Jean Jacquart au centre de recherches d'histoire moderne
p. 6-11
Texte intégral
1Diriger des recherches à Paris I, c'était, en 1976, s'engager dans une jeune équipe de professeurs et d'assistants, placés sous la houlette chaleureuse de Pierre Goubert, qui avait créé ce centre de toutes pièces, lors de la déplorable coupure administrative de la Sorbonne en plusieurs universités. Marcel Lachiver y avait apporté les méthodes nouvelles de la démographie historique ; depuis cinq ans, il avait dirigé avec passion et efficacité quantité de mémoires qui allaient transformer la connaissance de la population du Bassin parisien. Marie Benabou venait l'épauler pour initier les étudiants aux recherches encore plus nouvelles sur la Police et les marginaux de Paris.
2Le Centre de recherches d'histoire moderne était donc déjà riche des travaux des élèves et des étudiants du grand maître de l'histoire rurale et de l'histoire sociale, mais il n'était plus seul. Il avait été rejoint par Jean Delumeau et celui-ci venait de partir au Collège de France, après avoir lancé, dans cette université très économiste, une tradition d'histoire religieuse ouverte sur l'histoire des mentalités.
3Former des étudiants à la recherche, c'était déjà résoudre les problèmes posés par le nombre élevé d'étudiants à encadrer, une difficulté aggravée par la diversité des sujets sur lesquels ils voulaient s'essayer. Le pédagogue a toujours estimé en effet que, même au niveau de la Maîtrise, le choix d'un sujet personnel était plus prometteur pour l'avenir que l'encadrement un peu totalitaire d'une recherche collective. Et en effet, les mémoires qui sont achevés témoignent de cette volonté de profiter du hasard des rencontres pour aider les étudiants à trouver leur propre chemin d'histoire. Qui imaginerait l'homme du Hurepoix dirigeant sur l'Extrême-Orient ? Ceux qui le connaissent s'étonneront moins de trouver trois mémoires sur l'Espagne et un autre sur les hautes-contre français des xviie et xviiie siècles (1983).
4Le professeur a préféré savoir ses étudiants au contact direct de leur documentation, dans les bibliothèques et les archives, plutôt qu'autour de lui pour un culte hebdomadaire vain ou des discussions plus ou moins abstraites. Il n'a pas créé de séminaire, au sens que prend celui-ci lorsque s'y élabore un travail en commun. Le directeur n'a pas eu le goût ni l'opportunité d'utiliser directement les travaux d'étudiants, préférant, au moment du premier article, introduire les meilleurs dans les multiples sociétés savantes de l'Ile-de-France, si bien connues du président de la Fédération de Paris et de l'Ile-de-France. Cette discrétion masque un énorme travail d'encadrement et une cohésion bien plus grande qu'il n'y paraît des thèmes de recherches.
La vie religieuse aux xvie-xviie siècles
5En dépit de sa propre spécialisation, l'ancien enfant de chœur du chanoine Brochard s'est d'abord efforcé de maintenir la tradition des recherches en histoire religieuse de son prédecesseur ; estimant, en un temps où ce n'était pas encore évident pour tous, que les mentalités religieuses sont une composante indispensable d'une histoire de l'Ancien Régime. Il a aidé à une meilleure connaissance de l'énorme littérature de controverse et de piété des xvie-xviie siècle, en plongeant de jeunes étudiants dans quelques œuvres peu ou mal connues, peu ou mal lues, de Robert Ceneau (1987) à Louis Richeome (1984) à Pierre Lebrun (1981) et à Pierre Lalemant (1987), insistant sur un domaine alors presque inconnu des historiens purs, celui de la liturgie. Les recherches de sociologie religieuse, alors en plein essor, sont naturellement bien représentées dans ces mémoires. Elles s'attachent d'abord au monde catholique, pour des raisons qui tiennent aux possibilités offertes par la présence, la masse et la qualité des archives laissées par les paroisses et le clergé. Mais le monde protestant n'est pas oublié, chaque fois que l'occasion d'approcher des sources plus dispersées a pu être saisie par un courageux étudiant, comme ce fut le cas de la communauté protestante de Brie entre 1685 et 1787 (Valentine Zuber, 1988).
6Les résultats de ces travaux, fondés sur l'étude des curés, des fabriques, de la gestion paroissiale, forment aussi une approche préalable à l'approfondissement de la connaissance du fonctionnement interne des communautés d'habitants d'Ile-de-France, à cette histoire du village qui est la grande interrogation méthodologique de ces dix dernières années.
La terre et les paysans d'Ile-de-France et de France
7Poursuivant son effort de compréhension du monde rural dans sa diversité chronologique, géographique et sociale, J. Jacquart a bien sûr beaucoup fait travailler sur ces domaines, pour lesquels les sources sont abondantes partout et les méthodes d'exploitation éprouvées, donc efficaces pour un premier travail de jeunes apprentis de la recherche.
8Les monographies villageoises sont un instrument classique de formation à la recherche par la recherche. Elles combinent une expérience de redécouverte de racines rurales, précieuse pour beaucoup, au moment du passage délicat vers la vie adulte, et l'apprentissage de la manipulation rigoureuse et de la synthèse de sources diverses. Le président de la section d'histoire moderne et contemporaine du C.T.H.S. le sait mieux que quiconque, pour en avoir expérimenté la fécondité dans le monde des érudits locaux à la formation hétérogène. Promouvoir ce genre de travaux, c'est permettre à ceux-ci d'accéder aux problématiques universitaires récentes et aux historiens de métier de disposer d'enquêtes de base normalisées, utilisables pour des synthèses plus complexes.
9Au Centre de recherches même, l'histoire de nombreux villages a été ainsi sortie de l'ombre, au gré des origines familiales estudiantines, proches ou lointaines, et en fonction des sources disponibles pour le sud de la Région parisienne. Les villages franciliens de Chevreuse (1979), Louvres (1983), Issou (avec Marcel Lachiver, 1977), Villejuif (1976), Boissy-Saint-Léger, Longjumeau (1983), Antony (1988), Thiais (1979) côtoient ainsi les terres plus méridionales ou orientales de Corbigny (1984), Barbonne (1986) ou Phaffans (1979).
10A travers les papiers des seigneuries, de l'état civil, des notaires, le destin de ces villages, avec chacun son originalité propre, rejoint les grands cadres du destin commun des ruraux, tracés par la dernière génération d'historiens de la « France de terroirs ». Le travail de quête du passé ne s'est cependant pas arrêté à ces monographies villageoises classiques, il a aussi déblayé un domaine rendu aujourd'hui à la mode par sa fragilité face au développement urbain et à la pollution, celui des forêts.
11La gestion et la vie quotidienne des forêts du comté d'Évreux (1981), de Versailles (1982) et Saint-Germain-des-Prés ont été abordées tour à tour. L'étude méthodique de l'activité des habitants et des passants de la forêt, les rapports entre la forêt et les hommes des communautés d'habitants limitrophes, restituent l'image mouvante de ce monde particulier, affronté aux transformations du milieu. Celles-ci sont provoquées par la naissance de l'exploitation rationelle des ressources forestières, bientôt par la sylviculture ; toutes activités nouvelles, inventées par un monde devenu subitement inquiet de la disparition de ses réserves d'énergie et de matière première.
12La forêt de la première modernité était un lieu de cueillette et de loisir (la chasse et particulièrement les chasses royales), un désert dangereux ou bénéfique selon qu'on y rencontrait des bandits, des ermites ou des sources miraculeuses. Celle de la seconde modernité entre lentement dans l'économie capitaliste moderne par le biais d'une exploitation planifiée, non sans inerties de la part de ruraux forts de leurs droits d'usage, non sans heurts violents parfois. L'histoire de ce milieu particulier a enfin débouché sur un autre, très proche et qui nous pose au moins autant de question de survie, celui des eaux, et particulièrement des fontaines de Paris et de la rivière de Seine. Josiane Pochon s'est ainsi lancée dans l'étude des gens de rivière de Seine, après avoir observé les forêts de Saint-Germain-des-Prés (1986).
13La vie rurale et les problèmes de gestion de la terre sont abordés à travers l'étude des grands domaines des abbayes parisiennes. On sait tout le parti que l'histoire rurale médiévale a su tirer des archives des communautés ecclésiastiques. Il reste encore beaucoup à découvrir dans cette perspective, comme le montre un mémoire d'Hervé Brussier traitant des mutations foncières dans la région parisienne, à travers le fonds des ensaisinements du chapitre cathédral de Notre-Dame de Paris entre 1518 et 1609 (1980). L'histoire économique des établissements monastiques, mal connue à l'époque moderne, en dépit de sources de bonne qualité, est un préalable indispensable à une meilleure connaissance du monde des religieux à l'époque moderne. De l'état réel de la prospérité ou de la stagnation des maisons religieuses à cet égard, dépend leur capacité à faire vivre des religieux, et donc à en recruter. Le dynamisme de la vie religieuse et la bonne santé des établissements vont ensemble.
14L'étude du temporel des abbayes de Saint-Martin de Pontoise (1988), Villiers-Cerny (1989), Longchamps (1989) permet déjà de lever le voile sur quelques-unes, le travail n'est cependant qu'esquissé. Il faudra encore de nombreux mémoires pour le mener à bien, c'est-à-dire arriver à une nouvelle intelligence de l'état réel des réguliers, donc de leur intégration dans la société de leur temps.
15Le monde rural est encore abordé de façon plus marginale à travers ses errants et ses mendiants, à travers ses ouvriers saisonniers malchanceux, qui échouent un jour dans un hôpital général. Les papiers des hôpitaux de Charité de Mâcon, 1680-1730 (1983) et de Meursault, 1500-1760 (1987) permettent une étude de la pauvreté et de l'assistance dans ces riches terres ; ceux de l'hospice de Bicêtre (1987), afin de relancer une enquête engagée de longue date par Pierre Goubert, nous amènent enfin vers la ville, dévoreuse d'hommes et vers l'observation du « grand enfermement » et de ses conséquences. Ces établissements exploitent des terres et reçoivent des rentes (essentiellement), pour jouer (mal) le rôle de contrôle de la lie de la société. Lorsque la crise des campagnes s'ajoute à celle des villes, Bicêtre fait trembler les mendiants parisiens du début du xviiie siècle, mais l'étude de Paris, est loin d'être abordée uniquement par ses pauvres.
Paris et les Parisiens
16Étudier Paris, une ville qui est déjà un monstre à l'échelle de l'Europe du xvie siècle, c'est d'abord pouvoir en décrire la réalité matérielle et sociale.
La ville et ses quartiers
17Une série d'études sur la société de certaines rues, comme la rue aux Juifs (1978) ou de certains quartiers, comme le quartier latin (1982), dans le premier quart du xvie siècle, l'examen de la gestion de grandes paroisses comme celles de Saint-Séverin, 1548-1640 (1986) et de Saint-Paul (1980), aident à une meilleure approche de la société parisienne, si difficile à saisir à ces hautes époques. Nous connaissons fort mal la topographie parisienne ; à travers le censier de Saint-Martin des Champs et celui de Saint-Germain des prés, on reconstitue minutieusement une géographie de l'espace et de la société. Il faut poursuivre cette quête élémentaire.
La ville et ses familles
18Ce sont les familles qui ont conduit Jean Jacquart, le terrien, à Paris. Les grands propriétaires d'Ile-de-France sont en effet de plus en plus souvent des institutions ou des hommes de la ville. Les Barillon (1979), les Ruzé (1983), les Baillon (1980) et les Boucher d'Orsay (1981), les Harcourt (1980), toute une élite noble ou parlementaire, vit encore à cheval sur la ville et ses domaines proches de la région parisienne. Ils s'y déplacent au gré de leurs activités, des troubles et des épidémies parisiennes, au fil des saisons, poussés aussi par la nécessaire présence du maître pour assurer une bonne gestion des domaines campagnards.
19Ils font l'histoire de Paris, par leur poids financier ils décident des grandes évolutions des campagnes proches. Mais ils ne sont pas seuls. Paris est d'abord pour les campagnes alentour et pour les maîtres et ouvriers des métiers parisiens, un grand marché de consommation.
La ville et ses métiers
20L'étude du monde parisien ne peut en rester aux seules élites. On sait combien la petite et moyenne bourgeoisie des métiers a sans cesse créé et recréé le monde urbain. Grâce au travail d'inventaire du Minutier central des notaires parisiens, aux Archives nationales, la vie interne des petits métiers s'est ouverte aux historiens, qui n'ont plus qu'à dépouiller la masse d'archives notariales mise à leur disposition.
21En relation avec les travaux de Daniel Roche sur la naissance de la société de consommation, Jean Jacquart a fait travailler sur les barbiers-chirurgiens de la première moitié du xviie siècle (1978), le libraire du xvie siècle Jean Bonfons (1977) ; l'approvisionnement en pain et le milieu des boulangers (1987) a constitué l'autre volet, en attendant le vin et tous les « compannages ». L'étude des objets de la vie quotidienne (1986) dans les inventaires après décès du xvie siècle constituait la première étape d'une série d'études du même genre, à poursuivre, pour d'autres aspects de la vie matérielle.
22Des chemins collants des campagnes parisiennes aux rues boueuses de la grande ville, les recherches de Jean Jacquart se poursuivent encore à travers son séminaire sur l'histoire de Paris. Elles déboucheront dans un avenir proche sur de grands livres. L'histoire de Paris et de l'Ile-de-France demeure un axe prioritaire du Centre de recherches d'histoire moderne, pour des raisons de commodité, car les archives sont proches, mais aussi pour continuer l'œuvre entreprise voici quinze ans par plusieurs enseignants. Si Marie Benabou nous a quitté en chemin, si Marcel Lachiver traque vins et vignerons dans un espace plus large, Jean Chatelus suit ses peintures et Daniel Roche renouvelle ses interrogations fécondes sur le peuple de Paris, ses habitudes, ses réactions, sa faculté de devenir modèle. De la société parisienne et de ses manières d'être, de paraître et de croire, il. reste encore beaucoup à chercher et à dire, beaucoup à comparer dans un espace européen. Le Centre d'histoire moderne s'y attèle, dans la discrétion et l'efficacité.
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