Humanisme et élites à Paris au xvie siècle
p. 369-380
Texte intégral
1Selon la vieille exigence méthodologique chère à Lucien Febvre, je me suis, comme tous les participants à ce colloque, interrogé sur les deux concepts que le programme proposé met en relation. Que devons nous entendre par Humanisme ? Comment définir les élites, celles des cours, celles de la ville ? Et comment analyser les relations qui s'établissent entre les deux ?
2D'une définition de l'Humanisme, je ne dirai presque rien. On en a tant données... A tout le moins pouvons-nous retenir quelques traits : un mouvement de pensée qui touche tous les domaines de la connaissance, qui vise à promouvoir la dignitas homini, grâce à la pénétration vivifiante de la culture antique dans la vie moderne. Ce qui entend à la fois la redécouverte attentive des écrits, des œuvres d'art et de la pensée gréco-romaine et leur intégration, plus ou moins poussée, dans les modes de vivre et de raisonner d'un monde profondément différent, ne serait-ce que parce qu'il est chrétien.
3Quant à l'élite... Le dictionnaire la qualifie comme « ce qu'il y a de meilleur, de plus distingué ». La notion implique un choix. Mais par qui, et sur quels critères ? Ceux d'aujourd'hui ? Ils seraient déjà bien contradictoires : le savoir, la position sociale, la richesse, le pouvoir. Si nous nous tournons vers le xvie siècle, nous devons nous souvenir que l'estime sociale va avant tout à ceux qui se rapprochent, par leur genre de vie, par leur indépendance matérielle, par leur liberté vis à vis de l'obligation du travail, et particulièrement du travail « mécanique », par leur système de valeur, de l'idéal nobiliaire qui demeure, dans nos sociétés occidentales, le modèle et le but.
4Ces prémisses posés, l'argumentation proposée met en juxtaposition trois thèmes principaux :
- quelle est l'attitude des élites vis à vis du phénomène humaniste : de l'hostilité à l'indifférence, de l'indifférence à l'acceptation plus ou moins étendue des valeurs nouvelles qu'il véhicule, de l'acceptation à la participation ?
- quels sont les milieux sociaux qui supportent, confortent et construisent l'humanisme, et quelle part les élites ont-elles prise à ce grand mouvement ?
- en retour, quelle fut l'action de la culture humaniste sur la société dans son ensemble, et particulièrement sur les groupes dirigeants : gentilshommes rassemblés autour du prince, cadres de l'Etat et de l'Eglise, notables des villes ?
5Reste un dernier élément, qui doit être sans cesse présent dans l'analyse : la chronologie d'un siècle particulièrement agité. Paramètre essentiel, qui modifie profondément les attitudes des uns et des autres. Ce sont ces différents points que nous essayerons de traiter à partir de Paris. L'exemple s'impose, à cause de la renommée de la cité, des noms célèbres qu'elle évoque aussitôt. Il n'est pas sûr qu'il soit le meilleur pour parvenir au but cherché.
I
6Il convient, d'abord, de cerner dans le cadre parisien, le groupe social qui peut prétendre à la définition sommaire de l'élite, sommaire, mais suffisante pour une première approche.1
7Au sortir des malheurs qui l'ont frappée aux xive et xve siècles, Paris retrouve rapidement sa place parmi les principales villes d'Europe occidentale. On peut estimer qu'elle dépasse largement les cent mille habitants dès le règne de Louis XII, qu'elle devient la première ville d'Occident au milieu du siècle, atteignant près de 300.000 âmes à la veille des Guerres de Religion. Réduite à 200.000 à l'époque du siège, elle reprend sa croissance à un rythme soutenu pour atteindre 410 à 420.000 habitants en 1637. Cette situation originale entraîne des problèmes matériels nombreux et des caractères spécifiques, irréductibles à ceux des autres villes dont nous aurons à parler. Démographiquement déficitaire, comme toutes les cités de la Renaissance, Paris s'accroît, à chaque génération d'une masse de provinciaux de toutes conditions, qui ne s'intègrent que lentement à la vie de la grande ville.
8Deux autres caractères méritent d'être également soulignés. La plus grande cité d'Europe occidentale n'est pas un grand centre économique. Notons au passage qu'il en est de même pour la seconde ville par la population : Naples. Paris n'est ni une ville de grande industrie d'exportation, ni un carrefour d'échanges internationaux, ni une grande place financière, au moins jusqu'au dernier tiers du siècle. Son économie, importante et prospère, repose avant tout sur la satisfaction de tous les besoins d'un énorme marché de consommation. Les grands trafics sont ceux des produits alimentaires, des matériaux de construction, des tissus fabriqués ailleurs, des objets de luxe. Conséquence sociale : le groupe dirigeant de la ville, s'il comprend, à l'évidence, bon nombre de riches marchands, n'offre rien de comparable aux dynasties de banquiers, d'armateurs ou de gros entrepreneurs qu'on trouve à Lyon, à Anvers ou à Augsbourg, sans parler des villes italiennes.
9En revanche, capitale d'un royaume où l'Etat en construction se développe sur un modèle centralisateur plus précoce et plus affirmé qu'ailleurs, Paris est le siège permanent d'un nombre considérable d'institutions fixes, dont le ressort s'étend très largement au delà des murs de la ville et même de sa zone d'influence directe. Si la Cour est encore largement itinérante pendant la majeure partie du siècle, une partie importante du travail gouvernemental et administratif est centralisée en permanence à Paris. La société urbaine comprend donc une proportion considérable - on pourrait dire anormale -, d'agents du pouvoir, investis d'une parcelle de l'autorité royale, autour desquels gravitent des centaines d'auxiliaires qui vivent de l'activité multiforme de ces institutions.2
10C'est à partir de ces constatations qu'il faut tenter de décrire le groupe élitaire de la cité.
11Au premier plan les deux ou trois cents officiers royaux de haut niveau qui peuplent la Chancellerie, les Cours souveraines et la haute administration financière, et à peu près autant d'officiers d'un rang un peu moins élevé qui animent d'autres organes de l'Etat : Châtelet, Election, Conseil de Ville.
12Viendrait ensuite une cohorte nombreuse où se mêleraient les dignitaires de l'Eglise : l'évêque et son entourage, les chanoines prébendés de Notre-Dame et de quelques autres chapitres, les curés des principales paroisses, les maîtres de l'Université. Et les plus opulents représentants de la marchandise, ceux qui appartiennent aux Six-Corps, soigneusement distingués du reste des communautés.
13Peut-on chiffrer ? Je ne m'y risquerai pas, sinon pour constater que cette « élite » ne représente jamais qu'une partie minime de la population de la capitale, quelques milliers d'individus dans un monde...
14Mais ces individus, ou plutôt ces familles forment un véritable milieu, au delà de la diversité des vacations. Dérouler une généalogie d'une grande famille parisienne, surtout si elle est installée depuis plusieurs générations dans la ville, c'est trouver à la fois la marchandise, la basoche, les clercs et les bénéficiers, les officiers royaux de Chancellerie ou de justice. Des cousinages s'esquissent, tissant mille liens entre les lignages.
15Je n'ai parlé que de la ville, mais il faut tenir compte de la Cour, dont la présence ou l'absence, introduit un autre élément. Au début du siècle, et depuis longtemps, la résidence favorite des souverains est le Val-de-Loire. Après 1526, et le retour de Madrid, le roi François Ier manifeste son désir de faire de Paris sa capitale et sa principale résidence. En vérité, c'est plutôt dans les châteaux d'Ile-de-France que se déroule la brillante vie de ce véritable microcosme qu'est la Cour : plusieurs milliers d'officiers, du plus grand seigneur au marchand suivant la cour. En dehors des opérations militaires et des grands voyages à travers le royaume, comme celui de François Ier de novembre 1531 à février 1534, ou de Charles IX, de janvier 1564 à mai 1566, la Cour s'installe de plus en plus souvent et de plus en plus longuement à Paris et en Ile-de-France. Prince casanier, Henri III a contribué à cette sédentarisation relative. Si la Cour est un monde à part, qui vit son existence propre à coté de la ville, des liens s'établissent nécessairement entre ces deux entités : les grands seigneurs ont leur hôtel à Paris, qui fait vivre un peuple de fournisseurs, les officiers des corps constitués ont de nombreux contacts avec l'entourage direct du souverain et les officiers de la Chancellerie sont souvent apparentés aux robins, aux bénéficiers, à la bonne bourgeoisie. Elites de cour et élites urbaines ne sont pas totalement séparées.3
II
16Si l'on considère, de très loin et de très haut, l'histoire de l'humanisme parisien au xvie siècle, on peut grossièrement distinguer trois vagues de promoteurs, successivement apparues, sans que les nouvelles réduisent les précédentes à néant.4
17La curiosité pour les nouveautés intellectuelles qui triomphaient en Italie a d'abord été le fait des clercs. Et ceci, comme Gilbert Ouy l'a montré, dès le début du xve siècle. La fin des guerres permet à ce mouvement de se développer. Ce sont les gens d'Eglise et d'Université qui ont étudié, assimilé et diffusé les valeurs de l'humanisme. Il suffit de nommer Guillaume Fichet, Robert Gaguin, Charles de Bovelles, Jacques Lefèvre d'Etaples. Tous sont liés à l'enseignement dans les collèges du Quartier latin, au niveau des Arts ou des Facultés supérieures. Ce sont ces hommes, généralement d'origine provinciale, montés à Paris pour y étudier d'abord, y enseigner ensuite, qui ont introduit le goût du beau latin, les recherches philologiques, la curiosité pour le grec et l'hébreu, le néo-platonisme ou 1 aristotélisme rénové, la réflexion sur l'histoire, et l'imprimerie. Ce sont ces clercs qui rénovent les formes de l'enseignement et élaborent le célèbre modus parisiensis, qui servira de modèle aux créateurs du collège moderne, à côté de l'exemple des écoles des Frères de la Vie commune. Ce sont ces clercs qui établissent, grâce aux traditionnelles solidarités académiques et aux échanges fréquents d'enseignants entre Universités, les liens enrichissants avec les autres centres de l'humanisme européen. Ce rôle initial des clercs se prolonge très en avant dans le siècle, avec les professeurs du Collège royal, avec bon nombre de régents qui font passer, dans leur enseignement la pédagogie renouvelée, l'accès direct aux trésors de la culture antique.5
18Dès la fin du xve siècle, des robins, en nombre limité, s'intéressent au mouvement et y participent activement. Guillaume Budé est évidemment la plus brillante illustration de ce fait. Issu d'une vieille famille, au service de la monarchie depuis quatre générations, cet officier de Chancellerie est profondément intégré au milieu des notables parisiens.6 Jusqu'à sa mort, en 1540, il fait figure de chef de file de tous ceux qui, à Paris, défendent les valeurs de l'humanisme. Bien en Cour, apprécié du souverain, il contribue à la définition d'une sorte de politique culturelle de la monarchie. On sait son rôle dans la difficile création du Collège royal, institution nouvelle, directement placée sous la protection du souverain et soustraite ainsi au contrôle tatillon de la Sorbonne. Agité dès 1517, le projet n'aboutit qu'en 1530, dans une forme assez éloignée des espoirs initiaux. Budé a mis tout son poids pour tenter de décider Erasme à répondre à l'invitation du roi.7
19Mais Budé n'est pas le seul défenseur de l'humanisme dans les milieux notables parisiens. Au hasard des correspondances qu'entretiennent les tenants des idées nouvelles, on voit paraître François de Loynes, Arnoul et Louis Ruzé, Etienne de Poncher, qui devint évêque de Paris après avoir été Président de la Chambre des Enquêtes du Parlement, Nicolas Gilles, historien, bibliophile, Antoine de Macaud. Peu à peu, dans le premier tiers du xvie siècle, un milieu s'est formé parmi les officiers royaux. On y trouve aussi bien des familles entrées depuis plusieurs générations dans les Cours souveraines ou la Chancellerie que des hommes nouveaux, depuis peu arrivés de leur province natale, mais déjà bien intégrés au patriciat de la capitale, par un mariage habile qui leur ouvre tout un réseau de sociabilités utiles. Au sein de ce milieu, qui demeure limité en nombre, mais dont l'influence est grande, l'intérêt pour les choses de l'esprit peut se manifester de diverses manières, qui sont autant de degrés dans l'engagement.
20Au premier stade, il s'agit d'une simple curiosité vis-à-vis de l'héritage de l'Antiquité et des écrits novateurs. Sur les rayons de la bibliothèque, à côté des lourds ouvrages de droit et des livres de dévotion, on voit apparaître, dans de bonnes éditions, la galerie des auteurs classiques, que peuvent rejoindre quelques titres d'Erasme, de Gaguin, de Budé, de Valla. Ce goût des livres croît tout au long de la première moitié du siècle. En 1548, Jean Le Féron, avocat au Parlement, laisse plus de 700 ouvrages, fort variés. On évoquera ici la figure de Jean Grolier. Mais la bibliophilie, est-elle une forme d'adhésion à l'humanisme ?8
21Il en est de même pour le mécénat que pratiquent, à l'égard des penseurs, des artistes ou des poëtes, bon nombre de notables. La pratique s'instaure des dédicaces flatteuses, parfois multiples, qui ouvrent une publication et que le récipiendaire semble bien compenser par un don, en même temps que son nom procure à l'ouvrage une sorte de parrainage semi-officiel. Il faudrait entreprendre une étude systématique et quantifiée de ces hommages plus ou moins intéressés. Fils du puissant cardinal-évêque de Saint-Malo, lui-même jeune prélat et officier royal, Guillaume Briçonnet reçoit ainsi dès 1490 (il a vingt ans), la dédicace d'une nouvelle édition des « Elegantiae » de Lorenzo Valla. Plus honorables sont les dédicaces de traductions procurées par Lefèvre d'Etaples et Josse Bade en 1505 et 1510. A partir de 1512, ces dédicaces prennent l'aspect d'un manifeste en faveur d'une réforme modérée, dont le jeune abbé de Saint-Germain des Prés, bientôt évêque de Meaux, porte les espérances.9 Dans les éloges ampoulés de ces dédicaces, il est difficile de faire la part de la réalité, de l'intérêt et de la rhétorique. Au moins peut-on estimer que les dédicataires nourrissaient quelque penchant pour les œuvres qui leur étaient ainsi vouées. La chose est certaine pour un Jean de Brinon, fils d'un Président au Parlement de Rouen, lui-même Conseiller au Parlement de Paris, qui reçoit, dans son hôtel parisien ou son château de Villenes, tous ceux qui taquinent les muses : le jeune Ronsard, Antoine de Baïf, du Bellay, Jodelle... Brinon fut le dédicataire des « Meslanges » de Ronsard. A sa mort, ses amis et protégés lui consacrent un « Tombeau » auquel collaborent Jodelle, Ronsard, du Poey du Luc, Aubert.10
22Au delà de ces signes apparents d'ouverture à l'esprit nouveau qui souffle aux bords de la Seine, certains notables, sur les traces de Guillaume Budé et de ses amis, participent plus activement à la construction de l'édifice humaniste. Bernard Quilliet a recensé, de 1450 à 1560, 96 officiers parisiens ayant écrit (et parfois publié) des ouvrages de toute nature : en tout 256 titres.11 Parlementaires [49] et Secrétaires du Roi [27] forment l'essentiel de ce bataillon, suivis des Maîtres des Requêtes [9]. Les autres corps n'apparaissent qu'à quelques unités.
23Parmi les œuvres, dont bon nombre n'ont d'ailleurs été éditées que plus tard, ou demeurent à l'état de manuscrits, B. Quilliet dénombre une quarantaine de traductions : essentiellement des textes de l'Antiquité classique, mais également d'ouvrages italiens (dont celle, parue en 1537 et due à Jacques Colin, secrétaire de la Chambre du roi et lecteur ordinaire, du « Cortigiano ») ou espagnols. L'essentiel consiste en ouvrages de droit (une cinquantaine) et en écrits narratifs : chroniques, journaux, mémoires, documents historiques de premier ordre, mais qui ne contribuent pas au progrès des humanités. On ne relève guère, sur l'ensemble, que dix-neuf titres directement liés à celles-ci (parmi lesquels les œuvres de Budé...) et à peu près autant d'ouvrages d'histoire. Si le bilan n'est pas négatif, il faut le mettre en rapport avec les centaines d'individus qui forment le corps des officiers parisiens. Hélène Michaud, étudiant la Chancellerie, ne relève guère, pour tout le xvie siècle, qu'une dizaine de noms susceptibles de retenir l'attention d'un historien de l'humanisme.
24Si l'on se place au milieu du siècle, le bilan est nuancé : une participation active au travail collectif en faveur des humanités rénovées, mais qui ne concerne qu'une frange assez mince des élites de la capitale, elles-mêmes numériquement marginales dans la grande cité ; un progrès lent, mais sensible, d'une familiarité des élites robines avec l'héritage de l'Antiquité classique et quelques travaux modernes, progrès qu'attestent les bibliothèques plus fréquentes et mieux garnies ; un souci, en partie ostentation, en partie conviction, de protéger auteurs et artistes par l'exercice d'une sorte de mécénat culturel.
III
25Les réticences et le refus final d'Erasme de s'engager dans l'aventure parisienne sont, en vérité, révélateurs des limites de l'engouement des élites parisiennes pour les idées nouvelles et de la précarité du mouvement humaniste après quelques décennies d'essor.
26Au sein même de l'Eglise et de l'Université, qui avaient été à l'origine de ce développement, les clercs vraiment acquis aux méthodes et aux valeurs de l'humanisme ne sont sans doute pas les plus nombreux. Quelques collèges de la Faculté des Arts ont des régents qui pratiquent la pédagogie renouvelée fondée sur le contact direct avec les œuvres de l'Antiquité. Après Lefèvre, Bonchamp enseigne au collège du Cardinal Lemoine, où se forment Vatable et Amyot. Le collège
27Sainte-Barbe voit passer Antoine de Gouvea, Buchanan, Fernel. Le collège de Presles est celui de Pierre de La Ramée. Et on connaît le rôle d'animateur joué par Jean Dorat au Collège de Coquerel. Jusqu'au déclenchement des luttes religieuses, il y eut des foyers d'enseignement des humaniores litterae à Paris. Mais on doit bien constater que la majeure partie de l'Université, par conservatisme culturel, par attachement aux formes éprouvées de la scolastique et, surtout, par crainte de la subversion religieuse, refuse toute concession à l'esprit du siècle. En ce sens, l'hostilité qui se développe contre Ramus et ses positions philosophiques est révélatrice des tensions et des crispations. Au milieu du siècle, les forces du passé l'emportent. Il n'est pas moins significatif de constater qu'à la différence de ce qui s'est passé dans un certain nombre de villes de province, les notables de la capitale n'ont aucunement manifesté de dépit devant cette évolution. Les autorités municipales, issues de ces milieux de la robe et des Six-Corps semblent n'avoir pas ressenti le besoin d'une organisation scolaire adaptée à la « modernité ». C'est sans doute que ces élites se satisfaisaient du système en place.
28Dans leur refus assez général des nouveautés, les milieux les plus conservateurs de l'Université, et particulièrement de la Faculté de Théologie, ont reçu l'appui d'une bonne partie du Parlement, surtout après l'apparition des premiers « luthériens ». Dès 1522, l'offensive se déclenche contre les déviations religieuses, mais, par un savant amalgame, elle atteint par contrecoup tout ce qui peut remettre en cause le principe d'autorité. Au milieu du siècle, après les épurations d'Henri II, la cour de Parlement prend le visage de l'ultra-catholicisme qu'elle conservera durablement. Ce qui n'exclut pas l'attachement du milieu à certaines valeurs traditionnelles, aux « libertés gallicanes », voire à la constitution coutumière du royaume. A l'heure des choix, le milieu robin se partagera entre Ligueurs, Politiques et... attentistes prudents. Toutes attitudes qui ne concordent guère avec les idéaux du premier humanisme.
29Des différents chemins alors ouverts, certains sont à peu près abandonnés. Les hardiesses philosophiques ou théologiques ne sont plus de saison. En revanche, l'humanisme philologique va son allure. On continue de publier, de traduire les textes classiques, comme au temps de François Ier. Les souvenirs antiques nourrissent poésie et théâtre. Mais si l'on veut sortir un peu des sentiers battus et jalonnés, mieux vaut s'assurer la protection royale, seule garantie contre les sourcilleux défenseurs de l'ordre établi.
30C'est sans doute ce qui explique que la recherche et l'indépendance d'esprit soient plus présentes dans le corps des secrétaires du Roi, officiers de Chancellerie, étroitement liés à la Cour et à la personne du souverain. C'était déjà vrai à la fin du règne de François Ier, ce l'est plus encore sous les derniers Valois. Encore trouve-t-on dans leurs rangs plus de juristes et d'érudits que de philosophes : Girard du Haillan, Jean du Tillet, Etienne Pasquier, François Hotman, sans oublier Pierre de Lestoile, sont représentatifs de ce milieu.12
31A l'heure des conflits religieux, des méfiances soupçonneuses, des prudences bourgeoises ou des exaltations ligueuses, la Cour devient le seul espace de liberté, et d'une liberté sous condition. Les derniers Valois et leur entourage ont d'incontestables goûts intellectuels et artistiques. Les futurs Charles IX et Henri III ont reçu les leçons de Jacques Amyot. Devenus rois, ils ont à cœur de reprendre la tradition de leur grand père, malgré la dureté des temps. Ils encouragent artistes et écrivains, commandant des œuvres, distribuant charges de la Maison ou pensions, protégeant même à l'occasion les mal sentants de la foi, partout ailleurs pourchassés. Et la Cour suit ce mouvement : les grands collectionnent, protègent, bâtissent. L'élément relativement nouveau est l'entrée en humanités d'une petite frange de la gentilhommerie française, qui rompt ainsi avec une longue tradition de mépris vis-à-vis des gens de plume et de cabinet. Mais on sait, par l'exemple de la Brigade, devenue Pléiade, que ces jeunes nobles ont plutôt taquiné les muses que sacrifié à l'érudition.
32Le rôle de la Cour ne saurait être négligé. C'est sous le regard du roi que naissent les premières Académies, celle de Charles IX, animée par Lazare de Baïf et Thibaud de Courville, celle d'Henri III, qui réunit autour du souverain, au long de ses neuf années d'existence, poètes, philosophes, savants et médecins.13 Comme toujours, le roi est imité : dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré, la maréchale de Retz crée un véritable salon, où les courtisans côtoient les beaux esprits : Jodelle, du Bartas, Desportes sont les visiteurs choyés de la maison.14 Ainsi s'amorce une mode qui triomphera au siècle suivant.
33Mais on voit bien la fragilité de ces institutions, liées à la personne du prince et à la conjoncture. A l'heure des déchirements du royaume, des intolérances, de la guerre civile, comment préserver des lieux de libre confrontation des idées, d'ouverture aux idéaux, quotidiennement bafoués, du premier humanisme ? Les clercs et les robins qui continuent de sacrifier à ces valeurs se réfugient dans l'érudition, dans l'histoire ou dans un scepticisme nourri de l'expérience. C'est dans le silence de leur cabinet, entre les rayons de leur bibliothèque, qu'ils tentent d'oublier le désordre du monde en attendant des jours meilleurs. Tout au plus forment-ils de petits groupes d'amis qui se réunissent chez l'un d'entre eux pour des échanges privilégiés. Avec le retour du roi à Paris, l'hôtel de Jacques-Auguste de Thou sera l'un de ces lieux privilégiés.
IV
34A partir de toutes ces données, dispersées sur un siècle particulièrement agité pour la capitale, peut-on esquisser un bilan et tirer quelques conclusions ?
35Les élites urbaines parisiennes, telles que nous les avons, un peu arbitrairement, définies ont effectivement participé au mouvement humaniste, en le protégeant ou en l'enrichissant de leurs travaux. Mais si l'on rapporte le nombre de ces participants actifs au chiffre de la population de la capitale, et même aux effectifs du groupe supérieur de la société urbaine, on doit bien constater qu'il ne s'agit que d'une mince minorité, et sans qu'un gonflement significatif se dessine au long du siècle. Au moins pourrait-on penser que les valeurs nouvelles - culturelles, philosophiques, artistiques - ont pénétré, par une lente osmose dans une couche plus large de la population : l'humanisme serait alors devenu, au fil des décennies le bien commun des notabilités urbaines. Les indices que nous pouvons interroger ne sont que moyennement rassurants. Jusqu'à la fin du siècle, et à l'exception de quelques brillantes individualités, la plupart des robins se contentent d'une cinquantaine de livres, qui sont avant tout des instruments de travail, livres de droit et de jurisprudence, et des ouvrages de dévotion. Si les lettres anciennes sont souvent représentées par quelques titres classiques, les modernes demeurent rares. A la mort de Martin Ruzé de Beaulieu, secrétaire d'Etat, en 1613, on trouve près de 300 volumes au château de Chilly, dont 53 seulement sont dignes d'être estimés par le notaire.15 Ce descendant d'une famille qui a brillamment participé aux débuts du mouvement humaniste à Paris possède des ouvrages de Platon, d'Aristote, de César, de Sénèque, de Tite-Live. Le « Lexique » de Jacques Toussaint l'aidait dans ses lectures. Histoire et « politique » sont assez bien représentées : la « Bibliothèque françoise » de La Croix du Maine, les « Mémoires » de du Bellay, des traités de du Tillet, deux « histoires d'Espaigne » et une « histoire de Portugal ». Notre homme s'intéresse à la géographie (Munster, Thevet et Belleforest), aux fortifications, à l'agronomie (Olivier de Serres). On mentionne aussi une « œuvre de Ronsard ». S'agit-il des œuvres complètes ?
36Si l'on sort de ce milieu, les constatations renforcent ces remarques. Françoise Lehoux a trouvé mention de bibliothèques chez les trois quarts des médecins dont elle a retrouvé l'inventaire : de quelques livres à plusieurs centaines.16 Les ouvrages professionnels dominent largement, englobant aussi bien Vesale et Paré qu'Hippocrate et Galien. La piété est toujours bien représentée, ainsi que l'histoire. L'auteur conclut, au terme de son analyse : « Ce qui suscite quelque étonnement, c'est de constater combien était réduite la place réservée aux humanistes ». Ici encore, les deux noms qui reviennent sont ceux d'Erasme et de Budé.
37Et pourtant, une partie des fondements et des valeurs de l'humanisme a été « récupérée » par l'enseignement des collèges de Jésuites. Dès 1563, le collège de Clermont met en œuvre les méthodes que le ratio studiorum fixe en 1599. Après une décennie d'absence, les bons Pères rouvrent leur prestigieux établissement en 1604. C'est après cette date que les élites de la Cour et de la Ville vont participer d'une culture commune où l'héritage de l'Antiquité, expurgé et encadré, forme un des fondaments de la formation de l'honnête homme. Ainsi se préparent les générations classiques.
38L'humanisme s'est réduit au bon usage des humanités.
Notes de bas de page
1 Le récent ouvrage de Jean-Pierre Babelon, Paris au xvie siècle, Paris 1986, 627 p. (Nouvelle histoire de Paris), fait le point de nos connaissances sur tous les aspects de la vie de la capitale et fournit une abondante bibliographie à jour. Un chapitre, p. 75-109, est consacré à l'humanisme parisien.
2 Sur ces institutions et les hommes : Mikhail Harsgor, Recherches sur le personnel du Conseil du Roi sous Charles VIII et Louis XII, Lille 1981, 5 vol. Henri Lapeyre et Remi Scheurer, Les notaires et secrétaires du Roi sous les règnes de Louis XI, Charles VIII et Louis XII (1461-1515), Paris 1978, 2 vol. (Coll. des Documents inédits de l'histoire de France). Hélène Michaud, La Grande Chancellerie et les écritures royales au xvie siècle, Paris 1967. Roland Mousnier, Etudes sur le conseil du Roi de Louis XII à la Révolution, Paris 1970. Bernard Quilliet, Les corps d'officiers de la prévôté et vicomté de Paris et de l'Ile-de-France de la fin de la guerre de cent ans au début des guerres de religion : étude sociale, Lille 1982, 2 vol.
3 Jacqueline Boucher, Société et mentalités autour de Henri III, Lille 1981, 4 vol.
4 L'œuvre d'Auguste Renaudet, Préréforme et humanisme à Paris pendant les premières guerres d'Italie (1494–1517), Paris 1953, 2e ed., demeure fondamentale. On se reportera également aux références de Jean-Pierre Babelon cité n. 1.
5 Simone Guenée, Bibliographie de l'histoire des Universités françaises des origines à la Révolution, tome i, Paris 1981.
6 Sur Guillaume Budé, outre la thèse ancienne d'Etienne Delaruelle, Guillaume Budé, Paris 1907, voir Marie Madeleine de La Garanderie, Christianisme et lettres profanes (1513-1535). Essai sur les mentalités à Paris, Paris 1976 et la notice rédigée par Madeleine Foisil, dans : Roland Mousnier (voir n. 2).
7 Abel Lefranc, Histoire du Collège de France depuis ses origines jusqu'à la fin du Premier Empire, Paris 1893.
8 Roger Doucet, Les bibliothèques parisiennes au xvie siècle, Paris 1956.
9 Michel Veissière, L'évêque Guillaume Briçonnet (1470–1534), Provins 1986, particulièrement p. 58-59 et 452–454. Du même : Guillaume Briçonnet, évêque de Lodève et de Meaux, protecteur des humanistes, dans : Bull. phil. et hist. (jusqu'à 1610) du Comité des travaux historiques et scientifiques, année 1974, Paris 1976, p. 91-102.
10 Pierre de Nolhac, Ronsard et l'humanisme, Paris 1921, présente le personnage et son « Tombeau ».
11 Bernard Quilliet (voir n. 2), p. 788–790 (bibliothèques), 797-813 (œuvres et attitudes face à l'humanisme).
12 Hélène Michaud (voir n. 2), p. 179–186.
13 Frances Amelia Yates, The French Academies of the xvith century, Londres 1947 et Jacqueline Boucher (voir n. 3), p. 913-942.
14 Mme Michel Jullien de Pommerol, Albert de Gondi, maréchal de Retz, Genève 1953.
15 Philippe Hamon, Une famille de notables parisiens au xvie siède : les Ruzé, mémoire de maîtrise dactyl., Paris 1983.
16 Françoise Lehoux, Le cadre de vie des médecins parisiens aux xvie et xviie siècles, Paris 1976, spécialement p. 462-513.
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