Réflexions sur la communauté d'habitants
p. 157-181
Texte intégral
1Après avoir assez longtemps été négligé par les historiens, le problème de la communauté rurale, à la fois en tant que groupe humain, "solidarité fondamentale", lieu de la sociabilité et en tant qu'institution, avec ses fonctions, ses organes, ses moyens d'action et ses difficultés est l'objet de l'attention des chercheurs. Je souhaite, en puisant une partie de mes exemples dans la région parisienne qui m'est mieux connue, mais aussi en utilisant d'autres travaux, présenter une mise au point de nos connaissances, un état des questions relatives à la vie de la communauté villageoise dans la "première modernité". Le tout débouchant, comme il est normal, sur la mise en évidence de certaines lacunes de notre historiographie, et sur une invitation à de nouvelles recherches.
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2Jusqu'à la parution de la thèse complémentaire de Pierre de Saint-Jacob en 196 2, la bibliographie du sujet était assez vite dressée1. En dehors des ouvrages de La Poix de Fréminville, feudiste du xviiie siècle, ou de savantes dissertations juridiques sur le statut des biens communaux, un seul ouvrage de synthèse, le vieux livre de Babeau (1879) prétendait dresser le portrait du Village sous l'Ancien Régime , A sa lecture, on en découvrait les limites. Reposant presque uniquement sur les Archives Départementales de l'Aube, il ne concerne guère que la période la plus riche en documents : le xviiie siècle. Lorsque le problème est abordé dans des monographies de la fin du xixe siècle ou du début du xxe, cette même réduction chronologique se retrouve. En 1931, dans les Caractères originaux, Marc Bloch consacrait une vingtaine de pages à la Communauté rurale. Elles gardent toute leur valeur et toute leur qualité. Avec une rare intuition, il posait clairement le problème des origines, retraçait d'une main sûre les lignes d'une évolution multi-séculaire et mettait en valeur les principales lignes d'une recherche. Mais il lut peu suivi dans les deux décennies postérieures, sinon par Saint Jacob dans une série d'articles des Annales de Bourgogne2. Certes, des matériaux étaient peu à peu accumulés, mais ils concernaient surtout le Moyen Ages et le xviiie siècle. Un grand silence se faisait sur la période sans doute la plus intéressante de l'histoire de l'institution, celle qui va des lendemains de la guerre des Anglais à la fin du Grand Siècle. Heureusement, nous sommes aujourd'hui un peu moins dépourvus. J'ai été amené à traiter assez longuement de la communauté villageoise dans mon travail sur le Sud de la région parisienne et Guy Cabourdin n'a pas manqué de lui consacrer un chapitre de sa thèse sur le pays de Toul aux xvie et xviiie siècles. René Pillorget comme Yves-Marie Bercé ont évoqué le problème dans leurs études sur les révoltes populaires. Et ici même, dans une très riche communication, Bernard Bonnin évoquait en 1971 l'endettement des communautés rurales en Dauphiné au xviie siècle3.
3Il n'est pas question d'envisager ici tous les aspects du problème des communautés villageoises. Je souhaite en retenir quelques uns : l'émergence de la communauté d'habitants comme institution de droit commun ; le fonctionnement réel de cette institution au delà des apparences juridiques ; la crise de la communauté villageoise et sa lente mise en tutelle au xviie siècle
I - L'Emergence de la communauté d'habitants comme institution
4Citons M. Bloch : "Communauté, à dire vrai, les documents anciens, jusqu'au xiiie siècle, ne prononcent guère ce mot... Les coupables, ici, sont les témoins. Presque toutes nos sources ont une origine seigneuriale ; les communautés, pour la plupart, ne tinrent pas d'archives avant le xvie siècle. Bien plus : l'essentiel de leur existence s'écoula, pendant longtemps, en marge du droit officiel ; elles furent des associations de fait bien avant d'être des personnalités légales. Le village, comme disait Jacques Flach, durant des siècles fut, dans nos sociétés, un "acteur anonyme". Bien des indices, pourtant, révèlent qu'il vécut et agit. . La communauté villageoise est née de la vie même. A partir du moment où un groupe humain s'est associé pour la mise en valeur d'une portion de territoire, on peut penser qu'un minimum de règles communes a été établi et qu'une certaine forme d'organisation est née pour veiller au respect de ces règles. Une lecture nouvelle des documents du Haut Moyen Age permettrait sans doute de retrouver quelques traces de cela : ne parle-t-on pas déjà de "communia" - de biens collectifs - dans certaines descriptions de villae mérovingiennes ?
5A partir de l'an mille, on peut lentement voir cette "cristallisation" de la communauté villageoise. Dans son introduction à la publication des Chartes de coutume de Picardie (200 documents datés de 1040 à 1300), Robert Fossier a tenté avec talent de cerner le problème4. Il dégage les principaux facteurs de regroupement des hommes dans le cadre du village, en un pays d'habitat concentré, assez proche de l'Ile de France - ou, dans un autre contexte - des régions méditerranéennes. D'une part, le voisinage géographique, l'appartenance à une même paroisse, rassemblée régulièrement autour du desservant dans l'église du village ; d'autre part, le cadre seigneurial, différent, mais pliant les dépendants à une même justice, à une même coutume. A cela s'ajoute (ou préexiste) la communauté de labeur, la nécessité d'une organisation de la mise en valeur du terroir, rendue plus pressante avec l'introduction victorieuse de l'assolement réglé. Enfin, cet intérêt commun s'exprime dans les droits d'usages, concédés de plus ou moins bonne grâce par les maîtres du sol, ou simplement usurpés. Dès la fin du xiie siècle, certaines paroisses picardes reçurent des chartes de commune, copiées sur celles des villes. Et la célèbre de Lorris ne concerne pas une cité....
6Un peu partout au xiiie siècle, on voit apparaître des représentants élus de la communauté villageoise. Celle-ci agit comme une personne collective. Voici la création d'une paroisse nouvelle par démembrement "ad voluntatem et petitionem hominorum suorum predicte ville" (Rozoi, 1209) ; voici, pour la gestion des usages concédés par le sire de Boves la mention, en 1218/19 de "quatuor viri prudentes per communem assensum totius ville eligentur" (n° 93), voici, pour traiter avec les seigneurs de Domvast, "homines dicte ville qui a communitate dictae villae erant specialiter destinati et super hoc habebant potestatem et spéciale manda-tum a dicta communitate" n° 160, (1256). Deux documents datés de 1218 et de 1269 montrent le chemin parcouru en un demi-siècle (nos 98 et 175). Par le premier, Thibaud d'Amiens accorde diverses exemptions "par amour et aumosne" à ses "hommes" d'Outrebois. Par le second, son fils, confirmant le don paternel, y ajoute des "accroissements" : que "soient desore en avant eswardé sept preudhommes à Outrebois en esquievins du jour de micaresme". On fixe les modalités du choix annuel : les sept sortants éliront deux échevins qui coopteront les cinq autres. Et d'ajouter "Jou ay otrié à mes esquievins d'Outrebois et a toute la ville que il aient d'ore en avant cascun an un messier ou deux pour warder les biens kemuns de le vile d'Outrebois". Voici en place les éléments caractéristiques d'une communauté des Temps modernes. D'autres textes, de la seconde moitié du xiiie siècle montrent la communauté échangeant ses biens avec une abbaye (n° 182, Auchy, 1275), les échevins de Fontaine sur Somme chargés de "tailler" la commune quand besoin sera et obligé de rendre compte "cascun an es festes de Paskes par devant leur seigneur ou par devant son baillieu et par devant le communité le vile" (n° 194, 1280/87).
7Marc Bloch donne quelques exemples pris en Ile-de-France qui vont dans le même sens. Il évoque l'association formée, sous couleur d'une pieuse confrérie par les manants de Louvres vers 1270. On parle d'entretien du puits, de défense des "droits du village", d'élection de sorte de juges de paix, de règlements de police. . Toutes choses qui évoquent nettement ce que nous savons des attributions de la communauté à l'époque moderne.
8C'est insensiblement que ces éléments - élection de représentants, attributions de police au degré local, utilisation des ressources, usages communs - ont acquis une permanence qui les fait passer de la simple mesure d'opportunité à l'institution" stable. C'est aussi insensiblement que les autorités en place - seigneurie, église, justice royale - les ont peu à peu reconnus. Dans les chartes picardes, le glissement du vocabulaire est significatif. Vers 1180/1200, on écrit toujours "les hommes de...", voire, si c'est le seigneur qui traite "mes hommes de... ". Vers 1250, on ne parle plus que de "la communauté de…".
9Bien évidemment, cette cristallisation de la communauté de fait en communauté de droit n'apparait pas partout en France au même moment. A lire la thèse de Marie-Thérèse Lorcin, on constate qu'elle est tardive en Lyonnais5. Par contre, elle est précoce dans les pays d'Oc où les Consulats élus, dotés de larges pouvoirs apparaissent très tôt. Quant aux vallées pyrénéennes, on en connait la robuste organisation et la large autonomie.
10Les malheurs de la guerre de Cent ans ont été, sans aucun doute, l'occasion de cette émergence de la communauté instituée et de sa reconnaissance totale par les pouvoirs établis. Divers facteurs ont joué en ce sens. Le premier, souligné à juste titre par Marie-Thérèse Lorcin est l'insécurité générale et l'impuissance des "puissants" à assurer l'ordre et la protection des dépendants. La mise en défense des villages contre les exactions de la soldatesque a amené sans doute à mieux assurer l'organisation communautaire et décidé les seigneurs à accepter un transfert de leur pouvoir de ban au profit de leurs manants. Cette jeune énergie pouvait à l'occasion se retourner aussi contre les seigneurs. On le vit à l'heure de la Jacquerie. Peut-être spontané dans ses commencements, comme tant d'"émotions populaires", l'ampleur du mouvement implique une forme d'organisation. Ce sont "les communes de tout le beauvoisis" qui agissent, c'est un capitaine "élu" par les paysans de la châtellenie de Montmorency qui commande aux rustres. Et Etienne Marcel, par calcul politique, traite bien avec les "communes"6. Dès le xiiie siècle, la levée des taxes seigneuriales, en particulier de la taille abonnée, avait été un des éléments constitutifs de la communauté qui élisait quelques prudhommes à cet effet. La régularité de la levée entrainait la régularité de l'élection. Et il est certain que ces collecteurs élus faisaient naturellement figure de représentants qualifiés du commun lorsqu'un conflit éclatait. Le développement de l'Etat moderne et les débuts de la fiscalité d'Etat furent l'occasion de la reconnaissance de la communauté villageoise. Dans l'article 5 de l'ordonnance du 21 novembre 1379, on prescrit que les asséeurs de la taille royale "seront esleuz par les habitans mes-mes des villes et parroisses ou par la plus saine et greigneure partie". Il faut également considérer que la crise, les destructions, les pillages, la nécessité fréquente d'importants travaux aux églises a accru le rôle de la fabrique, expression religieuse de la communauté, chargée de l'administration des biens de l'Eglise. Les marguilliers ont eu plus à faire, et à décider. Là aussi, l'épreuve a été l'occasion d'un renforcement. Or, dans tout le Nord de la France, l'identité à peu près générale entre le finage villageois et le territoire paroissial, le groupement géographique des habitants autour de l'église, le rôle de celle-ci comme lieu d'assemblée et de refuge ont amené une confusion presque totale des deux institutions théoriquement distinctes que sont la "fabrique monseigneur Saint ..." et la communauté des manants et habitants7. Le registre de visite de l'archidiacre de Josas, autour de 1460, s'il nous montre l'état pitoyable de la plupart des villages du Hurepoix nous montre également, partout en place, le réseau des marguilliers responsables, auxquels le visiteur ordonne les travaux à effectuer au bâtiment, les achats d'ornements ou de livres liturgiques. Là encore, l'impression prévaut d'une institution établie, reconnue, assise. Un dernier élément permet de penser que le xve siècle a été décisif dans cette émergence de la communauté comme institution. Ce sont les modalités même de la reconstruction agraire dans les campagnes françaises après le long marasme du siècle précédent. On sait par ailleurs les profondes transformations de la seigneurie rurale à la fin du Moyen Age. Au moins provisoirement, la classe dominante, désireuse de remettre au plus vite en valeur les terres qui demeuraient la base de leurs revenus a été amenée à faire de larges concessions aux ruraux pour les retenir ou les attirer. Concessions individuelles, au niveau des accensements à des conditions favorables, au niveau des allégements du poids des redevances. Toute cette histoire est bien connue. Il est certain qu'en plus d'un cas, les communautés paysannes ont profité collectivement des circonstances pour obtenir du seigneur affaibli des avantages nouveaux. Nul doute que les confirmations de droits d'usages (et leur fréquente extension) se multiplient en ces temps troublés. Guy Fourquin note que certains accensements ont été consentis au profit des communautés villageoises.
11Tous ces éléments sont en partie appuyés sur la documentation disponible, en partie hypothétiques même si la probabilité est très grande. Et surtout, les données des travaux déjà publiés sont de nature très diverse selon les provinces de l'ancienne France. Il conviendrait sans doute de reprendre et d'étendre l'enquête. C'est par un dépouillement serré de toute la documentation disponible pour le xve siècle que nous pourrons recueillir des données nouvelles. Malheureusement, les documents utiles sont très dispersés, très disparates. La difficulté ne doit pas arrêter l'effort à entreprendre.
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12A partir de 1500, la communauté sort de l'ombre. Elle apparaît dans les textes législatifs ou réglementaires : ainsi l'ordonnance du 25 janvier 1537 don-ne-t-elle pouvoir aux prévôts des maréchaux de convoquer les communautés "à tocsin et cri public" pour courir sus aux vagabonds et pillards. Elle figure lors des rédactions des coutumes sous Louis XII ou François Ier par l'intermédiaire de ses procureurs. Elle apparaît enfin, et c'est l'élément le plus intéressant pour une étude en profondeur, au niveau de la documentation ordinaire : actes d'assemblées, reddition de comptes, procédures... Force est malheureusement de constater que nous ne savons pas grand chose du fonctionnement réel de la communauté dans les premières décennies du xvie siècle. C'est dans la masse encore mal explorée des liasses de minutes notariales ou des papiers des greffes de juridictions locales qu'il faut aller chercher les renseignements. La moisson est maigre, pour d'importants dépouillements. Ce qui explique le relatif silence des travaux. Guy Cabourdin et moi-même avons commencé notre étude sur le second versant du siècle. Raveau et Le Roy Ladurie n'ont guère abordé ce problème. Il me semble qu'on pourrait trouver un certain nombre de données qui seraient à comparer avec les faits mieux attestés de la période suivante.
II - Le fonctionnement réel de l'institution
13Quelles que soient les obscurités qui marquent encore l'histoire de la communauté d'habitants de ses origines au règne de François 1er, elle a pris, vers 1540/1550 les caractères qui resteront les siens jusqu'à la création des municipalités. J'ai longuement traité de cette description dans le cadre de l'Ile de France, plus rapidement dans le tome 2 de l'Histoire rurale de la France, je rappelle simplement quelques traits bien connus.
14La communauté regroupe les "manants et habitants du village". Elle laisse de côté les propriétaires horsains et les domestiques logés. La qualité de chef de feu semble être le critère d'appartenance, ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes. Une certaine durée de résidence parait être exigée, pour l'entrée des nouveaux, variable sans doute selon les lieux et peut-être selon les problèmes en cause. Les règlements royaux pour les tailles laissent au rôle de leur ancienne collecte les migrants pendant un an. Dans certaines régions, les nouveaux venus devaient en outre payer un droit d'entrée (par exemple en Avesnois). Je n'en ai pas trouvé de trace en Ile de France mais G. Cabourdin le signale pour la Lorraine et pense que cette taxe a eu tendance à s'élever aux périodes de flux démographique, lorsque le village souhaitait diminuer le nombre de parties prenantes aux droits usagers. Autre problème, celui de la présence éventuelle dans la communauté des représentants au village des ordres supérieurs de la société. La notion de "manants", équivoque par sa signification sociale, semble les éliminer. Pourtant, ni le desservant paroissial, ni le seigneur ne pouvaient se désintéresser de l'institution. Le premier participe à l'assemblée lorsque celle-ci traite des affaires paroissiales. Mais on peut penser que dans les faits, la coupure n'était pas toujours nette entre l'"assemblée paroissiale" et "l'assemblée villageoise". Quant au seigneur, le maintien de ses droits, le respect de son ban impliquent une forme de contrôle. Souvent, il donne son aval aux mesures prises, disposant d'une sorte de veto. Presque toujours, il doit autoriser la tenue de l'assemblée et y est représenté par un de officiers de la seigneurie : procureur fiscal, lieutenant de la prévoté ou du bailliage.
15Ainsi constituée, la communauté est un "corps", doté de la personnalité morale, pouvant ester et tester, recevoir des legs. Elle remplit un certain nombre de fonctions et jouit d'un certain nombre de droits collectifs. Comme cellule administrative locale, elle assure au nom de l'Etat un pouvoir local de police, au sens que le xvie et le xviie siècles dorment à ce mot. Au service du Roi, elle loge les troupes de passage, fournit parfois des hommes pour la guerre, assure sa défense et surtout, forme l'unité fiscale de base. Au service des hommes du village, elle joue un rôle d'organisation et de réglementation de la vie rurale : garde des moissons et des récoltes, avis sur la fixation des dates de vendanges ou de moisson, règles de la jouissance des usages, parfois, intervention dans le respect des assolements. A elle, le plus souvent, le soin des "services publics" locaux : nettoyage des rues, curetage de la rivière, entretien du lavoir, du puits ou de la fontaine ; entretien du maître d'école, fournitures nécessaires au culte - considéré comme le plus important des services publics. Communauté et paroisse sont partout liées, mais plus encore dans les pays d'habitat concentré ; comme en Ile de France ou en Picardie. Moins en Lorraine ou G. Cabourdin cite une cure formée de sept finages et une autre de cinq. Moins encore dans les régions de bocage, fort mal étudiées de ce point de vue. Les habitants doivent entretenir, au moins en partie le bâtiment de l'église, loger et meubler le desservant, assurer le culte, veiller à l'état du cimetière. Ils s'arrogent souvent le droit de donner leur avis sur l'heure des messes, voire, comme les paroissiens de Villejuif ou d'Ivry sur la liturgie....
16On connaît les institutions de la communauté. A la base, l'assemblée, seule instance de décision, réunie aussi souvent que nécessaire. Pour représenter la communauté, des "syndics" dont le nom varie de province à province : consuls, échevins, syndic et marguilliers, etc. L'un d'entre eux peut avoir un rôle plus important et prendre un nom plus honorifique : maire, premier consul. Pour les affaires de justice, des procureurs. Pour la police villageoise, des gardes des vignes, des vaches, des moissons. Variété des noms, identité des fonctions. Tous ces gens élus, ne sont que des mandataires, sans véritable délégation de pouvoir.
17La communauté a des biens, les uns sous une forme patrimoniale, affectés aux besoins du village ou de la paroisse, exploités comme toutes les tenures, les autres sont une forme collective d'usage - bois, marais, prés, landes, incultes. Elle a d'autres revenus : legs, dons, rentes, soit léguées, soient constituées au profit de la paroisse. Les revenus servent à régler les frais résultant des fonctions assurées par la communauté.
18Au delà de ces données, encore une fois bien souvent exposées, le véritable problème est celui du fonctionnement réel de l'institution. Destinée au bien commun, remplit-elle ce programme ? En a-t-elle les moyens ?
19Il me semble que trois problèmes peuvent être posés pour apprécier la réalité fonctionnelle : le degré d'autonomie de la communauté par rapport aux autres corps constitués et aux pouvoirs établis, le degré de représentativité des institutions par rapport à la population villageoise, enfin le degré d'efficacité de la communauté, mesuré à l'aune de ses possibilités d'action.
1°) Le degré d'autonomie
20La communauté a conquis lentement son autonomie par rapport avant tout au pouvoir seigneurial, le plus universel, le plus proche. Mais nous savons bien que la seigneurie rurale est restée, jusqu'à la Révolution une institution fondamentale du monde rural, toujours présente, toujours bien vivante malgré ses transformations. Entre ces deux pouvoirs, rapports et conflits ne pouvaient manquer de marquer la vie quotidienne. Le seigneur manifestait son autorité sur l'assemblée. Celle-ci ne se tenait qu'avec l'aval de son représentant, et généralement en sa présence. Dans beaucoup de provinces, si l'élection des délégués de la communauté était libre, l'approbation du seigneur était de droit et l'on peut penser qu'une certaine orientation pouvait être donnée au choix des manants et habitants. Ailleurs encore, le pouvoir seigneurial mieux conservé donnait au maître du sol le choix du syndic. Il serait sans doute intéressant de voir en une géographie des formules employées, les différences de province à province. En Ile de France, où la seigneurie est très affaiblie, où le seigneur réside rarement, sinon comme un étranger en séjour de chasse ou de repos, la communauté semble tout à fait libre de se réunir à sa volonté, de choisir ses hommes sans intervention ni reconnaissance du seigneur. Mais en Lorraine, au xviie siècle, et, en plein xviiie siècle, en Avesnois, le seigneur garde la désignation des "maires". Les pouvoirs d'administration locale laissés à la communauté entrent à l'évidence en conflit avec le droit de ban seigneurial. En général, les apparences étaient respectées : les messiers, élus de la communauté faisaient rapport et proposaient la date du ban de vendanges ou du ban de moisson que le juge seigneurial promulgait par ordonnance. De même en matière de voirie. Les vrais conflits avec la communauté étaient relatifs aux "usages" collectifs. Nous en traiterons plus loin. Ils sont un des éléments essentiels de la crise de la communauté.
21La fréquente confusion des affaires villageoises et des affaires paroissiales pose le problème des rapports avec l'Eglise. Au niveau local, le curé, lorsqu'il avait du caractère, avait de multiples occasions d'entrer en conflit avec le commun. On trouve ainsi des plaintes sur l'état du presbytère, sur les meubles mis à sa disposition, parfois sur la quotité des dîmes. Par ailleurs, les communautés donnent leur avis sur le desservant lors de la visite plus ou moins régulière de l'archidiacre ou de l'évêque, s'adressent à l'autorité diocésaine pour obtenir un desservant qui réside effectivement, comme ceux de Cheptainville en 1629, se plaignant de n'avoir connu depuis quatre ans que "vicaires mercenaires, gens de peu ou point de doctrine et de nulle édification quant aux mœurs", comme ceux de Saint-Forget près de Chevreuse, privés de curé depuis deux ans, en 1650 ; comme ceux de Tor-fou, dont le curé est fou . .. Au nouveau curé, on rappelle ses obligations : rétablissement des "bonnes coustumes" comme à Boissy en 1636, entretien d'un vicaire lorsque le temporel de la cure le permet, comme à Corbreuse en 1607.
22Les conflits les plus sérieux éclatent entre communautés d'habitants et seigneurs ecclésiastiques, mais il y a ici confusion possible... Les décimateurs horsains doivent être pressés de respecter leurs obligations, lorsque l'église paroissiale demande de gros travaux. On sait que si la nef devait être entretenue par la communauté, les décimateurs avaient charge du chœur. Il fallut un arrêt du Parlement de Paris, sur plainte de la communauté d'Issy pour contraindre les décimateurs, et surtout les moines de Saint Germain des Prés à payer leur quote part de la reconstruction totale de l'Eglise en 1638.
23Si l'autorité royale utilise, comme l'a bien montré R. Mousnier, les communautés d'habitants pour assurer une partie des tâches administratives locales, elle tient à garder un contrôle sur elles8. Très tôt, elle limite leurs initiatives, particulièrement dans le domaine financier. Les communautés, pour assurer leurs missions pouvaient décider de lever une "taille", mais on risquait ainsi de compromettre les rentrées fiscales. En 1537, un mandement de François 1er aux Elus du Lyonnais dénonce plusieurs particuliers qui "soubz unmbre de certaines affaires qu'ilz dient concerner les communaultez" obtiennent du juge seigneurial la permission de lever une taille au préjudice des habitants et des droits du Roi. Il ordonne aux Elus lors de leur chevauchée d'enquêter sur ces points et d'interdire aux juges locaux de délivrer des lettres d'assiette. Le problème fut de nouveau évoqué aux Etats de Blois en 1576. L'intervention des représentants du roi dans les affaires des communautés reste cependant limitée jusqu'au milieu du xviie siècle : faible infrastructure administrative au début du xvie, troubles et déclin de l'autorité monarchique pendant les guerres de religion et la minorité de Louis XIII. Tout changea avec la progressive mise en place des intendants de justice, police et finances à partir de 1630. Les communautés y perdirent la plus grande partie de leur autonomie. Mais on peut affirmer que de 1480 à 1630, celle-ci a été très réelle et certainement supérieure à celle dont jouissent nos actuelles communes. Bien évidemment, cette affirmation demanderait à être appuyée sur des recherches locales plus nombreuses.
2°) Le degré de représentativité
24On touche ici à un problème essentiel : dans quelle mesure les décisions prises par les organismes communautaires sont-ils l'expression de la majorité ? Quel est le degré réel de démocratie qu'on peut distinguer ? Il convient de rappeler que la notion même de volonté majoritaire est étrangère aux gens du xvie et du xviie siècle. Ce qui compte, comme au Moyen Age c'est la meilleure et plus saine partie ... fut-elle très minoritaire. Pourtant, la communauté est, en principe, la plus ouverte des institutions publiques de ce temps. Raison de plus pour analyser les réalités9.
25L'assemblée des manants et habitants convoquée au prône et à son de cloche, rassemblée devant la porte et principale entrée de l'église paroissiale, ou, dans les vieilles agglomérations méditerranéenne à la maison commune est, nous l'avons dit, l'organe essentiel. Il convient donc de déterminer le pourcentage des assistants par rapport au nombre des chefs de feux et, dans un deuxième temps, d'analyser la condition sociale des participants. Ce travail ne peut être effectué que dans le cadre d'un village que l'on connait assez bien par ailleurs. Les actes d'assemblée, en effet, sont plus ou moins clairement rédigés. Tantôt les participants sont nommés, tantôt, on ne cite que quelques noms, mais les signatures permettent de retrouver d'autres noms. Parfois, on ne trouve que des signatures. Nous savons expressément qu'il arrive, après une délibération ne réunissant que quelques personnes, que le greffier aille de maison en maison recueillir des signatures d'approbation. L'identification est difficile. Il faut par ailleurs une grande familiarité avec le village, qui ne peut naître que du dépouillement patient des minutes notariales et de l'état civil pour rapprocher noms et qualités, comparer les signatures. Etude lente, laissant subsister quelques incertitudes. Mais étude nécessaire et profitable. Premier problème, la participation globale. Elle est toujours assez limitée, même pour des actes qui engagent la communauté d'une manière importante. A Boissy sous Saint Yon, qui compte environ 120 feux, la présence, entre 1600 et 1642, dans les 41 procès-verbaux varie de 5 à 64. A Villejuif, qui compte plus de 200 feux, j'ai trouvé de 9 à 69 participants dans la première moitié du xviie siècle et de 1660 à 1702 de 2 à 81 participants (pour 71 actes d'assemblée). A Thiais, paroisse de 120 à 140 feux, 10 à 72 votants.. Un des meilleurs scores trouvé est celui de la déclaration des biens communs de Saint Vrain en 1634 : 90 participants sur environ 120 feux. Il est plus inquiétant de voir qu'en dehors de quelques circonstances exceptionnelles de rassemblement, la participation est mince. Ainsi, à Villejuif, dans la seconde moitié du siècle, la médiane s'établit à 15/16... Une petite minorité, par conséquent, participe effectivement aux assemblées. On doit s'interroger sur ce point. Le greffier témoin note-t-il les noms de tous les participants ? Dans la mesure où les listes sont plus ou moins longues, on peut penser qu'il y avait une certaine proportion entre le nombre réel des présents et celui des mentionnés. L'absentéisme était donc assez marqué, alors que tous les chefs de feux assistaient à la messe précédant l'assemblée. Beaucoup préféraient donc s'abstenir.
26Il faut donc, dans une analyse plus fine examiner la composition sociale de l'assemblée villageoise.
27Trait à peu près général : l'absence des femmes, alors que beaucoup de veuves étaient chef de feu : deux mentions à Boissy sous Saint Yon en 42 ans, une seule à Villejuif dans la première moitié du siècle, 5 sur 1289 "présences" dans le même village entre 1660 et 1702. Encore deux d'entre elles sont directement concernées par la délibération.
28Un second trait est l'extrême mobilité de cette composition. A Boissy, de janvier 1610 à décembre 1612, on tint sept assemblées qui réunirent de 9 à 34 signatures. Des 34 présents de janvier 1610, 8 ne reparaissent pas. Quatre signent 6 fois sur 7 et quatre autres, 5 fois. Deux noms nouveaux apparaissent dès la seconde assemblée et sont là 5 fois sur 6. Ces dix personnes totalisent 54 mentions sur 147. Entre 1660 et 1702 à Villejuif, 316 personnes différentes ont assisté aux 71 assemblées dont le souvenir est conservé. Le total des "présences" étant de 1289, 119 n'apparaissent qu'une fois, 128 de 2 à 5 fois, 36 de 6 à 10 fois, 21 de 11 à 15 fois et 12 plus de seize fois. Un peu plus de 10 % des habitants totalisent 40 % des présences. Au delà de l'irrégularité de la participation se dessine une sorte de noyau, beaucoup plus assidu et beaucoup plus influent. Lorsqu'il est possible de situer ces citoyens assidus, on constate qu'ils sont souvent membres de quelques familles, (des 142 patronymes recensés à Villejuif, quatre fournissent 39 participants dont beaucoup assistent à plusieurs assemblées), que ces familles représentent assez bien le "groupe médian" du village, à l'exclusion des plus riches et des plus pauvres.
29Par ailleurs, le nombre des présents à l'assemblée semble, en gros, lié à l'importance des questions à débattre. Ce sont les réunions où l'on discute du rôle de la taille, d'un procès en surtaux, de l'acquisition d'un office qui groupent le plus de chefs de famille. Mais cette règle souffre des exceptions : des aliénations du patrimoine ou des emprunts déguisés en constitution de rente n'attirent que peu de participants.
30Une série d'enquêtes détaillées, dans diverses régions et en divers temps seraient d'un grand intérêt pour la compréhension du fonctionnement interne de la communauté villageoise. Nous avons dit que les autres élus de la communauté n'étaient que des mandataires aux pouvoirs réduits. On constate que les charges sont confiées à des représentants de tous les groupes sociaux du village, à l'exception, en pratique des manouvriers. Procureurs syndics, marguilliers et collecteurs reflètent, avec une légère déformation vers le haut de l'échelle des fortunes et des influences, la composition du village. L'étude consacrée à Villejuif de 1660 à 1702 a cependant montré que beaucoup de nouveaux habitants "passaient" par l'épreuve d'une élection comme collecteur de la taille avant de paraître à l'assemblée. S'agit-il ici d'un hasard, ou d'une pratique qui s'observerait ailleurs ? Ces données, choisies surtout en Ile-de-France, ne sont sans doute pas généralisables, encore que d'autres études aillent dans le même sens. Le grand problème, insoluble, est de savoir si l'abstention massive des plus humbles est naturelle ou provoquée. Jusqu'à l'intervention royale, rien ne permet de trancher. Mais la politique du pouvoir a joué, à partir du milieu du xviie siècle, dans le sens de l'exclusion des petites gens et du passage d'une certaine démocratie, imparfaite, mais réelle, à un système de type censitaire.
3°) Le degré d'efficacité
31Il n'est pas question de reprendre ici dans le détail les fonctions et les attributions de la communauté mais plutôt de s'interroger sur la réalité de ses pouvoirs et ses possibilités d'action. Retenons, pour simplifier, deux problèmes. Celui des "travaux publics" : construction et entretien des équipements communs que sont les fontaines, lavoir, presbytère, église. Tous peuvent être décidés par l'assemblée, mais il reste à financer les dépenses. Or il apparait nettement que si les ressources ordinaires de la communauté - location de quelques parcelles, montant des rentes léguées ou constituées, petites rentrées d'argent procurées par l'habileté des marguilliers, comme la vente des fruits des arbres du cimetière ou de l'herbe qu'on peut y récolter, location pour les mariages de la "vaisselle" de la fabrique, etc - suffisent en général à régler les dépenses communes prévisibles, elles ne permettent guère de capitalisation et elles sont très insuffisantes lorsqu'une grosse dépense se présente. Dans ce cas, trois solutions s'offrent : la levée d'une taille, généralement perçue "au prorata" de la taille royale (au Nord), selon les estimations des compois (au sud) : l'emprunt, tantôt garanti par les plus aisés, tantôt transformée en rente hypothécaire sur les biens communs ; enfin, l'aliénation du patrimoine. La première solution apparait dans nos documents : à Villejuif en 1614 pour paver une rue, à Boissy et à Cheptainville sous la Régence de Marie de Médicis pour entretenir des gardes chargés d'éloigner les gens de guerre ... Le système posait le problème des horsains propriétaires et de leur éventuelle contribution, alors qu'ils ne figurent généralement pas au rôle des tailles. L'emprunt était la solution de facilité ... Dès le xvie siècle, les marguilliers y recourent, avec la complicité des assemblées. On évite ainsi toute contestation et tout problème de levée, et la nécessité d'obtenir l'approbation des autorités. Emprunts à court terme, constitutions de rentes, les deux formes coexistent, avec une nette préférence pour la seconde. D'ailleurs, les emprunts ordinaires finissent toujours par être consolidés en rente : Vanves emprunte 600 L. au curé pour des travaux à l'église - mais transforme en 1550 la moitié de cette dette en une rente de 25 L. ; de même, la communauté de Châtillon-les-Bagneux qui a emprunté pour fondre des cloches se procure une partie des fonds nécessaires au remboursement en constituant une rente de 25 L. Dans les premières décennies du xviie siècle, Villejuif recourt plusieurs fois à cette formule : 600 L. contre 50 L. de rente en 1604, 1 000 L. quelques années plus tard contre 62 t. 10 s. et encore 1 800 L. contre 112 L 10 s.. Reste l'aliénation du patrimoine, résultat inévitable de l'endettement croissant des communautés. On y peut voir le témoignage le plus net de l'Impuissance des communautés à faire face à leurs obligations. On y peut voir aussi un des principaux facteurs de leur déclin rapide au xviie siècle.
32Second problème qui nous permet de vérifier l'efficacité du fonctionnement, celui de la répartition entre les feux de la charge fiscale déterminée par les Elus ou, dans les pays d'Etats par les représentants de ces derniers. Dans les pays méridionaux, où le système de la cadastration dominait, la répartition était relativement simple. L'allivrement en donnait les bases, que les asséeurs n'avaient qu'à appliquer. Certes, au fil des temps, le compois s'éloignait des réalités. On procédait assez régulièrement à sa refonte. René Souriac a raconté le conflit qui opposa vers 1530, les châtellenies des montagnes du Comminges à celles du bas pays à propos de l'assiette générale de l'impôt, qui datait du milieu du xve siècle10. A cette époque, le bas pays ravagé par les guerres avait été traité favorablement. Tout était changé depuis et les cantons montagnards estimaient, à juste titre, être surchargés. Deux enquêtes successives aboutirent à une nouvelle répartition en 1553, laquelle servit jusqu'en 1661...
33Dans les pays du Nord, la taille personnelle laisse une place beaucoup plus grande à l'appréciation des asséeurs collecteurs élus chaque année. A eux d'estimer les "capacités" des chefs de feux et de les taxer en conséquence. Lourde responsabilité dans un monde clos où tout le monde se connaît, où chacun cousine avec bon nombre de ses voisins. Difficile décision dans des pays de grande culture où les clivages sociaux sont, dès le milieu du xvie siècle, sinon plus tôt, très marqués entre un petit nombre de très gros exploitants, parmi lesquels figure souvent le fermier de la seigneurie, généralement chargé de la levée des droits et investi par là même d'une autorité certaine. Décision impossible pour les humbles vignerons appelés à taxer ceux qui leur fournissent, au long de l'année, les journées de travail salarié sans lesquelles on ne pourrait vivre, et auxquels on doit demander le prêt d'un attelage pour la mise en valeur de ses biens, l'avance des semences ou des deniers nécessaires. Bien heureusement, la communauté garde son droit de regard. Le rôle des cotes lui est présenté et elle peut le désavouer et demander que tel ou tel soit taxé davantage. Force est de constater que ce système de contrôle fonctionne mal. Non qu'il ne fonctionne pas : bon nombre des délibérations sont consacrées à ce problème des tailles, et de plus en plus à partir de 1630, avec le gonflement de la fiscalité d'Etat : de 1662 à 1702 sur 71 délibérations du commun de Villejuif, 53 ont trait aux tailles... (dont 31 élections d'asséeurs il est vrai). Mais tout montre que la communauté est impuissante à faire payer les plus riches, malgré le système de la fixation d'office, malgré la possibilité d'aller devant le tribunal de l'élection. Les coqs de village ont les moyens de se défendre. Et les Elus, même s'ils révisent les cotes primitives, ne les accablent pas. Les propriétaires sont en mesure de peser sur eux pour faire décharger leurs fermiers. On les baptise parfois concierge pour laisser croire à une exploitation en directe échappant ainsi à la taille. Et les arbitres chargés d'estimer les moyens sont pris dans le même milieu social11.
34Cette impuissance grandissante de la communauté à établir entre ses membres une équitable répartition des charges publiques n'est que le reflet, en Ile de France comme ailleurs d'une crise profonde et d'un affaiblissement progressif de l'esprit collectif.
III. - Le déclin et la mise en tutelle de la communauté
35Dans ce déclin, il faut faire la part de différents facteurs que je me contenterai d'énumérer. Il y a d'abord le contrecoup des fluctuations de la conjoncture générale de l'histoire du royaume. La communauté a subi les effets de l'inflation du xvie comme de la récession du xviie siècle. Elle a connu les conséquences des guerres civiles et des guerres étrangères, avec leur cortège d'exactions, de pillages et de désorganisation de la vie quotidienne. Elle a subi les exigences fiscales de la monarchie - et ses besoins en hommes avec l'institution de la milice. Elle a surtout ressenti les effets de la crise générale du monde campagnard.
36A cela, il convient d'ajouter les résultats de la politique seigneuriale visant à l'extension de la réserve, plus profitable que les droits, ce qui n'exclut d'ailleurs pas une meilleure perception de ceux-ci. Usufruitières de portions plus ou moins importantes d'incultes, de forêts, de marais, de landes, les communautés ont été les victimes d'une offensive généralisée contre les communaux et les droits d'usage.
37On peut également chercher, au sein même de la communauté les facteurs de dissociation qui naissent d'une hiérarchisation croissante des hommes, d'une différenciation des fortunes et, surtout, de la montée de l'individualisme agraire qui s'accroit jusqu'à détruire la cohérence du groupe villageois.
38Reste, si nous considérons l'institution communautaire, l'action d'un Etat qui cherche à étendre sans cesse davantage sa sphère d'influence et d'activité, qui souhaite contrôler tous les aspects, même les plus humbles, de la vie du royaume et qui vise ainsi à mettre en tutelle le village comme les autres "corps" de la société de ce temps.
391°) Dans le déclin de la communauté, l'endettement progressif et la perte du patrimoine ont été un élément fondamental, à la fin du xvie siècle et jusqu'aux lendemains de la Fronde.
40La mesure de l'endettement reste difficile. Les comptes conservés sont parfois trompeurs, laissant apparaître un équilibre, en réalité rompu par des dépenses exceptionnelles. C'est plutôt à travers les constitutions de rentes et les actes d'aliénation que l'on peut saisir l'ampleur du phénomène. Deux grandes phases se dessinent : pendant et au lendemain des guerres de Religion, de 1630 aux lendemains de la Fronde qui virent l'intervention du pouvoir royal. La baisse des revenus, le poids énorme du logement des gens de guerre, les exactions des soldats, la nécessité de satisfaire les exigences fiscales de la royauté, autant d'occasions de gonfler les déficits. Ajoutons y les frais des multiples procès intentés par la communauté pour défendre ses droits. B. Bonnin pour le Dauphiné, G. Roupnel et P. de Saint Jacob pour la Bourgogne citent des chiffres éloquents. Dans la région de Châtillon sur Seine en 1666, on atteint à l'absurde : le hameau de Poinsenot (7 feux) doit 6 099 L.12.
41Devant ces dettes, et compte tenu de l'épuisement des ruraux au temps des cardinaux-ministres, il n'était plus question de lever des "tailles". Restait l'aliénation après l'hypothèque. Les parcelles du patrimoine villageois passent en d'autres mains. G. Cabourdin cite l'exemple de Boucq entre 1586 et 1594 : après avoir contracté neuf emprunts montant à 2 263 F., les habitants obtinrent du duc la permission d'aliéner une partie de leur bois pour 2 500 F. Mais 6 000 soldats espagnols ayant entre temps tenu garnison pendant neuf jours au village, on se retrouvait avec 6 000 F. de dettes. Un autre morceau de la forêt commune y passa. Encore restait-il quelque chose au village, dans ce cas. Mais à Villejuif, en 1640, on constatait que tout le fond et revenu de la communauté était engagé et hypothéqué.....
422°) L'offensive contre les droits d'usage est étroitement liée au problème précédent. La jouissance collective de droits sur les prés, les marais, les tourbières, les bois est un élément de la solidité et de la pérennité de la collectivité villageoise. La communauté des intérêts, la nécessité de les préserver oblige à se grouper. Encore au xviiie siècle, Restif le constate : "La petite paroisse de Saci ayant des communes, elle se gouverne comme une grande famille". Voici près d'un demi-siècle, M. Bloch retraçait ce "combat pour le communal", insistant sur la vigueur de l'attaque seigneuriale à partir du xvie siècle, sur le soutien des romanistes à cette offensive. Dans son dernier article, P. de Saint Jacob a montré la dépossession des villages bourguignons à la fin des guerres de Religion.
43En Ile de France, et, semble-t-il, dans les grandes plaines du Nord-Ouest, cette offensive a moins marqué la vie villageoise, uniquement parce que les communaux y étaient relativement rares. Mais les conflits existent à propos des usages forestiers. Les moines de Saint-Germain des Prés limitent les droits traditionnels des villageois d'Antony et de Verrières. Dans le village voisin d'Igny, le seigneur avait obtenu le cantonnement du bois collectif en 1581. Le village accepta : on était en pleine guerre. Mais les villageois ne se résignaient pas : une émeute éclata en 1610, au cours de laquelle le seigneur fut tué. Deux siècles plus tard, l'abbé Lebeuf constatait le silence des habitants lorsqu'on les interrogeait. Le plus grand propriétaire forestier de la région était le Roi, qui souhaitait protéger ses biens. On peut suivre dans l'ouvrage de M. Devèze les réductions successives des droits des riverains des massifs de Rambouillet, de Fontainebleau, de Dourdan, d'Halatte13. Dans cette lutte, les communautés furent vaincues.
44Dans d'autres régions, les communautés, mieux pourvues, mieux organisées, peut-être mieux protégées par leur isolement géographique ont pu résister et conserver leurs droits traditionnels. Il serait bon qu'une étude comparée puisse préciser les facteurs qui ont permis cette victoire localisée.
453°) L'intervention croissante du pouvoir royal dans les affaires des communautés est le dernier aspect de cette évolution de l'institution. Elle offre deux visages, en partie contradictoires.
46D'une part, devant l'endettement et l'appauvrissement des communautés villageoises, le Roi tente de les sauver de leurs propres faiblesses, en leur permettant de racheter leurs biens aliénés par nécessité, et souvent à des conditions léonines ; en leur interdisant de contracter de nouvelles dettes et d'aliéner leurs biens sans autorisation de l'intendant ; enfin en mettant au point un amortissement des dettes passées. Politique élaborée dans les premières années du ministère Colbert, mise en œuvre par les intendants, parfois contre la volonté des notables provinciaux qui figuraient au nopbre des bénéficiaires du malheur des villages et : des villageois. Politique qui remporta un succès partiel : B. Bonnin a montré qu'en Dauphiné, le désendettement était réel à la fin du xviie siècle. Mais politique rapidement remise en cause par les besoins du fisc royal et la nécessité de composer avec les intérêts des puissants. Dix ans après l'Edit de 1667 sur le rachat des biens aliénés, on décidait de légitimer toutes les acquisitions faites aux dépens des communautés depuis 1555 contre le versement d'une taxe au profit du Trésor.
47Mais cette politique, d'autre part, aboutissait, pour sauver les communautés à les placer sous la tutelle du pouvoir royal représenté par l'intendant. Considérées comme des mineures perpétuelles, les communautés perdirent toute autonomie, tout pouvoir de décision. Dans une note de l'Ancien Régime, Tocqueville a énuméré les 15 opérations administratives nécessaires à la levée sur les habitants d'Ivry sur Seine d'une taxe destinée à la réparation du clocher et du presbytère. Il y eut plus grave. Plusieurs mesures tendent à fermer légalement l'assemblée aux plus pauvres. En 1690, un arrêt du Parlement de Paris fixait pour Argenteuil un "cens" de 100 L. de taille royale, ce qui écartait, dans ce village de vignerons, la plus grande partie des chefs de feux. Enfin, on tenta à plusieurs reprises de transformer les responsables élus par des officiers : syndics perpétuels, propriétaires de cette charge. Ainsi la politique royale tend à vider l'institution de son originalité.
48"Quand on compare ces vaines apparences de la liberté avec l'impuissance réelle qui y était jointe, on découvre déjà en petit comment le gouvernement le plus absolu peut se combiner avec quelques unes des formes de la plus extrême démocratie, de telle sorte qu'à l'oppression vienne encore s'ajouter le ridicule de n'avoir pas l'air de la voir". Ainsi Tocqueville décrit-il l'institution à la veille de la Révolution14. Elle devait pourtant survivre au milieu des décombres de l'Ancien Régime. Mais l'Etat, dans sa continuité, ne lui laissera que les apparences du pouvoir sous la tutelle des préfets.
Notes de bas de page
1 La bibliographie du problème serait à la fois abondante et décevante. Outre les ouvrages cités ci-dessus, exposés généraux dans R. Mandrou, Introduction à la France moderne, Paris, 1961, p. 122-130 ; R. Mousnier, Les institutions de la France sous la monarchie absolue, t. i, Paris 1974, p. 428-436, avec orientation bibliographique. Les ouvrages des juristes, fondés sur des textes normatifs sont trompeurs quant aux réalités. On se reportera surtout à la thèse complémentaire de P. de Saint Jacob, Documents relatifs à la communauté villageoise en Bourgogne du milieu du xviie siècle à la Révolution, Paris, 1962.
2 Etudes sur l'ancienne communauté rurale en Bourgogne, Annales de Bourgogne, 1941, 1943, 1946 et 1953.
3 J. Jacquart, La crise rurale en Ile de France, 1550-1670, Paris 1973, spécialement p. 85- 86 et 556-581 ; G. Cabourdin, Terre et hommes en Lorraine du milieu du xvie à la guerre de Trente ans, p. 534-608 ; R. Pillorget,
; Y. M. Bercé, Histoire des Croquants ; B. Bonnin, L'endettement des communautés rurales en Dauphiné, dans Bulletin du Centre d'Histoire économique et sociale de la Région lyonnaise, 1971, n° 3.
4 Chartes de coutume en Picardie (xie-xiiie siècles), publ. par R. Fossier, Paris
5 M. Th. Lorcin, Les Campagnes de la région lyonnaise aux xive et xve siècles, Paris, 1974.
6 G. Fourquin, Les Campagnes parisiennes à la fin du Moyen Age, Paris, 1964.
7 G. Le Bras, L'Eglise et le village, Paris, 1976.
8 R. Mousnier, La participation des gouvernés à l'activité des gouvernants, Recueil de la Société Jean Bodin, t. xxiv, p. 23 5-297, repris dans La plume, la faucille et le marteau, Paris, 1970.
9 Outre mes recherches, j'utilise un mémoire de maîtrise de Melle B. Pellet sur Villejuif dans la seconde moitié du xviie siècle, soutenu en 1976 à Paris I.
10 R. Souriac, Une grande page d'histoire sociale en Comminges au xvie siècle, dans Revue de Comminges, t. lxxxviii, 1975.
11 J. Jacquart, La crise rurale, p. 746.
12 M. Devèze, Les communautés rurales de deux bailliages de Bourgogne du Nord, dans Actes du 91e Congrès national des Sociétés Savantes, Rennes, 1966, Section d'Histoire moderne et contemporaine, t. ii, Paris, 1969.
13 M. Devèze, La vie de la forêt française au xvie siècle, Paris, 1961.
14 A. de Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, Livre ii, chap. 3.
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