La productivité agricole dans la France du nord aux xvie et xviie siècles
Texte intégral
1Simple esquisse d'un problème historique, difficile autant qu'important, cette communication vise surtout à dresser un inventaire des questions à poser et du matériel à interroger. Une réponse limitée tentera de définir une hypothèse de travail que les chercheurs pourront utiliser.
2L'accroissement global du volume de la production agricole présente en soi un grand intérêt. Plus de grains, c'est la possibilité de nourrir plus d'hommes. Mais cet accroissement peut ne provenir que d'un surcroît de travail, lui-même lié à un flux démographique. Dans ce cas, il ne s'agit que d'une réponse à un problème posé, sans aucun gain de productivité, au sens des économistes. De toute autre signification est l'accroissement de la production pour un travail égal, voire un travail moindre. Dans ce cas seulement on peut parler d'une meilleure productivité. C'est le moyen d'accumuler des capitaux, celui de libérer une partie de la main-d'œuvre paysanne et de l'employer ailleurs. Depuis longtemps, et avant même que l'histoire se soit mise à l'école des économistes, la fin du xviiie siècle a été présentée comme un de ces moments privilégiés où les changements techniques des systèmes de culture ont abouti à un accroissement réel de la productivité. Ainsi parlait-on de la Révolution agricole, en l'opposant aux longs siècles de « stagnation » qui auraient marqué le Moyen Age et les Temps modernes.
3Aujourd'hui, le problème est de savoir si cette immobilité fut réelle. Le résoudre serait mesurer les progrès réalisés entre l'époque de saint Louis et le milieu du xviiie siècle, opposer des périodes de croissance et de reculs, déterminer leurs liens avec l'évolution générale de l'Europe occidentale.
4Deux problèmes en vérité se trouvent liés : celui de la production globale, celui de la productivité, c'est-à-dire d'un quotient du produit global par l'ensemble des facteurs nécessités par cette production. L'application de cette notion à l'agriculture pose des problèmes, de nos jours même, à peu près insolubles, tant sont complexes les facteurs de production qui interviennent : amortissement du capital foncier, du train de culture, du travail familial non salarié, de l'autoconsommation. Pour les époques anciennes, ces difficultés sont impossibles à résoudre. Trois questions cependant peuvent être susceptibles de réponse : le volume global de la production, les rendements obtenus, la valeur de la production. Les documents sont, sur ces points, relativement abondants au xviiie siècle. Qu'en est-il des débuts des Temps modernes ?
5Les pays au nord de la Loire forment un secteur important du monde agricole français. Comme tendent de plus en plus à le montrer des études récentes, une « frontière géographique et culturelle », économique aussi, sépare la France du Nord de celle du Midi. Celle-ci a ses problèmes propres, sa conjoncture originale et même, du point de vue de la recherche, ses sources différentes. Au nord de la Loire comme au sud, « petite culture » et « grande culture » coexistaient mais la seconde revêtait, sur les grands ensembles de plateaux et de plaines à limon, une importance qu'elle n'avait nulle part dans le Midi. Deux grandes productions étaient à la base de la production agricole : les « bledz », c'est-à-dire toutes les céréales, à quoi l'on joignait quelques menus grains, et la vigne. On les retrouvait jusqu'aux frontières septentrionales de la France d'Henri II ou de Louis XIV. Par leur importance elles doivent attirer l'effort des chercheurs.
6Les documents existent, à la fois dispersés, nombreux et décevants. Inventorions-les :
- l'exploitation directe des petites tenures ne laisse que peu de traces. Au hasard des inventaires après décès, malheureusement imprécis jusqu'au milieu du xviiie siècle, on trouvera des taux d'ensemencement, des évaluations de façons culturales et de fumures, des chiffres de récolte, quelques données sur le coût des moissons et du battage. Les mêmes renseignements peuvent être fournis par divers documents tirés des minutes notariales ou des archives de juridictions (prévôtés et baillages) ;
- le faire-valoir indirect jouait toujours un rôle important. Dans toutes les provinces de la France du Nord, il correspondait souvent aux exploitations les plus vastes, les mieux outillées, les plus productives. Les baux à ferme, les règlements de compte entre fermiers et propriétaires peuvent donc fournir de précieux renseignements et permettre de différencier « grande culture » et « petite culture ». Mais leur intérêt principal est souvent, contrairement à la dispersion dans le temps et l'espace des renseignements concernant la petite exploitation du paysan-tenancier, de fournir des séries chronologiques longues. L'examen du mouvement des loyers, lorsque la superficie de l'exploitation reste constante, ne reflète pas seulement l'évolution de la rente foncière, considérée du point de vue du propriétaire, mais aussi, dans une certaine mesure, le mouvement général de la production. Il en est de même des baux de dîmes, lorsqu'ils sont individualisés. Leur montant, surtout lorsqu'il est stipulé en nature, a un caractère indicatif.
7Il va de soi que seraient préférables des registres de comptes enregistrant les quantités recueillies. Peut-être s'en trouve-t-il dans quelques fonds seigneuriaux ou ecclésiastiques, mais ils semblent rares dans toute la France du Nord, où le fermage comme mode de faire-valoir s'est étendu très tôt et très largement.
8Le premier soin des chercheurs devrait donc être de rassembler toutes les données utilisables, et spécialement celles qui forment série. Au rassemblement devra succéder l'exploitation des documents, qui pose bien d'autres problèmes : métrologie, conversion éventuelle des prix en quantités ou des quantités en prix, élimination des données concernant des années exceptionnelles, etc.
9Cet immense travail est à peine entamé. Dans les ouvrages d'histoire rurale ou dans les thèses de géographie régionale, dans les monographies locales, il est rare qu'on remonte au-delà du milieu du xviiie siècle. Ou bien, c'est le Moyen Age qui retient l'attention. On s'en tire en affirmant la continuité de la vie rurale. Aussi le bilan d'un dépouillement de la bibliographie reste-t-il très décevant. Quelques chiffres de rendements par rapport à l'ensemencement disent à la fois la pauvreté et la diversité de cette céréaliculture : 4 à 5 pour un dans les régions relativement favorisées de la plaine du Neufbourg ou de la campagne d'Alençon, 6 à 7 sur les plateaux limoneux qui environnent la capitale, beaucoup moins dans les régions pauvres comme la Puisaye ou le Gâtinais. Mais il est très rare que soient présentées et exploitées des séries longues.
10Les plateaux limoneux du bassin Parisien, grâce aux recherches de P. Goubert, de M. Venard, d'E. Mireaux, et de P. Brunet, sont les secteurs les moins ignorés de cette France du Nord si diverse. Pour aller du connu à l'inconnu nous tenterons d'abord, à partir de cette région privilégiée, de dessiner un modèle susceptible de servir d'hypothèse de travail.
11Au sud de Paris, sur les plateaux limoneux qui annoncent la Beauce, on trouvait, dès la fin du Moyen Age, un certain nombre de grandes fermes seigneuriales, souvent possédées par des communautés religieuses, ce qui nous vaut des fonds d'archives mieux tenus et mieux conservés. Alors que le fermage en argent prenait de l'extension, un certain nombre de ces exploitations ont continué à être baillées contre un loyer en nature jusqu'à la fin du xviiie siècle.
12Le fermage représentant ainsi une part des grains récoltés, on peut penser que les exploitants n'acceptaient une augmentation substantielle du loyer que dans la mesure où l'accroissement de la production moyenne le leur permettait. Or, de l'étude de ces séries parallèles se dégage un mouvement général qui mérite d'être signalé. Dans le dernier quart du xve siècle et jusque vers 1510-1520, les loyers, d'abord très faibles, s'élèvent au fur et à mesure des progrès de la reconstruction agricole. Mais ce mouvement de hausse se poursuit jusqu'au-delà du milieu du xvie siècle : la ferme de Rungis (110 ha), louée pour 12 muids en 1494 l'était pour 20 muids en 1561, et encore en 1571, celle de Savigny (100 ha) passa de 14 muids en 1477 à 17 muids en 1567, celle de Lhumery à Étampes vit monter son loyer de 6 muids en 1481 à 10 en 1506, à 14 en 1561 et celle de Villesauvage, au même terroir (200 ha), louée pour 22 muids de grains en 1481 le fut pour 30 muids dès 1520 et 32 en 1556.
13Cet essor remarquable fut brisé net par les guerres de religion. Si les baux font défaut pour cette sombre période, la chute des loyers, au lendemain de la pacification, est générale et importante. On ne s'en étonne point. Mais la remontée est très lente. Le fermage de Lhumery, tombé à 8 muids en 1595, tente de remonter à 12 en 1600, retombe à 9 en 1603 et reste à ce taux jusqu'en 1620. Celui de Rungis ne retrouvera qu'à cette date, sur un terroir favorisé, son niveau du milieu du xvie siècle. Celui de Saclay, de 96 setiers en 1550, tombe à 36 en 1594 et ne parvient qu'à 66 vers 1660. La hausse de la première moitié du xviie siècle, attestée un peu partout, doit s'apprécier par rapport aux niveaux atteints vers 1560 et prend alors une autre dimension. Aux alentours du milieu du xviie siècle, dès 1640-1650 en Beauvaisis, un peu plus tard au sud de Paris, une nouvelle baisse s'amorce qui va durer jusque vers 1720. Une étude des fermages stipulés en argent, compte tenu de la dévaluation de la livre tournois et du niveau des prix mène aux mêmes conclusions : le loyer en nature de la ferme seigneuriale de Wissous était de 30 muids en 1548. On passa au fermage en argent en 1556.
14Son montant équivalait à une quarantaine de muids. Tombé à la valeur de 3 ou 4 muids en 1595, ce loyer remonta lentement jusqu'à 30 muids en 1646. En 1675, on atteignait de nouveau la quarantaine, mais on retomba ensuite aux environs de 35 jusqu'à la fin du siècle.
15Ce mouvement semble général au centre du bassin Parisien (Brie, Beauvaisis, Hurepoix). Il serait souhaitable qu'une enquête s'étende aux autres secteurs de la France du Nord pour confirmer ou nuancer ces données, qui s'accordent mal avec ce qu'a trouvé René Baehrel en Provence.
16Mais le mouvement de la « productivité » n'est pas tout entier signifié par le volume de la production. La composition de celle-ci, sa valeur, marchande et nutritive, interviennent également. Les rendements moyens des céréales « faibles » — seigle, orge, méteil — sont supérieurs à ceux du froment, mais la progression de celui-ci, même si elle se traduit par une baisse des quantités produites, doit s'interpréter comme un accroissement de productivité. Or, dans quelques secteurs, cette modification dans la composition de la production survient au cours de la période. Dès le début du xviie siècle le froment domine dans la plaine de France, le riche Multien ou le Vexin, mais il fallut attendre la fin du siècle, voire le milieu du xviiie, dans le Valois, la Brie, le Beauvaisis. Toute la France de l'Ouest restait vouée au seigle. Au vrai, la transformation essentielle ne pouvait résider que dans l'utilisation de la jachère qui occupait, dans la majeure partie de la France du Nord, le tiers des terres chaque année. Très tôt, dans les régions fertiles, près des grands centres de consommation, des paysans entreprenants tentèrent quelques cultures dérobées. Elles furent d'abord l'œuvre de petits propriétaires, libres de leur mode d'exploitation.
17Sur leurs parcelles, quelques rangées de pois, de lèves, un peu de blé « froissis », du sarrasin dans l'Ouest, vinrent rompre la jachère. Mais ces expédients, en l'absence de fumures suffisantes, rendaient peu et épuisaient le sol. On ne pouvait tenter l'expérience que sur les champs les plus proches du village, les mieux soignés, les mieux enrichis.
18Cette pratique des cultures dérobées était interdite, en principe, par les baux et les propriétaires résistèrent durablement aux initiatives prises en ce sens par leurs fermiers. Pourtant, autour de 1620, il semble qu'il y ait eu, au moins dans les régions ouvertes à l'économie d'échanges, une extension de ces expériences. Au même moment, le sainfoin et la luzerne, jusque-là cultivés dans les jardins, occupent en culture permanente quelques parcelles soustraites ainsi à l'assolement traditionnel. Le phénomène se constate en Amiénois, en Brie, en Soissonnais, en Hurepoix. C'étaient autant de possibilités nouvelles ouvertes à un élevage spéculatif. Mais le mouvement resta limité et fut brisé, momentanément, par la grande crise du milieu du xviie siècle. Il fallut attendre le xviie siècle pour qu'il triomphe.
19Une autre solution fut adoptée, dès le xviie siècle, dans la basse Alsace ou la campagne de Neufbourg : l'assolement y était biennal, faisant alterner le repos de la jachère avec une céréale panifiable — froment de préférence, — méteil ou épeautre. Certes, en six ans on ne faisait que trois récoltes au lieu de quatre dans le système triennal, mais il s'agissait de trois récoltes de grains panifiables, d'une valeur et d'une utilité supérieures.
20Enfin, à l'extrême nord du royaume, la Flandre, devenue française en partie au xviie siècle, était le secteur où la productivité se trouvait certainement la plus forte. Depuis longtemps la jachère y était inconnue. Mais il n'est certainement pas possible de discerner là un mouvement de la productivité pendant les deux siècles considérés.
21Malgré le mouvement qui paraît se dessiner pour l'ensemble de la production agricole, malgré les quelques innovations limitées qu'on peut constater ici ou là : introduction de cultures nouvelles, recherche d'un meilleur équilibre de l'assolement, valorisation du revenu agricole par des cultures spécialisées ou un élevage spéculatif, le tableau qu'on peut dresser à la fin du xviie siècle ne semble pas substantiellement différent de celui qu'on aurait pu voir deux siècles plus tôt. Au hasard des fluctuations cycliques ou des péripéties politiques, on peut dire que la productivité de l'agriculture oscillait entre un minimum et un maximum, un peu comme la masse démographique et peut-être au même rythme qu'elle. Mais il faudrait bien d'autres travaux pour que les hypothèses que nous présentons puissent se vérifier.
COMMUNICATION DE M. JACQUART
22J'aimerais ajouter certaines réflexions sur ce que j'ai écrit. D'abord, une première réflexion pour nous inciter à la prudence. Il est bon que les historiens de l'économie se servent du vocabulaire et des notions que les économistes mettent au point, mais il est nécessaire qu'ils ne le fassent qu'avec beaucoup de précautions. En effet, la productivité, au sens des économistes, c'est quelque chose de très précis qui suppose que l'on connaisse d'une part, le volume d'une production et, d'autre part, tous les éléments nécessaires à cette production.
23La mesure de la productivité globale de tous les facteurs de production exige pour les économistes contemporains, une traduction en prix normalisés ou bien en heures de travail, et il est bien évident que cette traduction pour l'agriculture et pour l'époque contemporaine est déjà très difficile. La mesure de la productivité agricole au xxe siècle est quelque chose qui fait le cauchemar des économistes. Lorsque nous essayons de transposer ces notions dans le passé, nous nous heurtons à des difficultés telles qu'en vérité, en parlant de productivité agricole, au xvie ou au xviie siècle — et sans doute à plus forte raison, encore que je ne sois pas médiéviste, au xviie ou au xviiie siècle —, je crois que nous allons un peu plus loin que la réalité, nous baptisons mesure de la productivité agricole ce qui n'est que la mesure du reflet, et d'un reflet certainement lointain, de cette productivité. En effet, pour pouvoir mesurer économiquement la productivité agricole, il faudrait connaître non seulement le volume de la production dans le cadre ou bien de l'exploitation, ou bien de la région, ou bien de la nation, mais il faudrait connaître aussi tous les facteurs de production qui sont intervenus dans cette production. Certains de ces facteurs sont assez faciles à connaître. Il en est ainsi de la quantité de semences que l'on a répandue par rapport à une surface donnée. Il est bien évident aussi que les « facteurs de rendement » — pour parler comme M. Slicher van Bath — sont les plus faciles à connaître. La documentation existe, il faut la recueillir. M. Slicher van Bath l'a déjà fait pour des centaines, des milliers, peut-être des dizaines de milliers de chiffres de rendement, rendement exprimé (je crois que les problèmes de métrologie étant trop complexes pour être clairement résolus, c'est la meilleure solution) en quantité récoltée par rapport à la quantité semée. Mais les autres facteurs de la production agricole, pour les périodes lointaines de l'histoire, je crains fort que nous ne puissions jamais les connaître avec précision. Il en est ainsi très vraisemblablement, par exemple, des quantités de fumier répandues à l'hectare, de la quantité d'heures de travail humain consacrées à la production agricole et vraisemblablement de facteurs comme l'amortissement du capital foncier, l'amortissement du matériel agricole employé et toute une série de facteurs aussi complexes que ceux-là.
24Qu'est-ce que nous pouvons connaître par conséquent ? Je crois, d'abord, et avant tout, deux choses : le rendement à la surface, à l'unité de surface par rapport à la quantité de semence et il est bien évident qu'en réunissant suffisamment de ces données on pourra avoir sur une longue période une idée suffisante du mouvement de ces rendements. On pourra réunir d'autre part un bon nombre de documents relatifs au volume global de la production, encore que pour la région que je connais un peu plus que les autres, c'est-à-dire le bassin Parisien, je ne sais pas si nous pourrons avoir tellement de renseignements globaux. Et puis, à partir de cette étude, nous pourrons peut-être obtenir une image du mouvement général, sur une longue période, de la production agricole. Je dois dire que ce que j'ai trouvé dans la région parisienne et ce que M. Goubert a trouvé au nord de cette même région semble en gros confirmer, au moins pour les grandes plaines limoneuses du nord de la France ou des Pays-Bas, un même schéma : c'est-à-dire une augmentation assez constante et assez forte de la production pendant tout le cours du xvie siècle et vraisemblablement jusque vers la fin de ce siècle. Puis, avec des modalités différentes, une sorte d'affaissement plus ou moins long selon les régions, qui marquerait le xviie siècle et enfin, semble-t-il, au xviiie siècle à partir de 1700 pour certaines régions, 1720, 1740 pour d'autres, un relèvement de cette productivité agricole. Dans mon résumé j'avais proposé comme une sorte de possibilité de saisir ce mouvement général de la production, d'utiliser, lorsque c'est possible, une série de baux à ferme conclus pour la même exploitation (cette exploitation ayant conservé la même superficie pendant une longue période) et autant que possible, une série de baux à ferme où le loyer soit exprimé d'une manière constante en nature. Il semble évident que le fermier qui prend une exploitation, au fur et à mesure que se renouvellent les baux, de six en six ou de neuf en neuf ans, n'accepte de payer un loyer plus élevé que s'il a la certitude ou du moins la probabilité, d'obtenir d'avantage de grains. Or, pour un certain nombre de fermes de la région parisienne j'ai disposé, depuis la fin du xve siècle jusqu'à la fin du xviie siècle, d'une série de baux avec malheureusement des trous dans cette série mais tout de même suffisamment de documents pour pouvoir dessiner une courbe, et ces courbes se recoupent d'une manière assez concluante.
25Ce mouvement est suffisamment concordant, semble-t-il, pour que l'on puisse en tirer pour la région parisienne des conclusions assez précises. Dans le dernier quart du xve siècle et jusque vers 1510-1520, les loyers s'élèvent régulièrement et c'est tout naturel puisque nous sommes dans cette région de la France à la période de reconstruction qui succède à la guerre de Cent ans. Mais la reconstruction s'achève vers 1520, les terres sont remises en culture à cette époque-là ; or, les loyers continuent de monter et ils continuent de monter jusque vers 1560, 1570. Ensuite, c'est l'épreuve des guerres de religion, particulièrement sévère autour de Paris et c'est l'effondrement des loyers, l'effondrement normal semble-t-il puisque, au lendemain des guerres de religion, la plupart des terres étaient en friche. Dans la première moitié du xviie siècle les loyers remontent ; mais ce qui me paraît le plus important, c'est que, lorsqu'ils atteignent de nouveau, vers le milieu du xviie siècle, un sommet de la courbe, ils sont loin en dessous des niveaux qu'ils avaient atteints au milieu du xvie siècle et ainsi on peut dessiner une sorte de courbe qui est assez concluante. Bien entendu, on peut penser que ce mouvement des loyers est le reflet de la production globale agricole. Lorsque nous aurons mesuré et déterminé pour un certain nombre de régions de l'Europe occidentale et d'autres pays, d'autres régions du monde, ce mouvement global de la production, il faut bien nous dire que nous n'aurons pas résolu du tout le problème de la productivité agricole, car cette augmentation de la production il faut l'expliquer. Elle peut venir, bien sûr, d'une augmentation de la productivité au sens économique, c'est-à-dire d'une amélioration des techniques, d'une production plus grande pour un travail égal ou pour un travail moindre. Mais elle peut venir également de toutes autres sortes de causes ; elle peut venir de défrichements, elle peut venir d'un accroissement du nombre de bras qui se consacrent au travail agricole, elle peut venir d'un certain nombre d'améliorations techniques évidemment. Dans ce domaine je vois que les recherches peuvent aboutir à des résultats intéressants. Quant au nombre de bras employés à l'agriculture, c'est du côté de la démographie historique qu'il faudra se tourner pour trouver les réponses.
26Le xvie siècle semble bien être partout un siècle d'accroissement démographique en Europe et est-ce que l'accroissement de la production, que l'on semble déceler entre 1500 et 1560, n'est pas simplement le reflet de l'accroissement démographique ? La fin du xvie siècle, au moins en France, est marquée par un affaissement démographique et la première moitié du xviie siècle par une reprise. Est-ce que le mouvement que nous avons déterminé tout à l'heure n'est pas simplement le reflet de ces conditions démographiques ? C'est un premier problème, je ne le résous pas. Je le pose simplement.
27Deuxième point, les innovations techniques. Je crois que là, il faut être très prudent, il va de soi que les techniques agricoles n'ont pas fondamentalement varié entre la fin du Moyen Age et ce que nous avons coutume d'appeler la Révolution agricole. Il n'empêche qu'un certain nombre de changements petits, peut-être, mais significatifs, ont eu lieu. Dans la région parisienne, dans cette région vivifiée depuis longtemps par la présence d'un énorme marché de consommation urbaine, vers les années 1620-1640, il semble que l'on assiste à un certain nombre d'expériences techniques qui sont menées non pas par des propriétaires mais par ces grands fermiers-laboureurs qui sont si caractéristiques de ces régions du plateau du nord de la France, du bassin Parisien en particulier. C'est ainsi que l'on voit apparaître, en pleins champs, certaines parcelles qui sont soustraites à l'assolement triennal et qui sont plantées d'une manière systématique en sainfoin de façon à permettre un élevage spéculatif. Je veux dire qu'il était destiné à alimenter le marché parisien. Mais cet élevage, à côté des laitages, des fromages et de la viande vendus à la capitale, donnait aussi des quantités supplémentaires de fumures qui profitaient aux champs emblavés. De même il semble bien que la pratique des cultures dérobées, c'est-à-dire l'habitude de planter sur la sole de jachères, dès cette époque, quelques pois, quelques légumineuses, quelques haricots, quelques légumes, se soit, elle aussi, répandue dans ces années 1620, 1640. En liaison avec la présence de centres de consommation proches des régions qu'on étudie sur le plan agricole, on voit qu'il y a là une direction de recherches que nous pourrions essayer de suivre. De toute manière, et c'est par là que je terminerai, nous nous heurterons toujours, je le crains, aux problèmes de la documentation. Ces époques, assez éloignées de nous dans le temps, ne nous donnent que des renseignements souvent très précis, très intéressants, mais toujours fragmentaires, toujours isolés dans le temps et l'espace, et dont nous ne pouvons jamais savoir pratiquement s'ils représentent des cas d'exception ou bien des faits généraux.
28Prenons, par exemple, le cas du cheptel vif employé, du nombre d'animaux existant dans une exploitation rurale. Si nous avons la chance de trouver un inventaire après le décès du fermier, nous saurons combien il possédait lui-même de chevaux, de vaches, de moutons. Mais nous savons tous, que dans ces régions de l'Europe occidentale, la pratique du bail à cheptel était générale. Une partie du cheptel de l'exploitation n'appartenait pas à l'exploitant ; elle appartenait souvent au propriétaire ou bien à un autre citadin qui la baillait à loyer ; or, la plupart du temps, ce bétail n'apparaît pas dans l'inventaire après décès. Nous ne pouvons pas, exactement, affirmer que telle ferme, telle exploitation de cent hectares, vivait avec quatre chevaux, six vaches et une centaine de moutons. Ce qui me paraît devoir nous entraîner toujours à une extrême prudence dans les conclusions que nous pouvons tirer de cette étude de la production et de la productivité agricole dans les siècles passés.
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