consultations collectives tenues selon le bon vouloir des beys qui « assemblaient », « réunissaient » leurs hommes26. Ḥammūda Bāšā, par exemple, « ne se passait pas des conseils des hommes de son gouvernement, dans les grandes comme dans les petites affaires ». Ibn Abī al-Ḍiyāf expliquait cela par un trait de caractère du souverain : « Il tolérait la contradiction : “Mieux vaut, disait-il, partager l’erreur avec les autres qu’être seul dans la vérité.”27. » La prise de Djerba par les troupes tripolitaines en 1794 suscita ainsi deux réunions en deux jours, la première n’ayant abouti à aucune décision28. Par la suite, si des consultations ont pu se multiplier dans les années.1820 et.1830, c’était bien souvent pour les motifs les plus graves, pour faire face à des crises intérieures, se prononcer sur des déclarations de guerre, des enjeux de relation avec Istanbul.
21Les cénacles semblaient être composés selon les choix des souverains. Les beys convoquaient le plus souvent à leurs côtés, dans le palais du Bardo, un groupe de serviteurs informels présentés de façon vague comme les rijāl al-dawla, les « hommes du gouvernement29 ». Cette expression ouverte englobait bien sûr des vizirs mamelouks, des dignitaires de ce gouvernement30, des chefs d’armée, le chef de la chancellerie31, quelques religieux32 et plus rarement des membres de la maison husaynide Ces temps de consultations non protocolaires creusaient tout de même une distinction entre dawla et sérail, entre gouvernement et famille : les parents du prince et leurs éventuelles prises de position n’étaient que rarement mentionnés dans les synthèses qu’Ibn Abī al-Ḍiyāf consigna dans sa chronique Au début des années 1830, si le bey Ḥusayn daigna consulter son frère Muṣṭafā sur le projet d’occupation d’Oran, la présence de ce dernier ne bouleversa pas les débats33. En revanche, cinq ans plus tard, Aḥmad Bey parvint à dissuader son père Muṣṭafā Bey de payer chaque année un tribut à Istanbul sur un ton martial : « Cela ne sera pas. Le royaume ne l’acceptera pas. Et même si personnellement tu es disposé à le permettre, tu ne peux songer à porter un tel coup à la dynastie » Ses termes, empreints d’une grande fermeté, emportèrent l’approbation de l’ensemble de l’assistance34.
22Si les beys choisissaient donc le moment de la consultation, s’entouraient de fidèles serviteurs et de familiers, s’ils pouvaient faire précéder les réunions de conciliabules plus restreints35, tout pourtant n’était pas joué d’avance Les débats n’étaient pas maîtrisés de bout en bout. Ils réservaient quelques surprises. Une préséance de fonction, un respect de la maturité pouvaient être pris en considération, sans qu’un ordre de parole soit apparemment fixé : il arrivait au bey de relancer le dialogue en interpellant tel ou tel personnage36, mais chaque dignitaire pouvait intervenir de manière impromptue pour faire entendre ses arguments.
23Les débats sur la guerre, sur les interventions militaires et les gestes symboliques à l’égard d’Istanbul étaient ainsi marqués par de profondes divergences. À la veille d’une guerre avec le deylik d’Alger en 1807, le vizir et chef de chancellerie Muḥammad al-Aṣram défendait le statu quo dans le but de consolider la position de la régence, tandis que Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘ s’emportait contre le fardeau fiscal que le tribut versé aux Algérois avait fait injustement peser sur les épaules des sujets37. Fin 1832, alors que le bey Ḥusayn et son vizir inclinaient à la guerre contre les Sardes, Muḥammad Kāhiya de La Goulette mettait en garde contre les désarmants progrès accumulés par ce royaume européen38.
24Quand enfin l’assistance parvenait à s’accorder, l’unanimité jouait aussi bien en faveur qu’en défaveur des souverains : le désir qu’Aḥmad Bey formula de se rendre en France fut salué par tous les hommes de la dawla en 1846, mais le projet de tribut annuel à Istanbul fut rejeté par l’ensemble des conseillers une décennie plus tôt. Devant la force de la majorité, Muṣṭafā Bey dut alors s’incliner et afficher une surprenante humilité :
« Je vous ai exposé mon point de vue Mais puisque vous craignez que les résultats n’en soient nuisibles, avec l’aide de la puissance divine, je ne veux être la cause d’aucun mal39. »
25Un hiérarque présent pouvait oser ce que ses cadets ne se permettaient pas40 : arguer de sa longue expérience pour s’en prendre au bey. C’est ainsi, du haut de son titre de « doyen du gouvernement [šaykh al-dawla] et principal ministre », que Sulaymān Kāhiya s’emporta face à un maître qui, à l’arrivée d’un haut dignitaire ottoman en 1836, s’empêtrait dans les plus graves atermoiements :
« Cette affaire ne te concerne pas seul. Le royaume t’a prêté le serment d’allégeance afin que tu maintiennes ses droits et ses antiques coutumes. Le serment d’allégeance n’a pas été prêté à ta seule personne en particulier. Si les scrupules te paralysent, nomme un autre membre de ta dynastie qui n’hésitera pas à repousser l’agression41. »
26Ajoutés les uns aux autres, tous ces fragments de dialogues démontraient que les consultations n’étaient pas qu’un exercice de style, une procédure vide de sens. Consolidés aux principales dignités du gouvernement, assurés d’une certaine respectabilité et d’une réputation de sagesse, des mamelouks et autres conseillers parvenaient à hausser le ton, s’affrontaient et faisaient parfois plier leurs maîtres, sans bien sûr que leurs propos soient conservés à l’écrit, sans que d’éventuelles critiques du maître se cristallisent et perdurent sur le papier. Des dignitaires gagnaient de l’influence dans ces conseils. Des serviteurs intimes des beys ne faisaient pas que recevoir des délégations, ils donnaient à l’exercice de l’autorité beylicale un tour plus collectif. D’ailleurs, aux décès des maîtres, les cérémonies d’allégeance faisaient de plus en plus intervenir un ensemble de mamelouks.
Les cérémonies d’allégeance
27Dans le fond et dans les grandes lignes, comme dans d’autres dynasties de l’aire ottomane, la transmission du pouvoir au sein de la famille husaynide continuait de faire prévaloir, le plus souvent, la primogéniture, le droit de l’aîné de la famille à s’imposer comme maître de maison. Le choix du souverain était, en outre, toujours suivi du serment d’allégeance des dignitaires, puis de représentants des sujets du pays. La nouveauté marquante résida dans le rôle croissant que les ministres mamelouks s’assurèrent lors de la désignation de leurs maîtres. Cette interférence fut d’abord singulière et exceptionnelle au début du xixe siècle pour devenir collective et en apparence routinière.
28Ces ingérences de serviteurs reconduits à leurs charges furent longues à se dessiner. Durant une bonne partie du xviiie siècle, la brutalité des avènements avait empêché les transitions en douceur. L’entourage des souverains se renouvelait par la force des choses : Ḥusayn b. ‘Alī avait émergé en s’imposant par sa victoire contre les troupes d’Alger ; ‘Alī Bāšā avait renversé son oncle ; Muḥammad Bey et ‘Alī Bey étaient rentrés d’Alger pour reconquérir le pouvoir perdu. Dans la seconde moitié du siècle, la consolidation de l’autorité de ces deux frères permit en revanche une plus grande régularité dans la transmission de la charge beylicale et, ce faisant, un début de stabilisation des figures du gouvernement qui élargissaient leurs champs d’intervention dans les périodes d’interrègnes. La nuit du décès de Muḥammad Bey, le 12 février 1759, la cérémonie d’allégeance (bay‘a) de ‘Alī Bey réunit les ministres déjà en place et les gens du gouvernement (ahl dawlati-hi). D’entre tous, c’est un šaykh, le mufti et ami du souverain défunt, Ḥusayn b. Ibrāhīm al-Bārūdī, qui fut distingué42. Le 9 février 1777, lors de l’investiture de Ḥammūda, fils de ‘Ali, toujours parmi les rijal al-dawla, le premier à présenter le serment fut désormais un parent, le cousin du bey, Maḥmud, puis le restant des membres de la famille43.
29La véritable intervention d’un dignitaire mamelouk s’opéra à la succession de Ḥammūda Bāšā. La nuit de son décès, le 16.septembre 1814, comme les circonstances l’exigeaient, les hommes de la dawla se réunirent au Bardo. À son arrivée, le vizir Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘ rompit la monotonie de la veillée par une première initiative : il invita à ce qu’un choix soit exprimé parmi les prétendants à la bay‘a, car, affirmait-il, « nous n’avons pas de successeur44 ». Après un silence gêné, le doyen de la famille et cousin du défunt, Maḥmūd Bey, jugea que la chose était pourtant évidente, sous-entendant que l’aînesse devait encore une fois primer. Mais le vizir ne l’entendit pas ainsi. Il fut à l’origine d’un acte de rupture successorale : proclamant que « le frère héritait du mort », il se leva en direction de ‘Utmān Bey, cadet de Ḥammūda, et procéda face à lui à la bay‘a avant que le reste du cénacle ne le suive45.
30Par la suite, ces cérémonies ne cessèrent de donner le beau rôle aux dignitaires mamelouks. La nuit de l’exécution de ‘Utmān, Maḥmūd Bey dut se résoudre à recourir au vizir qui l’avait auparavant écarté. L’ennemi de Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘, al-‘Arbī Zarrūq, avertit son maître : « Ton autorité ne sera assurée […] qu’avec l’hommage de Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘ car la dawla obéit à sa main46. » Ce vizir exécuté, sa puissance démantelée, la contribution des mamelouks à la cérémonie prit un tour plus collectif. Le 21.mai 1835, le second fils de Maḥmud, Muṣṭafā, fut d’abord reconnu par Sulaymān Kāhiya puis Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘. Les deux ministres furent les premiers à lui prêter serment avant « son neveu et les autres dignitaires47 ». Le 10.octobre 1837, Sulaymān Kāhiya suivi de Muṣṭafā Ṣāḥib al-Ṭābi‘ remplirent de nouveau ce rôle pour la bay‘a d’Aḥmad Bey après le cousin et successeur du souverain, Muḥammad Bey48. Enfin, à la disparition de ce dernier, en 1855, Aḥmad Zarrūq fut dépêché au domicile de son successeur à la Marsa : Muḥammad Bey reçut ensuite la bay‘at al-khāṣṣa des ministres et il prit place aux côtés du vizir Muṣṭafā Khaznadār, du chef de brigade Farḥat et d’Ibn Abī al-Ḍiyāf pour bénéficier de la bay‘at al-‘āmma49.
31Tout comme pour les réunions de consultation ou pour les délégations administratives, l’affirmation progressive de dignitaires mamelouks dans ces moments charnières s’expliquait par une proximité quotidienne avec les souverains, par l’accumulation de dignités à leur profit et par un ascendant acquis dans le devoir de conseil et dans les rouages du beylik. Autant que dans la conduite des maḥalla ou dans les délégations de l’autorité, les mamelouks et l’ensemble des « hommes du gouvernement » prolongeaient la présence de leurs maîtres, par la figure d’un principal vizir, d’un doyen et par la mise en valeur d’une personnalité collective des rijāl al-dawla.
32Au début du xixe siècle, un dey d’Alger ne voulait d’ailleurs pas se méprendre sur le décès de Ḥammūda Bāšā :
« À celui qui vint lui annoncer la mort du bey, le maître d’Alger dit :
“Est-ce que Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘ et Sulaymān Kāhiya sont morts ?
Est-ce que les hommes de l’État ont changé ? – Non, lui répondit-on.
– Par conséquent, reprit le maître d’Alger, seul le corps du bey a disparu de Tunis car un homme comme lui ne peut mourir que si les hommes par lesquels il nous a combattus changent.”50. »
33La cérémonie d’allégeance ne se distinguait des autres formes de délégation et de recours aux mamelouks qu’en ce qu’elle les faisait agir en l’absence complète du défunt patron et dans l’attente parfois incertaine du nouveau protecteur. Plus que des ruptures de statut ou des adieux larmoyants, ce qui comptait c’était le prolongement, le maintien. Des serviteurs prenaient la main de leurs nouveaux maîtres pour les conduire vers leurs trônes. Quand, en 1855, Muḥammad Bey eut rejoint le Bardo :
« Il pleura et refusa de s’installer à la place son cousin Aḥmad Bey. L’une des personnes présentes s’approcha de lui et lui dit : “Nous aurions aimé que celui qui occupait cette place ne mourût pas. Ayant appris sa mort, rien ne peut nous satisfaire si ce n’est que de vous voir à sa place ” [Cette personne] le prit par la main et l’installa à cette place51. »
34À l’avènement de Muḥammad al-Ṣādiq, ce fut Muṣṭafā Ṣāḥib al-Ṭābi‘ qui appela le souverain à reprendre ses esprits :
« C’est assez de pleurer mon fils […] il faut songer à la mission que Dieu t’a confiée, sache que tu es responsable envers le Très-Haut du bonheur des peuples qu’il a placés sous ta garde52. »
35Une fois reconnus, les beys s’empressaient de garantir le maintien des dignitaires à leurs précédentes fonctions, comme si de rien était, comme si la dawla n’avait pas à s’interrompre ‘Alī Bey maintint les ministres (wuzarā’) de son frère et ses gouverneurs (‘ummāl)53. Son fils Ḥammūda confirma les serviteurs de son père :
« Je n’ai pas pris cette position par une victoire militaire qui m’amènerait à récompenser ceux qui m’ont soutenu […] je vous demande d’agir à mon égard comme vous l’avez fait avec mon père54. »
36À son avènement en 1835, le second fils de Maḥmud, Muṣṭafā, reprit les grandes lignes du discours de Ḥammūda Bāšā :
« Je ne me suis pas emparé de l’autorité les armes à la main. Vous seuls avez permis mon accession au trône Je me considère comme le représentant de mon frère En le servant, vous avez servi notre Maison et j’en tiendrai compte55. »
37Les cérémonies faisaient se rejoindre deux formes de relations des mamelouks avec l’autorité beylicale : durant ces moments de transition, ils profitaient de leur proximité avec les successeurs pour renforcer leurs positions individuelles et, par leur action collective, ils dépersonnalisaient l’autorité pour la perpétuer. Par cette double attitude, par leur grande intimité avec les beys et par leur capacité particulière à se voir déléguer une part de l’autorité beylicale, les mamelouks parvenaient à s’imposer à d’autres groupes de serviteurs, aux scribes et aux hommes de religion.
La primauté acquise sur les scribes et les hommes de religion
Les scribes
38Dans une souple division du travail administratif, les hommes de plume étaient placés aux côtés des princes et dignitaires mamelouks. Ils accompagnaient et surveillaient les dignitaires mamelouks dans leurs charges, dans la rédaction de leurs correspondances, au cours de leurs missions au sein ou au-dehors du pays. En 1795, Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘ inclut son kātib al-Ḥājj Bi al-Ḍiyāf dans son équipée auprès de la Sublime Porte56. En 1830, Muṣṭafā Ṣāḥib al-Ṭābi‘ se rendit à Alger escorté par l’écrivain et jurisconsulte Sulaymān b. ‘Umar al-Maḥjūb57. Les scribes savaient contrôler une majeure partie du processus de mise à l’écrit et de lecture Après l’exécution de Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘, en 1814, le père d’Ibn Abī al-Ḍiyāf échappa à la mort grâce à ses talents de rédaction et de déchiffrage : ce secrétaire particulier maîtrisait l’accès aux comptes et registres de son défunt protecteur. Sûrs de leur utilité, ces lettrés ne doutaient donc pas de leur valeur. Ibn Abī al-Ḍiyāf jugeait que « les gouvernements ont davantage besoin de l’écrivain que du titulaire » du sceau58. Dans une maqāma rédigée au cours du règne de Muḥammad Bey, le bāš kātib Muḥammad al-Aṣram occupait le premier des rangs, quelques paragraphes avant Muṣṭafā Khaznadār ou Ismā‘īl Ṣāḥib al-Ṭābi‘59.
39De grands secrétaires rivalisaient d’influence avec les dignitaires mamelouks auprès des beys. Avec le concours du bāš ḥānba al-Ḥājj Aḥmad b. ‘Umār, le chef de la chancellerie Muḥammad al-Aṣram subjugua Utmān Bey, lors de son court passage au pouvoir fin 181460. À la fin des années 1820, « Mahamoud Lasram61 » suivait pas à pas le bey du camp : le consul Filippi voyait en ce « Baskateb […] du Pacha » un « homme de moyens et d’un grand crédit auprès du Souverain dont il est souvent le Bouffon par ses sorties plaisantes ». Il croyait ne pas se tromper en affirmant qu’il était « là pour surveiller les actions du Généralissime, qui, tout en le traitant avec les plus grandes marques de distinction, ne lui accord[ait] cependant que bien peu ou même point de confiance62 ».
40De façon plus souterraine, ces bons arabisants bénéficiaient d’un enracinement plus profond en province que les dignitaires mamelouks. Le vizir Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘ en avait conscience lorsqu’il comparait sa situation à celle du père d’Ibn Abī al-Ḍiyāf. Après la mort de son maître, il avouait à son secrétaire et confident que plus rien ne l’attachait au pays :
« “Tu es le maître d’une maisonnée [ahl] et d’enfants. Il t’est difficile de les quitter, tu ne sais ce qui leur arrivera. Quant à moi, ce que j’avais de plus cher s’est éteint : Ḥammūda Bāšā. Derrière moi, je n’ai rien laissé qui puisse éveiller ma crainte ” On ajoute que le vizir affirmait à ses compagnons : “C’est lui qui m’empêche de fuir”, désignant son kātib63. »
41Des charges de kātib se transmettaient au sein d’une même famille : parmi les Banū Sandal au xviie siècle, entre des Wislātī au cours du xviiie siècle64, dans la descendance al-Aṣram du règne de ‘Alī Bey jusqu’au milieu du xixe siècle Des secrétaires étaient recrutés « parmi les tribus de l’intérieur » : Muḥammad al-Jandūbī était issu d’une tribu de la région de Souk el Arba, Muḥammad al-Mannā‘ī provenait des Drīd, les Ḍiyāf des Awlād ‘Ūn de Siliana65.
42Malgré ces ancrages au pays, malgré la maîtrise de l’écrit, en dépit d’un contrôle de dignitaires en mission, les lettrés ne contestaient que rarement et avec peine la primauté des mamelouks aux côtés des beys. Le conflit ouvert à la fin du xviiie siècle, entre le vizir Muṣṭafā Khūjā et l’historiographe Ḥammūda b. ‘Abd al-‘Azīz, fut l’un des rares épisodes où une forte rivalité entre un homme de plume et un homme d’épée défraya la chronique Les deux hommes avaient servi ‘Alī Bey : Ḥammūda b. ‘Abd al-‘Azīz avait consacré à ce règne un long manuscrit, le Kitāb al-Bāšī. Sous le règne de Ḥammūda Bāšā – que l’un et l’autre avaient contribué à éduquer.–, tout ou presque était matière à querelles : la vente de production d’olives, la gestion fiscale des caïds66 ou bien l’accès au souverain, « fils de leur éducation ».
« Un beau matin, alors que Ḥammūda Bāšā se trouvait dans la salle du pacha en compagnie du grand vizir Muṣṭafā Khūjā et qu’il ordonnait de baisser un rideau sur la pièce – signe […] que personne ne pouvait entrer – pénétra alors […] le šaykh et ḥājj Ḥammūda b. ‘Abd al-‘Azīz, qui releva le rideau et entra. Il y avait entre les deux hommes une profonde jalousie, un ressentiment violent et notoire Muṣṭafā Khūjā lui demanda comment il pouvait entrer auprès du prince sans autorisation. Il lui répondit : “J’ai craint pour lui la portée de tes avis.”67. »
43La prééminence des dignitaires mamelouks auprès des beys était davantage admise par le bāš kātib, Muḥammad al-Aṣram, non comme une marque d’infériorité des lettrés, mais bien au contraire comme une forme louable de modestie Les serviteurs des beys ne pesaient pas d’un même poids. Les hommes de la dawla l’emportaient sur ceux qui ne participaient pas aux intrigues et se contentaient d’exécuter leurs tâches. Le bāš kātib mobilisa cet argument en 1815 pour plaider auprès du bey la cause de Khālid al-Zuhānī, un des secrétaires placés sous sa tutelle, injustement accusé par le mamelouk Ḥasan Khaznadār d’avoir trop frayé avec Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘, du vivant du vizir :
“ Khālid al-Zuhānī ne fait pas partie des grands [عﻅماء] de la dawla, ni des hommes de dissension, et nombreux sont ceux qui venaient auprès du vizir, mais toi, quelles raisons t’ont poussé à le voir, alors que tu es un homme de la dawla, avec une fonction militaire ? Tu es plus proche de la suspicion et de l’accusation.”68. »
44L’accusation était retournée contre son auteur au motif implicite que l’homme de plume ne faisait que consigner le verbe alors que l’homme d’épée détenait la puissance d’agir.
45Les kuttāb pouvaient aussi se saisir des armes, conduire des troupes. Le secrétaire ‘Abdallāh al-Jandūbī avait sali ses mains à l’exécution du vizir Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘ en 1815, aux côtés du chef des mamelouks Muḥammad Kuḥl al-‘Uyūn69. Le père d’Ibn Abī al-Ḍiyāf se dévoua pour garder de nuit le camp dépêché en 1807 contre les troupes d’Alger. À la tête de deux cents cavaliers makhzaniyya et quatre cents cavaliers de sa tribu (qawm) des Awlād ‘Ūn, il prit la relève du kāhiya Muḥammad b. ‘Alī b.‘Umār70. Mais ces rôles étaient fort limités, comparés aux nombreuses fonctions de lieutenance accordées aux mamelouks. Ces derniers pouvaient, d’ailleurs, être chargés de fonctions de secrétariat en langue turque, au sein du sérail ou dans le divan des janissaires, parmi les khujāt71.
46Du fait de leurs fonctions déterminantes, les mamelouks et les hommes armés au service des beys étaient parfois jugés plus utiles que d’autres agents du makhzen. Ḥammūda Bāšā accordait une grande attention à ses cavaliers. À un gouverneur de la famille b. ‘Ayyād qui était venu se plaindre du comportement de l’un de ces ḥānba, le souverain n’hésita pas à répondre :
Le cavalier « passe la nuit à la belle étoile pour me garder. Je l’envoie à la mort, il y va. Quant à toi, tu es semblable à un commerçant qui achète les fruits sur pied, qui les propose à la vente quand il entrevoit le bénéfice, et les garde dans le cas contraire Il est le gardien des arbres, qu’ils produisent ou pas72 ».
47Abnégation contre modestie, service plein et entier contre une participation prudente à l’autorité : en 1807, le même souverain pardonna plus facilement son lieutenant mamelouk que les autres figures de la maḥalla défaite par les Algérois. « Tous ceux qui revenaient […] enduraient les vifs reproches du bey qui les faisait incarcérer », à l’exception de Ḥamida b. ‘Ayyād, commandant de la maḥalla de l’A‘raḍ, qui fut traité avec respect, et surtout du lieutenant Sulaymān Kāhiya I, vénéré par son maître malgré sa lourde défaite :
« Je n’imagine pas de ta part, de la trahison ou de la lâcheté […] tu fus au service de mon père et tu m’as porté sur tes épaules, quand j’étais enfant. La pudeur m’empêche de te faire endurer ce que j’ai fait subir à d’autres. Il serait donc plus approprié que tu te reposes chez toi par respect et eu égard à tes états de service73. »
48Contrairement à certaines idées reçues, le dignitaire mamelouk n’était donc pas qu’un instrument docile aux mains de son maître, il était parfois préféré aux sujets, aux autres agents du makhzen considérés comme plus malléables que lui. Un secrétaire pouvait être plus respectable du fait de son prestigieux lignage, de ses savoirs, des conseils qu’il prodiguait aux beys, il ne parvenait tout de même pas à s’imposer aux grands mamelouks en termes de compétence militaire et de proximité avec les souverains.
Les hommes de religion
49Une autre forme de dissymétrie distinguait les mamelouks des hommes de religion. Les uns et les autres ne se différenciaient pas en termes de foi (dont la profondeur était bien difficile à mesurer), mais en matière de charisme et de puissance financière Entre la fin du xviiie siècle et le cours du xixe siècle, les lointaines origines chrétiennes de mamelouks issus de la péninsule Italienne, de l’archipel grec ou de Géorgie n’étaient guère brandies de manière ouverte pour moquer ou contester la sincérité religieuse de tel ou tel haut serviteur du bey, ou du moins pas ouvertement. Les cœurs n’avaient pas à être sondés. Seuls les paroles et les gestes pieux importaient. Face à des interlocuteurs européens, des mamelouks souvent montés en grade après leur conversion n’hésitaient pas à démontrer de façon éclatante leur attachement à l’islam. Au milieu du xixe siècle, l’instructeur français Philippe Daumas entendit d’un général du bey, natif d’une contrée géorgienne, cette prédiction assurée :
« La religion du Koran, émanant seule de Dieu, la race musulmane supérieure aux autres se répandra comme un torrent et régénérera l’univers entier74. »
50Au-delà des paroles, des dignitaires mamelouks s’évertuaient surtout à suivre les préceptes de la foi musulmane, parfois sous la conduite des šuyukh. Ismā‘īl Ṣāḥib al-Ṭābi‘ était assidu aux prières et aux invocations, si bien que ses compagnons le surnommaient al-sunnī, l’orthodoxe75. ‘Alī Bey et son vizir d’origine géorgienne, Muṣṭafā Khūjā, respectaient avec un grand scrupule les fêtes de bayram et le ramadan au cours de l’année 1775 : ils ne se résignaient à donner audience au moindre chrétien que plusieurs jours après la célébration des fêtes ; le temps du jeûne rendait le principal ministre « peu accessible » au consul de France76. Les mamelouks les plus modestes sollicitaient des autorisations de leurs maîtres pour se rendre en pèlerinage à La Mecque Une fois revenus, ils ornaient du titre de ḥājj leurs noms d’adoption, de conversion et de service77. Les vizirs replaçaient une partie de leurs fortunes dans des fondations religieuses78. Les favoris se pressaient aux côtés de membres de la maison beylicale dans la confrérie de la Tijāniyya. Aḥmad Zarrūq en faisait encore partie au début du Protectorat, en 188279.
51La pratique religieuse ne constituait donc pas un critère discriminant pour tenir bonne place auprès des beys. Là où les hommes de religion l’emportaient aussi bien sur les mamelouks que sur leurs disciples lettrés, c’était dans la préséance et un semblant de liberté de parole que la respectabilité, le savoir et un certain charisme leur assuraient face aux souverains. Les indices de cette considération étaient nombreux. Le bey Ḥusayn, « ses fils et tous les hauts dignitaires de l’État » payèrent de leur personne pour porter le brancard du šaykh al-islām le jour de ses funérailles en 183180. Les mamelouks s’inclinaient tout autant devant l’aura des saints personnages et des ulémas. Dans les notices biographiques qui complétaient sa chronique, Ibn Abī al-Ḍiyāf l’assurait : Khayr al-Dīn Kāhiya vouait aux ulémas une grande affection, le ministre de la Guerre Muṣṭafā Āġā les « vénérait », le vizir Muṣṭafā Ṣāḥib al-Ṭābi‘ les « aimait » et les « respectait81 ».
52Dans une attitude comparable, le chef des muftis Ibrāhīm al-Riyāḥī se vit prodiguer de grandes marques d’attention par Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘ à l’occasion d’une de ses visites de courtoisie au palais :
quand al-Riyāḥī arriva à la porte de l’appartement ministériel, le vizir « se leva pour le recevoir ; il l’accueillit avec déférence, le fit asseoir à sa place, s’assit devant lui et lui fit mille politesses et compliments. <Bref> <il le traita comme il n’avait l’habitude de ne traiter ni les hommes de science ni les saints personnages>. Il lui parla avec affabilité, puis lui demanda : “Maître [yā sīdī], me serait-il permis de lever sur les contribuables une double dîme […].”82. »
53Un dialogue s’ensuivit jusqu’à ce que le religieux prenne congé du ministre qui, l’entrevue terminée, persistait à prodiguer au šaykh de nouvelles marques de respect et ordonnait à Ibn Abī al-Ḍiyāf de rapporter cette scène à leur maître, le bey.
54Les ulémas étaient non seulement honorés pour leurs dignités, mais surtout pour « ce et ceux » qu’ils représentaient, pour le poids de leur parole à Tunis, pour leurs fonctions de médiation, leur capacité à la fois à représenter une loi divine, à légitimer le gouvernement des hommes et à s’y opposer. À l’exception des mamelouks les plus âgés et les plus vénérés, les ulémas demeuraient les rares sujets de la province à pouvoir chapitrer les beys, à n’avoir aucun mal à s’opposer à leurs moindres désirs. La posture du refus des dignités83 et de la rébellion au pouvoir temporel relevait presque de leurs attributions. En certaines circonstances, ces positions les façonnaient, à l’inverse de ce qui faisait le mamelouk, dans le déni de la dépendance, dans une désobéissance éclairée84. Sous le règne de Ḥammūda Bāšā, le šaykh Muḥammad al-Ṣaffār, dépouillé du bénéfice de sa récolte d’olives par d’autres miliciens, en revenant du cap Bon, contesta la légitimité du bey au cœur même du Bardo, dans l’enceinte du « tribunal » beylical. Il jura ne pouvoir reconnaître l’autorité du bey tant que justice ne lui serait pas rendue Au bāš ḥānba qui l’invitait à s’exprimer, Muḥammad al-Ṣaffār rétorquait, sûr de lui :
« Ton seigneur à toi […]. Quant à moi, je ne reconnaîtrai son autorité que lorsqu’il sera le défenseur de ma religion, de moi-même et de mon bien. Comment pourrais-je reconnaître son autorité alors que ses soldats m’ont dépouillé à proximité de la capitale85 ? »
55Quelques-uns des soldats pilleurs furent exécutés, d’autres exilés et l’argent restitué au šaykh. Les religieux défendaient ce à quoi le corps des mamelouks ne pouvait prétendre : une dignité reconnue de tous, des biens propres et un champ d’action idéalement détaché de la volonté du prince.
56Sortis de leurs domaines de compétences, tout comme quelques dignitaires mamelouks, les šuyūkh se faisaient médiateurs avec les sujets de la province mais aussi avec la Sublime Porte Face à l’agitation des Tunisois contre un projet de conscription militaire début 1837, le bey Muṣṭafā eut recours à son ancien cadi de maḥalla, Muḥammad al-Baḥri, pour entendre les protestataires86. L’année suivante, afin de convaincre les autorités stambouliotes de renoncer à une aide financière régulière de sa modeste province, le bey Aḥmad dépêcha au Levant, sur les conseils avisés de Muṣṭafā Ṣāḥib al-Ṭābi‘, le šaykh Ibrāhīm al-Riyāḥī87. Cette capacité d’ouverture de l’« institution religieuse » sur la société a amené l’historien Leon Carl Brown à douter que l’État beylical puisse être conçu comme un « instrument d’intégration sociale » :
to use modern Western terminology, the state was not the political and legal expression of the nation. The religious institution came closest to filling this role of social integration88.
57Les plus hauts religieux n’étaient pourtant pas extérieurs aux mécanismes étatiques. Ils étaient convoqués pour de grandes décisions. Ils n’étaient pas exclus des efforts de consultation du bey : ils avaient voix au chapitre, refusant d’apporter leur bénédiction à une guerre entre musulmans, comme en 179489, ou se plaçant à l’inverse, en retrait, affirmant une faible compétence en la chose militaire lors du débat sur l’utilité d’un conflit avec les Sardes en 183290.
58Muftis, doctes de la Zitouna, cadis de la maḥalla, du Bardo ou de la ville se rattachaient surtout à la dawla par les revenus, bénéfices et faveurs qu’ils retiraient du trésor beylical : les personnages révérés se voyaient offrir de grandes propriétés (hanšīr), bénéficiaient d’exemptions fiscales, recevaient en gestion de grands habous91. Beaucoup devaient compter sur l’appui des dignitaires mamelouks au cours du xixe siècle pour s’imposer dans une médersa, gravir les échelons de la hiérarchie religieuse, placer des proches dans les rouages du makhzen. Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘ protégea un Ibrāhīm al-Riyāḥī qui, au début de sa carrière, avait « largement dépassé la trentaine » et menait « encore cette vie de l’“aspirant” ès sciences, du tâlib non intégré92 ». Les rentes de habous soutenant sa fondation religieuse faisaient vivre plus d’une centaine de personnes, dont quatre imams, un šaykh de médersa, sept enseignants, soixante étudiants93.
59De façon plus indirecte encore, Khayr al-Dīn fut invité à rendre des services aux šuyūkh. Devenu Premier ministre, le šaykh Ḥammūda Muḥsin lui demanda « de faire entrer un de ses protégés dans l’administration “en vertu, lui dit-il, de votre situation de père et de mon statut de fils gâté”94 ». Muḥammad Bayram V lui adressa pas moins de trois lettres en 1860 pour le versement de son traitement (murattab) et pour que lui soient attribuées quatre zaouïas95. Les ulémas pouvaient en imposer par leur statut, ils avaient comme d’autres sujets à tendre la paume en direction des serviteurs qui avaient fait main basse sur les mannes du beylik.
60Dans ces relations d’interdépendance entre ulémas et mamelouks, le vizirat de Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘ a certainement constitué une époque charnière, au cours des années 1830. Dans sa relation de la rencontre entre le principal ministre et Ibrāhīm al-Riyaḥi, Ibn Abī al-Ḍiyāf ne cachait pas, au-delà des gestes obséquieux, le peu de respect que le Ṣāḥib al-Ṭābi‘ réservait d’habitude aux hommes de foi : « Il le traita comme il n’avait l’habitude de traiter ni les hommes de science ni les saints personnages96 » Le chroniqueur qui prit par la suite le parti d’Aḥmad Bey contre le vizir fut choqué par la ferme attitude que Šākīr adopta à l’égard des figures de la sainte ville de Kairouan en 1834, poussant à leur convocation auprès du bey à Tunis, les faisant longuement patienter à leur retour à la porte de Sousse, éructant contre leur chef de file, l’imam Ṣaddam : « Les gens comme toi, il faudrait leur couper la tête » Ibn Abī al-Ḍiyāf rapporta à l’occasion des paroles prêtées à un agent juif des finances : « Je lis dans nos livres que le mépris pour les savants est un signe qui annonce la ruine de la puissance et de l’autorité97 »
61Le šaykh Muḥammad al-Raṣṣā ne goûta guère la plaisanterie du même ministre qui lui affirmait lui ouvrir grand les portes du bayt al-māl. Le cadi fut offensé :
« Quant à la caisse, elle est entre les mains de l’Āġā qui est plus proche de vous que moi. Vous m’avez nommé comme un témoin-notaire contre lui pour ce qui a trait à ce qu’il perçoit et […] pour ce qu’il dépense Et, étant donné qu’un doute vous est venu à l’esprit, choisissez un autre que moi à partir d’aujourd’hui98. »
62Il démissionna de sa charge Ainsi, un profond déséquilibre s’instaurait entre les capacités financières du serviteur mamelouk et l’honneur que les ulémas et šuyūkh s’attachaient à défendre Ce tour conflictuel pouvait bien sûr s’expliquer par la personnalité cassante de Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘, mais elle renvoyait surtout à des mutations de fond : les ulémas avaient un nouveau rôle à occuper face à des dignitaires mamelouks qui s’emparaient de leviers financiers, des ressources humaines et foncières de la province99.
63Les mamelouks à qui étaient confiées des fonctions d’encadrement militaire et administratif et une certaine influence dans les conseils de gouvernement l’emportaient donc sur les secrétaires et les hommes de religion. À partir de ces charges, ils administraient les biens du beylik et faisaient fortune Ils cumulaient des richesses foncières, financières et des relations de fidélité avec des autochtones et des étrangers à la province Ce sera tout l’objet de la partie suivante que de resituer ces procédés d’enrichissement entre intérêt de la dynastie et intérêts particuliers jusqu’au temps de Muṣṭafā Khaznadār.
S’APPROPRIER LE PAYS
64Au fil de ces passages réussis entre le sérail et l’administration du pays, par dépersonnalisation de l’autorité beylicale, par accumulation de charges, les dignitaires mamelouks ont peu à peu contrôlé les finances des territoires et des réseaux de fidélité. Ce contrôle progressif a suivi l’expansion d’une maison adossée à l’administration beylicale La dynastie husaynide n’a cessé de vouloir faire siennes de multiples sources de revenus, de vastes étendues de patrimoines fonciers et de profonds réseaux de fidélité. Ces appropriations étaient étroitement liées aux dignitaires mamelouks. Ce sont ces processus qu’il s’agit à présent d’examiner en percevant les manières dont les richesses acquises par les mamelouks en sont venues à trouver place ou à se détacher des patrimoines des beys ; en observant la mainmise progressive de ces mamelouks sur les caïdats et sur les relations de clientèles.
Les finances
65Dans des lectures du droit religieux, à l’instar de tout autre ‘abd ou esclave, le mamelouk ne saurait posséder. En théorie, il ne peut qu’être chargé d’affaires. Propriétés « de leurs maîtres », les esclaves ne détiennent « aucun droit légal », aucun gain100, à l’exception d’un pécule précaire et inaliénable constitué, aux yeux des malékites, de dons ou de legs101. À la limite, « il […] est permis [à l’esclave], au nom et par la volonté de son maître, par exemple [de] procéder à des liquidations légales et conclure des contrats » « s’il sert dans un mĀġāsin102 ». Le serviteur peut aussi être hissé à la tête d’opérations commerciales. Il est dit autorisé. Et s’il n’est pas « apte à occuper une magistrature religieuse » ou des « postes laïcs officiels d’autorité », il est toutefois accepté « comme agent subalterne du fisc103 ».
66Des principes à leur application, les maîtres et serviteurs ne semblent avoir retenu et accentué que les rôles de gestionnaires que les esclaves pouvaient endosser. Au regard des normes juridiques et religieuses, les limites et possibilités d’agir des « esclaves » ont été déverrouillées dans la gestion des ressources de la maison husaynide et du beylik. Selon une expression récurrente au fil des registres, le mamelouk est celui qui tient sous sa main (‘alā yad al-mamlūk) telle ou telle dépense du palais et du beylik. C’est en tant que khaznadār, celui qui se charge tout à la fois de l’entretien de la famille du bey, de payer la solde de la milice turque et de conserver le trésor de l’État104. Par ces compétences financières, les mamelouks les plus en cour ont étendu la fortune beylicale, ils ont fait se rejoindre deux pôles financiers : les bases financières de la maison husaynide et les revenus tirés du pays.
67Sans toujours coïncider avec les sphères publique et privée, les domaines du bey et ceux du beylik furent souvent bien départagés dans les mots et l’esprit des souverains ou de leurs agents. Deux trésors étaient constitués au Bardo : le principal, le bayt al-māl, était gardé par un āġā commandant une unité de gardes et, à l’époque de Ḥammūda Bāšā, un trésor intérieur, un kanz, était déposé dans une ġurfa ou chambre souterraine, maintenue sous la surveillance d’un officier mamelouk105. De façon plus nette encore, en 1829, au terme d’une crise financière engendrée par des ventes d’huile, affaires privées et affaires d’État étaient volontairement délimitées. Le vizir Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘ rappela que le responsable de la déroute, Ḥusayn Bāš-Mamlūk « avait emprunté pour lui personnellement, non pour le gouvernement ».
68C’est dans la manipulation quotidienne des deniers que les degrés d’appropriation s’interpénétraient. Il n’y avait alors pas confusion des catégories mais accommodements. Des dépenses de beys étaient consignées dans des registres de mamelouks aujourd’hui conservés dans les archives d’État. Les biens et propriétés circulaient de main en main et de façon ordonnée : dans un écrit de l’été 1863, il était ainsi rappelé que l’ensemble des biens du défunt Muḥammad Bey étaient devenus des biens de la dawla, à l’exception de ceux de Hammam-Lif et d’une propriété devant le Bardo revenant au vizir Muṣṭafā Khaznadār106.
69L’exercice de la moindre dignité ouvrait la voie à une activité commerciale ou à un bénéfice Les charges enrichissaient leurs titulaires sans que les souverains y trouvent à redire Plus le serviteur était haut placé, plus il pouvait tirer les fruits de sa position. Sous le règne d’Aḥmad Bey, Khayr al-Dīn investit des ressources accumulées par des caïds dans des opérations financières et commerciales montées pour son propre compte107. Les hommes du bey allèrent jusqu’à monnayer leur influence auprès de leur employeur : en 1892, dans l’introduction à une note de l’administration française, il était rappelé que le général Ḥusayn avait passé un contrat avec le « Gouvernement Tunisien », par lequel il se chargeait de « faire fructifier les oliviers de Jugar », « moyennant une rétribution consistant en une partie de la récolte108 ». L’« esclave » des juristes réduit à un rôle restreint de gestion apparaissait ici comme une illusion théorique Sans que les normes juridiques s’effacent ou que les distinctions entre affaires du gouvernement et affaires privées s’estompent, les mamelouks asservis ou affranchis des beys de Tunis parvenaient à agir en s’enrichissant et en renforçant l’emprise beylicale.
70Les fortunes mameloukes entre les mains de Muṣṭafā Khūjā, Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘, Ḥusayn Bāš-Mamlūk, Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘ puis Muṣṭafā Khaznadār se sont en effet constituées en un moment de profonde transformation des conceptions de l’enrichissement. La maison de Ḥusayn b. ‘Alī – qui se voulait modeste au cours du xviiie siècle – s’afficha, à partir du règne d’Aḥmad Bey, dans des habits monarchiques et militarisés. Les beys du temps des réformes entendaient tenir leur rang face aux souverains européens dans un dialogue en apparence équilibré entre entités méditerranéennes.
71Sous les règnes de ‘Alī Bey, puis de Ḥammūda Bāšā, le premier vizir mamelouk à faire étalage d’une certaine puissance financière, Muṣṭafā Khūjā, disposait d’un rôle important dans la gestion des dépenses du bey109. Fait notable, il ne concevait pas ses propres ressources comme détachées des intérêts du beylik : en 1795, lors de son arrivée triomphale à Tripoli, après la reconquête de Djerba, le vizir versa 4 000 maḥbūb110 en gratifications (iḥsān) à ses propres troupes, somme qu’il inscrivit dans un registre des dépenses entreposé par la suite dans la bayt al-khaznadār111.
72Son rival et successeur Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘ porta à un plus haut point encore le patrimoine que pouvait se constituer un vizir. Il diversifia les sources de sa fortune : contrôle des exportations ; commerce dans le pays et avec le centre de l’empire112 ; achats et ventes de laines, de blé et d’huile113 ; courses et trafics de captifs114 ; extension de la pratique du qirāḍ ou de la société en commandites en une pyramide de crédits115. Tout y passait jusqu’à ce que le Ṣāḥib al-Ṭābi‘ soit en position de dominer le négoce du pays. Dans ses efforts, le vizir calquait sa stratégie commerciale sur la politique économique de la province Selon Sadok Boubaker, il concevait cette politique « comme un régisseur qui aurait régi au nom et place de son “majeur” dans le cadre d’une entreprise commerciale116 ». Cette accumulation n’était cependant pas infinie Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘ ne tenait pas à confondre ses comptes avec ceux du beylik : il formula le souhait que ses participations publiques ne soient pas inscrites dans les comptes de la dawla117. Mais l’édifice financier du vizir s’effondra à sa mort. Par la force du patronage, les richesses du garde des Sceaux revinrent aux parents et descendants de son maître118.
73Dans les années 1820, l’exercice du pouvoir par Ḥusayn Bāš-Mamlūk marqua, d’après la chronique d’Ibn Abī al-Ḍiyāf, un tournant dans l’exposition de fortunes au sein du Bardo. Distingué par le bey Ḥusayn qui lui confia en un premier temps la maîtrise de la gestion du palais, le favori parut céder à tous les caprices de ses maîtres et maîtresses une fois qu’il fut installé au vizirat. Ibn Abī al-Ḍiyāf data le déclin de la province de cette période, des années 1824-1825, avant même que n’éclate l’affaire des huiles. Dans une veine toute « khaldounienne », il recensa les motifs et symptômes d’une riche décadence : dévaluations monétaires, monopole de l’État sur le commerce de l’huile, iniquités fiscales et dépenses d’apparat… L’autorité n’était plus exercée dans l’intérêt des sujets, mais des puissants.
74Au début des années 1830, Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘ tenta un temps d’assainir les finances provinciales et d’y imposer de nouvelles limites. Le vizir n’accepta d’assumer le contrôle des deniers beylicaux qu’à condition que ses vues soient suivies dans la gestion des recettes et débours du beylik. Le bey Ḥusayn lui « donna carte blanche » et, de fait, le vizir étendit sa haute main sur les dépenses particulières des membres de la dynastie Le vizir chercha à réfréner les désirs de ses maîtres :
« Le fils aîné du bey lui ayant demandé de changer la selle qu’il devait utiliser le jour du départ du bey pour Ḥammām Lif, jour qui était marqué par un cortège fastueux, il lui répondit : “Monseigneur, cette selle te suffira.” Et lui ayant refusé ce que le prince lui demandait, il ajouta : “Ton père a des dettes envers les négociants. Le véritable faste consiste à être pur de toute dette ”119. »
75Restreignant les dépenses et tentant d’accroître les recettes du bey, le ministre remédia surtout à la crise des huiles en agglomérant les fonds venus de tous les horizons possibles et imaginables, étendant ce faisant son emprise sur des flux monétaires. Des sommes considérables furent levées à Sousse, Monastir, Mahdia, Sfax et les environs. Les notables du makhzen se distinguèrent par leurs dons plus ou moins intéressés. Le vizir put surtout prendre « une certaine somme sur la cassette personnelle du bey120 ».
76Fort de sa maîtrise des rouages financiers, le dignitaire suivit le chemin déjà emprunté par Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘. De nouveau, les efforts, la sĀġācité d’un favori pour réinscrire la province dans les voies de la prospérité lui promettaient de considérables perspectives d’enrichissement. De nouveau, la recherche de l’intérêt du pays ouvrait au principal serviteur chargé d’affaires les réseaux et ressorts du beylik. Mabrouk Jebahi a suivi ce parcours ascensionnel engagé bien avant l’accès au vizirat. Dès les années 1821-1822, Šākīr disposait de près de 6 mawāšī, soit près de 60 hectares121 en iltizām ou affermage122 dans un hanšīr123 près de Béja, correspondant à 46 qafīz124 de blé et 23 qafīz d’orge À partir de 1823-1824, la ġāba125 de Grombalia et son pressoir lui rapportaient 6 000 maṭr126 d’huile à commercer. Les années suivantes, il pouvait acquérir trois boutiques dans le Sūq al-Jadīd, jouir de la ġāba de Muḥammadiyya, de celle de Tunis, d’une série de lazma, de hanšīr et d’une belle demeure à Msaken.
77Devenu vizir, Šākīr tira encore plus partie de ces fonctions. L’ittifāq, un accord entre le ministre et des prétendants aux fonctions de caïds, rapportait des sommes conséquentes, le double de ce qui était versé avant la crise des huiles127. Les ponctions sur les revenus fiscaux s’ajoutaient aux produits des affermages. Les hommes de troupes défendaient les intérêts de leur protecteur : Qāra Muḥammad Āġā, nommé colonel (amīr alay) de l’armée régulière, se chargeait des affaires personnelles du vizir dans la région128. Le dignitaire-entrepreneur s’enrichissait aussi dans le négoce des produits de l’agriculture, des céréales, des laines, des chéchias. Des qirāḍ liaient ce commanditaire à une série d’associés à Djerba, dans l’A‘rāḍ, à Sfax, dans le Sahel et à Tunis129. Le réseau de ses affaires s’étendait à Istanbul130, Smyrne, Alexandrie, Tripoli, Livourne131, Marseille.
78Mais l’enrichissement du serviteur et l’intérêt de ses maîtres pouvaient-ils toujours être conciliés ? La fortune d’un particulier et le patrimoine d’une maison dynastique pouvaient-ils se rejoindre sans accroc ? Le conflit n’avait pas lieu d’être tant que l’enrichi considérait ses biens comme ceux de son maître Or les conceptions propres de Šākīr en ce domaine semblaient changeantes selon les sources consultées. Dans une lettre du 24.décembre 1830, le vizir rappelait à son mamelouk Muḥammad que « l’ensemble de notre argent appartient à notre maître » et que « nous ne possédons que ce que nous mangeons dans nos plats ébréchés132 ». Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘ fut néanmoins pris en défaut d’humilité au terme de sa carrière, avant son exécution. Au début d’un échange avec Muṣṭafā Ṣāḥib al-Ṭābi‘ en présence d’Ibn Abī al-Ḍiyāf, il se serait attribué des richesses à titre personnel :
79« Je rassemble de l’argent [pour constituer le trésor du pays], et vous le dissipez [pour acheter ce dont vous et vos enfants avez envie], et quand vous avez besoin d’argent vous en réclamez sur ma fortune personnelle133. »
80Après avoir acquis le contrôle des finances du beylik et la maîtrise de certains de ses secteurs de production et de commerce, Šākīr revendiquait, selon Ibn Abī al-Ḍiyāf, une autonomie de patrimoine Son interlocuteur l’invitait sans succès à la modestie Le vizir serait mort de ne pas avoir su s’incliner face à ses maîtres. Son empire matériel se disloqua aussi vite que celui de Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘. Ses biens furent pour partie confisqués134. À l’inverse, un dignitaire mamelouk contemporain de Šākīr, Muṣṭafā Ṣāḥib al-Ṭābi‘ se maintint dans une sage position de dépendance, au second rang des possédants. Il acquit des terres, s’intéressa au négoce de blé ou de chéchias135 sans s’enrichir outre mesure Pour reprendre les termes respectueux d’Ibn Abī al-Ḍiyāf, sa générosité, son empressement à rendre service à son prochain l’empêchèrent de faire fortune « à l’instar de ses semblables ». Vers la fin de sa vie, Muṣṭafā Ṣāḥib al-Ṭābi‘ s’endetta. Il dut compter sur le secours de Muṣṭafā Khaznadār136.
81En une nouvelle étape, au temps des réformes, le vizirat du Khaznadār renforça et surpassa les tendances déjà entraperçues dans les pages précédentes. Le favori tenta parfois de contenir les dépenses militaires à la manière d’un Šākīr qui limitait les fastes du Bardo. Mais le plus souvent, tout comme Ḥusayn Khūjā, il voulut assouvir plus que de raison, les désirs de représentation de ses maîtres en une dernière phase de pleine croissance, voire de dérèglement des ressources du beylik. L’intérêt des sujets parut de plus en plus sacrifié aux ambitions des dignitaires du palais.
82Comme ses prédécesseurs, Muṣṭafā Khaznadār édifia sa fortune tout au long de son ascension, par le négoce, l’appropriation de terres, la fructification d’influences qu’ouvrait l’accès aux dignités. À la différence de ses prédécesseurs, il parvint à préserver un patrimoine personnel considérable Le Khaznadār ne fut ni exécuté ni dépouillé de l’intégralité de ses biens : il subit une disgrâce, dut restituer une partie de ses richesses, laissant derrière lui une descendance liée à la famille beylicale La disgrâce du Khaznadār marqua un seuil dans l’accumulation parallèle d’une fortune beylicale et de fortunes privées. La relation entre extension de la puissance financière du beylik et enrichissements de dignitaires mamelouks, qui reposait à la fois sur une conception lâche des fonctions administratives du ‘abd, sur une transformation de la relation de la maison beylicale au faste, sur un renforcement de la puissance des vizirs, n’allait plus de soi.
83Cependant, avant cette dernière phase de déconnexion entre intérêt dynastique et intérêt particulier, les dignitaires mamelouks ont aussi accentué leur emprise financière et leurs accumulations de charges par le contrôle des caïdats et l’acquisition d’une influence certaine sur les processus de nomination de ces gouverneurs, des environs de Tabarka aux voisinages de la province de Tripoli. Par un processus de mise en relation avec les hommes du beylik et de reformulation de la légitimité des pouvoirs locaux non plus par le biais des sujets, mais plutôt à partir du Bardo137, des mamelouks ont pris pied dans les pays de la province Leurs hommes et candidats du cru ont relayé leur autorité.
Le territoire
L’emprise sur les caïdats
84De lointaine origine hafside, l’institution du caïdat s’est renforcée sous les Mouradites puis les Husaynides138. Assistés d’adjoints (khalīfa), dotés de compétences juridiques139, les caïds ou ‘ummāl servaient d’intermédiaires avec les beys, ils devaient en faire respecter l’autorité et assurer l’ordre140. Au cours de l’ère ottomane, les caïdats ne furent pas circonscrits selon les seules bases géographiques, mais selon des modes d’appartenance : des unités urbaines étaient distinguées d’unités rurales, des ensembles sédentaires détachés de regroupements tribaux, des caïdats d’affermage étaient différenciés de caïdats militaires dans l’intérieur du pays141.
85Au xixe siècle, selon Ibn Abī al-Ḍiyāf, une hiérarchie plaçait au sommet de l’administration locale les charges nobles (al-khiṭāṭ al-nabīha) de hauts gouverneurs de villes moyennes telles que Monastir, Sfax, Kairouan, bénéficiant du titre de wuzarā’ al-‘ummāl. Venaient ensuite, un rang en dessous, les caïds des campagnes et des régions142. Des dissociations et des regroupements constants de caïdats rendaient bien délicate une cartographie stable de ces gouvernements locaux143. Le consul sarde Filippi avançait le nombre de trente-quatre « kaiteries » ou « fermiers de province » à la fin des années 1820. En 1875, le nombre de caïdats s’élevait à cinquante-trois, il était différencié du nombre de gouverneurs qui s’élevait à trente-neuf. Plusieurs d’entre eux administrant plus d’une région ou d’une tribu144. Les découpages étant plus qu’incertains d’un temps à l’autre et les relevés nominaux pouvant se révéler plus que fastidieux dans une multitude de registres, il ne s’agira pas ici d’aboutir à des listes exhaustives et fixes, mais de pointer des tendances, des tournants dans l’avancée des mamelouks aux fonctions de caïds et dans les processus de nomination jusqu’au milieu du xixe siècle.
86Pour le règne de Ḥammūda Bāšā et pour les caïdats militaires de l’intérieur, Ibn Abī al-Ḍiyāf décrit de façon catégorique un processus de nominations entièrement contrôlées par le souverain, qui « ne désignait jamais un gouverneur issu de la tribu, de peur qu’il ne favorisât ses proches », congédiait tous ceux « dont les administrés se plaignaient unanimement » et nommait « la plupart de ses gouverneurs chez les nomades » « parmi les chaouchs et les odabachis » témoins du tranchant de sa justice Dans les choix de leurs maîtres, les ministres jouaient un rôle second, mais certain : ils étaient informés sur les caïds et les sujets de la province par des notables bien en cour145. Des ‘ummāl, tenant à leurs fonctions, se maintenaient dans la proximité du principal vizir : le ‘āmil du cap Bon, Rajab b. ‘Ayyād, était un des compagnons (aṣḥāb) de Muṣṭafā Khūjā146, celui de Béja, le ḥājj Farjal Jūz, recevait du même vizir un fort soutien147. C’est cependant sous l’autorité de ce même bey que se mit en place la procédure de l’ittifāq qui accrut le rôle des vizirs les plus en grâce dans le choix des caïds.
87L’ittifāq qui liait un vizir et un candidat au caïdat se substitua à l’iltizām, un affermage des charges que Ḥammūda Bāšā jugeait miné par trop d’inconvénients fiscaux. Alors que l’iltizām se concluait sous le regard de témoins dans la salle de justice du bey, l’ittifāq se négociait en secret entre un postulant et un vizir, en un premier temps en présence de Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘, chargé par le bey des transactions initiales. Le caïd, nommé pour un an renouvelable, versait une somme variant selon la richesse de sa zone d’affectation. Il y ajoutait un pécule proportionnel, souvent d’un dixième, la lafḍiya, versée au vizir. Ce mode de nomination par médiation offrait de facto une grande influence et une nouvelle voie d’enrichissement à Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘. Les gains de la dawla et du dignitaire mamelouk s’entremêlaient : les sommes de l’ittifāq étaient reportées sur des registres du palais d’abord tenus par Ḍiyāf père, puis par le fils sous le contrôle de Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘148.
88Si les dignitaires mamelouks gagnèrent un poids croissant dans le processus de nomination des caïds, leurs congénères plus modestes ne parurent pas majoritaires en nombre dans ce corps d’administration entre le xviiie siècle et les trois premières décennies du xixe siècle Selon Mohamed Hedi Chérif, « une bonne partie des caïds fermiers, obtenant les charges publiques grâce à leur argent et à leur savoir-faire, étaient des indigènes » dès le xviie siècle La tendance s’accentua au siècle suivant, avec l’émergence de dynasties de caïds bien ancrés dans leur pays (b. ‘Ayyād, Jallūlī, Murābiṭ…). La seconde catégorie des caïds « à caractères et à fonctions militaires prédominants mit peut-être davantage de temps pour être “tunisifiée” » ou pour le moins à s’enraciner dans la province Il aura fallu attendre la première moitié du xviiie siècle pour que « l’immense majorité des caïds de l’intérieur du pays » soient « recrutés sur place, parmi les fils des grandes familles locales dont le bey voulait s’attacher les services149. »
89Dans la seconde moitié de ce siècle, au temps de ‘Alī Bey, entre 1754 et 1768, aucun mamelouk ne figure parmi l’ensemble des caïds d’affermage de Djerba, Kairouan, Bizerte : selon les recensions opérées par Saloua Houidi, l’île de Djerba est dominée à partir de 1758 par les b. ‘Ayyād et Kairouan par les Murābiṭ. Les serviteurs mamelouks du bey semblent plus nombreux dans les caïdats militaires, sans pour autant que les composantes de leurs noms indiquent toujours et de façon formelle leur niveau de dépendance : le Kef est tenu par Ismā ‘īl Kāhiya en 1758-1759 ; dans al-A‘raḍ, ‘Alī al-Jazīrī150 succède entre 1756 et 1763 à Rajab Mami, l’un des mawali de ‘Alī Bāšā. Dans le Djérid, le caïdat de Tozeur revient à ‘Alī b. Dalhūm al-Mamlūk pour une période équivalente et celui de Gafsa est administré par un certain Khayr al-Dīn, à deux reprises entre 1758-1760 et 1764-1766151. Les mamelouks sont donc assignés, pour une année à une décennie, à des zones périphériques, moins faciles à administrer que les régions littorales. Sous le règne de Ḥammūda Bāšā, les hommes du palais continuent à être placés à la tête de tribus : ‘Alī al-Mamlūk est caïd des Banū Rizq autour de 1776152 ; ‘Utmān al-Mamlūk est en charge des Awlād ‘Ūn vers 1797153. Ces caïds ne furent pas toujours surimposés : Sulaymān Kāhiya II, qui voulait se démettre de l’administration des Awlād Bū Sālim en proie à d’incessantes querelles, revint sur sa décision par l’intervention de notables de ce lignage et l’entremise du père d’Ibn Abī al-Ḍiyāf154.
90Au début des années 1820, les caïds mamelouks restaient encore minoritaires dans une liste nominative de notables recevant des jabāyb : le deuxième de la liste, Ismā‘īl Āġā, était doté du titre de caïd, le mamelouk Šākīr était dit « caïd des Tripolitains » de la province de Tunis155. L’équilibre ne se modifia de façon conséquente qu’avec le vizirat de Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘. Le consul de France, Deval, signala en juin.1833 que les caïds de « deux tribus arabes les plus considérables » avaient « été déposés et remplacés par des mamelucks, dont l’un est le Sahab Tapa lui-même qui s’est fait nommé gouverneur de la province156 ». Trois ans plus tard, le bey Muṣṭafā nommait son vizir « gouverneur de la côte et de toute la partie méridionale de la Régence157 ». Le partage implicite entre confins à tenir par des gens d’armes et littoraux à exploiter par des familles makhzéniennes était rompu en faveur d’un dignitaire mamelouk.
91Cette brusque concentration de caïdats entre les mains d’un serviteur du bey ne fut pas motivée par une volonté pure et simple de puissance sur des entités locales, mais par souci affiché d’efficacité administrative et dans le but de mettre fin aux abus de représentants locaux de l’autorité. Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘ reprit en main cet échelon d’autorité à la demande du bey Ḥusayn qui avait reçu des plaintes de consuls européens contre des gouverneurs du Sahel. Le vizir se rendit en 1832 dans cette riche région, il disgracia des caïds de Sousse et de Monastir, deux b. ‘Ayyād épinglés pour conduite « arbitraire et vexatoire158 ».
92Consulté par ses maîtres sur des nominations à venir, Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘ plaça ses créatures et sa notable personne à la tête des caïdats du « pays utile ». Le vizir imposa ses candidats au bey Ḥusayn : en mars.1832, il appuya Muḥammad al-Jandūbī, un secrétaire de Maḥmūd Bey promu caïd des Tripolitains159. Deux mois plus tard, déclinant le nom d’Aḥmad al-Turkī proposé par son maître, il avança Muḥammad Balhawān parmi les Awlād ‘Ūn qui se plaignaient de leur précédent caïd160. À quatre semaines d’intervalle, il parvint à faire désigner Sulaymān Abiyāḍ chez les Swāsī, alléguant que ce dernier vivait parmi eux161.
93Le vizir avait recours aux caïds afin de promouvoir ses intérêts personnels : autour de 1835, une partie de son bétail était tenu par le caïd des Mājar, Aḥmad al-Balṭī162. Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘ s’assura le contrôle de villes côtières et de la région du Kef par voies directe et indirecte En 1837, d’après le consul Schwebel, « les Kaïds ou Khliffa à Sfax, Sousse, la Médie, Monastère et au Keff » avaient pour point commun d’être des « créatures de Chakir ». En conséquence, sa fin abrupte entraîna leur chute immédiate La concentration de caïdats entre les mains de mamelouks n’en fut pas moins maintenue : les gouverneurs démis et leurs adjoints furent « remplacés par des mamelouks de Sidi Hamed [Aḥmad], fils du bey163 ». Un des serviteurs de son père, .asan, fut connu tout au long de sa vie par son laqab de ‘Āmil Monastir164. Principale créature de Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘, Muḥammad Khaznadār fut nommé caïd de Sousse de la fin des années 1830 à 1865 et de Monastir de 1850 à 1861-1862165 : d’après Ibn Abī al-Ḍiyāf, « il mena avec les sujets la voie de la justice […] tant et si bien que le bey l’appelait en son absence : “Le cadi de Sousse”166 ». Autre fidèle élevé par Muṣṭafā Bey et distingué par le fils, Muṣṭafā Āġā démontra de grandes aptitudes à administrer les tribus avec souplesse167. Un quatrième homme déjà au service de son père et parent par alliance du prince, Muḥammad Rašīd, fut maintenu à la tête de l’A‘rāḍ lors d’une maḥalla du souverain au début des années 1840168. Un mamelouk beaucoup plus proche de l’oncle du souverain169, Aḥmad Zarrūq, fut, pour sa part, envoyé dans le Djérid vers 1849 jusqu’en 1856.
94L’action de ce gouverneur dans cette région méridionale a donné lieu à une étude lumineuse d’Abdelhamid Hénia qui y démontre comment l’unification de l’autorité entre les mains de ce caïd du Djérid a constitué le préalable indispensable d’une « réforme radicale » du « système d’imposition » et de représentation des sujets170. Une fois nommé, Aḥmad Zarrūq a établi des normes et critères dépourvus de toute spécificité régionale pour répartir l’impôt. Dans chacune des localités du Djérid, il s’est appuyé sur des khalīfa, des notables autochtones peu à peu assimilés à des « fonctionnaires », qui présidaient et dominaient des conseils de jamā‘a171 :
« Réduits à leurs simples fonctions administratives, [ces conseils] ne constitu[ai]ent plus un champ de lutte pour le pouvoir entre famille et groupes ethniques. Aucune hiérarchie ne subsiste au sein de ces conseils. Tous les groupes ethniques y sont désormais représentés sur le même pied d’égalité. »
95Abdelhamid Hénia a perçu dans ce phénomène de « dégradation sociale » une des marques de l’« ankylose » du Djérid sous la responsabilité majeure du beylik, autrement dit un « blocage des structures [qui] a mis en cause toute la prospérité de la région172 ». Un agent mamelouk enclenchait un processus de centralisation et de « nivellement », si ce n’est d’homogénéisation de groupes locaux.
96Le recours à des caïds mamelouks atteignit donc un degré supérieur à partir du vizirat de Šākīr, puis du règne d’Aḥmad Bey. Ces hommes consolidaient l’emprise du beylik sur les ressources fiscales. Ils contribuaient à renforcer la puissance financière de dignitaires du Bardo. La vénalité des charges en théorie abolie sous ce souverain, de nouvelles formes de contribution furent conçues pour le grand profit de Muṣṭafā Khaznadār par des cadeaux, des ventes « sous couvert de créances fictives173 ». De la sorte, il n’était pas mis fin aux excès. Les formes de prévarication, les abus d’autorité étaient encadrés, concentrés au bénéfice d’une maison beylicale élargie par ses serviteurs, parents et alliés. Accumulation de dignités, emprise sur les finances, maîtrise accrue des hiérarchies caïdales (des khalīfa aux cercles de notables) ont enfin facilité d’autres formes de pénétration du territoire par la maison beylicale : les appropriations foncières du pays.
Attachés à la terre
97Autant que pour les caïdats, la recension et la localisation exhaustives de l’ensemble des biens fonciers tenus par les mamelouks constitueraient pour la fin du xviiie et le cours du xixe siècle un travail en soi, une recherche d’autant plus délicate que les archives sont fragmentaires pour l’ensemble des possessions et allusives quant aux lieux-dits et à leurs emplacements. Dans un effort maintenu pour sortir des palais et se diriger vers l’intérieur du pays, il faut malgré tout mentionner l’importance que revêt la terre au cours du xixe siècle, sa place dans les efforts de renforcement et de cohésion de la maison beylicale Il faut là encore éclairer ce que les processus d’appropriation démontrent des formes de construction d’un gouvernement non cantonné dans une neutralité fictive, non détaché des intérêts individuels mais animé d’une voracité matérielle qui, en abaissant les chefs d’autres lignages, aura abouti à faire des beys, puis de leurs agents, les principaux distributeurs de ressources, dans une économie agraire pour l’essentiel.
98Ne suffisant pas à faire vivre son homme au xve siècle, source principale de revenus au fil du xixe siècle, la terre, comme l’a démontré Abdelhamid Hénia, a changé de position à long terme dans les « stratégies sociales » déployées par les Tunisois. Dans la deuxième décennie du xixe siècle, « l’engouement pour l’appropriation des boutiques commen[ça] à céder petit à petit la place à un autre surtout orienté vers l’acquisition des olivettes174 ». Trois décennies plus tard, au milieu de ce siècle, la soif de terres agricoles se confirma avec la fin du « monopole » musulman sur le droit de propriété, au détriment des « revenus procurés » par la rente urbaine175. Selon A. Kassab, cet attrait correspondit à de plus large distributions de domaines dans l’entourage des beys, parmi les dignitaires du Bardo :
« Dès le règne de Mohammed Bey le nombre de henchirs beylicaux diminue et la fortune foncière des gens qui peuplent la cour : favoris, ministres, caids, bach-hamba (El Bahri par exemple à Béjà et à Mateur), celle de l’aristocratie civile et religieuse devient impressionnante »
99Le fait majeur à partir du temps des réformes résida dans la plus grande consistance des patrimoines tenus par des dignitaires mamelouks qui ne se contentaient plus de rivaliser avec les fortunes de lignages makhzéniens. Le vizir Muṣṭafā Ṣāḥib al-Ṭābi‘ accumulait à son nom une petite maison de campagne (barīj), six terrains (dits arḍ), trois jardins (sāniya) dont celui des « raisins » à al-‘Abdalliya176. À la mi-avril 1840, la lettre de l’un de ses serviteurs était jointe à deux titres de propriété (rusūm) acquis sur l’héritage du défunt Sī Maḥmūd al-Jallūlī et compris dans une somme totale de 5 096 piastres177. Durant la même période, entre mai et juillet 1840, le ministre de la Guerre Muṣṭafā Āġā employait dans sa sāniya, dite de l’āġā, 30 travailleurs et gardiens (wardiyān)178. Dans l’ensemble, d’après Jean Ganiage, « presque toutes les terres et les olivettes de la plaine de Tunis appartenaient aux dignitaires du Bardo » : en 1847, Muṣṭafā Khaznadār obtenait d’Aḥmad Bey le hanšir Gafour d’une superficie de 48.000 hectares. Au début des années 1870, les revenus des propriétés du défunt général Rašīd étaient estimés à 46.029 piastres179. En 1874, le général Khayr al-Dīn se voyait attribuer des mains de Muḥammad al-Ṣādiq Bāšā Bey le fameux domaine de l’Enfida étendu sur 100 000 hectares180. Ce dernier souverain entérina donc un mouvement de décomposition du domaine husaynide enclenché par ses prédécesseurs181.
100Le patrimoine agrandi autour de la maison beylicale à force de gains, d’achats ou de confiscations se fragmentait au cours d’une seconde étape, afin d’intensifier les liens de fidélité entre maîtres et serviteurs, mais au risque d’aviver des rivalités entre agents des souverains. Il n’y eut peut-être pas de meilleure illustration concrète de cette volonté de refonder un espace commun et de ses effets pervers que l’ambitieux projet d’urbanisation de La Goulette ébauché sous ce même souverain. Approuvé par un décret daté du 15 mars 1864 (6 šawwāl 1280), le plan faisait jaillir des rues et des places aux noms de beys, d’emplacements géographiques (rue de Tunis, rue Sidi-Bou-Saïd) et de serviteurs mamelouks : la place Ḥusayniyya était ainsi suivie d’une rue du « ministre Mostafa » et d’une rue « Khaïr ed-Dine182 ». Le projet réveillait aussi de violentes compétitions autour des terrains de la cité portuaire : le général Ḥusayn eut à ce sujet une très vive discussion avec Muṣṭafā Khaznadār qui était revenu en partie sur sa décision de lui transmettre un grand terrain, hors du fort de La Goulette183.
101Accumulation, redistributions, associations et divisions : sur un plus vaste domaine et à l’inverse du distinguo que R. Hunter croyait déceler entre des pachas contrôlant directement la terre du Caire et des beys tunisois intervenant surtout par la fiscalité184, ces mutations ressemblaient à la stratégie d’intégration des élites et d’intéressement foncier conçue en Égypte par Muḥammad ‘Alī et ses successeurs185. Au Caire comme à Tunis, les maisons dynastiques ne renonçaient donc pas à leurs larges volontés d’appropriation. Elles concentraient les biens et associaient leurs agents à un large partage.
102Certains auteurs ont voulu voir dans ces concentrations-redistributions des processus facilitant l’appropriation coloniale186. D’autres ont souligné les convergences d’intérêts entre élites citadines et puissance protectrice française au détriment du monde rural187. Sans se projeter si loin, il s’est agi ici d’éclairer, par l’examen des formes de concentration foncière et de redistribution de propriétés privées, un mode particulier de construction de l’État et des élites, où les intérêts du beylik et les intérêts particuliers de mamelouks furent souvent partagés. Ces interactions que l’on perçoit dans la gestion des finances, dans les nominations aux caïdats affectent aussi la constitution de relations de clientèle : en ce domaine, les mamelouks ne cessent d’élargir leurs cercles d’influence.
Les hommes
103Un lien de clientèle se conçoit sous deux angles : d’abord, en tant que relation de dépendance d’un serviteur à son maître, ensuite, comme échange réciproque de services entre le protecteur et son client. Ces dissymétries, ces réciprocités, les mots des sources arabes du beylik les épousent. Bien souvent, le chef de clientèle est en effet honoré du titre de mawlā, de maître188. C’est aussi un wajīh, un homme d’influence, qui intervient en faveur de ceux qui le lui demandent189. Le client, pour sa part, oscille entre les qualificatifs impersonnels de ‘abd, tābi‘, khādim (suivant/serviteur) et des marques plus affectueuses telles que muḥibb190 et ibn. Certains peuvent d’ailleurs s’attribuer les deux formes de présentation191 et aller jusqu’à se qualifier de mamelouk lors même qu’ils n’en ont pas connu les premiers parcours de dépendance192. Réinsérés dans un plus large ensemble, ces liens déséquilibrés entre deux hommes s’imbriquent de surcroît dans d’autres relations, au gré des positions acquises par le patron et son protégé, puisque le tābi‘ de l’un est appelé à devenir le mawlā d’un autre Et dans ces relations, les mamelouks des beys occupent des places de choix.
104Protagonistes et observateurs des jeux d’influence avaient une conscience aigüe de la nécessité de se constituer un réseau d’alliés et d’obligés. Un mamelouk de tribu, le caïd Ḥasan, était allé très loin pour faire ressentir la nécessité de nouer des liens avec ses congénères. Ce serviteur de Murād II (1666-1675) n’a pas vu dans la recherche d’influence sociale un vecteur d’enrichissement ou un moyen de consolider une autorité. À ces descendants, il aurait présenté cet effort comme une des seules manières d’asseoir et de dédoubler des liens de parenté pour des mamelouks et des hommes extirpés de leurs foyers et de leurs familles d’origine :
« Nous ne sommes pas dans une place forte à laquelle l’ascendance servirait de mur de soutènement […]. Il appartient au sage parmi vous de se créer lui-même une place forte semblable au lien de l’ascendance en s’attachant les hommes, en fraternisant avec eux, en gagnant leur sympathie par des largesses, en faisant semblant d’ignorer les défauts et en pardonnant les faux pas193. »
105Proches des plus puissants hommes du pays, promis à des ascensions qui peuvent les propulser du rang de simple créature à celui de vizir, ces serviteurs, qui peuvent se retrouver au sommet d’une pyramide plus ou moins large de clients, aident à comprendre comment des liens de dépendance s’élargissent vers le bey et ses agents. Il s’agit alors de montrer, comme pour la gestion des finances, comme pour l’administration des caïdats, comment et jusqu’à quel point les intérêts particuliers et l’intérêt du beylik parviennent à s’articuler par médiation des mamelouks. En ce sens, la constitution des liens de clientèle ne sera pas restituée selon une pure avancée chronologique, mais aussi par progression géographique, en repartant du sérail pour repasser par le pays et élargir le champ d’observation vers des cercles d’influence enracinés en Europe.
106Ces relations si cruciales dans l’ascension des dignitaires mamelouks s’échafaudaient d’abord – et avant tout – au sein des sérails, au sein d’un même corps, entre mamelouks des beys, par des associations qui empruntaient parfois aux registres de la parenté. Les alliances qui paraissaient les plus égalitaires se situaient dans le cadre d’une fraternité fictive Les serviteurs des beys se saluaient par des « notre frère » au fil des correspondances194. En 1839, dans une lettre adressée à Muṣṭafā Khaznadār, alors en visite en France, le jeune Far.at se réjouissait de la bonne santé de « nos frères les mamelouks » qui n’aspiraient –.assurait-il – qu’à voir le visage du favori d’Aḥmad Bey195. Les frères de sérail sous-entendaient être les fils d’un même père : leur maître, le bey, voire son vizir. Leur coalition s’activait dans l’intérêt du chef de maison. Ceux qui vivaient cette fiction comme une réalité et prétendaient à une parenté de sang attendaient en retour de leurs longues unions des reconnaissances de leurs droits dans la succession de leurs compagnons disparus196.
107D’autres associations se fondaient sur la prééminence d’aînés sur des cadets, sur l’influence des plus riches sur les plus modestes. Par ces dernières variations, Muṣṭafā Khaznadār et son épouse s’improvisaient protecteurs des mamelouks plus modestes. Le vizir faisait des offrandes dont une de 50 piastres à un uḍā-bāši des mamelouks197. Un second uḍā-bāši Ismā‘īl al-Turjmān implorait l’intervention de l’épouse du Khaznadār après qu’un salaire du gouvernement lui eut été retiré198. Les autres types de relations, entre aînés et cadets, davantage fondées sur la protection que sur la bienfaisance, se formulaient selon le vocable d’une descendance tout aussi fictive Muṣṭafā Khaznadār considéra Khayr al-Dīn comme l’un de ses fils. Prévenant, il lui conseilla de se conformer aux instructions d’un médecin dans un écrit de 1846199. Le jeune mamelouk voyait en l’épouse de son protecteur une véritable mère200. Il épousa une des filles du Khaznadār et fut félicité en 1865 pour la naissance de son enfant Muḥammad-Sā‘īd par Munjī, l’un des fils du vizir201. « Roustam, gendre et créature du Khaznadār202 », entrait aussi dans ce cercle familial : le 18 mars 1854, Rustum transmettait à Khayr al-Dīn le salut de sa « mère », épouse du vizir, et de l’ensemble de ses « frères », Muḥammad al-Munjī et ‘Abd al-Salām, fils du Khaznadār203.
108Sans toujours avoir à inspirer le respect par le langage de la paternité, les dignitaires du sérail forgeaient aussi leurs clientèles par l’acquisition propre de mamelouks, accueillis en créatures obéissantes avant de devenir des « fils d’éducation » et des hommes placés au service du bey. Une distribution de tamrāt du début de l’été 1765 faisait ainsi apparaître les noms de Ḥasūna Aqrīq et de Muṣṭafā al-‘Awnī, présentés comme des « mamelouks de Si Rajab Khaznadār » : deux serviteurs d’un des favoris de ‘Alī Bey étaient alors inscrits dans les rôles d’une maḥalla et recevaient du trésor beylical vingt-cinq piastres chacun, soit autant qu’un mamelouk du sérail204 ; des protégés d’un mawlā se logeaient au plus près des serviteurs intimes du principal patron du Bardo. À la manière d’autres hommes du makhzen, à la manière des b. ‘Ayyād ou des Jallūlī, les mamelouks les plus puissants avaient tout intérêt à placer quelques-uns de leurs plus jeunes et plus fidèles serviteurs auprès de leurs patrons, s’ils entendaient resserrer leurs réseaux d’influence au cœur du sérail.
109Mais, pour avoir une quelconque efficacité dans la province, les figures prépondérantes ne pouvaient se contenter de la loyauté des serviteurs du sérail. Ils devaient y ajouter des relais d’influence dans les domaines les plus variées de leur champ d’autorité et d’activité. Dans ces efforts d’extension des cercles d’obligés, il serait d’ailleurs malaisé d’établir des gradations, des hiérarchies. Les cercles d’influence ne seront donc dissociés dans ces quelques pages que pour éclaircir des modes de rattachement à des maîtres mamelouks et pour envisager de facto d’autres formes d’association à l’autorité beylicale.
110Au sein des palais, en plus des mamelouks, les vizirs faisaient entrer dans leur entourage, parmi d’autres serviteurs des beys, des secrétaires, qui, tout en étant placés sous l’autorité d’un bāš kātib, recherchaient la protection des puissants. Ainsi, le père d’Ibn Abī al- Ḍiyāf fut d’abord au service du caïd de Gafsa, ‘Utmān al-Mamlūk, avant de devenir secrétaire de Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘. Ibn Abī al-Ḍiyāf, lui-même, passa maître dans les retournements d’alliances : le lettré qui, au début de sa carrière, fut attaché à Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘ contre le gré de son père205 et qui ne manquait pas de saluer le vizir, au terme de ses missives à la fin des années 1820206, n’hésita pas à concevoir un portrait à charge de son ancien employeur dans son influente chronique.
111En dehors des palais, les dignitaires mamelouks se constituaient, parmi les sujets, des obligés qui quémandaient leurs soutiens financiers ou des interventions dans quelque affaire de justice Le pieux Ismā‘īl Ṣāḥib al-Ṭābi‘ accumulait ces demandes. En 1863, le dignitaire moins en grâce qu’une décennie auparavant était encore interpellé par d’illustres sujets : al-.adiq b. ‘Utmān al-Ka‘k al-Šarīf, qui disait être issu de la maison du prophète et qui, dans le même temps, se présentait, sans la moindre hésitation, comme la créature du ministre (abdu-kum) réclamait une intervention « afin que la joie lui revienne ». Par intérêt et magnanimité, les bienfaiteurs des sérails associaient à leurs figures des individus et des foyers bien éloignés des cercles beylicaux.
112À un échelon intermédiaire, entre le palais et l’ensemble des sujets, par les souples hiérarchies administratives des caïdats et l’attribution d’autorisations d’affermages, les hauts serviteurs du bey exerçaient également une influence certaine sur les chefs de familles makhzéniennes. Dans les dernières décennies du xviiie siècle, Rajab b. ‘Ayyād recherchait les bonnes grâces des vizirs. Il passa d’une intimité avec Muṣṭafā Khūjā à une proximité avec Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘, malgré l’étroitesse des relations que ce dernier avait maintenues avec les Jallūlī, sa famille d’accueil dans la province207. Bien plus tard, au cours des années 1860, le khalīfa de l’A‘rāḍ, ‘Alī b. Khalīfa apparaissait comme l’« homme de Khaznadār208 ». De Chénini où il s’installa, il multiplia les exactions fiscales et les confiscations de biens209. Dans les villes et sur les terres bédouines, ces notabilités étaient surtout utiles aux hommes du sérail en ce qu’elles leur ouvraient des accès plus ou moins élargis à des groupes de commerçants, à des organisations tribales.
113Dans un des pôles d’urbanité et de commerce les plus vigoureux de la province, dans la cité portuaire de Sfax, Yūsuf Ṣāḥib al-Ṭābi‘ accumula les associations avec des commerçants du cru qui faisaient fructifier une partie de ses affaires et se maintenaient en contact avec le centre de négoces stambouliote De 1806 à 1815 (1221-1230), le délégué commercial du vizir présenté en une chronique comme son serviteur (khādim)210, Muḥammad b. Aḥmad al-Lūz al-Ṣfāqsī, avançait de Tunis des capitaux en commandite à ses compatriotes, aux gens de la capitale, aux Sahéliens, Tripolitains et Djerbiens. Durant cette période, selon les calculs d’Ali Zouari, sur un investissement total de 264675 piastres tunisiennes, 124214, soit près de 48 %, étaient engagées auprès de commerçants sfaxiens211. Hors des cités littorales, l’intérieur et les forces tribales furent aussi pénétrés. Šākīr Ṣāḥib al-Ṭābi‘ s’appuyait, en 1832, sur Muḥammad Būkāf de la tribu makhzen des Drīd pour son commerce de la laine212. Dans la région de Téboursouk, Muṣṭafā Ṣāḥib al-Ṭābi‘ avait établi un contrat d’exploitation avec des Riyāḥ. Il avait placé trois mawāšī (soit une trentaine d’hectares) sous le contrôle de leur caïd, al-Ḥājj Manṣūr, et trois autres en association (šarika) dans le domaine (hanšir) de ‘Īn Qrana. Au décès du Ḥājj Manṣūr, Muṣṭafā Ṣāḥib al-Ṭābi‘ reconduisit ce mode d’exploitation avec Fraj, l’un des héritiers du caïd213.
114Période de forte croissance des dépenses du beylik, de constitution de considérables patrimoines, le vizirat de Muṣṭafā Khaznadār représenta un temps d’accélération dans l’élargissement des chaînes d’association à la maison beylicale À partir du règne d’Aḥmad Bey, des officiers de l’armée régulière constituèrent de fraîches cohortes de clients pour des généraux plus ou moins proches du vizir. En 1871, le commandant Aḥmad al-Mamlūk adressait ses félicitations à l’occasion des noces (‘urs) du général de brigade, Muḥammad, fils du Khaznadār214. Des équipements et biens de l’armée étaient détournés par collusion entre des chefs de troupe et leurs lieutenants. Ce qui constituait une émanation officielle de l’autorité beylicale était traversé de liens informels qui redoublaient et contredisaient parfois la hiérarchie étatique.
115Sortis des rangs de l’armée régulière ou au sein de minorités « émancipées », des serviteurs et des sujets de confession juive émergèrent dans la proximité du Khaznadār. Ibn Abī al-Ḍiyāf mettait en avant le rôle de Nisīm Bīšī al-Yahūdī pour assister le vizir dans ses tâches financières215. Ils n’étaient plus relégués aux seconds rôles, parmi les comptables anonymes de la bayt al-Khaznadār, entre toutes les mains industrieuses qui brassaient quelques négoces et s’agrippaient à des affaires de crédits. La surveillance de la maison du vizir à Halfaouine les montrait allant et revenant de Tunis au foyer de leurs protecteurs. Mais l’extension la plus remarquable d’influence et d’association d’intérêts s’observait au dehors de la province, dans les capitales des puissances européennes.
116A contrario de ses prédécesseurs, Muṣṭafā Khaznadār ne s’était pas contenté d’attirer à lui des négociants, des consuls ou des instructeurs, tel que Louis Calligaris, qui n’hésitait pas à qualifier le vizir de « prince des princes » dans sa dédicace d’une traduction d’ouvrage historique216. Lui et d’autres mamelouks comme Khayr al-Dīn ou Ḥusayn furent les premiers à se rendre en Europe en dehors des cadres balisés des ambassades et à chercher à établir des relations au plus près des autorités de ces pays, passant allègrement par-dessus la tête des consuls, pour s’imposer à la source des faiseurs de politique Pour le poste de représentation de Paris, ce fut le Khaznadār qui contribua à maintenir la « promotion » des intérêts du beylik aux mains de Jules Lesseps, troisième fils du consul Matthieu de Lesseps217.
117Réputé pour ses largesses, le trésorier et Premier ministre du bey était assailli par des quémandeurs plus ou moins honorables. En 1860, le général de Pourcet écrivait de Toulouse pour placer une « jeune fille » dans la maison du khaznadār218. Des sociétés savantes aussi particulières que l’Institut genevois des sciences, des lettres, des beaux-arts, de l’industrie et de l’agriculture219 tenaient à compter le digne mamelouk au rang de leurs membres. Le Comité du concours poétique de Bordeaux voulait en faire leur « haut président protecteur », directeur ou président d’honneur220. Muṣṭafā Khaznadār se prêtait au jeu : en 1866, il versa 500 francs à la Société française de géographie pour accéder à l’honorable rang de « membre donateur » et obtenir un diplôme du trésorier de la société221. Il gratifiait aussi des deniers beylicaux un grand nombre de libellistes de la presse européenne222. Khayr al-Dīn maintint cet effort d’élargissement des influences : il engagea des secrétaires français223, il débaucha d’anciens serviteurs du Khaznadār224, sans toutefois parvenir à acquérir la même aura que son beau-père dans une partie de la presse européenne stipendiée.
Notes de bas de page
1 A. Demeerseman, 1996, 41.
2 J. Allan, 1978, 1133, 1137.
3 Ḍiyāf, 1989, vol. vii, 90 M. Mabrouk, 1972, 181.
4 C. Monchicourt, 1929, 167.
5 C. Samaran, 2003, 72.
6 Ḍiyāf, 1989, vol. iv, 184.
7 H. Hugon, 1913, 41
8 C. Monchicourt, 1929, 161.
9 R. Brunschvig, 1976, 232.
10 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 49.
11 Ḍiyāf, 1989, vol. iv, 152.
12 Pro, FO 102/18, Aḥmad Bey à Thomas Reade, 14.décembre 1843 (22 qa‘da 1259) : « Tous les consuls des gouvernements amis résidents à Tunis ont auprès d’eux des officiers que nous leur donnons pour les garder et les aider dans leurs fonctions»
13 H. von Pückler-Muskau, 1837, t. iii, 284.
14 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 9.
15 Ḍiyāf, 1989, vol. i, 14, Ḍiyāf, 1989, vol. viii, 56.
16 Ḍiyāf, 1989, vol. vii, 39.
17 Pro, FO 77/13, document sur le gouvernement de Maḥmūd Bey, Londres, 19 novembre 1822.
18 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 33.
19 Ḍiyāf, 1989, vol. iv, 44.
20 A. Abdesselem, 1971, 115-116 : Ant, SH, C.209, d.139.
21 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 59; Ḍiyāf, 1989, vol. iv, 165 : « Il est de coutume que les souverains fassent endosser leur faute aux ministres. »
22 A. Laroui, 1977, 118 ; C.V. Findley, 1980a, 88-90.
23 G. Alleaume, 1987-1988, 70-71.
24 Ḍiyāf, 1989, vol. vii, 38.
25 Ḍiyāf, 1989, vol. iv, 259 ; A. Chahed, 2000, 93.
26 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 32, 38, 56 ; Ḍiyāf, 1994, vol. i, 21, 36, 44, 55, 70 ; Ḍiyāf, 1989, vol. iv, 21, 104.
27 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 98 ; L. Valensi et M. Ben Smaïl, 1971, 90.
28 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 32.
29 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 98 ; L. Valensi et M. Ben Smaïl, 1971, 90 ; Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 56 ; Ḍiyāf, 1994, vol. i, 70. André Demeerseman assimile cette expression à un « signe distinctif » pour tout homme du gouvernement entrant « dans la carrière ministérielle » (fī silk al-wizāra).
30 Wuzarā’ et a‘yān dawlati-hi : Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 38 ; Ḍiyāf, 1994, vol. i, 36 ; 44.
31 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 56 : en l’occurrence, Muḥammad al-Aṣram.
32 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 32 : le bey consulte Muḥammad b. Ḥusayn Bayram.
33 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 36.
34 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 64.
35 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 92 : en 1837, le bey a un « entretien » particulier avec ses ministres Sulaymān Kāhiya et Khayr al-Dīn Kāhiya « dans son palais de la Manouba » à propos de l’exécution de Šākīr.
36 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 32 : Ḥammūda Bāšā demande l’avis de Muḥammad Bayram.
37 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 56.
38 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 43, 44.
39 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 64.
40 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 46-47.
41 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 70.
42 Ibn ‘Abd al-‘Azīz, 1970, 44-45 (14 jumādā II 1172) ; Ḍiyāf, 1989, vol. ii, 193.
43 Ḍiyāf, 1989, vol. ii, 214.
44 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 120.
45 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 120.
46 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 127-128.
47 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 61, 23 muḥarram 1251.
48 L. C. Brown, 1974, 106 ; Ḍiyāf, 1989, vol. iv, 12 (10 rajab 1253).
49 Ḍiyāf, 1989, vol. iv, 184.
50 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 116 ; L. Valensi et M. Ben Smaïl, 1971, 108.
51 Ḍiyāf, 1989, vol. iv, 208 ; A. Chahed, 2000, 21.
52 Mae, CP, Tunis, vol. 19, Léon Roches, 4.octobre 1859, f.45 v-46 r.
53 Ḍiyāf, 1989, vol. ii, 193.
54 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 15.
55 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 61.
56 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 40.
57 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 34.
58 Ḍiyāf, 1989, vol. viii, 152.
59 Bnt, ms. 18303, Aḥmad al-Dālī al-Tūnisī, Al-maqāma al-fakhriyya fī faḍl al-dawla al-ḥusayniyya al-tūnisiyya, f.4 v., f.19, 9.mai 1859 (6 šawwāl 1275).
60 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 120.
61 Maḥmūd: A. Raymond, 1994, vol. ii, 10 ; al-Bājī al-Mas‘ūdī, 1905, 11.
62 Ch. Monchicourt, 1929, 214.
63 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 126.
64 A. Moalla, 2003, 112.
65 A. Raymond, 1994, vol. ii, 10.
66 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 22, 23.
67 Bnt, ms 18618, b. Salāma, f.37 r.
68 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 144-145.
69 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 142.
70 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 64.
71 M. F. Al-Mustġānimī (2007, 319-320) cite le cas de Nūr Allāh Khūjā.
72 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 112 ; L. Valensi et B. Smaïl, 1971, 105.
73 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 58.
74 P. Daumas, 1857, 67.
75 Ḍiyāf, 1989, vol. viii, 152.
76 Anf, AE B I 1146, Tunis 1775, vol. 23, de Saizieu, 10.février 1775, f.23 r. ; 16.novembre 1775, 145, r.
77 Ant, reg.139, f.34, octobre-novembre 1765 (jumādā I 1179) : ḥājj Yūsuf al-Mamlūk ; reg.192, f.156, octobre-novembre 1775 (ramadān 1189) : tamrāt pour al-ḥājj Khalīl et al-ḥājj Muṣṭafā Qurjī qui étaient en pèlerinage (kāna fī al-ḥajj). Ant, SH, C.166, d.850, arch. 2 : sur une liste de 137 mamelouks datée de septembre-octobre 1860 (rabī‘ al-anwār 1277), il faut distinguer 6 . ḥājj.
78 Mae, Consulat, Tunis, dossier 11, sous-dossier : 1862 à 1876, « dossiers Colin, réclamations diverses », lettre datée de 1873 adressée à Monsieur le Vicomte de Vallat, ministre plénipotentiaire et chargé d’affaires de France à Tunis.
79 Mae, Papiers d’agent 42, Paul Cambon, vol. 2-5, Tunis, 5 août 1882, f. 58.
80 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 41-42.
81 Ḍiyāf, 1989, viii, 99 et 146.
82 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 50.
83 A. J. Wensinck, 1922, 491-499.
84 P. Crone, 1980, 85.
85 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 104 ; L. Valensi et M. Ben Smaïl, 1971, 98.
86 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 77.
87 Ḍiyāf, 1989, vol. iv, 21.
88 L. C. Brown, 1974, 186.
89 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 32-33.
90 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 44.
91 M. A. Ben Achour, 1989, 260.
92 J. Berque, 1972, 115.
93 A. Saadaoui, 2001, 256.
94 M. A. Ben Achour, 1989, 157.
95 A. Abdesselem et H. Hassine, 1979, 43 et s.
96 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 50.
97 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 50, 53-54.
98 A. Demeerseman, 1996, 164.
99 Pour le centre de l’Empire ottoman, Carter Vaughn Findley (1980a, 61) évoquait une bureaucratisation des ulémas, un déclin du « savoir religieux traditionnel » (traditional religious scholarship) et une incapacité de ses représentants à comprendre les nouveaux types de problèmes auxquels devait faire face l’Empire.
100 Th. W. Juynboll, 1913, 27.
101 R. Brunschvig, 1960, 29.
102 Th. W. Juynboll, 1913, 27.
103 R. Brunschvig, 1960, 25, 29.
104 A. Raymond, 1994, vol. ii, 45.
105 A. Moalla, 2003, 127. S. Denoix (2002, 181) rappelle pour les « États médiévaux du monde arabe », la différenciation entre « cassette privée (al-Khazīna al-Khāṣṣa) du prince » et « Trésor des musulmans, le Bayt al-māl al-muslimīn ».
106 Ant, SH, C.6, d.71, arch. 11, .afar 1280, juin-juillet 1863.
107 M. A. Ben Achour, 1989, 260.
108 Ant, SH, C.11, d.98, arch. 63 : lettre du secrétaire général du 22.avril 1892 qui annonce une note (arch. 64) du général Valensi.
109 Ant, reg.139, 1765-1766 (1179).
110 M. Beaussier, 1931, 175 : les maḥbūb sont des monnaies d’or.
111 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 35.
112 Ant, C.3, d.33 ; Mae, CCC, Tunis, vol. 35, f.306.
113 L. Frank, 1979, 84.
114 Ant, reg.123.
115 S. Boubaker, 2003, 50.
116 Ibid., 41.
117 Ḍiyāf, 1989, vol. vii, 94.
118 S. Boubaker, 2003, 41.
119 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 28.
120 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 29.
121 M. Beaussier, 1931, 936. Māšiyya : étendue de terre que peut labourer une paire de bœufs, soit environ dix hectares.
122 Forme d’affermage fiscal.
123 A. Raymond, 1994, vol. ii, 114 : domaines contenant « jusqu’à 200 à 300 hectares de terres cultivables ». Ces terres appartiennent « le plus souvent à des familles de Tunis ou à des établissements religieux de cette ville ».
124 S. Boubaker, 1984, 154 : un qafīz équivaut à 406,5 kg au milieu du xixe siècle
125 Domaines d’oliveraies ou espace foncier proche de Tunis.
126 1 maṭr de Tunis = 19,04 litres.
127 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 30 ; A. Raymond, 1994, vol. ii, 59.
128 M. Jebahi, 2003, 76: Ant, SH, C.36, d.424, arch. 14 : lettre de Šākīr à Qāra Muḥammad Āġā du 28 ṣafar 1252 (14.juin 1836).
129 M. Jebahi, 2003, 66-69, 35.
130 Ant, SH, C.3, d.42, arch. 9 à 12, lettres à ‘Umar al-‘Ibrī à Istanbul.
131 Ant, SH, C.3, d42, arch. 1, lettre à Shalom Cohen à Livourne.
132 Ant, SH, C.3, d.42.
133 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 91.
134 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 98.
135 Ant, SH, C.73, d.866, arch. 1 : lettre de début novembre 1839 (début ramaḍān 1255).
136 Ḍiyāf, 1989, vol. viii, 119-121.
137 A. Hénia, 1997, 100 : « Dès le début du xviie siècle jusqu’à nos jours, le processus de légitimation du pouvoir s’est transformé : on est passé d’une situation où le pouvoir s’acquiert d’abord sur le plan local et se négocie ensuite avec le centre, à une situation où la légitimation est déléguée par le centre et se consolide par la suite à l’aide de la “conquête” du local. »
138 S. Houidi, 2000, 46.
139 L. C. Brown, 1974, 114.
140 A. Hénia, 1980, 203. H. Karoui, 1973, 54 : « Le caïd – al-‘āmil – est un fonctionnaire chargé du gouvernement et de l’administration d’une province ou d’une région. »
141 S. Houidi, 2000, 46, 50.
142 A. Demeerseman, 1996, 52
143 Salīm Qadūmī, 2000, 17-18.
144 G. Van Krieken, 1976, 198, selon l’annuaire officiel de l’année 1875.
145 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 107-111 ; M. Valensi et M. Ben Smaïl, 1971, 101-103.
146 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 22.
147 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 25.
148 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 23-26 ; A. Raymond, 1994, vol. ii, 59 ; L.C. Brown, 1974, 117-118.
149 149. M. H. Cherif, 1981, 193.
150 S. Houidi, 2000, 57.
151 S. Houidi, 2000, 50-51.
152 Ant, reg.192, janvier-février 1776 (ḥijja 1189), f.210.
153 Ant, reg.295, f.35.
154 Ḍiyāf, 1989, vol. viii, 40.
155 Ant, reg.4034, f.19.
156 Mae, CP, Tunis, vol. 1, Deval, 10.juin 1833, f.352 v.
157 Mae, CP, Tunis, vol. 2, Schwebel, 9.septembre 1836, f. 271 v.
158 A. Raymond II, 61.
159 Ant, S.H., C.3, d.42, arch. 28 : lettre du mamelouk Muḥammad, 12-11 mars 1832 (9 šawwāl 1247).
160 Ant, S.H., C.3, d.42, arch. 71 : lettre de Ḥusayn Bey, 24-23 mai 1832 (23 hijja 1247) ; arch.73 : 28-27 mai 1832 (27 hijja 1247).
161 Ant, S.H., C.3, d.42, arch. 90 : lettre de Ḥusayn Bey, 23-22 juin 1832 (24 muḥarram 1248).
162 Ant, S.H., C.3, d.42, arch. 173.
163 Mae, CP, Tunis, vol. 3, Schwebel, 19.septembre 1837, f.110 r.
164 Ḍiyāf, 1989, vol. viii, 88.
165 Ant, SH, C.9, d.93, arch. 47 : biographie de quatre pages conçue par la direction des archives générales du secrétariat d’État datée du 28 rajab 1342 (5.mars 1924) et du 21 février 1925.
166 Ḍiyāf, 1989, vol. iv, 29-30.
167 Ḍiyāf, 1989, vol. viii, 145-146.
168 Ḍiyāf, 1989, vol. iv, 47.
169 Ḍiyāf, 1989, vol. iv, 105.
170 A. Hénia, 1980, 199-200.
171 De communauté, A. Hénia, 1980, 220.
172 A. Hénia, 1980, 345.
173 J. Ganiage, 1959, 132.
174 A. Hénia, 2003, 58.
175 A. Hénia, 1999, 9, 272, 420-422.
176 Ant, SH, C.3, d. 41, arch. 1.
177 Ant, SH, C.3, d. 41, arch. 2 : lettre de Muḥammad Arnaūṭ, du 15 avril 1840 (25 ṣafar 1256).
178 Ant, SH, C.3, d.49, arch. 2 : dépenses de la sāniya de l’āġā de mai à juillet.1840 (rabī‘ I à jumādā I 1256).
179 K. Jerfel, 2007, 105.
180 J. Ganiage, 1959, 142 (cf. C. Monchicourt, 1929, 426, note 1).
181 A. Kassab, 1976, 87.
182 Ant, SH, C. 11, d. 98, arch. 158.
183 Ant, SH, C. 11, d. 98, arch. 103.
184 R. F. Hunter, 1986, 44.
185 R. F. Hunter, 1984, 5, 32, 40, 64 (sur les importantes confiscations sous le règne d’Ismā‘īl), 69.
186 A. Kassab, 1976, 87-92.
187 A. Hénia, 1999, 416-417.
188 Entre autres Ant, SH, C.3, d.33, arch. 16 : lettre d’octobre-novembre 1810 (šawwāl 1225) ; C3 d42, arch. 25, lettre de mars-avril 1832 (šawwāl 1247).
189 M. A. Ben Achour, 1989, 154-159.
190 A. Demeerseman, 1972, 242-243 (Bien aimé).
191 Ant, SH, C.3, d.35, arch. 10 : lettre du Ḥājj Ḥusayn al-Badwī à Ḥusayn Khūjā. Le premier se définit comme l’affectionné (muḥibbu-kum) et le serviteur (khadīmu-kum) du second.
192 Ant, SH, C.223, d.391 bis, Qāsim al-Qanfūd se présente à Muṣṭafā Khaznadār comme son mamelouk ainsi que celui du bey (arch. 36).
193 A. Demeerseman, 1996, 64 ; Ḍiyāf, 1989, vol. viii, 58.
194 Ant, SH, C.180, d 995, arch. 6 : lettre de Rašīd à Ismā‘īl Ṣāḥib al-Ṭābi‘, 28-27 octobre 1857 (9 rabī ‘ I, al-anwār) 1274 ; c.78, d. 909, arch. 10, lettre de Khayr al-Dīn à Rašīd, 22 octobre 1856 (22 ṣafar 1273).
195 Ant, SH, C.142 d. 209, arch. 17, lettre de Farḥat à Muṣṭafā Khaznadār, 30 avril 1839 (15 ṣafar 1255).
196 Ant, SH, C.221, d.364, arch. 36, lettre de Ḍiyāf et Khayr al-Dīn à Muṣṭafā Khaznadār, 7.mai 1842 (26 rabī‘ I 1258).
197 Ant, SH, C.4, d. 53, arch. 27, sans date.
198 Ant, SH, C.4, d. 51, arch. 61, lettre du 2 août 1866 (20 rabī‘ I 1283).
199 A. Abdesselem, H. Hassine, 1979, 73, (1), lettre du 15.janvier 1846 (17 muḥarram 1262).
200 A. Abdesselem, H. Hassine, 1979, 82, (29), lettre du 27.juillet 1854 (2 qa‘da 1270).
201 Ant, SH, C.5 d. 70, arch. 26, lettre de Paris, 9.mars 1865.
202 Mae, CP, Tunis, vol. 19, Roches, 4.octobre 1859, f.43 v.
203 A. Abdesselem et H. Hassine, 1979, 248 (5), lettre du 18.mars 1854 (18 jumādā II 1270).
204 Ant, reg.139, f.121, juin-juillet 1765 (muḥarram 1179).
205 Ḍiyāf, 1994, vol. i, 12
206 Ant, SH, C.3, d.42, archive 21, f.2 b. : lettre du ward ġurfa Joseph Raffo, du 26 jumādā. II, l’année n’est pas indiquée, mais elle se situerait autour de 1245, l’archive précédente étant de hijja 1244 et la suivante du 8 jumādā II 1246. Le 26 jumādā II 1245 correspond au 23 décembre 1829.
207 Ḍiyāf, 1989, vol. iii, 22 ; I. Sa‘dāwī, 403, 437.
208 B. Slama, 1967, 146, 148.
209 A. Kraïem, 1983, 154.
210 Bnt, ms 18618, Muḥammad b. Salāma, f. 35 v.
211 A. Zouari, 1990, 40.
212 Ant, SH, C.3, d.42, arch. 101, lettre du 3 ṣafar 1248.
213 Ant, SH, C. 3, d. 41, arch. 3. Au sein du document, date indiquée de novembre-décembre 1859 (jumada I 1276).
214 Ant, SH, C.4, d.52, arch. 6, lettre du bīnbāšī Aḥmad al-Mamlūk, 9.septembre 1871 (23 jumādā II 1288).
215 Ḍiyāf, 1989, vol. iv, 168, 171.
216 Bnt, ms. 8370, ms. 1854, L. Calligaris, Kašf ‘an maṣārif al-Inglātīrā fī hurūbi-hā al-urūbiyya wa al-al-imīrīkāniyya ba‘da inqilāba-hā sanā 1688 : « Aperçu des actions de l’Angleterre dans ses guerres européennes et américaines après sa révolution de 1688 ». Au troisième feuillet, la dédicace est destinée All’/Elevatissimo, Perfetissimo, Beneficentissimo,/Principe de Principi/Mio Signore Mustapha Khaznadar.
217 Daniel L. Newman, 2002, 34.
218 Ant, SH, C. 4, d. 56, arch. 48, Toulouse, 10.octobre 1860.
219 Ant, SH, C.4, d.51, arch. 24 (20 mai 1862) à 26 (25 janvier 1864).
220 Ant, SH, C. 4, d. 53, arch. 7 (Bordeaux, juillet 1872).
221 Ant, SH, C. 4, d.53, arch. 10 (1866).
222 J. Ganiage, 1959, 92.
223 A.-M. Planel, 2000, 152 : Joseph Pinondel et Jean-Baptiste Rey.
224 J. Ganiage, 1959, 478 : cas de Guttieres.
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