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Postface

p. 381-386


Texte intégral

1L'habitude s'est prise de rassembler, pour une nouvelle publication, les articles dispersés sortis de la même plume. Commodité pour les usagers, qui retrouvent ainsi rapidement des textes utiles (on l'espère !), sans avoir à multiplier les bulletins de demande au service des périodiques. Possibilité pour les lecteurs de découvrir (peut-être) la logique d'un parcours historiographique et l'unité souterraine d'une œuvre fragmentée. Occasion pour l'auteur lui-même généralement parvenu à l'âge des bilans (au moins partiels et provisoires) de faire son examen de conscience.

2Entre l'adolescent qui souhaitait, à la fin de la guerre, étudier le passé de la commune de banlieue où ses grands-parents, comme beaucoup de Parisiens, possédaient dans un lotissement un bout de jardin et une petite maison où passer les vacances (on ne partait pas encore en week-end, et aller à Morangis était une expédition) et le « néo-retraité » qui écrit ces lignes, il y a bien sûr, une continuité et une fidélité.

3Rétrospectivement, les choses paraissent simples. Et pourtant... Il n'était pas évident, pour le fils d'une simple vendeuse, vers 1940, d'avoir des ambitions au-delà du Certificat d'études. Il fallut d'abord les sacrifices du milieu familial acceptant, en pleine Occupation et au-delà, de tout mettre en œuvre pour la réussite. Ensuite une série de hasards heureux : un professeur de 5e (pardon, de 2e année d'E.P.S., car le lycée était payant...) qui sut m'intéresser à l'histoire jusqu'à me donner envie de l'enseigner ; une bourse bienvenue pour continuer jusqu'au Baccalauréat ; la chance d'être reçu, dès le premier concours, en 1947, à l'E.N.S. de Saint-Cloud qui était encore, en ces temps si proches et si lointains, un admirable instrument de promotion sociale ; l'internat libéral de l'École qui permettait à la fois toutes les escapades vers Paris et tous les contacts enrichissants avec les camarades de toutes disciplines ; la fréquentation, à l'École et à la Sorbonne, de ces maîtres prestigieux qu'étaient Labrousse, Renouvin, Dion, Seston, Marrou, Perrin, Aymard, Cholley. Et l'Agrégation obtenue, elle aussi, du premier coup, en 1951. J'avais vingt-trois ans, le parcours paraissait achevé et une carrière paisible de professeur de Lycée s'ouvrait : Cambrai, Melun, Saint-Maur et, en 1956, la promesse d'un poste au Lycée Charlemagne, où j'avais « fait ma Philosophie », dans ce Marais où j'étais né, où j'avais toujours vécu et où je venais de pouvoir m'installer, sans trop m'endetter. La spéculation immobilière ne s'était pas encore emparée de ce pauvre quartier qui gardait, malgré les façades noircies et le délabrement, le charme qu'il est en train de perdre sous le clinquant des fausses poutres, du snobisme et du fric triomphant.

4Tout commençait, en vérité. La curiosité pour l'histoire de mon village banlieusard m'avait amené, dès 1942, à fréquenter la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, dont je dois être le doyen des lecteurs, sinon par l'âge, au moins pour la fidélité. Je découvris les plaisirs de la bibliographie et des fiches tandis que je suivais les cours de 3e et de 1e. De l'hôtel Le Peletier de Saint-Fargeau, je passais à « Sainte-Geneviève » et même à la Mazarine. Et le 26 février 1945 (je retrouve la date dans le Journal que je tenais alors...), oubliant la séance de stade de mon emploi du temps, je mettais pour la première fois les pieds aux Archives départementales de Seine-et-Oise. Rétrospectivement, je rends hommage aux Conservateurs de tous ces établissements qui, loin de mettre à la porte l'écolier que j'étais encore, ont su m'écouter et me guider : Jean de La Monneraye et ses collaborateurs, Henri Lemoine et Jacques Levron. Pendant mes études supérieures, je n'ai pas rompu avec cette recherche et j'étais sans doute mieux armé que la plupart des étudiants au moment d'entreprendre le Diplôme d'études supérieures. J'eus l'audace de proposer « mes » sujets à Gaston Zeller, pour le mémoire principal, à Charles-Edmond Perrin pour le mémoire secondaire. Ainsi m'occupai-je du maréchal d'Effiat, que je connaissais comme seigneur de Chilly et de Longjumeau, et du polyptique d'Irminon. C'est de ce temps que datent mes deux premiers articles, parus en 1949 dans le Bulletin paroissial de Morangis... Mais le moment décisif se plaça à la « confession », qui suivait les résultats de l'Agrégation. Fernand Braudel, qui présidait, et nous recevait en dernier, après les autres membres du jury, me dit à brûle-pourpoint : « Et maintenant, qu'allez-vous faire ? ». Et de m'expliquer que normalien, jeune agrégé, il me fallait entreprendre une thèse. Je n'y avais jamais songé. Saint-Cloud venait tout juste de voir s'ouvrir la préparation à l'Agrégation pour ses élèves et ne songeait pas encore à les diriger systématiquement vers l'enseignement supérieur. Mais désireux de satisfaire mon interlocuteur, je lui dis que la période qui m'intéressait le plus était celle que l'on n'appelait pas encore la « première modernité ». J'avais pensé à la Fronde, ce qu'il me déconseilla. J'aurais pu reprendre la carrière de maréchal d'Effiat et étudier les finances de Richelieu, mais je n'avais pas trop envie de me plonger dans les chiffres. Heureusement pour Françoise Bayard, qui n'aurait pu faire son beau travail. Restait l'histoire rurale, vers laquelle je me sentais attiré.

5Car le Parisien de naissance, et d'ascendance (un siècle de présence dans la capitale ou ses environs pour les différents composants de ma généalogie, et plus aucun lien avec les provinces d'origine) avait découvert le monde fascinant de la terre. Pas tellement pendant les étés en Hurepoix, encore qu'on pouvait alors voir des chevaux et des moissonneuses là où passe l'autoroute du Sud. Mais par le hasard. A l'été 42 (j'ai eu aussi le mien, fort différent de celui du film, mais aussi décisif), on m'avait envoyé en vacances dans une ferme du pays de Caux. Bienheureux hasard. Dans cette campagne, parmi ceux qui m'accueillaient et m'entouraient, j'eus l'impression de retrouver quelque chose de profond, de vital. Comme si se renouait un lien distendu par les décennies, mais toujours solide. J'ai donc, pendant plusieurs étés, partagé les travaux de la moisson, ramassé les gerbes, édifié des villottes et des meules, alimenté la batteuse, beaucoup écouté, regardé et appris. Cela m'a servi ensuite, car entre 1942 et 1950, la transformation décisive du monde rural français n'était pas accomplie, pas même amorcée. Ce n'était plus le xvie siècle, mais encore largement le xixe par les structures, par les techniques, par les résultats, par les mentalités. Incomparable école pour un futur historien de la ruralité. Ainsi prit corps le projet d'une thèse intitulée Société et vie rurales dans le Sud de la région parisienne du milieu du xvie siècle au milieu du xviie siècle, que Gaston Zeller accepta de diriger, bien que ses recherches aient été bien éloignées de cet objet.

6J'avais donc commencé de réunir la documentation nécessaire à l'élaboration de ce travail quand une nouvelle chance me fut offerte. Claude Fohlen dont j'avais suivi les cours à l'E.N.S. et qui venait d'être nommé à l'Université de Besançon dans l'unique chaire d'Histoire moderne et contemporaine m'offrit de devenir son assistant en prenant en charge tout ce qui concernait l'avant 1789. Ainsi, en octobre 1956, au lieu d'arpenter la cour du Lycée Charlemagne, je découvris les bâtiments de la rue Mégevand. A partir de là, il ne me restait qu'à tenter de ne pas décevoir tous ceux qui m'avaient fait confiance, ouvert la voie ou encouragé dans mon travail : mes « chefs de section », C. Fohlen, B. Gille, A. Daumard ; mon directeur de thèse, R. Mousnier, qui avait accepté de reprendre mon sujet après la retraite prématurée de G. Zeller ; J. Meuvret, qui suivait mes recherches et qui m'apporta tant, comme à tous ceux qui le rencontrèrent ; P. Goubert, auréolé du prestige de l'ancien cloutier. Et tant d'autres, dont beaucoup ne savent peut-être pas, qu'à un moment ou à un autre, ils m'ont aidé à poursuivre. J'ai conscience d'avoir eu beaucoup de chance(s) et de privilèges, surtout lorsque je compare ma carrière d'enseignant-chercheur avec les conditions faites actuellement à mes jeunes collègues. Après Besançon, ce fut Clermont, puis Amiens, enfin Paris I. Et voici qu'il m'est demandé, comme à l'intendant de l'Évangile, de rendre compte de ma gestion

7J'ai aimé enseigner et j'ai sans doute beaucoup sacrifié à cet aspect de notre travail, qui est essentiel. Et enseigner à tous les niveaux. Il m'est toujours apparu qu'un des devoirs des « mandarins » était de réserver un moment de leur activité aux étudiants débutants, qu'on les baptise propédeutes, duellistes ou deugards. Il est bon, je crois, que, dès leur entrée à l'Université, les jeunes bacheliers aient devant eux quelqu'un qui, par l'expérience, la capacité de synthèse, la culture historique acquise au fil des ans, la connaissance de la recherche en cours, leur donne le meilleur.

8Sans avoir jamais eu de responsabilités de premier plan, j'ai consacré pas mal de temps à l'administration : adjoint du doyen Moreau à Amiens, « chef de section », responsable du premier cycle d'histoire à Tolbiac, membre des conseils d'UER ou UFR... Ces tâches sont ingrates, car on doit nécessairement mécontenter les uns et les autres, faire prévaloir l'intérêt général (ou ce qu'on estime tel) sur les conforts particuliers, les habitudes. Et se trouver parfois au premier plan lors des crises de l'Université, et Dieu sait si la pauvre en a connues depuis 68.

9Suis-je autant satisfait de mon activité de chercheur et de ses résultats ? A la vérité, un peu moins. Je me suis sans doute un peu trop éloigné, pour mon compte personnel, de la recherche de première main. Et j'ai moins fréquenté, depuis l'achèvement de la thèse, les dépôts d'archives qu'il n'eut été convenable. A cela, plusieurs raisons, les unes personnelles, les autres, les seules intéressantes pour la communauté scientifique, touchant aux conditions d'exercice du métier d'universitaire en cette fin du xxe siècle. Les personnelles sont simples. Il y a des tas de choses qui me retiennent autant et plus que le travail proprement universitaire. Entre une exposition de dessins au Louvre ou à l'Institut néerlandais, un beau spectacle de ballet, une soirée à l'Opéra avec une distribution nouvelle et une séance de travail aux Archives ou devant ma machine à écrire, le fléau ne penche pas du « bon » côté. Il y a autre chose. Peut-être parce que l'adolescent curieux du passé est devenu, dès 1945, membre d'une Société savante (et de beaucoup d'autres ensuite), j'ai consacré et je consacre beaucoup de mon temps et de mes activités à ces compagnies, dont je connais les défauts, mais dont je pense qu'elles sont un extraordinaire potentiel de savoirs et de vouloirs bénévoles, dont les professionnels de la recherche auraient tort de se moquer et auquel ils devraient apporter leur expérience et leurs conseils. A la présidence de la Fédération des Sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l'Ile-de-France, dans la section d'histoire moderne et contemporaine du Comité des Travaux historiques et scientifiques, j'ai beaucoup travaillé, animé, coordonné. A force lire les travaux des autres, articles, mémoires, thèses, on néglige un peu ses propres chantiers.

10Mais il faut aussi incriminer la dégradation sensible des conditions d'exercice de notre métier, les universités surpeuplées, le manque de moyens, les crédits rognés et plus encore, la manie réformatrice des Princes qui nous gouvernent et de leurs brillants énarques. Je ne compte plus, depuis mon entrée à l'Université, les projets de nouveau premier cycle, les modifications du doctorat, ou du contenu des diplômes. Sans oublier les modifications des structures universitaires, l'éclatement des Facultés qui, loin de faciliter les échanges intra disciplinaires, a abouti à un monstrueux cloisonnement. Que de temps passé, depuis 1968, à peaufiner des statuts au gré des successives lois et des nombreux décrets « organisant » l'Université, que de temps perdu en conseils ou commissions, sans grand résultat effectif, que de temps consacré à remplir, pour les échelons supérieurs des questionnaires mal construits, qui se recoupent sans cependant se recouvrir, ce qui interdit de photocopier le précédent pour satisfaire aux exigences du nouveau. Avec cette manie unificatrice de nos bureaux, qui veulent absolument qu'un même texte régisse le doctorat en chimie et en littérature, qu'un même questionnaire concerne la recherche en biologie, faite dans un laboratoire dont le responsable peut suivre la régularité et l'avancement, et la recherche en sciences humaines, qui se déroule partout, sauf dans le centre de recherche logé à l’université. Au risque de violer les arrêtés, je préfère qu'un étudiant de DEA soit aux archives ou dans une bibliothèque qu'à suivre des cours de « préparation à la recherche », si parfaits soient-ils.

11Il fallait bien qu'un peu d'humeur colore ces pages. Mais ce à quoi ce recueil d'articles, dû à l'amitié d'un certain nombre de collègues et à l'ardeur des Publications de la Sorbonne, me convie ou m'aide, c'est à porter un regard aussi lucide que possible sur le résultat de plus d'un tiers de siècle d'activité scientifique.

12Au premier plan, les campagnes franciliennes et leurs habitants, au premier âge moderne. C'est à ces ruraux, laboureurs, vignerons, manouvriers, petits artisans de ce village, à leurs travaux, à leur vie quotidienne, à leurs épreuves que j'ai consacré la plus grande part de mes travaux : la thèse, pas mal d'articles, beaucoup de séances de séminaire. Sans oublier les travaux que j'ai suscités ou dirigés. Et cet objectif focalisé sur le xvie et le xviie siècles n'interdisant pas quelques escapades en amont (jusqu'à Irminon) et en aval (jusqu'à nos jours).

13Lorsque la thèse fut entreprise, vers 1954, le chantier de l'histoire rurale des Temps modernes n'était guère fréquenté. Et je pouvais me sentir pionnier. Lorsqu'elle fut soutenue, en 1971, elle s'inscrivit naturellement dans une série : le Beauvaisis de P. Goubert, le Languedoc d'E. Le Roy Ladurie, la Bourgogne de P. de Saint-Jacob. Suivirent la Lorraine de G. Cabourdin, le Cambrésis d'H. Neveux. Autant de contributions à une meilleure connaissance du passé rural de l'ancienne France. Dans cet ensemble, le Hurepoix avait des caractères propres, à cause de la proximité de l'énorme marché parisien, de l'influence de la ville sur son plat pays, sans comparaison avec ce qu'on voyait autour de Beauvais, d'Amiens ou de Montpellier, voire de Lyon. Dans tous les domaines, la présence de la ville s'imposait. Seconde piste, qui aurait pu être mieux suivie : je n'ai fait qu'effleurer l'histoire de Paris, à propos de sa population, de quelques personnages comme M. Vincent ou M. de Barillon. Mais j'ai lancé des étudiants de maîtrise et de thèse sur certains corps de métier, sur la vie des paroisses et des couvents, sur la topographie socialisée de certains quartiers. Tout ceci devrait déboucher sur des travaux de qualité.

14Des campagnes franciliennes, il était naturel de passer à l'histoire rurale en général, pour l'inscrire dans un cadre plus vaste, national, avec l'Histoire de la France rurale, mondiale même, avec l'Histoire économique et sociale du monde, initiée et dirigée par P. Léon qui m'avait demandé de traiter des paysanneries du xviie siècle. Plus question, dans ces chapitres d'une œuvre collective, de recherche fondamentale, mais plutôt tentatives de synthèse où j'ai essayé de reprendre la problématique de la crise rurale, une crise multiforme, faite de désastres climatiques, de baisse du produit net du travail paysan, d'offensives réussies des dominants. Phénomène assez largement répandu au xviie siècle pour qu'on le retrouve dans la majeure partie de l’Europe occidentale, mais aussi dans les grands domaines de l'Amérique espagnole ou le Japon des daïmios.

15Les chantiers de l'histoire générale m'ont aussi occupé. Occasion de parler d'autre chose que d'agriculture et de paysannerie. Ouvrage « scolaire », comme le xvie siècle écrit dans une confiante collaboration avec B. Bennassar, textes de synthèse comme la contribution au Monde de Jacques Cartier, biographies de la collection Fayard, l'une un peu détournée par la volonté de traiter plutôt la France de François Ier que la vie du roi, l'autre, jouant plus franchement le jeu du récit des faits et gestes du pieux chevalier Bayard.

16Il y a d'autres domaines que j'aurais aimé explorer. J'ai peu écrit sur les problèmes religieux, même s'ils me passionnent. Mais je ne me sentais par la formation nécessaire pour ne pas dire de bétises. Au moins ai-je essayé de simplifier, à l'usage des étudiants, les grands déchirements du xvie siècle. Je me suis rattrapé en dirigeant mémoires et thèses sur ces sujets. Et d'avoir eu pour doctorants Nicole Lemaître et Dominique Dinct sera une de mes satisfactions. De même, passionné d'art ai-je eu parfois la tentation d'écrire sur la peinture ou la musique. Là aussi, le sentiment d'une formation insuffisante m'a retenu, sans doute opportunément. Mais j'ai conservé un faible pour un texte ignoré qui introduisait un programme de théâtre en proposant une relecture de Georges Dandin dans le contexte social du xviie siècle. Et je me suis beaucoup amusé en analysant les programmes du théâtre de Corbeil à l'époque de Louis-Philippe.

17Me voici au terme de cette tentative d'« egohistoire »... Il serait à la fois présomptueux et prématuré de conclure. Présomptueux, car ce n'est pas à l'auteur d'apprécier son apport scientifique, même s'il fait effort de lucidité : j'ai le sentiment d'avoir inscrit mon travail plus dans la continuité que dans la novation. Prématuré, car la « retraite » n'a guère de sens dans nos métiers et j'espère bien ajouter quelques numéros d'opus à la liste qui figure au début de ce recueil, que l'amitié de mes collègues a voulu voir paraître.

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