Réflexions sur les notables ruraux : le groupe des marchands-laboureurs en Ile-de-France du xve siècle à la Révolution
p. 191-204
Texte intégral
1Cette communication est une tentative de synthèse sur l’évolution pluri-séculaire d’un groupe social caractéristique des grands plateaux à limon du Nord-Ouest de la France : celui des grands exploitants, très généralement fermiers des gros propriétaires seigneuriaux.
2Il y a déjà bien longtemps que G. Lefebvre, dans son étude sur Les paysans du Nord a souligné le rôle des grands fermiers à l’intérieur de la société rurale d’Ancien Régime. Il a été depuis suivi par de nombreux historiens et les exemples ne manquent pas qui permettent, pour une région ou une période, de dégager l’individualité des « coqs de village », véritable groupe social qui, comme l’a écrit Pierre Goubert, occupe une « position clé » et « permet de comprendre la société rurale ». Nous voudrions, en privilégiant le long terme, tenter de présenter l’évolution de ce milieu original dans le cadre de l’Ile-de-France où il a revêtu un caractère exemplaire. Mes dettes sont nombreuses envers d’autres chercheurs : Guy Fourquin, Hugues Neveux, Pierre Goubert, Pierre Brunet, Marc Venard. J’y ajouterai un de mes étudiants, M. J.-M. Moriceau qui prépare une thèse sur les « coqs de village » et m’a autorisé à utiliser des conclusions provisoires. Je l’en remercie.
I. AUX ORIGINES
3Vers 1450, les malheurs de la guerre des Anglais et les effets de la dépression de la fin du Moyen-âge s’éloignent. Un peu partout en Occident et spécialement en France, la reconstruction agraire peut commencer. C’est dans les modalités de cette reconstruction qu’il faut chercher les origines du groupe social que nous souhaitons cerner.
4Dans l’ensemble français, l’Ile-de-France présente, en ce milieu du xve siècle, des caractères originaux :
51.° Malgré les énormes pertes humaines dues à la guerre et à la misère, la région parisienne appartient toujours au « monde plein ». Rappelons qu’à la veille de l’épreuve ; l’Etat des feux de 1328, cartographie par G. Fourquin permet d’affirmer qu’avec plus de 14 feux au km2 (le double de la moyenne du royaume), les campagnes parisiennes figuraient parmi les terroirs les plus densément peuplés de l’Europe occidentale. Avec, il est vrai, de grandes variations locales, des fortes concentrations de la plaine de France ou des environs proches de la capitale aux maigres populations de la Brie ou du Hurepoix occidental. Encore ces chiffres (6 ou 7 feux au km2) ne sont-ils pas ridicules à l’échelle du royaume. La situation de 1328 n’a plus rien à voir avec celle du milieu du xve siècle. Mais on a peut-être exagéré les désastres. Rien de comparable, ici, avec l’effet Hiroshima dont parle Guy Bois à propos de la Haute Normandie. En tous cas, croissance naturelle et forte immigration ont eu vite fait de remplir les villages de la région. Dès 1500-1520, on ne devait pas être loin du tableau de 1328. A cette forte population villageoise, il faut ajouter la présence de la capitale. Là encore, même au plus creux de la crise, Paris, réduit selon Jean Favier à 100 000 habitants restait une très grande ville. Et combien plus lorsqu’elle se repeuple, une fois la paix revenue... Les 200 000 sont certainement retrouvés à la fin du règne de François I°.
62° Dans le domaine plus circonscrit des structures économiques et sociales du monde rural, il convient de souligner trois traits fondamentaux :
- en Ile-de-France, l’affaiblissement de la seigneurie classique a commencé très tôt : conquête de la liberté personnelle des dépendants, atténuation des droits sur la terre. Le tenancier censitaire est un véritable propriétaire, le retrait seigneurial est, soit inconnu (c’est le cas dans la coutume de Paris), soit difficile à exercer. Les droits réguliers sont faibles, le plus souvent en deniers, attachés à la parcelle, ce qui facilite la mobilité foncière. Beaucoup de champarts ont été convertis en redevances en argent pendant la guerre ou au moment de la reconstruction ;
- en revanche, dans la seigneurie, à côté des censives qui occupent une portion majoritaire de l’espace cultivé, les réserves se sont relativement bien maintenues. Le seigneur conserve la gestion directe d’une part importante du sol : labours, prés, bois. Il s’agit de domaines importants, bien que sans comparaison avec les latifundia ibériques ou italiens. Le plus souvent fragmentée en parcelles qui se mêlent à celles des dépendants, la réserve apparaît cependant plus concentrée. Parmi ces « domaines », une place particulière doit être faite aux terres d’Eglise. Propriétés anciennes, solidement tenues par les abbayes, les chapitres, les couvents. Et, plus souvent que pour les domaines laïcs, propriétés concentrées en grandes parcelles, et parfois en une seule ;
- le dernier trait consiste en l’originalité du mode de mise en valeur de ces grandes propriétés en jouissance directe. Dans la plupart des cas, les labours de la réserve constituaient une seule exploitation avec ses bâtiments. Une exploitation qui, de ce fait, tranchait fortement sur toutes les tenures paysannes. Il était rare qu’une réserve ne couvre pas plus de trente hectares, taille qu’un nombre infime de tenures censuelles atteignait. Il était au contraire fréquent que le domaine seigneurial couvre une superficie plus importante : 60, 100, 130, voire 150 hectares. Or, dès le xiiie siècle, les établissements religieux prirent l’habitude d’affermer, à temps fixe, et par un seul bail, l’ensemble de ces unités de mise en valeur du sol. La crise avait amené des solutions provisoires. La fin de la crise vit le retour des grands propriétaires ecclésiastiques à ce mode d’exploitation. Et les seigneurs laïques firent de même. Le cas de la demoiselle d’Athis restée fidèle à la gestion directe, traitant avec laboureurs, faucheurs ou vignerons pour la mise en culture de son domaine est assez exceptionnel dès le début du xvie siècle.
7On a souvent souligné que la gestion de ces « fermes », « granges », « censés » supposait, sur le plan technique, des moyens importants et une expérience certaine. Conduire la mise en valeur de quelques arpents de terre en polyculture et diriger, avec succès et profit, la marche d’une grosse unité de production ne sont pas choses semblables. Qui donc pouvait, au sein du monde paysan tel qu’il sortait de la période de reconstruction agraire, offrir aux maîtres du sol les compétences et les garanties nécessaires ? Répondre à la question, c’est assister à la naissance du groupe social que nous nous proposons d’étudier.
8La redistribution des censives au sortir de la crise s’était faite en fonction du désir des propriétaires et des seigneurs de retrouver le plus rapidement possible des revenus réguliers et suffisants. Devant le manque d’hommes, les lots concédés le furent à des conditions assez favorables. La contradiction démographique avait sans doute amené une relative concentration des patrimoines paysans. Ainsi naquirent, du point de vue économique, des cellules de production relativement étendues, contrastant avec la masse des tenures parcellaires. Il y eut, un temps, un certain regroupement de la répartition sociale de la propriété. Un temps bref : dès 1500, la remontée démographique, l’achèvement de la reconstruction, le désir des maîtres du sol de faire jouer la concurrence ramènent le morcellement incroyable de la terre. Mais, au sein du village, quelques lignages se trouvent favorisés par rapport aux autres. La taille de leur tenure les oblige à posséder un train de labour conséquent. Leur autosuffisance est largement assurée. Mieux, les surplus de production qu’ils peuvent commercialiser les obligent à dépasser l’horizon étroit du terroir. Ils en sortent pour accéder aux marchés. Leur univers mental s’en trouve élargi. Et c’est parmi ces gros tenanciers que les maîtres du sol vont naturellement chercher les fermiers auxquels ils veulent confier la gestion et la mise en valeur de leurs grosses exploitations. Ainsi, entre 1450 et 1500, un certain nombre d’individus ont-ils eu « le pied à l’étrier »...
II. L’ÉMERGENCE D’UNE PRIMAUTÉ
1. La consolidation du groupe
9Ainsi installés avec leur famille à la tête des grandes fermes, les laboureurs souhaitèrent naturellement s’y maintenir. Il fallait donc qu’ils réussissent dans leur gestion, qu’ils donnent satisfaction à leurs bailleurs et qu’ils obtiennent la possibilité de renouveler les contrats d’amodiation pour bénéficier de la durée.
10La conjoncture, au tournant des xve et xvie siècle, les aida puissamment en favorisant leurs produits, en ouvrant des marchés nouveaux et des occasions de profit. La croissance de la production céréalière, attestée par les séries décimales, récompensait leurs efforts. La pratique des baux de neuf ans leur permettait de bénéficier de la poussée des prix, même si, au bout du contrat, le propriétaire tentait, non seulement d’actualiser le loyer mais même d’anticiper la hausse.
11L’attitude des maîtres du sol facilitait la consolidation du groupe : sans aller jusqu’à un « droit au bail », l’habitude se prenait d’offrir le renouvellement de la location au fermier ou à son fils. Dans le Cambrésis plus tôt pacifié, Hugues Neveux a signalé des familles en jouissance de la même « censé » pendant un demi siècle ou plus, dès 1400-1430. En Ile-de-France, c’est vers 1475-1480 que le phénomène s’affirme : les Delanoue prennent à bail en 1477 la grosse ferme du chapitre de Notre-Dame à Rungis (130 ha). Ils y sont jusqu’en 1503 et paissent le relais à Robert de Guironne, dont la veuve sera encore là en 1570...
12Permanence, mais aussi solidarité... On sait l’importance de la notion de lignage dans l’ancienne société. Nos gros exploitants surent en tirer tous les avantages. Dans chaque petite région, l’étude des baux permet de dresser la liste des quelques familles qui semblent, dès la première moitié du Seizième siècle, monopoliser la mise en valeur des grandes exploitations. Familles liées à la fois par la parenté et les intérêts. Cette solidarité joue contre les maîtres du sol et l’on peut affirmer que le marché de la location de la terre n’est pas un marché concurrentiel au niveau des grandes fermes : peu de preneurs potentiels, et des preneurs qui semblent bien s’interdire de jouer le jeu des rivalités. De cela, point de preuve écrite, mais tant d’indices...
2. De l’exploitation au pouvoir
13Le petit groupe des gros exploitants n’allait pas tarder, tout en consolidant l’appréciable privilège de monopoliser les baux les plus importants, à étendre substantiellement son influence au sein du monde rural. De la mise en valeur de la terre, on passe ainsi à l’exercice d’autres pouvoirs, sources de nouveaux profits mais aussi et surtout, moyen de domination du petit monde villageois.
14Il n’est pas nécessaire d’insister sur les aspects économiques de ce pouvoir : la gestion des fermes supposait, en dehors de la main d’œuvre familiale, l’emploi permanent ou saisonnier d’une main d’œuvre salariée, recrutée localement ou dans les régions voisines ; la possession de moyens techniques à la mesure de la superficie exploitée faisait naturellement du grand fermier un prestataire de services pour les tenanciers parcellaires ; enfin, la détention d’appréciables surplus et de réserves monétaires donnaient au fermier la possibilité de prêter grains et deniers, avec, pour corollaire les profits de l’usure. Ajoutons que le gros exploitant, habitué des marchés est l’intermédiaire tout désigné pour l’éventuelle commercialisation des très petites quantités dont dispose éventuellement le paysan parcellaire. Puissance économique et influence sociale dérivée... Mais les gros fermiers sont allés plus loin.
15Même si, dans le long terme, la seigneurie du premier xvie siècle en Ile-de-France, nous apparaît bien affaiblie, elle n’en demeure pas moins terriblement présente. Il s’agit d’un organisme complexe, fait d’une multitude de droits difficiles à conserver, difficiles à exercer, difficiles à rentabiliser. Le seigneur n’a, on l’a souvent souligné, ni le goût, ni le temps, ni les capacités de s’occuper de la gestion quotidienne, à quelques exceptions près. Les sires de Gouberville sont rares en Ile-de-France où beaucoup de seigneuries sont tenues par des gens de Cour, des officiers parisiens, des communautés religieuses.
16L’affermage des différentes sources du revenu seigneurial, comme celui des dîmes, était généralisé. Au début du xvie siècle, il semble que dominait la pratique de baux séparés selon les droits. Au milieu du siècle, on constate que la gestion globale de la seigneurie utile, à l’exception de l’exercice de la justice, fait de plus en plus souvent l’objet d’un seul contrat, confondu avec celui des terres de la réserve. Cela signifie qu’en un demi-siècle, les gros fermiers ont su convaincre les maîtres du sol de leurs aptitudes à défendre leurs intérêts. On comprend bien les motivations réciproques. Les seigneurs n’avaient affaire qu’à un seul interlocuteur, installé dans le terroir, parfois depuis assez longtemps, connaissant les hommes et les terres, capables de lutter contre la fraude ou la mauvaise volonté. Le fermier ajoutait aux profits de l’exploitation ceux de la perception. Il recueillait, par les droits en nature, une masse accrue de denrées commercialisables, à l’heure de la hausse des prix et de l’appel des marchés en expansion. De solides réserves lui permettent de vendre au meilleur moment et d’accroître ainsi son profit.
17Au milieu du xvie siècle, on peut considérer que le groupe des gros exploitants a réussi à s’imposer aux partenaires du monde rural. Face aux maîtres du sol, porté par la conjoncture et aidé par sa puissante solidarité, il peut freiner efficacement la montée des loyers et maintenir le poids de la rente à un niveau compatible avec le produit global de l’exploitation. Face aux autres villageois, il apparaît comme le mandataire des seigneurs et des décimateurs, investi de l’autorité, mais aussi comme le fournisseur de travail, l’éventuel soutien en période difficile.
III. A L’ÉPREUVE DE LA CONJONCTURE
18De 1560 à 1680, le milieu des gros fermiers parvient, malgré les épreuves du siècle de la « crise rurale », à préserver l’essentiel de sa primauté au sein du monde rural, voire même, à consolider les acquis de la période faste de la restauration des campagnes et du « beau Seizième siècle ».
1. Le poids de la conjoncture
19On se contentera de rappeler que les fermiers, comme l’ensemble du monde paysanont été atteints par les « malheurs des temps ». Quelques traits doivent être soulignés. La province a particulièrement souffert des troubles : guerres de Religion, Fronde. A chaque fois, les grandes fermes sont spécialement menacées : on a grande chance d’y trouver du fourrage, des chevaux pour la remonte, des greniers et des celliers mieux remplis. Mieux vaut les piller que les masures des humbles. Ajoutons le fanatisme religieux qui cherche à détruire les bases de la richesse de l’Eglise. Beaucoup de laboureurs ont directement souffert des troubles : récoltes détruites, bâtiments incendiés, cheptel décimé. Tout un capital menacé...
20A ces événements politiques, il convient d’ajouter les effets des fluctuations de la conjoncture économique générale : « crise » du xviie siècle (avec beaucoup de nuances), accumulation de mauvaises années climatiques à la fin du xvie siècle puis autour de 1650, enfin, à la fin du siècle. A plus d’une reprise, le produit global de l’exploitation a été insuffisant pour assurer la reproduction brute et le fermier n’a pu faire face à ses obligations.
21D’autant plus que le poids de la fiscalité royale n’a cessé de s’alourdir, spécialement de 1550 à 1600 et de 1630 à 1660. En Ile-de-France, pays de taille personnelle, c’est l’exploitant qui supporte la charge.
2. Les réponses à la conjoncture
22Face à ces difficultés de toute sorte, le milieu des gros fermiers, auxquels, dans les documents, on attache de plus en plus l’appellation de « marchands-laboureurs », que les tabellions décorent d’un « honohable homme » qui les assimile à la petite bourgeoisie des villes, manifeste une réelle capacité d’adaptation, de réaction, voire d’initative. Ainsi s’explique la remarquable résistance de ce groupe, au sein du monde rural, au temps des malheurs.
23Le groupe défend son « droit à l’exploitation », en éliminant les nouveaux venus, en cherchant à exploiter non seulement les plus grosses fermes, mais aussi les fermes moyennes. Il obtient des renouvellements anticipés de baux. Il amorce déjà la pratique des réunions de baux pour agrandir l’exploitation.
24Sur le plan de la rentabilité de l’exploitation, la réponse aux aléas de la conjoncture revêt bien des formes, qui tendent toutes au même résultat.
25La réduction des coûts d’exploitation résulte de la progressive dégradation du salaire réel, même versé en nature. Sans doute la concentration des propriétés, le remembrement parcellaire mené par les maîtres du sol, les cumuls de baux permettent-ils aussi des économies d’échelle. Les fermiers tentent aussi de limiter les appétits de leurs bailleurs et de négocier le montant du prélèvement foncier. Ils y réussissent en temps de crise, où leur solidarité leur permet d’obtenir des remises de loyers, des reculs d’échéances, des baux en baisse, au moins pour un temps. Ils font appel au crédit des propriétaires sous forme d’avances remboursables ou de baux à cheptel. Au vrai, les fermiers furent à la longue battus et la rente triomphe après 1620, bien que moins nettement qu’en Languedoc. Réponse encore, la recherche de nouveaux profits pour équilibrer le bilan menacé. Profits de la spéculation sur le marché, en temps de disette, et plus généralement en cherchant les meilleurs cours. Mais aussi, initiatives techniques : pratique des cultures dérobées qui permettent de tricher un peu avec le repos de la jachère, élevage spéculatif tourné vers les appétits du marché parisien (300 000 habitants vers 1565, 400 000 vers 1635, 500 000 vers 1700), introduction timide des prairies artificielles dans le système cultural. Ajoutons à cela les profits des coupes de bois, des charrois, du commerce des blés. Tout ceci manifeste l’efficace dynamisme des « coqs de village ».
26Reste qu’aux moments difficiles, il faut entamer le capital. Alors que les petits tenanciers sont atteints par l’expropriation progressive, les marchands-laboureurs disposent d’un volant de sécurité. Ils n’hésitent pas à sacrifier leur patrimoine pour conserver les véritables bases de leur pouvoir : le capital circulant, le cheptel, le matériel.
27Enfin nos gens savent ruser avec le fisc royal pour limiter leur contribution aux tailles. Sans évoquer ici les pressions que leurs propriétaires peuvent exercer sur les élus en leur faveur, on concevra aisément que les répartiteurs villageois hésitent à charger celui qui fournit travail, salaires, prêts. D’ailleurs, bon nombre de gros fermiers font l’acquisition de petits offices vénaux qui, en les assimilant aux membres des Maisons du Roi ou des Princes, leur procure l’exemption de l’impôt direct. Derrière bon nombre d’« archers de la Maison du Roi », de « chevaucheur de l’Ecurie », d’« huissier » ou de « valet de chambre » se dissimulent nos gros exploitants.
3. Le temps des difficultés
28Tous ces éléments expliquent, au delà des faillites individuelles toujours possibles, la solide résistance du groupe des gros exploitants aux épreuves, nombreuses, qui atteignent le monde rural de 1560 à 1660. Les choses changent après cette date et surtout après 1690. La crise rurale s’aggrave et les coqs de village n’échappent plus aux conséquences fâcheuses de la conjoncture.
- La série de bonnes récoltes du temps de Colbert amène une baisse sensible des prix agricoles, tandis que les autres facteurs du bilan de l’exploitation tendent à se fixer. La marge bénéficiaire, toujours assez mince dans l’ancien système agricole, s’amenuise encore plus. A ces deux décennies de marasme succèdent les mauvaises années climatiques de la fin du siècle et du début du xviiie. Alors qu’ils avaient été spécialement touchés par la langueur des prix des grains, en raison même de la prédominance de la céréaliculture dans les plaines d’Ile-de-France, les fermiers ne peuvent même pas profiter des années de crise, tant le déficit des récoltes est important en 1693 ou en 1710. D’ailleurs, le pouvoir royal, mieux armé, agit contre la spéculation.
- Ces difficultés sont aggravées par l’évolution de la rente. Après les sacrifices qu’ils avaient dû consentir au temps des Frondes, les propriétaires ont accru leurs exigences. La rente foncière reprend sa hausse. Les loyers proposés vers 1660-1665 sont les plus élevés du siècle, à l’heure de la débâcle des prix des productions du sol. L’entêtement des maîtres du sol à maintenir, en période de déflation, leurs revenus nominaux a lourdement pesé sur les fermiers.
- Ajoutons, malgré le relatif allégement de l’impôt direct par Colbert, l’accroissement de la charge fiscale sous toutes ses formes dans les guerres de la fin du règne de Louis XIV.
29A partir de 1685, les faillites de fermiers se multiplient et les propriétaires, eux-mêmes atteints dans leurs revenus refusent les aménagements temporaires dont ils avaient l’habitude. Baux interrompus avant terme, procès toujours coûteux, saisie des récoltes et du cheptel, plaintes des propriétaires qui peinent à trouver des preneurs solvables, tous ces signes montrent le profond malaise du groupe des gros exploitants, et, plus encore, la ruine des exploitants moyens.
30Est-ce à dire que l’on assiste à la fin de ces notables et de leur rôle dans le inonde paysan ? Il faut nuancer la réponse.
31La situation matérielle des coqs de village a été sérieusement ébranlée, et plus d’un lignage ancien, tenant de grosses fermes depuis la fin du xve siècle, se trouve définitivement éliminé du jeu. Les exemples ne manquent pas de bons laboureurs qui, après une faillite et la saisie de leur matériel et de leur cheptel retombent à la condition de charretier ou de petit artisan. C’est surtout vrai de ceux qui n’étaient que des exploitants. Il semble que les plus puissants, ceux qui combinaient les profits de la culture avec ceux de la gestion seigneuriale, des coupes de bois et des levées de dîmes, ont relativement mieux résisté à la tourmente. Là encore, les plus forts savent s’adapter, par une sorte de fuite en avant. Un Louis Chartier, fermier des dames de Maubuisson au Plessis-Gassot, au nord de Paris, tient également une ferme à Roissy-en-France et profite des malheurs d’un collègue pour racheter son capital d’exploitation et installer un beau-frère, en 1691, dans la ferme de Choisy-aux-Boeufs.
32La crise a donc amené une réduction numérique du groupe des coqs de village, des moments difficiles pour tous, désastreux pour certains. Elle s’est accompagnée d’une nouvelle concentration de l’exploitation aux mains des lignages qui avaient « tenu le coup ». En 1718, selon P. Brunet, on comptait 37 exploitations de plus de 200 hectares dans l’élection de Soissons, dont 26 résultaient d’un regroupement, opéré par le fermier, de deux ou plusieurs baux. Une étude globale doit aussi tenir compte des concentrations opérées au niveau du lignage : au début du xviiie siècle, au Plessis Gassot, tandis que François Chartier tient la ferme de Maubuisson, un de ses frères exploite celle des Blancs Manteaux et leur oncle tient la troisième grande exploitation du village.
IV. L’ÂGE DE LA « GRANDE CULTURE »
33La reprise conjoncturelle, d’abord timide et lente jusque vers 1730-1740, puis beaucoup plus rapide pendant un bon tiers de siècle permet au groupe des gros fermiers de retrouver et de renforcer les éléments de son pouvoir. On peut parler alors d’un « âge d’or des fermiers », salués par les physiocrates comme les éléments dynamiques d’une agriculture en expansion.
1. Le renouvellement partiel du groupe
34On a vu que la crise de la fin du règne du Grand Roi avait modifié la composition du groupe. Au delà de la crise, le milieu a été renouvelé par l’arrivée de nouveaux venus. C’est un épisode encore mal connu, qu’une série de monographies familiales permettrait d’éclairer. A côté de lignages anciens, qui ont traversé le temps des difficultés, on voit accéder à la dignité de marchand-laboureur, de receveur seigneurial, de nouvelles familles. J’avais jadis rencontré sur mon chemin les Pluchet, simples vignerons de Louans-Morangis, au sud de la capitale. Une famille très humble de petits tenanciers jusqu’à ce que François Pluchet, fils de vigneron devenu charretier, accède en 1720 à la recette seigneuriale du comté. C’est le début d’une remarquable ascension sociale qui place les descendants à la tête d’importantes exploitations en Brie, sur le Longboyau et dans la région de Trappes. Ascension qui culmine au début du xixe siècle avec l’acquisition d’une ferme à Trappes (100 h) et la constitution d’un patrimoine de 390 ha en 1845. M. Moriceau est en train d’étudier d’autres cas de promotion en tentant de retrouver l’élément déterminant : une belle dot, les effets de la liquidation du Système, le hasard du choix d’un propriétaire ?
35Ces nouveaux venus se fondent très vite dans le groupe des marchands-laboureurs et pratiquent la même politique.
2. La puissance renforcée
36Le groupe des marchands-laboureurs reste numériquement limité et domine de haut le monde rural. En 1778, dans l’élection de Paris (plus de 400 paroisses, environ 900 000 habitants), on relève 997 cotes de taille supérieures à 100 L. 702 sont payées par des fermiers laboureurs, 6 par des fermiers de seigneurie, 8 par des propriétaires-exploitants. Mieux encore, des 122 cotes supérieures à 1 000 L., 115 sont payées par des fermiers-laboureurs. Tout naturellement, les zones où se concentrent ces gros contribuables sont les secteurs les plus riches, et ceux où la grande exploitation domine largement : plaine de France, Brie, plateau de Villejuif. De la comparaison patiente des rôles d’imposition en 1740, 1758 et 1789. M. Moriceau a tiré une sorte de whos’who rural : 213 gros fermiers, appartenant à 71 familles, certaines étant représentées plus de cinq fois. Nul doute que ces conclusions seraient confirmées, au delà des limites de l’Election, en Soissonnais, en Multien, en Brie, en Beauce.
37Il est évident que la conjoncture favorable du xviiie siècle porte ces coqs de village et assure leur richesse. La hausse des prix agricoles est nette, renforcée par l’appel du marché. La rente, pendant un temps, s’essouffle à les suivre avant de s’envoyer après 1760. Mais les délais ont été suffisants pour que les gros exploitants aient pu accumuler des capitaux et investir en matériel, en chentel, en terres.
38L’élimination des petits exploitants, des simples laboureurs, ne laisse plus subsister en face d’eux, dans le village que des manouvriers prolétarisés, et quelques artisans liés à leurs commandes. Plus que jamais, ils sont les premiers du monde paysan. Toute leur stratégie familiale vise à établir ce pouvoir. Lorsque le Roi vend en forme d’office les fonctions de syndic perpétuel (responsable de la gestion des affaires de la communauté), ce sont souvent des fermiers qui en font l’acquisition. Si certains garçons sont naturellement destinés à reprendre les fermes, d’autres, frottés d’un peu de droit, s’installent dans les offices seigneuriaux de procureur fiscal, de tabellion, voire de juge. D’autres sont consacrés à l’église. Une partie des cures rurales du diocèse de Paris sont ainsi pourvues par des clercs issus des dynasties fermières. Au début du xviiie siècle, des Angouillan, appartenant à un vieux lignage de Wissous qui monopolise depuis 1600, les deux ou trois plus belles fermes du village et essaime des fermiers jusqu’à Brétigny, sont, à la même epoque, curés à Wissous, à Chilly, à Morangis, à Epinay. Les filles entrent aussi dans cette stratégie familiale, servant à renforcer les liens entre les lignages, mais pouvant aussi devenir religieuses avec utilité : plusieurs filles Chartier entrent à l’abbaye de Maubuisson dont on exploite la ferme au Plessis-Gassot...
39Le xviiie siècle voit se poursuivre le mouvement de réunion des fermes par les exploitants désireux d’étendre la superficie mise en valeur. Les propriétaires y consentent lorsqu’ils possèdent deux ou trois exploitations voisines, réduisant ainsi les frais d’entretien des bâtiments. A tout le moins réunit-on des baux, parfois en sous-louant les locaux devenus inutiles. Bon nombre de cahiers de doléances, en 1789, se plaindront de ces réunions. Encore faut-il que ces cahiers laissent passer les plaintes...
40Avec la littérature physiocratique, les fermiers deviennent les modèles pronés par les théoriciens. A la petite culture misérable, besogneuse, on oppose la grande exploitation, qui permet une économie d’échelle, une production massive, qui autorise les innovations techniques. C’est le début d’une politique qui sera longtemps poursuivie comme une traduction paysanne de la concentration industrielle.
41Ceci étant, les grands exploitants ne paraissent pas avoir été, au xviiie siècle, des agents efficaces d’une transformation des techniques agricoles. Ils demeurent essentiellement des producteurs de grains destinés au marché, selon les méthodes traditionnelles, avec les blocages traditionnels : mauvaise insertion de l’élevage dans le système cultural, insuffisance des fumures, « opprobre des jachères » (Young), relative stagnation des rendements. Les innovations sont plus le fait de propriétaires gagnés aux idées des physiocrates que de cultivateurs.
3. La crise révolutionnaire et le destin du groupe des marchands laboureurs
42Tout au long de leur histoire pluriséculaire, les grands exploitants ont été en même temps, des gestionnaires lovaux et efficaces du système seigneurial auquel ils ont lié leur sort. Dans le village, ils perçoivent les droits et savent défendre, avec l’appui de l’appareil judiciaire, les intérêts des seigneurs. De cette gestion, ils tiraient, comme intermédiaires, des profits non négligeables et nous avons souligné qu’ils établissaient sur cette fonction leur influence sur la communauté villageoise.
43Leur attitude dans la crise révolutionnaire n’en est que plus intéressante à analyser.
44Les fermiers ont durement ressenti les effets de la dépression intercyclique, jadis magistralement étudiée par E. Labrousse, qui précède la Révolution. Moins que les vignerons, moins que les pauvres gens, mais assez pour les inquiéter. Il faut rappeler que l’envolée de la rente foncière après 1760, réduit leurs marges de profit et leurs possibilités d’accumulation. La crise de 1787-1789 les trouve mécontents et affaiblis.
45On peut aussi penser que la contestation croissante du système féodo-seigneurial par les idéologues bourgeois sur le plan des principes aussi bien que par les masses rurales dans une lutte quotidienne faite de mauvaise volonté, de retards, de discussions, voire de procès, a rendu moins agréable la fonction de receveur de seigneurie ou de leveur de dîmes. Moins agréable et moins profitable.
46Enfin, il ne faut pas oublier que les marchands-laboureurs sont redevenus, avec l’amélioration de la conjoncture, des acheteurs de terres. Exploitants pour les autres, ils sont aussi propriétaires et souhaitent libérer cette propriété des servitudes féodales, au même titre que les bourgeois des villes.
47Pour toutes ces raisons, à la veille de la Révolution, sans être encore entrés dans une attitude d’opposition aux maîtres traditionnels du sol, il semble bien que le groupe des grands fermiers s’interroge sur les liens d’intérêt qui les unissent au système seigneurial. Manifestant, une fois encore, leur capacité d’adaptation, ils vont entrer dans la tourmente en sachant en tirer le meilleur profit.
48Ils essayent, et réussissent souvent, à garder la direction des réactions du monde rural. Lorsque sont créées en 1787, les municipalités de paroisse, ils y jouent, naturellement, les premiers rôles. A eux, ou à leurs fidèles, les postes de syndics. De même, en 1789, lors de la rédaction des cahiers de doléances, ils dominent les assemblées de paroisse et occultent l’expression des plaintes des manouvriers. En Ile-de-France, ce n’est guère que dans les secteurs où les vignerons étaient majoritaires qu’on peut entendre la véritable voix des petits.
49Et lorsque la Grande Peur et ses conséquences du 4 août permettent d’ouvrir une brèche dans le système seigneurial sans remettre en cause la propriété « inviolable et sacrée », et encore moins les droits des exploitants, les gros fermiers se rallient au mouvement déclenché par les masses populaires et entériné par l’Assemblée constituante. Les anciens gestionnaires du régime passé l’abandonnent après en avoir tiré profit, au moment de sa contestation globale. Sans doute étaient-ils sensibles à l’idée de l’égalité devant l’impôt, eux qui, traditionnellement acquittaient la taille pour le compte des propriétaires ?
50Enfin, lorsque la nationalisation des biens du clergé puis la mise en vente des biens des émigrés jettera sur le marché foncier une masse importante de terres et d’immeubles, les gros exploitants participeront à l’aubaine. A leur place, c’est à dire bien au-dessous des gros investissements bourgeois, tant il est vrai que les plus belles fortunes rurales sont bien loin de celles des villes. Mais ils furent les seuls ruraux à pouvoir tant soit peu profiter du transfert de propriété provoqué par la Révolution. Beaucoup d’exploitants purent ainsi asseoir dans leur village leur situation foncière. Quelques uns, rares mais exemplaires, investirent les écus accumulés depuis trois quarts de siècle grâce à la conjoncture favorable, et s’installèrent dans une véritable exploitation, couronnant par l’entrée dans le groupe des propriétaires, voire des rentiers du sol, une évolution séculaire. Ainsi vit-on les deux Chartier du Plessis-Gassot acquérir deux fermes de quelque 70 hectares, ainsi vit-on Pluchet devenir propriétaire de la ferme de l’abbaye de Saint-Denis à Trappes. Ainsi vit-on le fermier du marquis de Girardin à Puiseux-Pontoise, Thomassin acheter en 1791 une exploitation de 55 ha, appartenant à une communauté religieuse, puis, au début du xixe siècle, la ferme que la famille exploitait depuis 1766, avant de poursuivre, tout au long du xixe siècle ses acquisitions jusqu’à rassembler plus de 500 hectares. Exemple extrême, mais significatif de la puissance et du dynamisme durable d’un groupe social très caractéristique des structures économiques et sociales de la région parisienne.
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