L’ambiance
p. 33-37
Texte intégral
Dans les troupes gauloises
1À la belle époque de la Grèce antique – ve et ive siècles avant notre ère – les Hellènes se sentaient Hellènes en face des Barbares, Ioniens en face des Doriens et Doriens en face des Ioniens, mais surtout citoyens d’une cité en face de toutes les autres. C’était si important que des Grecs ont médisé aux temps des Guerres Médiques et leurs petits-fils ou leurs arrières-petits-fils ont parfois accepté les dariques du Grand Roi pour combattre d’autres Grecs. Eh bien les Gaulois du temps de la Guerre des Gaules avaient un patriotisme à trois étages analogues : ils se sentaient Gaulois en face des Romains ou des Germains, Celtes d’entre Garonne et Seine en face des Belges d’entre Seine et Rhin en face des Aquitains, d’entre Garonne et Pyrénées, mais d’abord Éduens, Séquanes, Arvernes, Bello-vaques, etc. Comme chez les Grecs, les cités étaient en principe complètement indépendantes les unes des autres, donc ennemies, car elles cherchaient volontiers à imposer leur hégémonie à leurs voisins. Parfois cependant, des liens de subordination avaient fini par paraître légitimes : il y avait ainsi des cités clientes, d’autres plus importantes. Eduens et Arvernes en particulier se trouvaient à la tête de groupements permanents. L’habitude des rivalités entre peuples avait fait d’abord considérer l’intervention de Rome comme un apport précieux dans ces luttes entre cités1 ; mais les maladresses de César, de ses légats, de ses soldats, les pillages, les massacres, le non-retour des légions vers la Province avaient fait peu à peu comprendre aux Gaulois que l’indépendance qui leur était si chère leur était ravie. Certains peuples gaulois étaient des alliés traditionnels de Rome – nous ne savons ni pourquoi, ni depuis quand –, tels les Eduens. Pourtant un parti hostile à Rome s’était formé chez eux et l’avait finalement emporté sur les partisans de l’alliance, ou du moins de la neutralité. Ainsi en avait-il été chez les Éduens et chez les Arvernes. En fin de compte, les Rèmes et les Lingons étaient seuls restés fidèles à l’alliance romaine.
2César n’a compris cette évolution qu’en voyant la grande coalition de 52 se dresser devant lui. Il s’en est étonné à plusieurs reprises dans son livre VII du De Bello Gallico : « ces gens qui s’affligeaient déjà auparavant d’être soumis à l’empire du Peuple Romain »2, « ils déplorent le sort commun de la Gaule »3 ; plus surprenant pour lui, des gens qui l’avaient aidé jusqu’alors passèrent à la coalition : « l’accord de la Gaule entière fut tel pour revendiquer sa liberté et pour retrouver son antique gloire militaire qu’ils ne furent troublés ni par le souvenir des bienfaits, ni par celui de l’amitié et que tous se consacrèrent à cette guerre avec tout leur cœur et toutes leurs ressources »4. Pour une fois le patriotisme gaulois l’emporta sur le patriotisme de la cité.
3Chefs et guerriers avaient dans l’esprit le souvenir de leur succès récent devant Gergovie, celui plus ancien des quelque six mille hommes des légats Sabinus et Cotta massacrés en 54 par Ambiorix et les Éburons, mais ils savaient surtout ce que signifiait la défaite : « leurs enfants et leurs femmes seraient emmenés en servitude, eux-mêmes massacrés »5. Ce pouvait même être pire encore, s’il était possible, puisqu’à Avaricum les Romains n’avaient épargné ni les gens accablés par l’âge, ni les femmes, ni les enfants6.
4Il fallait donc combattre de tout son cœur et de toutes ses forces. Toutefois, cela ne pouvait suffire, car pour les Gaulois comme pour les Anciens, le sort des combats dépendait des dieux. Nous connaissons mal la religion gauloise pour dire à quels rites7 on avait recours pour obtenir d’eux une attitude favorable, mais on n’avait certainement pas négligé d’y avoir recours aussi bien pour l’armée de secours que pour celle de Vercingétorix. Rappelons seulement qu’il y avait dans l’Alésia gallo-romaine des sanctuaires qui étaient les successeurs, reconstruits à la romaine, de sanctuaires de l’époque de l’Indépendance, et rappelons aussi que les Gaulois croyaient que les guerriers morts au combat connaissaient ensuite une éternité bienheureuse8. Tout cela n’empêchait pas les guerriers gaulois de tenir à la vie et d’être parfois sujets aux paniques que favorisait le combat en masse...
5Le moral des troupes dépendait aussi du caractère de leurs chefs, de leur détermination et de la confiance qu’elles leur accordaient. César avait tenté de gagner les principaux princes gaulois à sa cause, par exemple Comios9 qu’il avait fait roi des Atrébates en 55 av. J.-C. après les avoir vaincus. Il l’appréciait beaucoup pour son courage, son intelligence et sa fidélité ; il l’avait envoyé en Bretagne pour y mener une campagne diplomatique en faveur de la prééminence romaine, mais Comios, lui aussi, s’était rallié à l’insurrection et devint un des chefs de l’armée de secours, jurant de ne plus se soumettre ; ses deux collègues éduens, Eporédorix et Viridomar, avaient accompagné César au siège de Gergovie avant de changer de camp lorsqu’ils comprirent que leur peuple allait le faire. Le cas de Vercingétorix a dû être semblable : lors de la reddition d’Alésia, les chefs sont amenés, Vercingétorix est livré10 César n’en dit pas davantage, simplement il le nomme, alors qu’il n’en fait pas autant pour les autres chefs de l’armée vaincue. C’est seulement, selon le tardif Dion Cassius11, qu’il reprocha à l’Arverne son ancienne amitié qui rendait sa faute plus grave. Dans l’ouvrage de Dion, il y a à la fois des indications exactes et des erreurs. Les autres exemples que nous venons de citer donnent à penser qu’ici Dion a repris une tradition exacte, d’autant que depuis le début de la guerre César ne s’était jamais heurté aux Arvernes et qu’il y avait des gens parmi les principaux personnages de la cité, dont Gobannitio, oncle de Vercingétorix, qui s’étaient opposés à son dessein avec tant d’énergie qu’il lui avait fallu les chasser. Sans doute comme Eporédorix et Viridomar, Vercingétorix avait-il été un de ces jeunes nobles gaulois que César avait espéré s’attacher en le prenant quelque temps dans son état-major : il eût ainsi compris ce qu’était l’armée romaine mais il se serait indigné peu à peu de la manière dont les Gaulois étaient traités par le conquérant.
6César prétend que l’armée de Vercingétorix avait été terrifiée par la défaite de sa cavalerie12, mais cela ne l’a pas empêchée, réduite à l’infanterie, de se battre jusqu’au dernier jour d’un siège qui a duré environ un mois et demi, en se lançant dans des assauts désespérés contre une ligne fortifiée dont elle connaissait la puissance pour l’avoir vue construire sous ses yeux, et malgré les terribles déconvenues que lui avaient values les premiers échecs de l’armée de secours.
7De celle-ci, Vercingétorix décrit l’enthousiasme que suscita chez ses guerriers13 la vue de son immense effectif ; elle aussi a eu la déconvenue de ses premiers échecs, à quoi s’ajouta l’impression qu’a dû produire sur elle la découverte de ce qu’était la circonvallation. Elle aussi pourtant a combattu avec ardeur et courage jusqu’à la victoire de la grande contre-attaque déclenchée par César contre Vercassivellaunos !
Dans l’armée césarienne
8Après avoir mené tant de campagnes victorieuses depuis 58, les soldats de César avaient la solidité des vieilles troupes et le sentiment d’être supérieurs à leurs adversaires : c’était la forme qu’avait prise pour eux le patriotisme. Certes, la plupart n’avaient probablement jamais mis les pieds à Rome, mais ils étaient citoyens romains, et cela suffisait à conforter leur sentiment de supériorité, à leur donner celui de mener une guerre juste et l’idée que les Gaulois en armes n’étaient que des révoltés méprisables. Ils savaient, néanmoins, que cette guerre n’était pas un jeu. Eux aussi connaissaient le sort de leurs camarades que les légats Sabinus et Cotta avaient fourvoyés dans un traquenard, celui de ceux qui venaient de tomber devant Gergovie et celui de combien d’autres ! Sans doute des renforts les avaient-ils remplacés, mais leur souvenir demeurait ; non, cette guerre n’était pas un jeu ; elle ne ressemblait pas même à ces combats de gladiateurs qui étaient de plus en plus à la mode mais dont les spectateurs ne couraient aucun danger. Eux n’étaient pas des spectateurs et sans doute savaient-ils qu’en cas de défaite ils n’avaient pas à craindre l’esclavage, mais que les Gaulois avaient l’habitude de consacrer tout le butin à leurs dieux et de massacrer les vaincus14, de leur couper la tête, un rite dont l’archéologie a maintenant découvert nombre de témoignages macabres. Les soldats avaient dû rencontrer maintes fois dans leurs pillages de ces têtes coupées que les chefs gaulois ramenaient chez eux, attachées au cou de leurs chevaux, qu’ils pendaient ensuite à l’entrée de leurs maisons ou à celle des sanctuaires ou qu’ils momifiaient et exhibaient fièrement à leurs visiteurs lorsque c’étaient celles de gens importants15. Les soldats de César n’ayant aucun endroit pour se réfugier dans cet immense pays presque unanimement hostile, il leur fallait vaincre ou mourir.
9Un autre sentiment cependant confortait leur courage : ils savaient bien qu’ils n’étaient pas seuls, car ils appartenaient à une légion qui avait son esprit de corps, le souvenir des moments heureux et malheureux vécus ensemble. Chaque légion avait son numéro, son aigle qui était son symbole, voire son orgueil, sa rivalité avec les autres légions de l’armée. Tout aussi importante était la camaraderie à l’intérieur des unités subordonnées : lorsque les choses prenaient mauvaise tournure, comment eût-on pu abandonner les camarades avec lesquels on avait l’habitude de vivre, de partager la même tente de cuir, de préparer les repas sur un feu de camp, de les partager au besoin lorsque la disette menaçait, comme ce fut le cas devant Avaricum16 et même autour d’Alésia17. Enfin, chaque soldat était lié directement au général par le serment qu’il avait prêté lors de son incorporation ou lorsque la légion avait été mise à la disposition de ce général18. Nous n’en connaissons pas le libellé, qui a d’ailleurs pu ne pas être toujours identique, mais il comportait nécessairement une promesse d’obéissance ; son influence sur les esprits a dû être variable selon les circonstances – et selon la popularité du chef auprès de ses troupes –, mais en lisant le De Bello Gallico, nous constatons que selon César les troupiers évoquaient volontiers, dans les moments difficiles, leurs devoirs envers leur général.
10Pour les Romains comme pour les Gaulois, les dieux étaient les garants de leur victoire. Certes, César ne parle jamais d’eux dans le De Bello Gallico mais il est grand pontife. Dès lors comment eût-il pu négliger les rites auxquels devaient se soumettre normalement les chefs militaires ? On s’en aperçoit en lisant le livre VIII où Hirtius raconte le dernier et court séjour de César en Gaule en 50, après la fin de la guerre, revenant d’une tournée en Cisalpine, dont il était toujours proconsul mais où il n’était pas venu depuis 52. Il donna l’ordre à toutes les légions de se réunir chez les Trévires. Il « y passa son armée en revue » disent les traducteurs ; en réalité, le texte donne tout autre chose : ibique exercitus lustravit, soit « et il y fit la lustration de l’armée ». La lustratio n’était pas une simple parade, voire une « montre » comme on disait au xviie siècle, c’était une cérémonie religieuse qui « purifiait » l’armée avant l’entrée en campagne. Elle sera pratiquée au moins au premier siècle de notre ère : en 63 ap. J.-C., Corbulon, le grand général du règne de Néron, chargé d’attaquer les Parthes depuis la Syrie concentre son armée et s’apprête à passer l’Euphrate. Auparavant, il « fait la lustration de l’armée selon les rites »19. Ces rites ne sont pas précisés dans ce passage de Tacite mais dans des circonstances analogues, en 35 ap. J.-C., avant de passer l’Euphrate, un prédécesseur de Corbulon, Vitellius – dont le fils sera empereur – avait sacrifié des suovetaurilia, c’est-à-dire un verrat, un bélier et un taureau20 : tel était le sacrifice purificatoire habituel pour toutes les lustrations, celle du peuple lors du « lustre », comme celle des champs qu’on allait cultiver. C’est probablement lui que César a pratiqué chez les Trévires en 50 av. J.-C. et sans doute l’a-t-il pratiqué tous les ans quand il faisait sortir ses légions de leurs quartiers d’hiver, pour entamer une nouvelle campagne. Sans doute a-t-il pratiqué aussi tous les autres rites qu’exigeait la guerre, pris les auspices en regardant picorer des poulets sacrés chaque fois qu’il a assiégé un oppidum. Sans doute a-t-il prononcé la vieille formule de l’evocatio par laquelle l’assiégeant demandait à la divinité protectrice de la place de l’abandonner21 : « que tu sois dieu ou que tu sois déesse, toi sous la protection de qui est l’oppidum... ». Nous savons que cette formule avait été prononcée, vingt-deux ans auparavant, par le proconsul et pontife Publius Servilius Vatia devant une forteresse d’Asie Mineure – Isaura Vêtus – et que le rite figurait toujours dans la science des pontifes au temps de Pline l’Ancien, qui mourut lors de l’éruption du Vésuve en 78 ap. J.-C. Comment le grand pontife, César, eût-il pu prendre Avaricum et Alésia sans avoir « évoqué » les divinités qui les protégeaient ? Évidemment le rite avait échoué dans le cas de Gergovie, mais c’est probablement parce qu’il avait été mal pratiqué ! Peu importent les convictions religieuses de César, il ne croyait qu’à sa Fortune, mais dans l’esprit des Romains, la foi ne comptait guère. Ce qui importait c’était l’accomplissement scrupuleux des rites, c’était certainement à cela que s’attachaient les soldats.
11En tout cas ils savaient qu’ils pouvaient compter sur leur général. À leurs yeux, il n’était peut-être qu’un simple politicien d’une valeur militaire douteuse au début de la guerre. Mais ils n’avaient pas tardé à découvrir sa valeur, son courage personnel dont il avait donné maintes preuves en se portant au premier rang dans des moments difficiles où eux-mêmes hésitaient, parfois même s’apprêtaient à fuir, son coup d’œil, son esprit de décision, son souci de leur bien-être, d’épargner leurs vies. Les soldats ne manqueraient pas au général, le général ne manquerait pas à ses soldats.
Notes de bas de page
1 B.G., xxxi, 3-4 ; VI, xv, 1 ; VIII, xxvi ; iv, 2 ; vi, 2.
2 B.G..VII, i, 3.
3 B.G., VII, i, 5.
4 B.G., VII, lxxvi, 2.
5 B.G., VII, xiv, 10.
6 B.G., VII, xxviii, 4-5.
7 Chr. Goudineau, op. cit., p. 86 ; F. Le Roux, Les druides, p. 232 ; A. Ferdière : Le lieu consacré des Druides chez les Carnutes, p. 152.
8 F. Le Roux, op. cit.
9 B.G., IV, xxi, 7 ; xxvii, 2-4 ; V, xxii, 3.
10 B.G., VII, lxxxix, 4.
11 Dion Cassius, Hist. Rom., XL, 41.
12 B.G., VII, lxviii, 3.
13 B.G., VII, lxxix, 3.
14 B.G., VII, iii 1, .lv, 5.
15 Strabon, Géog., IV, 4, 5. A. Olivier, Une tête de nègre défigurée trouvée à Alésia.
16 B.G.,VII, xvii, 3.
17 B.G., III, xlv-lxvii.
18 B.G., VI, i, 2.
19 Tacite, Ann., XV, xxvi, 2.
20 Tacite, Ann., VI, xliii, 2.
21 J. Le Gall, « Evocatio », Mélanges J. Heurgon, I, p. 519-524.
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La bataille d'Alésia
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