Histoire politique anglaise, histoire politique française
p. 621-636
Texte intégral
1Dans le cadre du programme « Origines de l’Etat Moderne », l’une des priorités affichées était l’histoire comparative1. Et dans les volumes rédigés à cette occasion et qui ont maintenant commencé à paraître2, on pourra aisément vérifier que cette orientation a bel et bien été respectée. A-t-elle été fructueuse ? D’autres que moi le diront. Pourtant, en relisant les épreuves de ces volumes, un doute s’est insinué dans mon esprit, et peut-être n’est-il pas mauvais de s’en ouvrir dans une rencontre vouée à Saint-Denis, l’un des laboratoires – les plus importants des autres étant l’église de Reims, la chancellerie royale et le Parlement de Paris – où s’est savamment et patiemment concocté ce subtil cocktail d’histoire, de légendes, de mythe, noyé dans le sacré et saupoudré de droit, servi sous forme de cérémonies, d’insignes et de symboles, qui était censé conférer à la monarchie médiévale française un statut d’exception3. Un cocktail dont la puissance enivrante s’est manifestée à de nombreuses reprises et de façon éclatante tout au long du Moyen Age et dont on peut se demander s’il a vraiment cessé d’enivrer les médiévistes les plus sobres : à travers les âges, cette monarchie de France n’a-t-elle pas gardé son parfum d’exception ?
2Or, l’un des postulats de départ du programme « Origines de l’Etat Moderne » était précisément celui du basculement simultané dans la voie de ce que j’avais choisi d’appeler « l’Etat moderne » des royaumes d’Europe Occidentale, fruits de l’évolution lente mais convergente des féodalismes nés au cœur et à la périphérie du monde carolingien, et plus particulièrement, parce qu’en l’occurrence il s’agissait là d’un processus interactif plus que d’une simple simultanéité, des monarchies anglaise et française. Nul n’a (sérieusement du moins) contesté ce point de départ : pourtant, il suffit de se plonger dans la lecture des historiens français et anglais pour douter de son bien-fondé. L’histoire de la France et l’histoire de l’Angleterre apparaissent comme deux histoires différentes, dont la chronologie, le vocabulaire et les problématiques sont spécifiques ; elles sont écrites par des historiens différents qui se connaissent et s’estiment, mais pourtant s’ignorent.
3Ce n’est peut-être pas tout à fait exact pour la période qui va jusqu’au début du XIVe siècle : par force, les deux historiographies ne s’ignorent alors pas totalement. Le Guillaume le Maréchal de Georges Duby4 passe bel et bien la Manche, et le Simon de Montfort de John Maddicott5 négocie le Traité de Paris et s’occupe des affaires de Bigorre en toute connaissance de cause. Certes, tout n’est pas parfait, et avec John Gillingham, on peut regretter que des catégories politiques comme « Angleterre » et « France » ne permettent que très imparfaitement d’analyser ce qui se passait de l’Irlande au Rhin et à la Méditerranée, au XIIe siècle : son héros, Richard Cœur de Lion, est négligé par les historiens anglais parce qu’il a négligé l’Angleterre, tandis que, pour les historiens français, il n’est qu’un obstacle fâcheux, une brute bornée sur la route du héros national, Philippe Auguste6 ! Le meilleur manuel d’histoire institutionnelle de la France médiévale passe ainsi sous silence superbement les domaines Plantagenets dont on sait qu’ils étaient alors beaucoup plus étendus que ceux du Capétien, et guère moins homogènes7. Encore disposons-nous pour cette période d’un cadre théorique qui vaut ce qu’il vaut, mais qui a suffisamment bien résisté à l’usure des temps pour ne pas encore avoir été remplacé : celui de la monarchie féodale, étudié et défini par Charles Petit-Dutaillis8 précisément à partir de la « symbiose » de l’Angleterre et de la France ; les travaux les plus récents sur la Normandie l’ont même encore renforcé9. De fait, le long XIIIe siècle a incité un historien – sans doute est-ce le hasard qui fait qu’il n’est ni français, ni anglais, mais américain –, Richard Kaeuper10, à pousser encore plus loin l’examen de Petit-Dutaillis, tout en optant quant à lui pour un véritable traitement comparatif, tandis que Malcolm Vale cherchait-et trouvait, précisément parce qu’il ancrait solidement son enquête des deux côtés de la Manche – une nouvelle vision sur les origines de la Guerre de Cent Ans11. Bien qu’à l’initiative de Bernard Guenée, l’ouvrage de Richard Kaeuper ait été traduit en français, il n’est pas sûr qu’il ait fait en France l’objet de l’accueil très chaleureux qu’à mes yeux du moins, il mérite incontestablement. Sans doute faut-il incriminer la qualité de la traduction... Plus probablement, il semblerait que les historiens français aient été surpris de ne pas retrouver dans ce livre le catalogue des questions auxquelles ils sont accoutumés.
4Mais si l’on pousse un peu plus loin, vers le XIVe et le XVe siècles, à quelques exceptions près, les historiens français et anglais continuent imperturbablement à écrire une histoire de France et une histoire d’Angleterre qui semblent suivre deux voies parallèles et qui n’ont aucun besoin l’une de l’autre pour se construire et s’éclairer mutuellement. Lorsque les historiens anglais passent la Manche, certes plus pacifiquement que ne le faisaient leurs ancêtres il y a six siècles, ils semblent franchir une barrière marquée « histoire de France » qu’ils referment soigneusement derrière eux au retour ; ils observent aussi scrupuleusement les lois du terrain historique que leurs prédécesseurs violaient autrefois celles du malheureux royaume. Revenus chez eux, ils s’avèrent d’ailleurs si anglais qu’ils en viennent à oublier que pendant longtemps leurs élites ne parlaient pas d’autre langue que le français, et que la France et les Pays-Bas bourguignons abritaient naturellement tous ceux qui mijotaient un coup d’Etat ou tout autre tour pendable.
5Qu’il soit bien clair que je n’instruis pas – et de quel droit le ferais-je ?-un procès d’ignorance. Les historiens français connaissent fort bien leurs homologues anglais, et vice versa. Grâce à L’Occident aux XIVe et XVe siècle de Bernard Guenée12, l’historiographie anglaise est, comme les autres d’ailleurs, parfaitement balisée et classée à l’intention du lecteur français ; le même livre, traduit en anglais, rend d’ailleurs le même service pour l’historiographie française au lecteur anglais, tandis que les travaux de l’infatigable passeur qu’est Peter Lewis ont apparemment familiarisé les historiens français avec certaines des problématiques anglaises13. Pour ne citer que quelques unes de thèses françaises les plus illustres portant sur cette période, qu’il s’agisse de celles de Philippe Contamine, de Guy Bois, de Françoise Autrand, de Colette Beaune, de Jean Kerhervé, de Marie-Thérèse Caron ou de Claude Gauvard, elles alignent toutes dans leur bibliographie des séries de références somme toute respectables à l’historiographie d’outre-Manche. Si la réciproque n’est pas vraie, c’est seulement que les thèses anglaises ne correspondent pas exactement aux anciennes thèses d’Etat à la française et que leurs auteurs sont effectivement contraints à restreindre leur texte et leur apparat bibliographique au strict minimum.
6Mais il est vrai que les historiens français ne manquent pas beaucoup à leurs collègues britanniques. Le coup de chapeau plus ou moins sincère à une école des Annales, dont nous sommes bien placés pour savoir à quel point elle est au moins en partie mythique, ne va pas en général beaucoup plus loin qu’une note en bas de page renvoyant à l’ouvrage que lui a consacré, il y a quelques années, Peter Burke14. On s’en rendra compte en examinant attentivement un volume – par ailleurs tout à fait passionnant – qui permet de bien prendre le pouls de l’opinion avertie des historiens britanniques, dans la mesure où il s’agit du dernier produit d’un « McFarlane business », si j’ose dire, en pleine expansion15, qui se propose de faire le point sur les orientations possibles d’une histoire politique et sociale de la fin du Moyen Age anglais aujourd’hui. Le seul historien de la France politique de la fin du Moyen Age qui est réellement convoqué et commenté est Edouard Perroy, au motif que son article fondateur sur les principautés françaises est issu d’une communication présentée à l’Institute of Historical Research de Londres le jour même où Bruce McFarlane présentait la sienne sur la féodalité bâtarde16. Sans doute André Vauchez et Guy Bois ont-ils droit eux aussi à une note, car il est impossible de se passer d’eux pour évoquer le Brenner debate17 ou la typologie de la sainteté à la fin du Moyen Age. George Duby et Colette Beaune se voient concéder une référence en passant dans l’article de Simon Walker sur les saints politiques : mais même ici, les différences d’approche apparaissent presque caricaturales, puisque Simon Walker inclut dans sa liste Charles de Blois, qui ne semble pas avoir passionné les historiens français, tandis qu’il exclut – ou omet-Jeanne d’Arc18. Peut-être, après tout, est-elle encore une sorcière... Sinon, le seul historien français sérieusement utilisé, en l’occurrence par Christine Carpenter, reste Marc Bloch19, précisément pour signaler à quel point ses lecteurs anglais, d’ailleurs favorablement impressionnés, n’ont pas compris la portée réelle de sa Société Féodale : le livre était décrit dans un compte-rendu de l’English Historical Review comme un éminent ouvrage d’histoire institutionnelle...
7Il est vrai, beaucoup de choses éloignent les historiens français et leurs collègues britanniques. Mais plutôt que de revenir ici sur les vieux clichés – les Français passent pour avoir une formation plus « généraliste », et leur culture géographique est censée les rendre plus sensibles à l’histoire économique et sociale, tandis que les Anglais seraient obnubilés par l’histoire constitutionnelle : nous serions pourtant bien heureux si l’histoire économique du Moyen Age manifestait en France20 la même vitalité que celle qu’elle affiche en Angleterre (grâce à J.-L. Bolton21, Robert Britnell22, Christopher Dyer23, John Hatcher24, Mark Overton et Bruce Campbell25, liste non limitative – je souhaiterais attirer l’attention sur l’évolution récente de l’historiographie anglaise, dans la mesure où elle me paraît apporter à la problématique de l’Etat moderne un certain nombre d’éléments neufs qui ne semblent pas susciter en France de résonance. Bien sûr, il ne faut pas perdre de vue que les sources dont disposent les historiens français et les historiens anglais sont non seulement différentes, mais classées et organisées différemment. Ces éléments neufs sont essentiels à la vision que l’on peut avoir de la politia occidentale de la fin du Moyen Age et, si l’on veut avoir une approche comparative, il est indispensable, pour le moins, de se poser les mêmes questions et de vaincre la barrière du vocabulaire, ou plus exactement des vocabulaires, puisqu’aussi bien les mots du passé que ceux des écoles historiques contemporaines sont autant d’écrans à abattre. Après tout, il y a de cela une trentaine d’années, ce sont les articles de Peter Lewis26 qui nous ont permis de reconnaître dans ce que Pierre Tucco-Chala27 et André Leguai28 avaient fort clairement décrit les linéaments d’une féodalité bâtarde à la française, avec ses amis et ses alliés ; inversement, c’est des historiens français et plus précisément de Raymond Cazelles29 que semble venir le concept de société politique, aujourd’hui si prisé en Angleterre. La féodalité bâtarde n’a pas pour autant acquis droit de cité en France – d’ailleurs Peter Lewis n’apprécie guère le terme –30, mais ce n’est pas un hasard si la première présentation synthétique moderne de l’histoire de la société politique de la France de la fin du Moyen Age est celle de Peter Lewis, qui depuis 25 ans n’a toujours pas été remplacée31. J’essaierai de façon un peu arbitraire de regrouper ces éléments autour de deux thèmes principaux qui bien entendu se chevauchent largement : la féodalité bâtarde et ses implications sociales et politiques, et d’autre part le problème de la société politique dans sa double composante, à savoir d’un côté les limites et la structuration de cette société politique, et de l’autre ce que par commodité j’appellerai pour le moment « les mentalités politiques ».
8Quant à la « féodalité bâtarde », elle a fait l’objet d’études approfondies depuis l’époque de McFarlane ; mais le terme est employé à plusieurs niveaux différents voire contradictoires, et prête donc à confusion. Aussi en donnerai-je une brève définition de travail. La « féodalité bâtarde » est au sens restreint un ensemble de mécanismes qui ont des objectifs multiples, et en fait, assez différents. D’une part, il s’agit d’une série de mécanismes juridiques visant à permettre aux détenteurs de fiefs (cela veut dire pratiquement toute l’aristocratie foncière) de modifier leur tenure féodale dans deux buts bien distincts. Tout d’abord éviter l’arbitraire – allant de droits exorbitants à la confiscation pure et simple du fief-du seigneur supérieur en cas de transmission difficile (héritier n’ayant pas l’âge requis, vassal reconnu coupable de trahison à l’égard de son seigneur) ; ensuite, pouvoir transmettre les domaines en contournant les règles féodales traditionnelles, ou bien pour privilégier la descendance mâle éventuellement collatérale pour éviter que les fiefs ne tombent en quenouille, ou bien pour pouvoir doter au choix des enfants – par exemple issu d’un second mariage – qui seraient normalement exclus. Ces mécanismes sont notamment les entails, les uses et les jointures, mais il y a beaucoup d’autres astuces juridiques qu’il serait fastidieux d’énumérer : c’est donc ici toute la reproduction de la classe sociale dominante qui est enjeu. D’autre part, il s’agit d’un système, dont l’objectif est à la fois militaire et politique, le système des endentures et des retenues, qui permet à un seigneur de s’assurer contractuellement pour un temps variable de la fidélité et des services de celui qu’il retient en lui assurant, dans un dosage très variable, de l’argent, un entretien et la protection de « sa bonne seigneurie », à l’exclusion de terres. C’est ici la cohésion, la composition et en quelque sorte la production même de la classe dominante qui sont en jeu, étant entendu qu’il ne s’agit pas uniquement des gentilshommes.
9L’important n’est pas tant ces mécanismes institutionnels eux-mêmes – auxquels on peut fort bien contester la dénomination de féodaux, puisqu’ils sont précisément faits pour contourner les règles féodales et qu’ils se mettent en place au moment même où la sous-inféodation est interdite par la loi en Angleterre – que ses implications sociales et politiques. Sur le plan social, le système devient progressivement le mode d’organisation essentiel de l’aristocratie anglaise ; et Peter Coss a sur ce point récemment bouleversé la chronologie traditionnelle en montrant qu’il a commencé à apparaître beaucoup plus tôt qu’on ne le croyait généralement, en liant l’apparition de ces mécanismes à la crise de l’aristocratie qui se manifeste par la profonde transformation du statut et des fonctions du chevalier dans la seconde moitié du XIIe siècle32. Il est l’élément dominant du système de patronage qui unit la noblesse des magnats et la gentry, bien que – et toutes les études locales l’ont confirmé – il ne concerne même à son plus grand essor qu’une minorité de la gentry. Son fonctionnement est à cet égard un fonctionnement de marché, selon la loi de l’offre et de la demande, selon les besoins et les disponibilités des uns et des autres, compte tenu des contextes régional, national et international. Ce fonctionnement est complexe, et il ne s’agit nullement d’une domination unilatérale de la noblesse des magnats sur une gentry sujette, il s’en faut. Sur le plan politique, ce mode de structuration de la classe dominante est indissociable de l’existence de la monarchie nationale dans sa forme d’Etat moderne, pour trois raisons. Tout d’abord, il ne peut se passer d’un régulateur théoriquement « neutre », la justice royale. Sans doute, la guerre privée existe en Angleterre comme ailleurs, mais elle est généralement intimement liée aux divers épisodes du déroulement judiciaire des litiges. Ce sont les juges – pourtant eux-mêmes partis prenantes des retenues- et les tribunaux royaux qui sont les régulateurs du système et devant lesquels, depuis les réformes d’Henri II (sur ce point les travaux de Paul Brand viennent confirmer la révision chronologique de Peter Coss), il est possible d’évoquer tous les litiges concernant la terre. Ensuite, une partie notable de l’argent, ou des moyens de s’en procurer, qui circule de haut en bas dans les contrats d’indenture vient de l’Etat et, en dernière analyse, de plus en plus, de l’impôt. Enfin, les institutions représentatives et tout particulièrement le Parlement permettent aux diverses parties prenantes – monarchie, Eglise, magnats, gentry – de s’expliquer et de s’entendre sur les grandes lignes du fonctionnement au jour le jour du système, non d’ailleurs sans risques sérieux de dérapages, dégénérant en guerres civiles.
10Or, si l’on se tourne vers la France, on est bien en peine de produire une analyse du même ordre pour des raisons dont les historiens français ne sont d’ailleurs pas toujours responsables. Les historiens anglais s’appuient sur quatre atouts : ils disposent d’une connaissance précise de la Common Law33, qui vaut pour toute l’Angleterre. La richesse et la bonne conservation des archives royales leur assurent une bonne connaissance du fonctionnement au jour le jour des institutions monarchiques, qu’elles soient judiciaires ou financières. Ils disposent d’une connaissance précise de l’aristocratie : le Peerage donne la liste et des éléments biographiques indispensables pour les magnats, une série d’études et d’outils de travail faits comté par comté, permettent d’avoir une assez bonne familiarité avec la gentry et ses composantes. Ils disposent également d’une liste, qui n’est pas parfaite mais qui est néanmoins fort riche des représentants des villes et des comtés au Parlement, à partir de laquelle un gigantesque et exemplaire travail de recherche est en train de nous fournir un répertoire prosopographique quasi exhaustif.
11L’historien français est confronté à un droit très variable, et très inégalement connu, d’une région à l’autre. Les archives du Parlement sont les seules qui égalent celles de la monarchie anglaise mais elles ne sont qu’imparfaitement indexées et explorées ; quant aux archives financières, elles sont incomplètes. Malgré les travaux de Philippe Contamine, d’Hélène Olland, de Werner Paravicini et de Marie-Thérèse Caron, pour s’en tenir aux recherches les plus récentes, la noblesse française et bourguignonne n’est encore connue que de façon inégale, du moins si l’on veut atteindre le niveau à partir duquel on peut identifier les individus et saisir leurs liens avec les autres membres de la classe dominante. Il semblerait pourtant que l’échelle anglaise avec ses deux niveaux principaux « Lords » et gentry trouverait assez facilement un parallèle (barons/gentilshommes) en France, tout comme la répartition en trois strates (chevaliers, squires et simples gentlemen) de la gentry ; mais nous n’avons pas encore le Cockayne ou le Burke’s qui permettraient facilement d’identifier facilement les uns et les autres. Malgré les travaux de Neithard Bulst34, enfin, nous n’avons pas encore une connaissance suffisamment précise des participants français au dialogue politique, ni même des modalités de ce dialogue, dont les Etats généraux ne représentent sans doute qu’un aspect exceptionnel. Il est un domaine cependant où l’historiographie française a pris l’ascendant, c’est l’histoire des officiers et des élites administratives et politiques ; les Parlementaires de Françoise Autrand, les gens de justice du bailliage de Senlis et les gens de finance bretons n’ont pas leurs homologues anglais. Faisons toutefois attention au fait que cette différence est moins évidemment l’effet des sources qu’on ne veut bien le dire : après tout, on peut fort bien faire en Angleterre une étude du personnel du duché de Lancastre ou de la chancellerie royale, tandis qu’inversement les gens de finance de Bretagne ou les gens de justice du bailliage de Senlis auraient pu se fondre dans d’autres groupes sociaux. Les sources expliquent certaines choses, mais les choix des historiens comptent aussi.
12D’une certaine façon, quitte à être provocateur, je dirai que les historiens français partent dans leurs recherches soit des institutions, soit de groupes sociaux, régionaux ou administratifs définis de manière abstraite, quand les historiens anglais – empirisme atavique ? – partent des fonctionnements concrets (Malcolm Vale35, Michael Jones36 et Peter Lewis transplantent d’ailleurs cette approche dans leurs recherches françaises). Il ne s’agit bien sûr pas ici de nier l’intérêt et l’importance des résultats acquis en France surtout quand, comme c’est de plus en plus souvent le cas, la méthode prosopographique est employée. Mais il y a une difficulté à utiliser ces résultats pour une analyse socio-politique aussi décisive que celle que les recherches anglaises permettent d’entreprendre.
13Pour reprendre la vieille métaphore médiévale du corps politique, on décrit très bien la tête, assez bien les membres, assez peu le ventre du corps politique ; mais il manque décidément à celui-ci les nerfs, le sang, et les réflexes qui pouvaient lui permettre de fonctionner : les réseaux de patronage et d’alliance, l’argent, ou si l’on préfère, la fortune, et surtout le droit, non pas tant le droit qui punit, mais le droit qui protège les biens et permet de les transmettre. Il me semble que c’est parce que nous ne savons pas encore comment se produit et se reproduit la classe dominante de la France médiévale que la monarchie attire tous les regards, et que l’on ordonne tout par rapport à elle. Entendons-nous bien : elle mérite cette position, mais pas en soi, pas parce que saint Louis est plus que saint et parce qu’elle est « très chrétienne », les autres le sont au moins autant ; elle la mérite à cause des recours incessants que, nolens volens, les justiciables font à ses tribunaux, elle la mérite à cause de ses ordonnances et de sa législation (qui ne font bien souvent que donner force de loi aux vœux exprimés dans leurs pétitions par les sujets), elle la mérite à cause de l’argent qu’elle réussit à drainer via l’impôt et qu’elle redistribue, créant par là autant d’obligés et de clients. Ce sont ces médiations qui font la force – toute relative – de cet « Etat moderne » et qui permettent de comprendre son développement, et ce sont elles qui, trop souvent, nous échappent encore dans l’espace français. Je ne suggère même pas ici qu’il y a à proprement parler en France une féodalité bâtarde à l’anglaise : mais il y a un ensemble de mécanismes qui, qu’on les appelle comme l’on veut, nous échappent encore. La méthode comparative nous incite ici à poser des questions que ni les sources ni nos habitudes ne nous suggèrent, mais dont nous savons qu’elles ont des réponses ailleurs que chez nous ; peut-être ne trouverons-nous pas ces réponses, à cause des sources notamment : permettez-moi d’en douter, et l’on peut au moins espérer que la méthode comparative nous permettra de reformuler ces questions de façon plus fine et mieux adaptée.
14Le second ensemble de problèmes concerne la société politique, un concept qui me paraît indissociable aujourd’hui de celui de mentalité politique. Sur ces points, la situation des deux historiographies est beaucoup plus proche ; mais elles souffrent l’une et l’autre d’un handicap spécifique. En France, une suspicion plus ou moins idéologique – mais en général, par une peur de la controverse qui est au fond assez peu scientifique, on se garde bien d’expliciter ce point-plane sur la notion d’élite. L’historiographie française s’est focalisée sur les élites, un terme qui n’est pour ainsi dire jamais employé en Angleterre, et en conséquence une hostilité assez vive (par exemple chez Robert Fossier ou Guy Bois) s’est développée à l’égard des historiens du politique dont la myopie amputerait la société médiévale de son élément à la fois numériquement majoritaire et le plus caractéristique, la paysannerie. Mais les historiens anglais ne vont pas beaucoup mieux sous ce rapport, puisque historiens du politique et historiens de l’économie ont une fâcheuse tendance à s’ignorer totalement, au point de travailler parfois dans des départements différents ! Les études d’histoire manoriale et rurale, qu’il s’agisse de celles de l’école de Toronto ou de celles des disciples de Rodney Hilton, ont ainsi tendance à laisser de côté la problématique de la féodalité bâtarde (l’exception à la règle étant toutefois Rodney Hilton37 lui-même et, dans une certaine mesure, Christopher Dyer38). Dans les deux pays, tout se passe donc comme si les historiens de la société paysanne et ceux de la classe seigneuriale s’ignoraient complètement.
15Pourtant, le problème essentiel que nous pose l’Etat moderne de la fin du Moyen Age est bien celui de l’acceptation, et par l’ensemble des populations, du prélèvement d’Etat, et donc, au-delà du simple aspect matériel, de la légitimité du pouvoir politique. Même si la négociation ou le dialogue sont menés avec la société politique (au sens étroit, Cazellien du terme), ses résultats intéressent tous ceux qui sont transformés en sujets de cet Etat et qui l’éprouvent concrètement en étant forcés de payer l’impôt. Il y a donc, et par force, une société politique au sens large, qui dépasse de beaucoup les élites. Là encore, le problème a été posé très tôt et avec vigueur en Angleterre, tout simplement à cause de la révolte de 1381 et de son retentissement, aussi bien au moment où elle s’est produite que par la suite, et non pas à cause de la clairvoyance particulière des historiens anglais – l’un des premiers et l’un des meilleurs historiens de la révolte a été un français, André Réville39. Bien sûr, on peut aisément rétorquer qu’il n’y a pas eu de révolte équivalente en France. Mais la synthèse de Philippe Wolff et de Michel Mollat40 est ancienne, et sur les notions de crime, d’ordre et de désordre, on dispose désormais d’analyses infiniment plus subtiles qui devraient permettre de reprendre ces recherches sur l’instabilité du corps social à partir de bases entièrement nouvelles. De fait, les monographies régionales ou urbaines françaises éclairent d’un jour très vif certains aspects qui sont moins bien mis en valeur en Angleterre, si l’on excepte peut-être le cas des deux capitales ; les travaux sur Londres avançant en effet d’un bon pas, alors que ceux sur Paris semblent pour le moment un peu ralentis41. Mais revenons à la méthode comparative et à ce qu’elle nous permet d’espérer, si du moins nous prenons l’exemple anglais comme modèle d’interrogation.
16A force de retourner dans tous les sens les sources – moins étendues qu’on ne le croit – disponibles sur la révolte de 1381 et sur la kyrielle de soulèvements qui l’ont accompagnée à travers toute l’Angleterre, c’est toute une relecture du fonctionnement concret de la société médiévale qui commence à apparaître42 et qui suggère de fructueuses comparaisons avec le, ou plus exactement, les cas français. Tout d’abord, ce sont des stratégies seigneuriales qui apparaissent. Elles sont variées selon les régions et les niveaux de fortune, mais elles ont en commun de jouer sur deux leviers : le servage d’une part, et le marché de la terre sous ses différentes formes (j’inclus ici le problème du copyhold, des enclosures, et des fermages). Et face à ces stratégies seigneuriales, des stratégies paysannes contradictoires aboutissent à des fractures décisives au sein de la société paysanne. Pour le coup, il est vrai que l’importance de la documentation manoriale et plus particulièrement des court rolls permet d’atteindre un niveau de connaissance de la société paysanne dont on voit mal qu’il soit possible de l’atteindre en France43. Malgré tout, les résultats atteints par les thèses d’études rurales déjà publiées (Normandie, Anjou, sans oublier en dehors du royaume le Comtat Venaissin et la Provence dont les cadastres et les registres de notaires offrent aussi des sources exceptionnelles) permettent des comparaisons éclairantes qui pourraient être menées de façon plus systématique.
17Le second domaine – et nous touchons ici plus directement aux mentalités politiques – concerne l’engagement à proprement parler politique des rebelles. Ici, deux faits majeurs émergent : le premier est que l’action des rebelles, en 1381 mais aussi dans d’autres révoltes comme celle dite de Jack Cade en 145044, s’inscrit clairement dans la perspective de l’Etat monarchique, même si le roi qu’invoquent les rebelles règne sur une monarchie utopique ou eschatologique. Mais, en même temps, et il n’y a plus rien là d’une utopie, les rebelles prennent une ferme position par rapport au fonctionnement concret de la société dans laquelle ils vivent, sur deux aspects centraux, le droit d’une part et, ce qui revient presqu’au même, la position et le rôle de l’écrit dans la gestion de la terre et des statuts humains. Leur propre maniement de l’écrit s’avère de ce point de vue extrêmement révélateur, comme l’ont montré les travaux de Stephen Justice pour la révolte de 138145, et ceux de Patricia Maddern pour celle de 145046.
18Nous glissons ici vers les aspects plus précisément culturels de la société politique. De ce point de vue, l’extraordinaire vitalité de l’histoire littéraire anglaise (il y a deux revues au moins consacrées à l’œuvre du seul Chaucer et une à celle de Langland), en grande partie due d’ailleurs aux impressionnants bataillons de chercheurs américains, crée une situation enviable. S’il reste beaucoup de textes français – et Jacques Beauroy ne me démentira pas si je suggère qu’il y en a encore beaucoup au XIVe siècle – et latins inédits dans les bibliothèques anglaises, il n’y a probablement plus un gribouillage marginal ou un chiffon de papier rédigé dans la langue de Shakespeare qui n’ait été publié, republié et hypercritiqué trois fois par quelque doctorant. La situation est très différente en France, ne serait-ce que parce que la production littéraire tant en français qu’en latin de la France médiévale est infiniment plus vaste : le français a commencé à être utilisé comme langue littéraire bien avant l’anglais et la France est de toute façon plus vaste et plus peuplée que l’Angleterre, même si elle n’est pas entièrement peuplée de francophones, il s’en faut. En tout cas, on peut faire plus facilement un inventaire exhaustif des textes anglais que l’on peut considérer comme politiques-je ne reviendrai pas ici sur le problème de la définition de la littérature politique que j’ai abordé ailleurs – qu’un inventaire des textes français parallèles. Malgré tout, on arrive à silhouetter deux corpus.
19Or, les morphologies de ces deux corpus ne coïncident pas. Là encore, est-ce parce que ces textes circulent dans deux sociétés profondément différentes, ou est-ce parce que le regard que posent sur eux les historiens est différent ? Il est difficile d’apporter une réponse à partir des travaux existants. D’abord, parce que ces textes contiennent tout et leur contraire. Jacques Krynen conclut son beau livre sur « l’empire du roi » par une évocation de « l’amour naturel » que les Français portent à leur roi et par un plaidoyer pour une histoire de l’amour comme vertu politique47. Et bien les Anglais, ou du moins certains d’entre eux, aimaient aussi leur roi ; mais c’était d’un amour qui fait mal, car, comme ne manquaient pas de l’observer les Français de ce temps, « les Anglais tuent leurs rois ». Au-delà des textes et au-delà même de leur circulation et de leur diffusion, l’étude du discours politique si indispensable pour pénétrer les mentalités politiques nous confronte au problème de l’étude de la langue, de sa mesure, de sa description et de sa structure, et l’on est pas mieux loti de ce point de vue en Angleterre qu’en France.
20Pour en revenir aux corpus, voici les différences les plus notables. En ce qui concerne les Miroirs aux Princes, à l’abondance française correspond la pauvreté anglaise ; quelques textes, quelques traductions, autant dire presque rien, comparé à la production française. Commence alors l’une des difficultés de l’enquête : on lit en Angleterre les textes produits en France, qu’il s’agisse de Gilles de Rome dans ses diverses versions ou du Secret des Secrets. Quant à la littérature de cour, les deux corpus sont également en correspondance, et cette fois, plus équilibrés : Chaucer, Hoccleve et plus encore Gower occupent, mutatis mutandis, une position que l’on peut comparer à celle de Christine de Pizan ou d’Alain Chartier48. Mais c’est à peu près tout pour les similitudes. Au-delà sont les divergences, et elles sont massives. L’une porte sur la réforme ecclésiastique : en Angleterre, nous avons affaire à un proto-protestantisme, dominé par la puissante figure de Wyclif, et qui a produit une immense littérature dont l’étude s’avère aujourd’hui, grâce à l’érudition et à l’énergie intellectuelle d’Anne Hudson49 l’un des chantiers les plus prometteurs de la médiévistique anglaise. Le catalogue de l’œuvre de Wyclif, établi par les Thompson père et fils, compte 435 titres, et les œuvres « lollardes » recensées, malgré les persécutions et les destructions, représentent plus de 200 titres50. Tout ne rentre pas ici, loin de là, dans la catégorie de la littérature politique : mais l’on ne peut manquer d’être frappé de ce que cet énorme ensemble révèle de la profondeur et de la force de la remise en cause dans la société anglaise des positions respectives de l’Eglise et de l’Etat, ce qui annonce la transformation complète des structures de la société chrétienne médiévale, qui sera d’ailleurs réalisée ultérieurement au XVIe siècle par les protestants. L’importance du cataclysme a incité les philosophes à s’interroger sur les universités anglaises, et les débats théologiques d’Oxford (d’où sort ce mouvement) sont explorés systématiquement : les travaux de Gordon Leff51, de William Courtenay52 et, pour mentionner un collègue français, de Jean-François Genest53, font sortir aujourd’hui de l’ombre tous ces aspects et ne peuvent que rendre jaloux les historiens de l’université française de la même époque. Paris n’a pas encore eu ni son Emden ni son Aston. Françoise Autrand rappelait que nous n’avons même pas d’étude d’ensemble et exhaustive sur Jean Gerson (ni d’ailleurs sur Pierre d’Ailly) et notre propre entreprise sur les maîtres et les étudiants de l’Université de Paris n’en est qu’à ses balbutiements54. Il n’y a rien ou presque à opposer au torrent wycliffite, si ce n’est un autre corpus monumental, qui représente un autre déséquilibre symétrique inverse. En effet, et ce n’est pas Hélène Millet qui me démentira, il existe en France une énorme littérature politique consacrée au Schisme et au concile, alors que sur ce sujet nous savons depuis Edouard Perroy55 – comme par hasard, c’est un Français qui est venu travailler sur ce sujet que n’aurait probablement pas imaginé un Anglais – qu’il n’existe que des broutilles en Angleterre sur ces problèmes. D’ailleurs il s’agit souvent de traités écrits pour répondre à des initiatives françaises, émanant soit du roi soit de l’université parisienne.
21La seule observation de cette dissymétrie des corpus me paraît révélatrice de l’intérêt de l’approche comparative, qui permet de relativiser certaines observations généralement admises. Ainsi cette France enivrée d’amour pour ses rois et qui accouche douloureusement dans les tumultes de la guerre de Cent Ans d’une monarchie absolue qui, en exemptant sa noblesse de l’impôt, se passe du consentement des sujets pour imposer des taxes nouvelles, cette France-là est aussi l’un des laboratoires de la « démocratie » (avec toutes les précautions qu’il importe de prendre pour éviter les anachronismes) : mais pour les clercs qui contestent l’autorité absolue du monarque pontifical, l’autorité absolue du monarque français est une arme précieuse. L’envergure du roi de France, ce roi « très chrétien », est telle que les intellectuels français ne peuvent imaginer de solution au Schisme et à la crise de l’Eglise sans lui. Inversement, dans cette Angleterre où l’on tue les rois et où le Parlement fonctionne déjà efficacement au moins jusqu’en 1485, sinon comme un contre-pouvoir, du moins comme lieu d’un dialogue souvent rude entre le pouvoir et les représentants de la société politique, la nécessité de réformer l’Eglise et la contestation radicale de la papauté conduit à une théorisation du renforcement des prérogatives de la monarchie et de l’Etat, dont Henry VIII et Elisabeth tireront d’ailleurs le plus grand profit au XVIe siècle.
22Il est une autre dissymétrie dans le corpus des littératures politiques française et anglaise, c’est l’abondance en Angleterre de ce que l’on peut appeler, avec Janet Coleman, la Literature of protest56. Ici, je suspecte pourtant que cette dissymétrie est plus apparente que réelle. Sans doute n’y a-t-il pas d’équivalent en France à ce texte étrange et merveilleux qu’est le Piers Plowman de William Langland, un texte que l’on ne saurait d’ailleurs enfermer dans le carcan d’une définition comme celle de Literature of protest. Mais si l’on s’attaquait systématiquement à l’édition d’une collection des poésies historiques (mais en fait politiques) comparables à celle faite pour l’Angleterre par Rossell Hope Robbins57, je suis persuadé que la moisson serait aussi riche ; et la contestation laïque de la vision du monde et de la répartition des pouvoirs proposée par les ordres mendiants et par l’Eglise romaine a certainement laissé des traces en France ; je serai ici plus volontiers porté à croire que ces sujets n’ont pas encore tenté les historiens français, et je ne peux que plaider pour une enquête comparative sur ce segment du corpus.
23J’espère que l’on aura bien compris le souci qui m’anime. Je n’ai pas – et de quel droit le ferai-je ? – prétendu critiquer les historiens français, dont je suis. Bien des apories de l’historiographie française sont pour le moment irrémédiables, parce qu’elles résultent d’une tradition d’histoire savante qui a aujourd’hui un siècle et demi d’existence. Force est de constater que l’école historique française a, par rapport à l’anglaise, moins valorisé l’édition des documents et la production de ces outils de la recherche que sont les listes, les répertoires, les index et les dictionnaires. Je ne suis pas le premier à le remarquer, et ce n’est pas un effet de manche ou un claquement de doigt qui fera surgir ces instruments de travail indispensables du néant. De même, les historiens professionnels ont, en France, divorcé des historiens locaux et de ce riche tissu de sociétés savantes qui est encore aujourd’hui en Angleterre si vivace et si productif. Peut-être me reprochera-t-on d’avoir peint de couleurs trop flatteuses l’historiographie anglaise. Afin de ne pas donner une désastreuse impression de partialité et d’achever de me brouiller avec tout le monde, je m’en voudrais de vous laisser sur cette impression : malgré toutes ses qualités, l’école historiographique anglaise a un défaut majeur, elle est à peu près hermétiquement close. Les historiens anglais ont la désastreuse manie d’écrire comme pour poursuivre l’une de ces discussions intimes qu’éclaire seul le reflet des bougies sur l’argenterie séculaire du collège, lorsqu’une canne qui semble ne jamais faiblir fait impertubablement tourner le Porto ou le Sauternes. Je concluai récemment le compte-rendu pour les Annales de l’une des plus belles thèses consacrées à l’étude de la société aristocratique anglaise en écrivant que le livre était écrit pour six collègues fins connaisseurs du sujet tout au plus ; j’ai réalisé au dîner avant-hier qu’ils n’étaient plus que cinq...
24Au reste, je ne fais ici que suivre une voie que Bernard Guenée traçait lorsque, dans son séminaire, il nous formait à l’histoire politique tout en préparant L’Occident aux XIVe et XVe siècles : il nous faisait découvrir Marc Bloch, Ernst Kantorowicz, Joseph Strayer, Peter Lewis en même temps que Bracton, Jean de Salisbury, Marsile de Padoue et saint Thomas, dans ce face à face, ce dialogue permanent entre les sources textuelles médiévales et l’historiographie présente. Surtout, et comme il le dit si bien au début de son livre, c’est l’Occident tout entier qui doit être le cadre de nos réflexions et de notre travail d’historien ; c’est là que la « grand monarchie de France » prendra sa singularité, si tant est qu’elle en ait une. L’Angleterre est le point de comparaison incontournable, mais les royaumes ibériques, mais les villes d’Italie, mais les principautés allemandes, devraient, elles aussi, être convoquées. La nécessité urgente d’écrire aujourd’hui l’histoire dans un contexte européen devrait nous inciter encore plus à recourir à la méthode comparative, qui est tout simplement indispensable à l’approche véritablement scientifique de certains problèmes historiques. Et c’est le cas pour la genèse de l’Etat moderne, pour cette mutation politique, sociale et culturelle qui a engendré, au tournant du XIIIe et du XIVe siècle, la société politique européenne dans laquelle nous vivons encore aujourd’hui.
Notes de bas de page
1 J.-P. Genet, « L’Etat moderne ; un modèle opératoire » ; L’Etat moderne : Genèse, Id. éd., Paris, 1990, p. 261-281.
2 Sont à l’heure actuelle parus, Economic Systems and State Finance, R. Bonney dir., Oxford, 1995 (traduction française, Systèmes économiques et finances publiques, Paris, 1996) ; Individual and the State in Theory and Practice, J. Coleman dir., Oxford, 1996 (traduction française, L’individu dans la théorie et la dans la pratique, Paris, 1996) ; Power Elites and State Building, W. Reinhard dir., Oxford, 1996 (traduction française, Les élites du pouvoir et la construction de l’Etat en Europe, Paris, 1996) ; Resistance, Representations and Community, P. Blickle dir., Oxford, 1997 (traduction française, Résistance, représentations et communauté, Paris, 1998) ; Legislation and Legitimation, A. Padoa Schioppa dir., Oxford, 1998 (traductions françaises à paraître, Paris 1999) ; Guerre et concurrence entre les Etats européens du XIVe au XVIIIe siècle, P. Contamine dir., Paris, 1998 (traduction anglaise à paraître en 1999). Trois des conférences organisées dans ce cadre ont jusqu’à ce jour été publiées : Visions sur le développement des Etats Européens. Théories et historiographies de l’Etat Moderne, (Collection de l’Ecole Française de Rome, 171) W. Blockmans et J.-P. Genet éd., Rome, 1993 ; The Heritage of the Pre-Industrial European State, W. Blockmans, J. Borges de Macedo, J.-P. Genet éd., Lisbonne, 1996 ; Z. ‘Etat moderne et les élites, XIIIe-XVIIIe siècles. Apports et limites de la méthode prosopographique, J.-P. Genet éd., Paris, 1996.
3 Voir surtout C. Beaune, Naissance de la Nation France, Paris, 1985.
4 G. Duby, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, Paris, 1984.
5 J.-R. Maddicott, Simon de Montfort, Cambridge, 1994.
6 J. Gillingham, Richard the Lionheart, Londres, 1989 (2e éd.), p. 5.
7 O. Guillot, A. Rigaudiere et Y. Sassier, Pouvoirs et Institutions dans la France Médiévale, Paris, 1994, 2 vol. Le compliment n’a rien de diplomatique, et la qualité de l’ouvrage n’est pas en doute : mais il est clair que suivant en cela son prédécesseur dans la collection, le manuel de Jean-François Lemarignier, les auteurs conçoivent la France médiévale dès l’origine comme un Etat capétien en gestation, ce qui est d’autant plus étrange si l’on songe aux travaux antérieurs écrits dans une optique infiniment plus respectueuse des réalités politiques médiévales d’Olivier Guillot sur le comté d’Anjou et d’Albert Rigaudière sur Saint-Flour et l’Auvergne !
8 C. Petit-Dutaillis, La monarchie féodale en France et en Angleterre, Paris, 1933, rééd. 1977.
9 Surtout D. Bates, Normandy before 1066, Londres, 1982 ; voir aussi les essais contenus dans G. Garnett et J. Hudson, Law and Government in Medieval England and Normandy. Essays in Honour of Sir James Holt, Cambridge, 1994.
10 R. N. Kaeuper, War, Justice and Public Order. England and France in the Later Middle Ages, Oxford, 1988 (traduction française, Guerre, justice et ordre public, Paris, 1994).
11 M. G. A. Vale, The Angevin Legacy and the Hundred Years Wars, 1250-1340, Oxford, 1990.
12 B. Guenee, L’Occident aux XIVe et XVe siècle. Les Etats, Paris, 1998 (6e éd.).
13 Voir notes 26 et 31 infra.
14 P. Burke, The French Historical Révolution. The ‘Annales’ School 1929-1989, Cambridge, 1990.
15 R.-H. Britnell et A.-J. Pollard éd., The McFarlane Legacy. Studies in Late Medieval Politics and Society, Stroud, 1995.
16 Les deux articles sont parus initialement dans Bulletin of the Institute of Historical Research, 20 (1945), p. 161-180 et 181-185 ; ils sont réédités respectivement dans E. Perroy, Etudes d’Histoire médiévale, Paris, 1979 et dans K.-B. McFarlane, England in the Fifteenth Century, Londres, 1981, p. 23-44.
17 The Brenner Debate : Agrarian Class Structure and Economic Development in Pre-Industrial Europe, T. H. Aston et C. H. E. Philpin éd.,Cambridge, 1985.
18 S. Walker, « Political Saints in Later Medieval England », The Brenner Debate, op cit (n. 17), p. 77-106.
19 C. Carpenter, « Political and Constitutional History : Before and After McFarlane », ibid., p. 174-206, qui aborde les malentendus engendrés par la réception de La Société Féodale en Angleterre.
20 Les bibliographies des deux manuels les plus récents (P. Contamine et al., L’Economie médiévale, Paris, 1993 et M. Le Mene et E. Carpentier, La France du XIe au XVe siècle. Population, société, économie, Paris, 1996) montrent qu’assez peu de jeunes historiens français s’intéressent à cet aspect. On signalera cependant trois thèses récentes, M. Arnoux, Mineurs, férons et maîtres de forges : études sur la production, le travail et le commerce du fer dans la Normandie du Moyen Age (XIe-XVe siècles), Paris, 1993 ; C. Verna, Le fer et son exploitation du Comté de Foix à la Vicomté de Béarn, XIIe-XIVe siècles, 1994, en cours de publication, et A. Durand, Les paysages médiévaux du Languedoc (Xe-XIIe siècles), Toulouse, 1998. Un renouveau se manifeste par le biais de l’approche archéologique : voir Mines et métallurgie, P. Benoit éd., Lyon, 1994.
21 J. L. Bolton, The Medieval English Economy, II50-1500, Londres-Totowa, 1980.
22 R. H. Britnell, The Commercialisation of English Society, 1000-1500, Cambridge, 1993 ; voir aussi les essais publiés dans R. H. Britnell et B. M. S. Campbell, A Commercialising Economy. England 1086 to c.1300, Manchester, 1995 et R. H. Britnell et J. Hatcher, Progress and Problems in Medieval England. Essays in Honour of Edward Miller, Cambridge, 1996.
23 C. Dyer, Standards of Living in the Later Middle Ages. Social Change in England, c. 1200-1520, Cambridge, 1989.
24 E. Miller et J. Hatcher, Medieval England. Towns, Commerces and Crafts, 1086-1348, Londres, 1995.
25 Histoire & Mesure vient enfin de porter à la connaissance du public français leurs travaux essentiels : M. Overton et B. M. S. Campbell, « Production et productivité dans l’agriculture anglaise », Histoire & Mesure, 11 (1996), p. 255-298 ; voir également : Land Labour and Livestock : Historical Studies in European Agricultural Productivity, ID. éd., Manchester, 1994, ainsi que Before the Black Death. Studies in the « Crisis » of the Early Fourteenth Century, B. M. S. Campbell éd., Manchester, 1991.
26 Notamment P. Lewis, « Decayed and non Feudalism in Later Medieval France », Bulletin of the Institute of Historical Research, 37 (1964), p. 157-184 ; Id., « Of Breton Alliances and Other Matters », War, Literature and Politics. Essays in Honour of G. W. Coopland, C. Allmand éd., Liverpool, 1976, p. 122-143 ; ces articles sont réédités dans, P. Lewis, Essays on the History of Later Medieval France, Oxford, 1986.
27 P. Tuco-Chala, Gaston Fébus et la vicomté de Béarn (1343-1391), Bordeaux, 1959.
28 A. Leguai, De la seigneurie à l’Etat : le Bourbonnais pendant la guerre de Cent Ans, Moulins, 1969.
29 R. Cazelles, « Le parti Navarrais jusqu’à la mort d’Etienne Marcel », BPHCTHS, 1960, p. 839-869 ; Id., La société politique et la crise de la royauté sous Philippe de Valois, Paris, 1958 ; Id., Société politique, noblesse et couronne sous Jean le bon et Charles V, Genève-Paris, 1985.
30 Voir par exemple B. Guenee, op. cit. (n. 12), p. 233 ; le terme est pratiquement absent de M.-T. Caron, Noblesse et pouvoir royal en France, XIIIe-XVIe siècle, Paris, 1994.
31 P. Lewis, Later Medieval France, Londres, 1968 (traduction française, La France à la fin du Moyen Age, Paris, 1977) ; je n’ai garde d’oublier A. Demurger, Temps de crise, temps d’espoir XIVe-XVe siècle, Paris, 1990 : cet ouvrage ne vise pas le même public et se veut un manuel général d’histoire française, ce qui n’est pas le cas du livre de Peter Lewis. On lira aussi avec profit le dialogue entre Peter Lewis et Philippe Contamine, « De Guillaume le Conquérant à Jeanne d’Arc : la formation des Etats Nationaux », F. Bedarida, F. Crouzet et D. Johnson, De Guillaume le Conquérant au Marché Commun. Dix siècles d’histoire franco-britannique, Paris, 1979, p. 23-40.
32 P. R. Coss, Lordship, Knighthood and Locality. A Study in English Society c. 1180-c. 1280, Cambridge, 1991 ; Id., The Knight in Medieval England, 1000-1400, Stroud, 1993.
33 Que de bonne synthèses récentes mettent à la portée des historiens : A. Harding, The Law Courts of Medieval England, Londres, 1973 ; J. Hudson, The Formation of the English Common Law. Law and Society in England from the Norman Conquest to Magna Carta, Londres, 1996 ; et, essentiel d’un point de vue historique, P. Brand, The Origins of the English Legal Profession, Oxford, 1992.
34 N. Bulst, Die französischen Generalstände von 1468 und 1484, Sigmaringen, 1992.
35 M. G. A. Vale, English Gascony 1399-1453, Oxford, 1970.
36 M. Jones, Ducal Brittany 1364-1399, Oxford, 1970 (traduction française, La Bretagne ducale, Rennes, 1998).
37 Voir ses articles dans Class Conflict and the Crisis of Feudalism, Londres, 1985.
38 Significativement, sa thèse est intitulée, Lords and Peasants in a Changing Society. The Estates of the Bishopric of Worcester, 680-1540, Cambridge, 1980.
39 A. Reville, Le soulèvement des Travailleurs d’Angleterre, Paris, 1899.
40 M. Mollat et P. Wolff, Ongles bleus, Jacques et Ciompi. Les révolutions populaires en Europe aux XIVe et XVe siècles, Paris, 1970 ; voir aussi les articles contenus dans les actes du IVe colloque d’Histoire au Présent, Révolte et Société, 2 vol., Paris, 1988.
41 Mais le groupe de travail comparatif sur l’histoire de Londres et de Paris, animé pour Paris par Bernadette Auzary-Schmalz, Caroline Bourlet et Yvonne Le Maresquier-Kesteloot, et pour Londres par Derek Keene et ses collègues de l’Institute of Historical Research, pourrait changer cela : voir le numéro spécial de Franco-British Studies. Journal of the British Institute in Paris, 20 (1995), consacré aux « Structures d’approvisionnement à Londres et à Paris au Moyen Age ».
42 Voir W. H. Liddell et R. G. E. Wood, Essex and the Great Revoit of 1381 : Lectures Celebrating the Six Hundredth Anniversary, (Essex Record Office Publications, 84) Chelmford, 1982 et surtout R. H. Hilton et T. H. Aston, The English Rising of 1381, Cambridge, 1984.
43 Voir les essais rassemblés dans Z. Razi et R. Smith, Medieval Society and the Manor Court, Oxford, 1996.
44 I. M. W. Harvey, Jack Cade’s Rebellion of 1450, Oxford, 1991.
45 S. Justice, Writing and Rebellion. England in 1381, Berkeley, 1994 ; également, A. Hudson, « Piers Plowman and the Peasant’s Revoit : A Problem Revisited », Yearbook of Langland Studies, 8 (1994), p. 85-106.
46 P. Maddern, Violence and Social Order. East Anglia, 1422-1442, Oxford, 1992.
47 J. Krynen, L’empire du roi. Idées et croyances politiques en France XIIIe-XVe siècle, Paris, 1993.
48 Voir V. J. Scattergood et J. W. Sherborne, English Court Culture in the Later Middle Ages, London, 1983.
49 A. Hudson, The Premature Reformation, Oxford, 1988.
50 W. R. Thomson, The Latin Writings of John Wyclif, Toronto, 1983.
51 G. Leff, Paris and Oxford Universities in the Thirteenth and Fourteenth Centuries. An Institutional and Intellectual History, Oxford, 1968.
52 W. Courtenay, Schools and Scholars in Fourteenth-Century England, Princeton, 1987.
53 J.-F. Genest, Prédétermination et liberté créée à Oxford au XIVe siècle, Paris, 1992.
54 Id., « Le répertoire informatisé provisoire de l’Université de Paris », Histoire et Informatique. Bases de données, recherche documentaire multimédia, M. Cocaud éd., Rennes, 1995, p. 109-126 ; Id., « A Provisional Computerized Prosopographical Register of the Medieval University of Paris », Computing Techniques and the History of Universities, P. Denley éd., Sainte-Catherine, 1996, p. 1-14.
55 E. Perroy, L’Angleterre et le Grand Schisme d’Occident. Etude sur la politique religieuse de l’Angleterre sous Richard II (1378-1399), Paris, 1933. Le sujet a depuis été repris et développé par Margaret Harvey.
56 J. Coleman, Medieval Writers and their Readers, Londres, 1979.
57 R. H. Robbins, Historical Poems of the XIVth and XVth Centuries, New York, 1959.
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