Histoire de la campagne toscane
p. 81-104
Texte intégral
1Jusqu’à l’époque la plus récente, les structures économiques et sociales de la Toscane rurale apparaissent à l’observateur comme marquées par l’archaïsme et la fixité. Henri Lefebvre a pu parler, à leur propos, d’une véritable « cristallisation », opérée depuis la fin du Moyen Age1. Deux grands traits, que Cette étude devra souligner souvent, caractérisaient cette situation : le rôle des villes, nombreuses, peuplées, serrées, à la fois source des capitaux et débouchés naturels de la production du sol, d’une part, et, d’autre part, la prédominance d’une forme d’exploitation originale, associant dans la mise en valeur d’un domaine de taille très moyenne, les capitaux foncier et mobilier d’un propriétaire et le travail d’une famille paysanne. Ces deux phénomènes, étroitement liés, puisque les propriétaires de la terre sont encore, dans leur grande majorité, des citadins, demandent à être étudiés dans la perspective historique qui a déterminé leur développement. Ici comme ailleurs, « le passé commande le présent ». Tenter de retrouver les origines des rapports économiques, sociaux et, plus largement, humains, caractéristiques de la vie toscane, de dégager les causes de leur maintien jusqu’au milieu du xxe siècle, contribuera à éclairer les évolutions récentes que ce travail se donne pour but de retracer.
2Dans les limites fixées à l’historien, il ne pouvait être question que d’une mise au point à partir des études importantes consacrées récemment à ces problèmes2. Longtemps marquée par l’idéalisme de Benedetto Croce, l’école historique italienne a quelque peu négligé l’étude des infrastructures économiques et sociales. Lorsque se constitua la belle pléiade de chercheurs qu’illustrent, entre autres, les noms de Luzzato, Sapori, Cipolla, ils furent légitimement attirés par la riche économie urbaine médiévale. C’est aux drapiers, aux soyeux, aux banquiers, aux armateurs qu’ils consacrèrent leurs études. Vers 1950, on savait relativement peu de choses sur les campagnes toscanes au Moyen Age, et encore moins sur ce qu’elles devinrent à l’époque moderne. Mais, depuis cette date, les travaux se sont multipliés : la parution du livre d’Emilio Sereni sur Le paysage agraire italien, les discussions fructueuses du colloque d’Aix-en-Provence sur l’histoire rurale de la péninsule, la parution, depuis 1962, de la Rivista di storia dell’agricoltura italiana, attestent les progrès réalisés et permettent de répondre à certaines des questions que les autres membres de l’équipe ont posées à l’historien. Parmi celles-ci. la naissance, l’évolution et la victoire de la mezzadria tiennent une place toute particulière3. C’est donc de ce point de vue que nous chercherons à envisager l’histoire de la Toscane, de l’effritement du régime féodo-seigneurial à l’époque de l’Unité nationale.
LA TOSCANE FEODALE
3Au début du xiie siècle, la Toscane s’intégrait, au moins en apparence, au monde féodal, un monde féodal qui s’éloignait cependant, par bien des traits originaux, du modèle classique réalisé entre Loire et Rhin. Nominalement, elle formait un vaste marquisat, membre vassal du Saint-Empire romain germanique, inféodé à la puissante famille des seigneurs de Canossa. La forte personnalité de Mathilde, la « grande comtesse », domine cette époque troublée par la querelle des investitures et la lutte entre les empereurs de la dynastie salienne et les papes. Détentrice des droits régaliens, au nom d’un souverain lointain, suzeraine des « comtes », ses vassaux, et, par eux, de tous les seigneurs qui leur étaient liés, elle dominait politiquement le monde féodal de la région. Détentrice d’immenses domaines sur les deux versants de l’Apennin, les uns possédés en alleux, en pleine propriété, les autres tenus en fief, soit de l’empereur, soit de l’Eglise, elle dominait ce même monde, économiquement et socialement.
4Des hautes vallées montagnardes à la mer, la majeure partie du sol appartenait donc aux féodaux laïcs ou aux communautés religieuses, en fiefs ou en alleux. Mais il y avait entre ces détenteurs de la terre de grandes différences de richesse, et donc de puissance. Si certains, à l’image de la comtesse Mathilde, possédaient d’immenses domaines, en grande partie composés de friches, de terrains de pâture, de bois ou de marais, d’autres n’avaient que des propriétés limitées, plus ou moins dispersées géographiquement. D’autre part, il y avait aussi de grandes différences entre les seigneurs, détenteurs (ou usurpateurs) des droits de la puissance publique, et les petits vavasseurs qui gravitaient dans leur clientèle. Le mode d’exploitation normal de ces domaines, mis au point dans les siècles du Haut Moyen Age utilisait le travail des paysans asservis. Cultivant pour eux-mêmes, moyennant le payement de redevances assez lourdes, de petites tenures familiales, ils mettaient en valeur la réserve seigneuriale, sous forme de corvées. A côté de ces serfs, dont la condition rappelle évidemment celle de leurs frères dans tout l’Occident, se trouvaient, plus nombreux qu’ailleurs, des paysans libres, détenteurs d’alleux, soumis cependant au ban seigneurial. Ainsi, derrière l’apparente ordonnance de l’édifice féodo-seigneurial se dissimulait une grande variété de conditions juridiques, économiques et sociales du monde rural.
5Depuis le milieu du xe siècle, cette variété jouait dans le sens d’une évolution interne de ce monde. La médiocre productivité de l’exploitation par corvée ne devait pas échapper à l’attention des maîtres du sol. On vit donc des parts croissantes de la réserve concédées sous des formes juridiques très variées : tenures perpétuelles à cens, concessions en emphythéose ou contrats de livello, d’une durée de vingt-neuf ans, mais renouvelables, et, en pratique, toujours renouvelés. L’Eglise joua dans ces changements un rôle fondamental. Enrichie d’immenses domaines par les donations des grands féodaux, particulièrement à l’époque de la réforme grégorienne, elle ne pouvait les mettre en valeur qu’en les redistribuant. Des hommes libres, déjà détenteurs de quelques terres en alleux, des affranchis, voire des serfs, purent ainsi se constituer, à des conditions avantageuses, des exploitations rentables. Les petits chevaliers besogneux qui peuplaient les villages perchés et fortifiés firent de même. Ces contrats prévoyaient la mise en culture, les améliorations du fonds (souvent des plantations de vigne ou d’arbres), l’édification d’une maison. Dès cette époque, et même bien plus tôt, puisque Ildebrando Imberciadori en a retrouvé de 809 et 821, on voit apparaître des contrats de mezzadria : le propriétaire concède une exploitation familiale, maison, terres et pâtures, participe financièrement aux frais de culture et reçoit la moitié de tous les fruits. La durée du contrat est très variable, et souvent non précisée dans l’acte. Ce n’est pas encore tout à fait la mezzadria classique, mais on en est très près. Cependant, et il faut le noter, cette forme d’exploitation reste encore rare au xie ou au xiie siècle, puisque sa forme contractuelle suppose l’égalité juridique des parties.
6Aux facteurs économiques propres au monde rural s’ajoutèrent deux autres phénomènes qui aidèrent à ces transformations. Ce fut d’abord l’expansion démographique, ici plus précoce qu’en France. Dès l’an mille, autant qu’on puisse en juger, à travers les dernières invasions, les épidémies et les disettes, les crises politiques, une phase de croissance du nombre des hommes commence, qui s’étend jusqu’à la fin du xiiie siècle. La nécessité de nourrir des bouches plus nombreuses et d’occuper des bras plus nombreux amena à chercher de nouvelles terres. On entreprit la mise en valeur des terres marécageuses du val d’Arno et de la plaine du Serchio, on conquit de nouveaux champs sur les friches des collines. L’appel aux « hôtes », auxquels on confiait ces zones incultes, à charge de les « déroncer, défricher et labourer », aidait à la transformation des rapports sociaux dans les campagnes. Déjà, face à l’autorité des grands féodaux, les différentes catégories du monde rural tendaient à s’organiser. Groupés dans l’enceinte des castelli, les paysans, formés en communautés villageoises, défendaient efficacement leurs droits collectifs sur les pâturages et les bois. Parfois, les petits vavasseurs, ceux qu’on appelait les boni homines, dont les domaines réduits assuraient mal le niveau de vie et qui souhaitaient s’approprier complètement les terres qu’ils tenaient en livelli, se plaçaient à la tête de ces communautés, introduisant ainsi dans l’édifice féodal de nouveaux germes de division et de désagrégation. Dès le milieu du xie siècle, certains villages reçurent de leurs seigneurs des chartes qui fixaient leurs droits.
7Mais c’est le réveil des villes toscanes qui apparaît comme le facteur décisif de cette évolution générale. L’Etrurie antique avait compté bon nombre de cités prospères. A la différence de ce qui s’était passé en Gaule, la vie urbaine ne s’était jamais complètement éteinte. Alors que Florence était en partie détruite par les Ostrogoths en 552, Lucques, protégée par ses murailles, avait échappé aux raids barbares comme aux hordes hongroises. Capitale des rois lombards, bien située sur la via Francigena, qui menait de Rome vers le Nord et l’Ouest, elle resta un centre d’échanges. On y battait monnaie. Bientôt, on y traita la soie. Profitant de ce voisinage, Pise devint au xie siècle, un port important. Ses bateaux et ses marchands étaient présents dans toute la Méditerranée, soutenant victorieusement la concurrence des Gênois4. La richesse de la ville se manifestait par la gigantesque entreprise du Dôme, commencée en 1063. Plus lentement, les villes de l’intérieur se réveillaient. Ayant triomphé de Fiesole, devenue résidence du marquis de Toscane, accueillant en 1055 un concile réformateur, donnant en 1059 son évêque comme pape, Florence s’affirmait déjà comme la plus importante des cités du val d’Arno. L’existence même de ces villes, centres de consommation des produits du sol, vivres ou matières premières de l’artisanat, était une puissante incitation à la croissance de l’exploitation du sol. A l’intérieur de leurs murailles, les communautés urbaines s’organisaient. Encore dominées par leurs comtes, tantôt un seigneur laïc, tantôt l’évêque, qui détenaient au nom de l’empereur l’exercice de la puissance publique, les villes cherchaient à obtenir, au hasard des luttes politiques, des privilèges, confirmés par tel ou tel empereur, par tel ou tel pape. Ainsi se préparait, dès la seconde moitié du xie siècle, la vaste usurpation des droits régaliens et comtaux par les cités toscanes.
LES VILLES ET LA LIBERTE
8Entre 1100 et 1300, en Toscane comme dans les régions les plus évoluées de l’Occident, le vieux système féodal continua de se désagréger, politiquement, économiquement et socialement, et sur ses ruines, un monde nouveau commença de s’édifier, même si l’ordre ancien continuait de peser sur les structures transformées par le prodigieux essor des villes et des classes urbaines.
9Car ce sont les cités qui prennent résolument la primauté. Elles y furent puissamment aidées par les longues luttes qui opposèrent les Staufen et la papauté. La donation par la comtesse Mathilde d’une partie de ses biens à l’empereur ouvrit, après sa mort (1115), un long conflit, jalonné d’accords successifs, périodiquement remis en cause par l’un ou l’autre des partenaires. Si l’empereur désirait s’appuyer sur ces domaines pour restaurer son autorité sur le royaume d’Italie, le pape n’était pas moins décidé à réunir au patrimoine de Saint-Pierre une partie de la Toscane. Ces contestations profitèrent finalement aux villes. Tout au long du xiie siècle, elles travaillèrent, chacune pour soi, à s’assurer à la fois les droits comtaux, à l’intérieur des murailles puis aux environs, et les biens mathildiques, qu’il s’agît de domaines ou de droits de toutes sortes. Dès 1127, les bourgades du Contado de Florence devaient offrir, en signe de sujétion, des cierges à la ville principale, au jour de la Saint-Jean. En 1154, le légat impérial concédait à la commune les droits de juridiction sur tout le territoire du comté. A la mort d’Henri IV, en 1197, les cités, à l’exception de Pise et de Pistoia, se groupèrent dans la Ligue toscane, chassèrent les représentants du pouvoir impérial et s’unirent sur le mot d’ordre : « Л chaque cité son comté ». Refusant de reconnaître la suzeraineté pontificale, elles réussirent en quelques années à consolider cette double usurpation. Ainsi se formèrent des cités-états qui devaient marquer si durablement l’histoire de l’Italie centrale.
10Dans leur jeune ambition, elles s’opposèrent dans des luttes confuses qu’il est inutile de retracer ici. Mais, au-delà de ces conflits entre Guelfes et Gibelins, puis entre Blancs et Noirs, on retrouve les mêmes réalités : ayant succédé aux comtes et aux évêques, les villes étaient devenues les suzeraines de tous les féodaux, grands et petits, des campagnes environnantes. Elles en recevaient l’hommage, elles en exigeaient le service d’ost ou l’aide matérielle. Surtout, elles surveillaient soigneusement leurs agissements. Se méfiant de leur puissance politique et sociale, les villes appelèrent les seigneurs à vivre à l’intérieur de leurs murailles, les coupant ainsi des bases terriennes de leur force, ou plutôt, les obligeant à mettre cette force au service de la cité. En échange de cette fidélité, les communes protégeaient, au moins dans une première phase, les intérêts matériels des féodaux. Longtemps, les serfs venus clandestinement s’installer en ville durent y résider cinq à dix ans avant d’acquérir leur liberté. Johan Plesner a pu citer toute une série de conventions d’extradition, signées entre cités, ou même entre une ville et une grande famille féodale (ainsi, en 1200, entre Florence et les Alberti). Il est vrai qu’elles semblent bien n’avoir jamais été appliquées5.
11De toute manière, cette politique évolue rapidement sous la pression des nécessités de l’économie nouvelle. A la prédominance de la terre, à l’horizon limité des échanges dans le premier âge féodal se substituaient de nouvelles formes de production dont la modernité nous étonne encore. Dans les rues étroites de Florence, de Lucques, de Prato, de Sienne, de Pise s’élaboraient les structures du capitalisme primitif.
12Importatrices de laines et de soies, de draps bruts et de matières tinctoriales, productrices d’excellents tissus teints vendus aussi bien en Flandre et en Angleterre qu’en Orient, ces villes s’enrichissaient rapidement, devenant l’élément moteur de l’économie régionale. Le commerce de l’argent, le fret des vaisseaux, les assurances maritimes provoquaient l’accumulation de capitaux considérables aux mains des riches citadins.
13Les villes attiraient vers elles les surplus de population des campagnes environnantes. Qu’on songe que le territoire de Poggibonsi, vers 1225, comptait plus de 100 habitants au kilomètre carré, celui de San Gimignano, plus de 50. Les villes grandissaient donc, atteignant des chiffres considérables pour l’époque. Selon Enrico Fiumi, Florence passa de 25 000 habitants vers 1150, à 50 000 vers 1200, 75 000 vers 1260 et 95 000 vers 13006. Au début du xive siècle, Sienne pouvait compter 40 000 habitants, Lucques, 30 000, Prato, près de 20 000. 11 fallait assurer le ravitaillement de ces masses urbaines, et la zone pourvoyeuse devait s’étendre fort loin des murailles. Ainsi, la Florence du Trecento ne pouvait vivre plus de cinq mois des terroirs proches et sa survie dépendait de trafics de grains et de vins établis sur des distances parfois fort longues7. Pour chacune de ces villes, et tout spécialement pour la plus grande d’entre elles, la conquête du Contado, les rivalités avec ses voisines, le désir de contrôler les ports ou les routes répondaient à de puissants motifs vitaux.
14Les besoins mêmes de l’économie urbaine, la nécessité d’une libre circulation des produits du sol vers les marchés, la demande de main-d’œuvre des ateliers citadins, le désir d’investir les capitaux accumulés par le commerce international contribuèrent à transformer profondément le monde rural. Une des premières conséquences de la prise de conscience de la supériorité d’une économie libérée des entraves féodales fut d’amener les villes à soutenir l’émancipation des dépendants ruraux. La seconde moitié du xiiie siècle fut marquée par toute une série d’actes d’affranchissements, publics et privés. Dès 1240, Pise accorde sa protection aux anciens serfs installés en ville. Sienne, Lucques font de même et, le 6 août 1289, au lendemain de la victoire des Guelfes à Campaldino, la cité de Florence, dans un acte qui célèbre dans son préambule la liberté naturelle de tous les hommes, interdit les achats ou les ventes de serfs dans tout le Contado. Les dépendants peuvent racheter leur liberté aux conditions fixées par la commune.
15La libération des dépendants diminuait la puissance des seigneurs des vieux lignages, toujours suspecte. Elle permettait la venue en ville de ruraux vite transformés en ouvriers de l’industrie textile. Elle ouvrait aussi le marché de la terre aux appétits citadins. Désireux de compléter les profits élevés, mais incertains du grand commerce et de la banque par les revenus plus modestes, mais plus réguliers, de la propriété foncière, les représentants des grandes familles marchandes des cités toscanes se constituèrent des domaines, ou s’efforcèrent d’accroître ceux qu’elles détenaient déjà. Les petits nobles venus en ville, et souvent transformés en négociants, restaient propriétaires dans le Contado, les marchands enrichis devenaient maîtres de la terre, cependant que les petits propriétaires campagnards ou les anciens tenanciers vendaient leurs domaines pour venir tenter l’aventure de la fortune en ville. Ainsi, dès le xiiie siècle, un vaste mouvement de mutations foncières mettait entre les mains du patriciat urbain une large part du sol de la région.
16Cette évolution, rapidement retracée ici, ne se déroula pas au même rythme dans toute la Toscane. Si la puissance de l’économie urbaine s’exerçait dans les plaines, le long des voies de communication, autour des centres, entraînant et vivifiant la prospérité des propriétaires fonciers, créant et développant au pied des castelli, les horghi ouverts vers les échanges actifs, apportant les capitaux nécessaires à la mise en valeur du sol, amenant la transformation du paysage rural où la coltura promiscua devint l’habitude, il va sans dire que les régions montagneuses et les hautes vallées du Casen-tino, du Mugello ou de la Garfagnana voyaient se maintenir, avec les grandes propriétés féodales des Ubaldini, des Ubertini, des formes anciennes de mise en valeur du sol et de relations sociales. Moins engagés dans l’économie internationale, les contadi de Sienne ou d’Arezzo conservaient une gentilhommerie terrienne nombreuse et résistante. Aujourd’hui encore, les Rica-soli, héritiers des Firidolfi, détiennent autour de Panzano, dans le Chianti, des domaines que leurs ancêtres possédaient à l’ère communale. Dans la région de Lucques, l’existence de vastes propriétés ecclésiastiques, remontant aux dons des rois lombards et de la comtesse Mathilde, donnait aux structures du monde rural un caractère archaïque qui devait se maintenir durablement. Mais le sens général de l’évolution n’est pas affecté par ces discordances. Une classe dirigeante nouvelle, regroupant en son sein d’anciennes familles nobles, plus ou moins converties à l’activité marchande, de nouveaux lignages de chevaliers, sortis des échoppes citadines, des familles classées parmi les popolari, mais dont la richesse égalait ou dépassait celle des magnats, imposait son pouvoir politique, réglait au mieux de ses intérêts la commune, possédait une bonne partie de la richesse foncière comme elle détenait la plus grande part de la richesse mobilière.
NAISSANCE DE LA MEZZADRIA
17C’est tout ce contexte historique qui est à l’origine du succès, de l’extension et du triomphe final du système de la mezzadria, entre 1250 et 1350. Les membres de l’Académie des Georgofili, qui rédigèrent, entre 1830 et 1870, tant de savants mémoires sur ce problème, ne s’y sont point trompés8. Pour Gino Capponi, en 1833, la mezzadria était « fille de la liberté » — entendez de la liberté des cités. Les liens féodaux étant rompus, il fallut trouver pour cette masse considérable de biens possédés par les gens des villes, un mode satisfaisant d’exploitation. Le propriétaire souhaitait un revenu convenable, il voulait également que son palazzo urbain soit ravitaillé en grain, en vin, en huile, il voulait enfin disposer à sa guise d’une masse de produits négociables sur les marchés de la cité. Le fermage, dans ce pays d’arboriculture et de polyculture présentait des inconvénients : un fermier négligent, des plantations délicates mal soignées, et c’était, pour plusieurs années, un domaine détruit. Le désir d’une surveillance efficace, la nécessité, au départ, d’un apport de capitaux pour les plantations, le bétail le matériel, le souci de soins constants donnés aux cultures, firent préférer le contrat ad medium, jusque là assez rare. Alors que les derniers grands féodaux et les communautés religieuses restaient fidèles aux types traditionnels — livello ou affitto — les gens des villes adoptèrent résolument le contrat à la fois souple et sûr de la mezzadria. Les paysans libérés du servage ou des corvées, qui cherchaient une exploitation familiale, furent heureux de reprendre en métayage leur ancienne tenure. Dépourvus de tous capitaux, ils ne pouvaient songer à acheter la terre, encore moins à créer cette unité de production qu’est le podere, avec ses bâtiments, ses plantations, son cheptel mort et vif. Conclu à court terme (les contrats du xiiie siècle montrent une infinie variété de durée, de un à huit ans), et parfois sans terme du tout, ce qui procurait plus de souplesse — pour le propriétaire — le contrat permettait, et exigeait d’ailleurs, un contrôle constant du possesseur du podere. Celui-ci fournissait l’exploitation en état de produire. Il avançait souvent une partie du matériel et des semences. Il fournissait, sous la forme d’un contrat de bail à croît de cheptel, soccida, joint au contrat de mezzadria, les animaux nécessaires aux labours. Le mezzaiuolo n’avait qu’à s’installer avec les siens et donner son travail. Tous les fruits étaient partagés par moitié, au terme d’une comptabilité en partie double, tenue soigneusement9.
18C’est alors que se constitue le paysage agraire original des collines toscanes. La complexité des opérations de culture limitait l’étendue des exploitations aux dimensions familiales. Autour de la maison et de quelques bâtiments, les terres se groupaient, escaladant les pentes des collines en terrasses. Les grains y croissaient entre les rangées d’oliviers ou de mûriers. La vigne, d’un arbre à l’autre, dessinait d’aimables guirlandes. Le déboisement précoce rendait indispensables les feuillages des arbustes : « I Toscani tengono i loro prati sugli alberi ». C’est ce paysage humanisé que nous peignent les écrivains, c’est lui que Pietro Lorenzetti représente en 1338 sur les murs du Palais communal de Sienne. Au-delà des murs de la cité, la campagne est semée de poderi. Dans les champs s’affairent les paysans. Sur une éminence, un castello fermé de murs, au-dessus duquel s’élève la pieve — l’église paroissiale. Sur une autre, une rocca évoque la noblesse terrienne de l’âge féodal. Il ne manque encore que la riche et belle villa de la Renaissance pour que l’image du xive soit identique à la photographie que l’on pourrait prendre aujourd’hui près de Galluzzo ou de Greve in Chianti...10.
19Derrière cette apparence aimable, un dur régime s’imposait peu à peu. La puissance du capital urbain face à une paysannerie pauvre et endettée, les effets atténués en Toscane, mais sensibles, de la grande dépression européenne du xive siècle, le drame de la peste noire de 1348 et ses conséquences démographiques, tout travaillait, dans cette association primitive du capital et du travail, pour que l’évolution se fasse au profit du capital. La politique des oligarchies urbaines allait dans ce sens, contribuant à enserrer l’exploitant dans un réseau sans cesse plus étroit d’obligations. Dès 1256, un statut pisan punit d’une amende de cent lires le mezzaiuolo qui manque à son patron. Les statuts urbains fixent l’obligation de résidence, interdisent au fermier de prendre d’autres terres en location ou de travailler hors du podere. Au début du xive siècle, à Sienne et à Lucques, on voit apparaître la clause d’éviction, disdetta, toute au profit du propriétaire qui peut congédier avec un préavis très court, cependant que la fuite du colon est punie de lourdes peines11.
20Le succès de la formule adoptée par les bourgeoisies des cités toscanes la fit adopter peu à peu par tous les propriétaires fonciers. Il semble que la crise du milieu du xive siècle, la nécessité de suivre au plus près les fluctuations de l’économie, le désir, peut-être, en fractionnant les grands domaines en petites unités d’exploitation, de diminuer les risques matériels en un siècle de guerres et de passages de compagnies de soldats aient aidé et accéléré ce processus. Dès 1316, dans le Contado de Sienne, 6 500 propriétés sur 15 000 étaient l’objet d’un contrat de location, dont 5 000 prenaient la forme de la mezzadria. Celle-ci, encore exceptionnelle sur les terres des comtes Guidi, en Casentino, au début du xive siècle, domine à la. fin. L’abbaye de Settimo, dont les terres étaient encore louées, en majorité, sous la forme de l’affitto en 1338, adopte le nouveau système vers 1350, au même moment que l’abbaye de Pasignano, dans le Chianti12. L’extension de la mezzadria, le poids plus lourd du contrat, le renforcement de la législation semblent s’être accompagnés d’une expropriation plus marquée des classes rurales. Les achats de terre par les citadins, à la faveur de l’endettement progressif des petits propriétaires paysans, le remembrement opéré par eux allaient dans ce sens. Enfin, depuis le début du xive siècle, sur les grands domaines, une institution nouvelle renforçait le système d’exploitation. La surveillance des nombreux métayers est désormais confiée à un « facteur » qui débarrasse le grand propriétaire de ce souci. Au banquier, au riche marchand de l’Arte di Calimala, au descendant d’une noble famille de féodaux, à l’abbé bien né, plus soucieux de beaux manuscrits et de spéculations humanistes que de comptes, à tous ces personnages de Boccace, qui ne connaissent plus la campagne qu’à travers la nature domestiquée de leurs belles villas, le facteur assure des revenus convenables sans les problèmes quotidiens de l’administration directe. La fattoria est à la fois centre de direction, de transformation — moulin à grain ou à huile, pressoir — d’entrepôt — greniers et caves —, de commercialisation. Un nouvel intermédiaire s’introduisait ainsi entre les paysans et les rentiers des cités, s’enrichissant dans ce rôle. Si le patriciat urbain y gagnait l’insouciance, les métayers y perdaient. Sur leur part de récolte, ils devaient désormais rétribuer, sous forme de taxes variées, ce nouveau personnage. Tout le xve siècle, encore assez mal connu, semble avoir été traversé par des oppositions marquées entre propriétaires et tenanciers, exploiteurs et exploités. Tandis que courait dans les compagnes ce quatrain rapporté par Leicht,
Noi ci stian tutto l’anno a lavorare
e’lor si stanno al fresco a meriggiare
perche’s’ha dar lor mezza ricolta
se qu’abbiam la fattica tutta noi13
Nous restons ici toute l’année à travailler
et eux sont au frais à se reposer
parce que nous leur devons la moitié de la récolte
et la fatigue, nous l’avons toute pour nous
21les gens des villes dénonçaient l’audace effrénée des paysans. Imberciadori cite cet extrait des Provisioni della Repubblica du 27 janvier 1348 : « Les paysans ont ourdi un complot formidable contre les propriétaires citadins de terres, afin que leurs champs ne soient point cultivés, ni leurs maisons habitées, ni leurs moulins fréquentés... »14.
22Lorsque s’ouvrit la période de la Renaissance, les rapports entre propriétaires et métayers se trouvaient fixés. En ligotant le tenancier dans un réseau d’obligations strictes, on déterminait avec précision la conduite de l’exploitation. En limitant celle-ci en superficie à ce qu’une famille pouvait cultiver, compte tenu du temps exigé tout au long de l’année par ces cultures délicates, on réduisait à rien la part négociable de récolte, une fois prélevées nourriture et semence. Ainsi empêchait-on toute possibilité d’accumulation de capital par l’exploitant. En avançant à l’entrée en jouissance le capital mort et vif nécessaire à l’exploitation, on endettait le métayer dès la conclusion du contrat, en le condamnant à vivoter, au gré des mauvaises et bonnes années, toujours sous la menace de l’éviction. Association primitive d’un capital et d’une force de travail, le contrat de mezzadria était devenu, aux mains des détenteurs de la terre, un instrument efficace d’exploitation. Aux rapports féodaux du xiiie siècle la bourgeoisie toscane avait substitué un autre type, finalement aussi serré et aussi sévère pour les dépendants des campagnes15. Mais les collines maigres du pays étaient devenues un des plus beaux paysages que l’homme ait jamais créés et les fermages en nature, qui venaient sans cesse des campagnes vers les maisons citadines, avaient soutenu l’essor économique des villes et l’effort parallèle d’une classe sociale entière pour reconstruire, esthétiquement et philosophiquement, un monde à la mesure de l’homme. De même que les splendeurs de notre classicisme français reposent sur l’atroce misère des campagnes du xviie siècle, la grandeur du Quattrocento n’aurait peut-être pas été ce qu’elle est sans l’exploitation des masses rurales de la Toscane par une bourgeoisie âpre au gain.
LES TEMPS DE LA RENAISSANCE
23C’est à l’époque même des splendeurs de la Renaissance que le repli économique et politique de l’Italie, en général, et de la Toscane, en particulier, devient sensible. De la descente des Français de Charles VIII, suivis bientôt par les Espagnols et les Impériaux, jusqu’aux débuts du Risorgimento qui s’annonce avec les initiatives du despotisme éclairé, la péninsule à traversé des moments difficiles. Peu à peu écartée des grands courants d’échanges internationaux, ouverte sur une mer qui perd son rôle d’axe essentiel de la vie économique, distancée, sur le plan de la production, par les jeunes nations de l’Europe du Nord-Ouest, divisée en principautés rivales, devenue pour deux siècles un champ de convoitises et de batailles pour les grandes puissances, l’Italie tout entière entre dans une période d’effacement. Sans doute reste-t-elle la maîtresse et le modèle dans le domaine des arts, mais l’admiration des voyageurs s’adresse plus à son passé qu’à son présent.
24La vie de la Toscane de 1500 à 1750 s’inscrit dans un cadre général. Pour elle, qui avait été l’un des pôles de l’économie européenne aux xiiie et xive siècles, le repli est encore plus sensible. Comme essoufflée d’avoir tant entrepris et tant réalisé, la classe dirigeante des cités s’abandonne aux séductions d’une vie aristocratique, délaissant les profits de la banque et du commerce pour les sécurités de la rente foncière et les joies de l’usufruit. Changement fondamental, qui devait peser durablement et durement sur la vie des campagnes toscanes. Malheureusement, nous connaissons encore très mal les structures économiques et sociales de l’Italie centrale à l’époque moderne, et l’on ne peut que tracer une esquisse de son évolution16.
25Bien évidemment, c’est le cadre politique qui nous apparaît le plus clairement. Pendant tout le xve siècle, un grand effort de regroupement territorial s’était manifesté. Pour des motifs à la fois politiques et économiques, où se mêlaient le désir de jouer un grand rôle dans la péninsule, la volonté d’asseoir sur une base plus large la prospérité de la ville-Etat, la nécessité de mieux assurer sa vie matérielle, Florence avait peu à peu rassemblé autour d’elle, par une série de guerres et d’annexions, la plupart des cités de la Toscane : à Prato, contrôlée dès 1351, aux marches siennoises contrôlées par la possession de Poggibonsi puis de San Gimignano, vinrent s’adjoindre Arezzo en 1384, Pise et l’accès à la mer en 1406, Livourne en 1421, Volterra en 1472. A cette fédération de communes, mal liées entre elles et qui subissaient de mauvaise grâce la domination florentine, les Médicis, tuteurs de la République au xve siècle, donnèrent la structure d’un Etat. Devenus les maîtres après la reprise de la ville en 1512, et surtout après le siège de 1530, ils réunirent à leur domaine Pietrasanta en 1513, Pistoia vers 1530, et surtout, après le célèbre siège de 1555, Sienne et son vaste territoire. Etendu du versant romagnol de l’Apennin à la Maremme, de Grosseto, de la Versilia au lac Trasimène, le duché, puis grand-duché de Toscane l’emportait sur les autres petits Etats de l’Italie centrale. Protégée par les Habsbourg de Madrid ou de Vienne, gouvernée depuis 1556 par une oligarchie prudente de patriciens, la République de Lucques parvient à maintenir son « indépendance » sur un territoire limité à la plaine du Serchio et aux Alpes apuanes. En arrière, la Garfagnana dépendait du duché d’Este-Modène, comme la Lunigiana du Milanais espagnol, jusqu’à sa session au grand-duc par Philippe IV en 1650. Si nous ajoutons le petit duché de Massa-Carrara, appartenant à la famille Cibo, et les fameux présides espagnols de Toscane, nous aurons tracé la carte politique de toute la région jusqu’à la fin du xviiie siècle17.
26Pendant que végétaient les petits Etats, le grand-duché, formé do deux anciennes républiques unies sous la même dynastie, se transformait en monarchie absolutiste. Les débuts en furent difficiles. Rentrant en 1530, à la tête des troupes impériales, dans la cité, Alexandre de Médicis fit payer chèrement son exil temporaire aux vieilles familles patriciennes. Les vestiges de la Constitution municipale furent supprimés. Après son assassinat en 1537 par son cousin Lorenzaccio, son successeur, Cosme I (1537-1574), s’imposa par la terreur. Exécutions et proscriptions furent nombreuses. Beaucoup de patriciens, volontairement ou non, quittèrent les villes pour se retirer au milieu de leurs domaines dans les belles demeures que leurs ancêtres avaient fait construire. Le repli économique allait aussi dans le sens de ce retour à la terre. Les proscriptions passées, les haines effacées, les descendants des banquiers ou des négociants des Arti acceptèrent les titres de princes, de marquis ou de comtes dont les grands-ducs furent prodigues et formèrent un noblesse fastueuse et oisive, éprise de la vie de cour, envieuse des charges honorifiques du Palais, attachée étroitement à ses privilèges. Entre les intérêts des Médicis et ceux de la classe dirigeante, l’accord était possible. Il se fit. Ainsi s’explique ce processus de « reféodalisation », si caractéristique de l’Italie centrale à la fin du xvie siècle.
27Ces péripéties politiques et cette transformation des groupes sociaux dominants se déroulaient sur la toile de fond d’une lente et inéluctable décadence économique. L’industrie florentine se replia sur un marché limité, abandonnant les risques et les profits du commerce international à d’autres pays. L’activité bancaire baissa également. Un profond changement de mentalité économique et sociale accompagna ce déclin. Désormais, les capitaux disponibles s’investirent dans des opérations sûres, dans les emprunts d’Etat, et, surtout, dans la terre18.
28Dans toute la Toscane, la grande propriété se renforça. Les grands-ducs donnèrent l’exemple. Déjà, se détachant du négoce, Laurent le Magnifique avait constitué un vaste domaine autour de Pise. Les proscriptions des deux premiers souverains permirent de l’agrandir à peu de frais. Les successeurs firent de même : au milieu du xviiie siècle, le patrimoine comptait quarante-neuf fattorie et des centaines de poderi. Chacune des familles de la nouvelle aristocratie imita cette politique foncière. Quant aux biens de mainmorte, inaliénables, ils ne cessaient de s’accroître, par donations ou par acquisitions. On considère qu’à la fin du xviie siècle, les deux tiers, sinon les trois quarts des terres du grand-duché entraient dans une de ces trois catégories. Le tableau était le même dans la République de Lucques : en 1754, l’Eglise détenait la moitié du capital foncier19.
29Cette « monstrueuse concentration » s’accompagnait d’une lente décadence de la vie rurale. Repliée sur la terre, la classe dirigeante s’en désintéressait, uniquement soucieuse de revenus, indifférente aux problèmes économiques. L’extension des latifundia n’incitait ni aux investissements, ni à la recherche de la productivité. D’ailleurs le déclin continu de l’activité urbaine avait brisé le ressort de l’accumulation des capitaux et ceux-ci ne pouvaient plus venir, comme aux siècles passés, vivifier les campagnes. Dès le début du xvie siècle, une baisse relative du flux démographique avait entraîné l’abandon de certaines terres. Le contrecoup des événements politiques s’en mêla. Dans la basse plaine de l’Arno, après le long siège de Pise (1495-1509), les cultures redevinrent marécages, et la malaria s’y installa pour de longs siècles. Traversé par les armées de tous les partis, ravagé pendant la longue campagne de conquête, le pays siennois resta longtemps désolé20. Malgré les efforts des premiers souverains pour lutter contre les eaux sauvages ou tenter quelques travaux de bonification dans le Val di Chiana ou la Maremme, la dégradation de l’agriculture toscane s’accentua tout au long du xviie siècle. Alors que les alentours des cités conservaient l’aspect d’une campagne bien exploitée, partout ailleurs le paysage humanisé, illustré par les écrivains et les artistes du Quattrocento, reculait. Les collines, hâtivement déboisées, où les terrasses cultivées n’étaient plus entretenues, devenaient le domaine des friches ou des pacages à moutons. Les eaux de ruissellement entraînaient la terre sur les pentes21. Les derniers Médicis régnèrent sur un pays qui souffrait endémiquement de la faim et de la malaria. La situation de l’Italie du début du xviiie siècle, devenue champ de bataille européen et monnaie d’échange entre grandes puissances, acheva cette désorganisation de l’économie.
30C’est dans ce contexte, rapidement évoqué, que se produisit la « cristallisation » des types de vie rurale et d’exploitation du sol, si caractéristique de la Toscane jusqu’aux lendemains de la seconde guerre mondiale. A la différence de ce qui se passait ailleurs à la même époque, par exemple sur les riches terroirs des plateaux du Bassin parisien, la concentration de la propriété ne s’est pas accompagnée d’une transformation des modes de mise en valeur. On se contenta de réunir de nouveaux poderi à ceux que l’on possédait déjà, on créa au besoin, dans les régions où plusieurs exploitations étaient proches, une nouvelle fattoria, mais on ne changea rien à un système jugé satisfaisant pour le propriétaire. Fixé au sol d’une métairie par la nécessité de vivre et de faire vivre sa famille, par le poids de ses dettes et par l’impossibilité où il était de trouver un autre état, le paysan était lié par un réseau d’obligations croissantes. Toute la législation des xviie et xviiie siècles visa à renforcer cette dépendance étroite et le contrôle effectif du propriétaire ou de son représentant. Un adage de juriste proclamait : « Les colons sont régulièrement des voleurs ». Aussi les contrats se firent-ils de plus en plus précis, de plus en plus exigeants. Toute une comptabilité tatillonne, que le fermier était souvent dans l’impossibilité de vérifier, et encore plus de contester, était tenue par le maître. Lors de l’entrée dans la ferme, un inventaire précis du cheptel mort et vif était dressé. Pour éviter les fraudes sur le croît naturel du bétail, celui-ci faisait l’objet d’un bail distinct, à de lourdes conditions. L’exploitant supportait seul les conséquences d’une épizootie. De toute manière, la possibilité pour le propriétaire de congédier son mezzadro sur un simple préavis, réduit à huit mois depuis 1597, liait celui-ci plus efficacement que toutes les clauses des contrats.
31Au vrai, compte tenu des structures et des techniques agraires de la Toscane, la petite exploitation par métayage paraît bien avoir été, dans la conjoncture économique défavorable de la période, l’unique moyen de mettre le sol en valeur. Aurait-on voulu adopter le fermage qu’on n’aurait pu trouver de paysans assez riches pour prendre en charge l’exploitation. Plus curieux, socialement, apparaît le phénomène de la stagnation du groupe social des « facteurs », qui aurait pu, théoriquement, donner naissance à une classe de « marchands-laboureurs ». Mais il faut considérer que leur rôle était au fond celui d’un simple receveur-contrôleur, d’un intermédiaire purement parasitaire, destiné à décharger le grand propriétaire de tout souci de gestion, et qu’il ne fut jamais celui d’un chef de culture responsable, capable d’orienter la production dans des voies nouvelles.
32Au milieu du xviiie siècle, alors que se préparaient déjà les poussées du Risorgimento, la crise agricole était générale22. Malgré des rendements assez élevés pour l’époque, beaucoup d’exploitants, chargés d’une trop nombreuse famille, ne pouvaient assurer leur subsistance sur leur part de récolte. La faiblesse de l’industrie rurale ne créait pas les ressources complémentaires nécessaires. Dans les familles, un nombre croissant de jeunes se trouvaient sans occupation et venaient grossir le groupe des pigionali, manouvriers misérables attendant la période de la moisson ou des vendanges pour s’employer, sombrant souvent dans la mendicité ou la délinquance. En 1770, sur un million d’habitants, on estimait leur nombre à plus de 40 000. Les exploitants s’endettaient vis-à-vis de leur propriétaire qui devait leur consentir des avances de grains pour assurer leur vie quotidienne. Parfois, ils quittaient secrètement le podere, parfois ils étaient congédiés brutalement. Les propriétaires, tout en se plaignant des médiocres résultats financiers, se trouvaient dans l’impossibilité de faire les investissements nécessaires à l’entretien et à l’amélioration des exploitations.
LE DESPOTISME ECLAIRE
33L’origine du Risorgimento peut, à juste titre, être trouvée dans le mouvement des idées nouvelles qui se fait jour dans la péninsule au cours du second tiers du xviiie siècle. Influencés par les écrits anglais et français, désireux de relever leur patrie, sensibles au contraste entre un prestigieux passé et une réalité médiocre, les esprits éclairés de l’Italie réagissent aux malheurs de leur pays, où les Etats changent de princes au gré des intrigues des Bourbon de France et d’Espagne et des Habsbourg, où le sol n’arrive plus à nourrir la population, où l’ignorance générale maintient la société et l’économie dans la stagnation.
34Gouvernée nominalement par Jean-Gaston de Médicis depuis 1723, promise en vérité depuis 1718 à Don Carlos d’Espagne par un accord entre les grandes puissances, la Toscane fut attribuée en 1738 à François de Lorraine, époux de l’impératrice, pour le dédommager de la perte de son duché français. Un Conseil de régence, contrôlé par Vienne, administra le pays en son nom. Dès cette époque, un Sallustio Bandini, un Pompeo Neri proposaient des plans de réorganisation agraire pour réveiller le pays. Mais il fallut attendre l’arrivée au trône grand-ducal, en 1765, du jeune archiduc Pierre-Léopold d’Autriche, pour assister à un remarquable effort de modernisation. Pendant son long principat, de 1765 à 1790, remarquablement conseillé, appuyé par une partie des classes dirigeantes — celle-là même que représentait l’Accademia dei Georgofili, fondée en 1753 — le futur empereur réalisa en Toscane le meilleur exemple qui soit de « despotisme éclairé »23. Inutile de rappeler que cette politique s’inscrivait dans le contexte plus vaste de la conjoncture économique favorable du siècle : croissance démographique, augmentation des moyens monétaires, ouverture des marchés extérieurs, hausse des prix...
35La croissance économique de l’Italie centrale était évidemment conditionnée par l’amélioration de la production agricole qui, seule, pouvait permettre de mieux nourrir une population accrue, d’exporter sur les marchés extérieurs, de réveiller l’activité des centres urbains, d’accumuler des profits en vue de l’investissement. Une partie des patriciens anoblis et des fonctionnaires du grand-duché le comprenait et souhaitait détruire les obstacles juridiques de toutes sortes pour libérer les initiatives individuelles. Comme en d’autres pays d’Europe, on s’attaqua aux servitudes collectives : la vaine pâture fut supprimée et l’on accorda la liberté de clore dans les provinces de Pise et de Pistoia, puis ailleurs. De même, l’assolement fut laissé à la discrétion du propriétaire. Mais l’Etat intervint dans la vie économique pour la moderniser. On lutta contre l’immobilisation, sous forme de majorats, de fidéicommis ou de mainmorte, d’énormes superficies, souvent abandonnées aux friches ou très insuffisamment mises en valeur. Dès 1775, il fut interdit d’acquérir de nouveaux biens en mainmorte. Limités en nombre dès 1747, les fidéicommis furent supprimés en 1782. Un programme de grands travaux fut entrepris. Le Val di Chiana, entre Arezzo et Cortona, fut drainé et mis en valeur, pour le plus grand profit du souverain qui y possédait 6 000 hectares de sol sur 8 000. Les bonifications, entreprises dès 1723, gagnèrent à la culture plus de 2 000 hectares. Le blé, le maïs, d’introduction récente en Toscane, les ormes et les mûriers remplacèrent les marais. De même, certains secteurs déshérités de la Maremme furent rendus à la production. A côté de cette œuvre menée par l’Etat, le xviiie vit s’étendre l’occupation humaine sur les collines, jusque-là abandonnées aux troupeaux de moutons. Partout, sur les pentes, les plantations se multiplièrent, parfois même abusivement. Mais la demande était forte, et les prix des denrées agricoles montaient. Dans celte extension des zones mises en valeur, les Georgofili eurent un rôle important, aussi bien par leurs écrits, présentés et discutés dans les séances académiques, que comme propriétaires désireux d’améliorer leurs revenus, et, en partisans des « lumières », d’élever le niveau de vie de leurs fermiers. Ils tentèrent d’introduire une charrue plus efficace, de supprimer la jachère, d’aider au reboisement, de développer la stabulation du bétail nourri de foin et de fourrages artificiels, de promouvoir l’extension du vignoble et l’exportation des vins. Tout un programme proche de celui que les physiocrates défendaient en Europe occidentale au même moment, mais adapté aux conditions propres de la Toscane24.
36Mais Pierre-Léopold et ses conseillers voulaient aller plus loin. Dans leur système de promotion individuelle, base de la liberté naturelle et du bonheur social, la création d’une classe de petits propriétaires indépendants leur apparaissait comme une condition nécessaire et suffisante du progrès. Ils s’efforcèrent donc de procéder à une réforme agraire en lotissant une partie des biens des communautés religieuses, libérés de la mainmorte par l’application du joséphisme en Toscane, et les deux tiers du patrimoine grand-ducal. Alors que l’administration cherchait vers 1780-1770 à mettre en ordre les domaines, dix ans plus tard, elle les aliéna. A l’imitation de ce qui se passait dans la République de Lucques, ces biens furent cédés à livello, en emphythéose. Le nouveau détenteur payait une rente égale à 3 % de la valeur estimée du fonds. Ses héritiers lui succédaient dans l’exploitation, dont ils pouvaient céder le « domaine utile ».
37Mais cette réforme philanthropique fut détournée de son but. La plupart des anciens métayers qui s’installèrent sur ces terres n’avaient pas les moyens nécessaires pour constituer avec elles une unité d’exploitation viable. Manquant de matériel et de cheptel, ils durent s’endetter ou céder leur tenure. Parfois les anciens administrateurs de ces biens fixèrent une rente d’un montant trop élevé, obligeant ainsi le nouveau propriétaire à renoncer à son bien au bout de quelques années. Enfin, malgré les instructions de l’administration, la concession de ces livelli n’avait pas été réservée aux paysans. Lorsque le domaine d’Altopascio, dans le Val di Nievole, qui couvrait 900 hectares, fut mis en vente, en 1783-1784, des cinquante-quatre poderi qui le composaient, neuf seulement passèrent à des ruraux. Le reste fut acheté par des citadins : gens de justice, fonctionnaires, commerçants. Mieux encore, la villa et le domaine d’Artimino, mis aux enchères en 1780 pour un total de 123 000 écus, durent être abandonnés au marquis Bartolomei contre 84 000 écus, faute d’autre preneur25. Ainsi cette tentative pour briser la grande propriété et créer une classe de petits propriétaires échoua dans la plus grande partie de la Toscane. Au total, c’est la bougeoisie nouvelle, née du réveil économique qui profita de cette atteinte aux structures seigneuriales et féodales, en s’appropriant une portion importante des terres d’Eglise ou du domaine des souverains. D’autres part, la grande propriété privée restait intacte à la veille de la tourmente révolutionnaire.
38La limite de ces efforts et de ces réformes apparaît nettement dans le maintien du système traditionnel d’exploitation. Certes, dans certaines régions de plaine, rendues à la culture par les bonifications, on vit se constituer des unités plus vastes, baillées à ferme, cultivées par des ouvriers agricoles, anciens métayers congédiés ou cadets de famille trop nombreuses, véritables prolétaires sans maison et sans terre, et souvent sans ressources hors des saisons de travaux agricoles. Mais ce phénomène resta limité, comme l’extension des livelli. La mezzadria dominait encore largement le monde rural, avec ses qualités et ses défauts, enserrant l’ensemble de la paysannerie dans des liens d’étroite dépendance économique, isolant les groupes familiaux, perpétuant les formes périmées d’une production médiocre que l’autoconsommation absorbait en grande partie, malgré les mesures prises pour faciliter l’exportation des grains. Le problème des métayers semble avoir touché quelques esprits éclairés. L’auteur anonyme (probablement l’évêque de Cortone, Giuseppe Ippoliti) de la Lettre parénétique26, publiée en 1774, après avoir démontré par le calcul l’endettement obligatoire d’une famille mezzadrile, écrit : « Puisque les dettes des colons pour la fournitures des vivres sont dues, pour la plupart, au fait que les poderi ne produisent pas en proportion du travail fourni, le laboureur doit toujours avoir, non par grâce, mais par droit, son pain, quand il a bien travaillé pour le mériter »27. Mais cet idéal humanitaire comme celui du petit paysan propriétaire et indépendant masquait le vrai problème : celui d’une exploitation trop petite (la superficie moyenne des quelque 48 000 poderi toscans était, en 1812, de 4,20 hectares), de moyens techniques insuffisants, de rendements trop faibles, malgré les avantages de la coltura promiscua. Et lorsqu’une ordonnance du grand-duc, en 1785, traita du contrat mezzadrile, ce fut pour réduire encore, de huit à quatre mois, le préavis de congédiement : averti avant les semailles de novembre, l’exploitant devait vider les lieux en février28.
39La grande vague de réformes vint se briser sur deux événements : l’un, mineur, fut l’accession à l’empire de Pierre-Léopold dont le successeur en Toscane, Ferdinand III, atténua les mesures prises ; l’autre, majeur, fut la Révolution française. En détruisant de fond en comble l’édifice de l’Ancien régime politique, économique et social, elle fit apparaître le caractère fragmentaire et limité de toutes les réformes des despotes éclairés. Elle contribua à accélérer les transformations que l’époque des Lumières avait préparées.
40La tourmente révolutionnaire épargna durablement la Toscane. Entrée dans la Première Coalition après la mort du roi, elle fut la première à traiter, en février 1795, avec la Convention. Ce n’est qu’en mars 1799, après la rupture avec l’Autriche, que les troupes françaises occupèrent le grand-duché, obligeant le souverain à s’enfuir, et transférant le pape, réfugié à Sienne, en France. Un gouvernement de notables, bourgeois libéraux et modérés, fut formé. Mais l’arrivée des Français provoqua des soulèvements paysans autour d’Arezzo et de Sienne. Aux cris de Viva Maria, ces bandes, excitées et soutenues par les membres du clergé et de la noblesse locale, entrèrent dans Sienne le 28 juin et y brûlèrent une douzaine de Juifs, baptisés jacobins pour la circonstance. Ce soulèvement « à l’espagnole », qui témoigne de l’ignorance, du fanatisme et de la soumission aux élites traditionnelles des masses rurales, qui témoigne également de leur mécontentement devant les réformes léopoldines, aurait pu prendre, s’il avait duré, un caractère social. Le retour des troupes autrichiennes après le départ précipité des Français l’en empêcha. On retrouva l’ancien régime, aggravé par la présence d’un nouvel occupant.
41On revit les Français à la fin de l’année 1800. L’année suivante, alors que Lucques, occupée par les troupes de Saliceti, se donnait ou se voyait donner une Constitution bourgeoise, le Premier Consul forma un Royaume d’Etrurie donné, en compensation, aux Bourbon-Parme, cependant que Ferdinand III s’installait à Salzbourg. En 1805, Elisa Bonaparte recevait Piombino, et son mari, Bacciochi, était fait prince de Lucques, ces deux Etats étant vassaux de l’Empire. Deux ans plus tard, mécontent de la politique de la reine d’Etrurie, régente pour son fils, Napoléon réunit son Etat à l’Empire. Divisée en trois départements, la Toscane fut érigée, deux ans plus tard, en grand-duché et administré au nom du souverain par Elisa. Tous ces avatars politiques laissèrent place, jusqu’en mars 1814, à l’influence française. Le code civil fut introduit, les vestiges de la féodalité abolis, l’Eglise soumise au Concordat, les couvents supprimés et les biens du clergé aliénés, pour le plus grand profit de la bourgeoisie, les travaux publics multipliés. Mais le poids de la conscription et les impôts rendait le régime français impopulaire et le retour des Habsbourg à Florence comme l’installation des Bourbon-Parme à Lucques furent aisément acceptés par les classes dirigeantes. Le duché de Massa conservait son originalité. Quant à la Garfagnana, elle restait aux mains des Este-Modène. En vérité, l’Autriche régnait partout. Malgré les mesures de réaction, l’essentiel des réformes introduites à l’époque du Grand Empire subsista. Les progrès du libéralisme dans les milieux de notables furent rapides et Florence devint, avec Jean-Pierre Vieusseux et les « illuministes » toscans, un des foyers du Risorgimento »29. Malgré ses qualités, Léopold Ier (1824-1859) fut chassé en 1848, ramené par les Autrichiens en 1849, et chassé de nouveau dix ans plus tard. Peu auparavant (1847), il avait pu réunir la principauté de Lucques à la Toscane, achevant ainsi le regroupement territorial commencé par la cité-Etat médiévale. Mais les temps de l’Unité italienne étaient venus. Le gouvernement provisoire prépara le plébiscite qui aboutit, en avril 1860, à la fusion de la Toscane au royaume sardo-piémontais. Florence y gagna d’être, pendant cinq ans, la capitale provisoire du Royaume d’Italie.
42A travers ces péripéties politiques, la situation matérielle de l’agriculture toscane ne s’était guère modifiée30. Dans le grand-duché, la grande propriété noble n’avait pas été attaquée, et la propriété bourgeoise s’était renforcée, aux dépens de l’Eglise et de l’Etat. Aux dépens aussi des paysans qui avaient cru pouvoir conquérir leur indépendance économique à la faveur des réformes léopoldines, et qui avaient dû aliéner leurs tenures. Les transformations semblent avoir été plus profondes dans l’ancienne République de Lucques. L’abolition des fidéicommis en 1799, la possibilité ouverte en 1801 de rendre les livelli héréditaires, la sécularisation et la vente d’une partie des terres d’Eglise après 1806, réalisèrent ici ce qui avait échoué vingt ans plus tôt en Toscane : la création d’une petite propriété paysanne. Les tenanciers à livello, qui exploitaient sous cette forme contractuelle la plus grande part de mainmorte, devinrent maîtres chez eux. La conjoncture favorable des années de l’Empire, en haussant les prix agricoles, a dû également jouer en leur faveur. Ainsi s’explique l’originalité si frappante de la structure de la propriété des actuelles provinces de Lucques et de Massa-Carrara.
LA MEZZADRIA EN QUESTION
43Au lendemain de l’époque révolutionnaire, les défauts du système mezzadrile devaient apparaître plus clairement aux yeux des observateurs. Certes, Sismondi, propriétaire d’un petit domaine dans le Val di Nievole, nous a laissé une description idyllique de la situation du métayer31. A l’en croire, la mezzadria « a donné la sécurité au paysan pour ce qui concerne son avenir, lui a inspiré l’affection pour son podere, et lui a infusé l’espérance de jouir, lui et sa descendance, des fruits de son industrie, de son économie et de ses soins ». Mais il s’agissait d’une région particulièrement riche. Au même moment, d’autres observateurs, plus lucides, prenaient conscience de l’incompatibilité du maintien du colonat partiaire avec l’introduction du capitalisme dans l’agriculture.
44A partir de 1820, la longue baisse des prix agricoles, générale en Europe, fait sentir ses effets. Les mezzadri se prolétarisent, les propriétaires voient baisser leurs revenus au moment même où les familles coloniques font de plus fréquents appels à leur aide. Le groupe des pigionali misérables se gonfle. C’est alors qu’un immense effort de réflexion s’organise dans le cadre de l’Académie des Georgophiles. De 1830 à 1860, rapports, mémoires, discussions se multiplient entre économistes, agronomes et propriétaires. Ces textes rassemblés forment un ensemble impressionnant par la qualité de l’analyse, la lucidité des observations et la valeur des solutions proposées.
45De mémoire en mémoire, Landucci, Ridolfi, Capponi, Lambruschini précisent leur pensée. Trois thèmes les préoccupent : l’origine de la mezzadria, les causes de la crise qu’elle traverse au début du xixe siècle et les remèdes à préconiser. Sur le premier point, nous l’avons déjà noté, malgré la documentation éparse dont ils disposaient, ils ont souvent eu des presciences remarquables. Leur vision était en tout cas plus claire et plus réaliste que celle de la plupart des historiens du début du xxe siècle. Sur le second point s’ils sont d’accord sur les symptômes de la crise : l’endettement ancien et persistant des exploitants, la stagnation de la production, le sous-emploi d’une population rurale trop nombreuse, la réduction de la rente foncière, ils le sont moins sur les causes, et par là même sur les remèdes.
46Soulignant la nécessité d’un apport constant de capitaux dans l’exploitation, Landucci propose une intervention limitée de l’Etat, qui devrait prendre à sa charge les bonifications foncières. Salvagnoli, au milieu du siècle, présente l’industrialisation comme un remède efficace et insiste sur l’essor nécessaire d’une véritable économie de marché. Des 50 000 poderi toscans, 12 000 vers 1830, 15 000 vers 1850 sont regroupés en fattorie et ouverts vers l’extérieur. Il faut réserver le système mezzadrile à ces exploitations et faire du « facteur » un véritable chef de culture. Cosimo Ridolfi propose l’introduction du machinisme, qui permettra d’accroître la productivité, et de mieux nourrir une population rapidement croissante (9,8 % d’accroissement annuel de 1810 à 1859, 6,5 % dans les trente années suivantes32). Allant plus loin, le marquis donne l’exemple. Sur ses vastes domaines, il aide ses métayers à moderniser leur exploitation, à introduire des cultures nouvelles — fourrages, betteraves à sucre — et reprend en gestion directe certains poderi pour les transformer avant de les redonner, au bout de quelques années, à bail. Résidant sur ses terres, dirigeant et contrôlant lui-même la production, répandant la technique du colmatage mise au point par un de ses facteurs, Testaferrata, améliorant races et espèces, il peut présenter à ses collègues de l’Académie un bilan positif. A Meleto, dans une atmosphère de phalanstère où le maître et ses fils n’hésitent pas à manier la bêche, il crée un centre de formation professionnelle pour aider les paysans à se familiariser avec le monde moderne.
47Il semble bien que cet immense effort de réflexion et ces exemples d’action soient restés sans effet. Les propriétaires n’avaient envie, ni d’aller demeurer aux champs pour prendre en mains la gestion de leurs domaines, ni de réinvestir annuellement une partie de leurs revenus dans l’amélioration du fonds. Les métayers restaient méfiants à l’égard de nouveautés qui rompaient trop nettement avec la tradition technique de l’agriculture toscane. Le caractère même de la polyculture, la coltura promiscua, si adaptée aux terroirs de la région, était un obstacle majeur aux transformations. Pour un domaine de plaine, rationnellement organisé par son propriétaire en olivette ou en vignoble, voué à la monoculture et à l’exportation, il y avait dix ou vingt poderi vivant au milieu du xixe siècle comme au xve siècle, ou à peu près. Une famille trop nombreuse se pressait, vivant médiocrement, travaillant à mi-temps, consommant trop sans produire assez, cherchant à compléter ses revenus par de menus travaux d’artisanat.
48A l’heure de l’Unité nationale, la crise de la mezzadria restait grave, mais l’attitude des classes dirigeantes se modifiait sensiblement à son égard. Après 1860, dans les écrits des agronomes, des juristes ou des économistes, on voit apparaître ce qu’on pourrait appeler le mythe du métayage, présenté comme une association souple et humaine unissant les intérêts complémentaires du propriétaire et de l’exploitant, répartissant équitablement risques et profits, assurant au paysan une vie simple, mais saine, renforçant la cohésion de la famille. Décrivant la plaine de Pistoia vers 1875, Sonnino exalte les rôles du chef de famille, le capoccio, qui dirige l’exploitation, entouré de ses fils et de ses gendres, et de la maîtresse de maison, la massaia, assurant avec rondeur la vie matérielle du groupe. Quelques années encore, et Rabbeno « démontrera » que le contrat mezzadrile est préférable, sous tous les rapports, au fermage ou au salariat33. Cette vision optimiste, démentie par tous les faits que les membres de notre équipe de recherche ont analysés, dura jusqu’aux lendemains de la seconde guerre mondiale. Niant les oppositions d’intérêts entre les classes sociales, le fascisme contribua à la renforcer. Pour le Code civil révisé en 1942, le bail à mi-fruit était un contrat d’association réalisant l’alliance harmonieuse du capital et du travail34. L’historien ne peut que constater les réalités, et combien elles différaient, dans la pratique, du tableau idyllique couramment présenté.
VERS LES PROBLEMES ACTUELS
49S’il est vrai que chaque génération porte le poids de toutes celles qui l’ont précédée, s’il est vrai, comme l’écrivait Marc Bloch, « qu’il n’est-pas un trait de la physionomie rurale ... dont l’explication ne doive être cherchée dans une évolution dont les racines plongent dans la nuit des temps »35 cette courte introduction historique, au seuil d’une étude qui se veut actuelle, n’était pas inutile.
50Ce qui faisait, avant les derniers changements, ce qui fait encore en bien des endroits l’originalité de la société et de la vie rurales de la Toscane dépend d’une longue histoire. La polyculture et la coltura promiscua, les Romains les avaient peut-être déjà trouvées en abattant la puissance étrusque. La division du sol en exploitations familiales isolées et autonomes date de la désagrégation du système domanial aux xie et xiie siècles. L’extension du contrat de mezzadria et son triomphe peuvent être remontés jusqu’aux xiiie et xive siècles. La construction du paysage agraire date pour l’essentiel du siècle de la Renaissance. Certains traits originaux du pays de Lucques ou de la région siennoise trouvent leur source dans l’histoire particulière de ces cités-Etats. Et, par dessus tout, la sclérose générale de l’économie rurale provient de l’impossibilité où s’est trouvé le capitalisme conquérant de la fin du xviiie ou du xixe siècle de trouver une formule de mise en valeur convenant à cette région diversifiée, à l’échelle de l’homme, et non pas à celle de la machine et de l’industrialisation. Celles-ci l’emporteront peut-être. Il serait regrettable que ce soit en ruinant ou en défigurant, géographiquement, socialement et esthétiquement, ce paysage humanisé et équilibré qui donne encore à l’observateur et au voyageur quelques-unes des joies les plus pures qu’on puisse goûter.
Notes de bas de page
1 Lefebvre (Henri), « Les classes sociales dans les campagnes. La Toscane et la mezzadria classica », Cahiers internationaux de sociologie 10, 1951, pp. 70-93.
2 Outre les manuels d’histoire générale, utiles pour mettre en place le cadre événementiel, on consultera avec profit : Luzzato (Gino), Breve storia economica, Torino, Einaudi, 1958, 327 p. ; Leicht (P.S.), Operai, artigiani, agricoltori in Italia, del secolo v al xvi, Milano, Giuffrè, 1946, 215 p. ; la remarquable mise au point de Fiumi (E.), « Fiorituri e decadenza dell’economia florentina ». Archivio storico italiano, 115, 116 et 117, 1957, 1958 et 1959, pp. 385-439, 443-510 et 427-502. Bien que conçue dans le cadre de tout l’Occident, la lumineuse synthèse de G. Duby, L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 1962, 823 p., fournira de nombreuses et précieuses remarques.
3 Sur le problème fondamental de la mezzadria, )a meilleure mise au point est : celle d’Imberciadori (I.), La mezzadria classica toscana, Firenze, Vallecchi, 1951, 182 p. L’auteur semble cependant sacrifier à une vision quelque peu idéalisée des rapports économiques et sociaux engendrés par ce mode d’exploitation. On lira avec fruit le court et remarquable article de Luzzato (M.), « Contributo alla storia della mezzadria nel Medio Evo », Nuova rivista storica 32, 1948.
4 Renouard (Y.), Les hommes d’affaires italiens du Moyen Age, Paris, A. Colin, 1949, 262 p. Du même, dans la collection » Que sais-je ? », une rapide et synthétique Histoire de Florence, Paris, Presses universitaires de France, 1964, 128 p.
5 Plesner (J.), L’émigration de la campagne à la ville libre de Florence au xiiie siècle, Copenhague, Gyldendal, 1934, 256 p. La thèse soutenue par l’auteur tend à réduire considérablement les acquisitions foncières opérées par les citadins. Elle a été critiquée par G. Luzzato, « L’inurbamento delle popolazioni rurali in Italia nei secoli xii e xiii », Studi di storia e di diritto In onore di E. Besta, Milano, Giuffrè, 1939, 558 p., et par E. Fiumi, art. cité. Sur la politique des cités vis-à-vis des serfs, cf. le chap. iv de J. Plesner.
6 Fiumi (E.), art. cité, 116, pp. 469-482.
7 Duby (G.), op. cit., t. i, p. 224.
8 Ces mémoires, sur lesquels nous reviendrons plus loin, ont été commodément rassemblés en deux volumes publiés par les soins de : l’Accademia dei Georgofli, La mezzadria negli scritti dei Georgofili, t. i, Firenze, La Barbera, 1934, 306 p. (mémoires de 1833 à 1872), t. ii, Firenze, La Barbera, 1935 (mémoires de 1873 à 1929).
9 Sur l’expansion du contrat de mezzadria et les causes de son succès, outre les références citées note 3, on lira avec profit : Capei (P.), Origine della mezzadria in Toscana, mémoire de 1836, Capponi (G.), Sui vantaggi e svantaggi... del sistema di mezzeria, mémoire de 1833, réédités dans La mezzadria negli scritti dei Georgofili, op. cit. ; Bologna (L.M.), « Origine e sviluppo della mezzadria toscana », Rivista di diritto agrario 3, 1924, pp. 73-84 et 224-240.
10 Sereni (E.), Histoire du paysage rural italien, Paris, Julliard, 1964, pp. 83-105. traduction française. Desplanques (H.), « La culture mixte italienne, Essai d’interprétation », Bulletin de l’Association des géographes français 278-279, nov.-déc. 1958, pp. 23-37.
11 Luzzato (M.), art. cité.
12 Duby (G.), op. cit., t. ii, pp. 498 et 589.
13 Leicht (P.S.), op. cit., p. 179.
14 Imberciadori (I.), op. cit., p. 66.
15 Sur la réalité des rapports entre propriétaires et fermiers : Imberciadori (I.), « I due poderi di Bernardo Machiavelli, ovvero mezzadria poderale nel’ 400 », Studi in onore di Armando Sapori, t. ii, Milano, pp. 833-846 (l’auteur analyse un contrat-type de 1474, insiste sur l’instabilité des exploitants — cinq familles en sept ans sur l’un des poderi —, et la nécessité des avances) ; sous une forme plus littéraire, Origo (I.), Le marchand de Prato, Paris, A. Michel, 1959, 360 p. (biographie de Francesco Datini. Un chapitre est consacré à ses placements fonciers et à leur gestion).
16 On lira avec intérêt les deux mises au point de Dal. Pane (L.), « Orientamenti e problemi della storia dell’agricoltura italiana del Seicento e del Settecento », Rivista storica italiana 68 (2), juin 1956, pp. 165-185 et de De Maddalena (L), « Il mondo rurale italiano nel Cinque e nel Seicento », Rivista storica italiana 76 (2), juin 1964, pp. 349-426.
17 Cf. carte, p. 118 du Grosser historischer Weltatlas, Munich, Bayerische Schulbuch, 1957.
18 Sur la nouvelle mentalité économique : Carmona (M.), « Aspects du capitalisme toscan aux xvie et xviie siècles », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 11, avril-juin 1964, pp. 81-108.
19 Imberciadori (I.), Campagna toscana nel’700, dalla reggenza alla restaurazione, 1737-1815, Firenze, Vallecchi, 1953, 435 p. Ouvrage fondamental sur les problèmes du xviiie siècle, avec de nombreux textes en appendice.
20 La remarque a été faite dès 1833 par L. Landucci, « Intorno al sistema di mezzadria in Toscana, e più particolarmente nella provincia senese », dans un mémoire publié dans le Giornale agrario toscano et repris dans La mezzadria negli scritti dei Georgofili, op. cit., t. i. La comparaison des densités de population en 1552 (Toscane), 1640 (Siennois), 1745 (Grand-Duché entier) est révélatrice. Cf. Gigli (F.), « La densità di popolazione in Toscana nel secoli xvi e xviii », Rivista geografica italiana 61 (4), déc. 1954, pp. 265-276, et Alessandri (M.L.), « La densità di popolazione nella Toscana meridionale, negli ultimi secoli », Rivista geografica italiana 64 (3), sept. 1957, pp. 224-243, cartes.
21 Cf. Sereni (E.), op. cit., pp. 106-188. L’auteur insiste sur le processus de reféodalisation, la cristallisation de la mezzadria (plus particulièrment, pp. 163-167) et sur le poids de la mainmorte, écrivant, p. 188 : « Toute capacité d’amélioration agraire et toute volonté d’investir des capitaux dans les campagnes trouvaient une insupportable limite dans ce patrimoine foncier inaliénable, qui pouvait seulement s’accroître, et s’accroissait sans cesse ».
22 Imberciadori (I.), op. cit., pp. 121-138.
23 Ibid., pp. 145-168. Mise au point dans Bluche (F.), Le despotisme éclairé, Paris, Fayard, 1968, pp. 235-250.
24 Sereni (E.), op. cit., pp. 191-215, insiste sur le caractère limité de la pénétration du capitalisme dans l’économie rurale et sur la fixité des structures. Pour l’auteur, au lieu de « briser » les rapports féodaux, on « greffa » de nouvelles formes de « spoliation et d’oppression » qui aggravèrent la condition des mezzadri.
25 Exemples empruntés à I. Imberciadori.
26 La lettre « parénétique » (c’est-à-dire : qui recommande) porte en sous-titre : « Morale économique d’un curé du Val de Chiana â tous les possédants, ou nantis, ou riches, écrite l’an 1772, concernant leurs devoirs envers les paysans ».
27 Le texte est publié par Imberciadom (I.), op. cit., pp. 337-343. Calculant le produit net d’un podere pour les années 1762-1771, l’auteur évalue le revenu du colon, compte tenu de l’autoconsommation, à 1 004 L. 18 s. par an. L’entretien de la famille de douze personnes revient selon lui à 1286 L. 4 s.
28 Mirri (M.), « Proprietari e contadini toscani nelle riforme leopoldine », Movimento operaio 7 (2), mars-avril 1955, pp. 173-229.
29 Cf. dans ce même ouvrage le chapitre consacré aux mouvements de pensée.
30 Imberciadori (I.), Economia toscana nel primo ’800, Firenze, Vallecchi, 1961, 298 p. Cet ouvrage, publié sous les auspices de l’Accademia dei Georgofili, est la suite du volume consacré à la fin du xviiie, mais élargi à l’ensemble de l’économie. Comme le précédent, il -contient de précieux textes et documents, particulièrement les mémoires de Cosimo Ridolfi.
31 Sismondi (S. de), « Della condizione degli agricoltori in Toscana » pp. 543-566 in : La mezzadria negli scritti dei Georgofili, op. cit.
32 Bandettini (P.), L’evoluzione demografica della Toscana dal 1810 al 1889, Torino, Industria libreria tipografica editrice, 1960, 138 p.
33 Rabbeno (A.), Il contratto di mezzadria nei suoi rapporti colle odierne questioni economiche sociali, Torino, Unione tipografica editrice, 1881, 208 p. Il y reprend la description de Sonnino.
34 Cf. les réflexions de Rossi (B.), Mezzadria e colonia parziaria nel nuovo codice, Firenze, Coppini. 1942, 61 p.
35 Bloch (Marc), Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris, A. Colin, 1952, p. 250.
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