Rosmini et Gioberti, lecteurs de Spinoza
Considérations en marge d’une polémique
p. 363-374
Texte intégral
1La polémique entre Antonio Rosmini (1797-1855)1 et Vincenzo Gioberti (1801-1850)2, née dans les décennies qui précèdent la difficile Unité italienne, relève du conflit profond et implacable entre deux conceptions philosophiques qui ont été définies, ajuste titre, « parallèles dans leur intentionnalité théorétique3 ». Fondé, en substance, sur l’accusation réciproque de panthéisme, ce débat s’est révélé très complexe, se nourrissant des exigences de renouveau civil, politique et religieux de ces années instables et mouvementées.
2Rosmini et Gioberti étaient l’un et l’autre des théologiens, des hommes d’Eglise formés par de vastes lectures philosophiques et littéraires, à la fois reconnaissants et contraires au criticisme kantien, inspirés par Platon, saint Augustin et Malebranche. Visiblement polémiques envers les développements de la pensée moderne (aussi bien « sensualiste » que « rationaliste ») et ses conséquences « nullistes », ils étaient convaincus que le Risorgimento civil et politique italien devait obligatoirement passer par un profond renouveau philosophique. Tous les deux, enfin, estimaient que la philosophie et la religion étaient inséparables, en raison de l’identité de leurs principes (Gioberti) ou de la réciprocité de leur fonction auxiliaire (Rosmini).
3Ils s’opposèrent radicalement sur le « commencement » de la philosophie, à savoir sur la solution à donner à leur commune exigence d’un fondement objectif de la pensée contre le subjectivisme diffus. Le débat a comme fil conducteur la clarification de ce début ou fondement, et cite le panthéisme comme l’une des pires conséquences d’une philosophie détériorée par de mauvais principes : la « seule erreur », d’après Gioberti, la « synthèse de toutes les erreurs », d’après Rosmini. Spinoza s’introduit en marge de cette polémique, emblème de cette erreur, donc encore une fois prisonnier du cliché d’athée et de matérialiste, qui persiste tout au long de la culture philosophique italienne de l’époque : Gioberti le définira « parfait athée » dans l’une des pages les plus passionnées de son œuvre ; le jugement de Rosmini sera plus froid et détaché, tout en condamnant durement, à son tour, le système spinozien, comme né d’une « confusion » originaire.
DEUX SYSTÈMES FACE À FACE
4Dans l’orientation philosophique de Rosmini, on distingue un aspect construens, intentionnel, nettement platonicien, inspiré également du rationalisme moderne, et un aspect destruens, polémique, essentiellement antisensualiste. Rosmini ne cessa jamais de combattre les nouvelles tendances philosophiques « sensualistes » qui, localisant les origines de la connaissance dans les sensations, la privent de ses caractéristiques structurales d’unité, de nécessité et totalité. Le fondement de la connaissance requiert la reconnaissance de la présence, dans notre esprit, d’un caractère formel que Rosmini nomme « type général de la vérité4 », et qu’il identifie avec l’« idée de l’être » : « L’homme ne peut penser à rien sans l’idée de l’être », c’est comme l’« ossature commune » de tous les contenus des idées « sans laquelle toute autre idée et pensée est impossible pour nous ». Toutes les idées particulières sont des « modalités » de l’idée tout indéterminée de l’être, et elles sont toutes « acquises ». L’idée de l’être, une, objective, universelle, immuable et éternelle, est l’idée de la pure possibilité : « Elle ne présente que la simple possibilité5. » Son « indétermination absolue » est garantie par sa nature objective et donnée. Simplement, « elle se manifeste » et « se fait connaître ». La vérité n’est donc pas le résultat des activités mentales mais elle transcende l’esprit et lui donne sa forme.
5L’autre élément essentiel de la théorie de la connaissance rosminienne est le « sentiment fondamental » : « L’idée de l’être et le sentiment sont les deux éléments primordiaux de tout le savoir humain6. » L’idée de l’être structure notre savoir dans sa nécessité et dans son unité, mais le « réel fini nous est fourni par le sentiment ». Celui-ci n’est pas une connotation psychologique particulière, mais un fait, une expérience qui n’est pas passible de définition, qui constitue notre tissu même, celui des choses et du réel, et qui représente la note distinctive de notre limite, du fait que nous sommes aussi un corps7.
6Gioberti, ainsi que Rosmini, veut garantir la philosophie de l’arbitraire et du subjectivisme. Toutefois, il n’est pas guidé par la même intention de « réformer », en conciliant les courants de la pensée moderne, mais plutôt par une exigence radicale de refonte, à travers l’élimination drastique des « germes corrupteurs » de la vraie philosophie, qui ont leur source dans le subjectivisme de Descartes, corrupteur de toute la pensée moderne, responsable de la perte de Dieu et de l’effondrement de la connaissance8. C’est donc un engagement moral prioritaire que de déraciner le subjectivisme surtout là où il se cache habilement, et que d’ancrer la philosophie (notamment l’ontologie) à un élément objectif, à savoir à un élément qui ne soit pas seulement principe d’intelligibilité, mais aussi de réalité. La doctrine rosminienne de l’idée — aimée par Gioberti dans sa jeunesse et devenue la pensée dominante dans la culture italienne — ne satisfait pas pleinement cette exigence impérieuse et, sans que son auteur s’en aperçoive, elle reste substantiellement prisonnière du subjectivisme cartésien et de ses conséquences funestes.
7Gioberti synthétise l’opposition entre sa pensée et celle qui trouve son origine chez Descartes par les termes « ontologisme » et « psychologisme ». Le « psychologisme » est le système qui, en dépit des apparences a priori, part d’une donnée sensible (même s’il s’agit d’un sensible intérieur), des « modifications sensibles de l’âme », et prétend en déduire l’intelligible9. Il résulte d’un mouvement de la pensée contraire à celui requis par la philosophie, qui est, en revanche, « ontologique » : l’ « ontologisme » est la « contemplation » de l’Idée, notamment de l’objet simple et unique qui a à la fois le caractère de l’objectivité et de l’universalité, qui est source de toute réalité et de toute connaissance10. L’Idée n’est pas objet de démonstration, elle a le caractère de l’évidence et est perçue immédiatement par l’intuition11. Elle est en réalité un jugement, exprimable par une formule synthétique, la Formola ideale : « L’être crée l’existant12. » Les trois termes indivisibles qui la constituent synthétisent le principe de toute réalité et de toute intellection : l’Etre ou Dieu, le « vrai absolu et éternel » (l’Être nécessaire) ; l’existence, c’est-à-dire le fini (le contingent) dans son lien indivisible avec l’Être ; et enfin le lien même entre ces deux « entités substantielles », voire l’acte de la création, libre et volontaire. La Formola renferme aussi le « lien primordial de la raison et de la religion révélée », n’étant rien d’autre que le principe de la création réduite à un axiome13. En la reconnaissant, l’esprit est « simple spectateur » (témoin et auditeur) : l’être se révèle à lui comme lieu où « idéalité et existence s’identifient ensemble14 ». Mais l’intuition toute seule ne suffit pas à produire la science : elle a besoin de la réflexion qui la « délimite » et la revêt du « sensible », fixant et éclaircissant le jugement final que l’intuition perçoit de façon vague et confuse. L’acte de la réflexion, qui produit la science, est donc un acte d’« abstraction » par rapport au caractère concret de l’appréhension intuitive. A travers le langage, son instrument sensible, la réflexion traduit et reformule le caractère concret originaire, dans des idées particulières et abstraites.
8On comprend alors pourquoi Gioberti a considéré l’idée rosminienne de l’être indéterminé ou possible comme simplement « psychologique » et incapable de fonder la métaphysique (et tous les autres savoirs). Elle appartient à ce dernier type d’idées, c’est une abstraction, un produit de l’acte réfléchi : « La possibilité suppose la réalité, ni plus, ni moins que la réflexion ne suppose l’intuition. » L’« objectivité » de l’Être idéal, que Rosmini considérait comme garantie par sa nature indéterminée, demeure, au contraire, vague, incertaine et inapte à fonder le savoir.
9Le caractère exclusivement mental ou « psychologique » de l’idée engendre l’ « erreur capitale » du système rosminien : la séparation, dans les sciences, de 1’ « idéal » ou intelligible et du « réel » ou sensible, et l’impossibilité de donner une justification rationnelle à l’existence. À cette « erreur capitale », Gioberti oppose l’identité de l’ordre de la connaissance et de l’être. Il parle, plus précisément, de « simultanéité et de compénétration réelle et mentale de l’Être et de l’existant » : « Tout concept est une chose et toute chose est un concept15. » La Formola ideale implique l’identification de l’ordo rerum et de l’ordo idearum. D’autres conséquences périlleuses se sont impliquées dans l’approche « analytique » de la pensée rosminienne : ne faisant pas de Dieu l’objet immédiat de notre intuition, Rosmini le définit comme une « idée abstraite » et le subordonne donc à la démonstration. Mais ainsi, la philosophie perd de vue l’intimité primordiale et constitutive que l’homme a avec l’Être (le créateur), ouvrant le chemin au doute : l’athéisme entache le système « psychologiste ».
10Mais c’est à l’assimilation que Gioberti fait du « psychologisme » et du panthéisme qu’il faut s’arrêter maintenant : c’est justement en tant que « psychologiste » que Rosmini est tombé dans une erreur semblable à celle de Spinoza l’athée. Gioberti est très conscient de la gravité de cette accusation « à un homme catholique, très pieux et d’une dignité sacerdotale16 ». D’ailleurs, on peut en comprendre le poids si l’on pense que le concile Vatican I, convoqué par Pie IX le 8 décembre 1869, condamnera le panthéisme : « Si quelqu’un affirme que Dieu est l’être universel ou indéfini qui, en se déterminant, constitue l’universalité des choses distinctes en genres, en espèces et individus, qu’il soit excommunié. » De leur côté, les rosminiens n’auront aucune difficulté ni scrupule à adresser la même critique à Gioberti, en l’obligeant à se défendre de façon extrême, mais pas toujours convaincante.
GIOBERTI. LE PANTHÉISME COMME HÉTÉRODOXIE : SPINOZA EMBLÉMATIQUE
11En reconstruisant son itinéraire spirituel, Gioberti reconnaît avoir subi la fascination du panthéisme. Il admet être devenu « panthéiste sans s’en rendre compte », après qu’il eut commencé sa recherche de l’idée « abstraite » de l’être. Mais c’est l’impossibilité de concilier ses réflexions avec la vérité chrétienne qui lui a ouvert les yeux. Une fois illuminé par la Formola, Gioberti a déterminé, dans le panthéisme, la somme de toutes les erreurs et lui a attribué un rôle pleinement antagoniste par rapport à l’orthodoxie philosophico-religieuse17.
12Polyédrique et mimétique, le panthéisme, « est l’âme, la moelle, l’essence de l’hérésie aussi bien philosophique que religieuse », « l’hérésie mère qui a engendré toutes les autres18 ». C’est pourquoi la première intention de Gioberti est de démystifier sa religiosité présumée : « Le panthéisme annule en effet le concept de Dieu, bien qu’apparemment il l’exagère ; il en accroît l’extension et l’importance, d’où le panthéisme rigoureux est nécessairement athée. C’est ce que l’on constate également chez Baruch Spinoza qui est le plus rigide des panthéistes modernes et peut-être de tous les temps19. » Les panthéistes peuvent remplir leurs pages de Dieu, mais pour eux Dieu sera toujours une parole vide, tel que l’est le langage de Spinoza : nature divine, amor Dei, liberté, béatitude sont les termes avec lesquels Spinoza « veut vous rouler », écrit Gioberti à Michele Tarditi, disciple de Rosmini. Spinoza a partagé l’emploi impropre du terme Dieu avec Hobbes, Vanini et beaucoup d’autres « athées » ou « mauvais théistes » et il a donné à Dieu les mêmes propriétés que d’Holbach a attribuées au monde : « Celui qui doute que ce philosophe soit un parfait athée montre n’avoir jamais lu ni compris ses écrits. » Les idéalistes allemands, en l’exaltant comme l’homme qui « a compris Dieu parfaitement », cherchent en réalité un alibi à leur propre athéisme20.
13Gioberti réserve quelques pages enflammées à Spinoza, cependant riches en points de repère textuels qui témoignent d’une lecture très soignée des textes et d’une admiration ouverte. Théorétiquement, Spinoza est l’un des représentants les plus intelligents et les plus conséquents de la « fatale » réapparition du panthéisme dans l’histoire de la pensée. Du point de vue historique, c’est celui qui a génialement explicité les « germes » du panthéisme impliqués dans l’œuvre confuse et médiocre de Descartes21. L’essence de l’erreur de Spinoza, ainsi que de toute forme de panthéisme, réside dans le remplacement de l’intuition de Dieu par la pensée « abstraite » (la réflexion) et, donc, dans l’invention d’un système qui artificiellement « remonte de l’abstraction intellective à un concret-rationnel22 ». La forme géométrique de l’Ethica ne doit pas nous induire en erreur, parce qu’en elle le mouvement de la pensée est seulement en apparence ontologique : en réalité, celui-ci va de l’a posteriori des idées réfléchies (axiomes et propositions abstraites) à l’a priori de la nature divine. Spinoza est arrivé au panthéisme pour avoir persévéré dans le chemin psychologique ouvert par Descartes, en développant d’une manière extrêmement cohérente le sens du je pense cartésien : « Ma pensée, c’est l’Etre23. » C’est par la force emblématique qui lui dérive du génie de son auteur que le spinozisme incarne l’erreur qui est à l’origine de tout panthéisme : en dépit de ses apparences subjectives, il remplace le chemin a priori par le chemin a posteriori, la synthèse par l’analyse, et Dieu par le monde.
14Ce remplacement, voire ce péché radical qui marque les époques de la plus ruineuse décadence de l’histoire humaine, entrave la compréhension du rapport entre l’Être et l’existant dans ses vrais termes qui sont d’effective production, c’est-à-dire de libre création, ayant pour conséquence de nier, sur le plan ontologique, la contingence et, sur le plan moral, le libre arbitre. En effet, la voie a posteriori permet de reconnaître seulement une causalité émanatrice, parce qu’elle part d’une « donnée » existante (bien que cette donnée soit un « sensible intérieur »). Dans ce mouvement de pensée, on peut penser le rapport causal entre l’Être et l’existant seulement dans un lien d’implication24. Gioberti reconnaît à Spinoza le mérite d’avoir été, dans le développement de cette implication, « plus téméraire et plus conséquent » que les modernes idéalistes (panthéistes) allemands, pour avoir attribué à la substance unique non seulement la pensée, mais aussi l’extension, notamment pour avoir eu l’audace de reconnaître qu’en relation avec l’absolu, l’extension a le même statut ontologique que la pensée. Dans l’optique du panthéisme, qui est celle d’« identifier les propriétés de l’Être avec celles de l’existant », Spinoza a fait quelque chose de complètement « raisonnable », puisque la pensée et l’extension sont des « sensibles », même si l’une est intérieure et l’autre extérieure25. Mais cet audacieux caractère de conséquence a « infecté de matérialisme » tout son système : « Le parallélisme établi entre la pensée et l’extension, comme attributs de Dieu, n’a pas d’autre interprétation possible », écrit Gioberti26. La cohérence spinozienne débouche sur une erreur monstrueuse, sur un système que Gioberti n’hésite pas à définir « répugnant », aux « conclusions écœurantes », dont l’athéisme, le fatalisme et le matérialisme empêchent le déploiement d’une vie morale authentique. Le spinozisme, pensée douteuse déguisée sous des apparences dogmatiques, est l’expression la plus cohérente et la plus aberrante de l’attitude qui réunit les « psychologistes ». Le doute cartésien, les premières énonciations de l’Ethica de Spinoza et l’idée d’être rosminienne s’équivalent : ils font de Dieu un objet de réflexion, et de l’homme un athée jusqu’au moment où il est parvenu à cette réflexion.
15D’autre part, le rôle de garantie que Gioberti attribue à la Formola (elle « tranche le panthéisme à ses racines27 ») n’apparaissait pas dépourvu d’ambiguïté : l’intimité de l’esprit avec l’Être et de l’Être avec l’esprit, qui, selon Gioberti, sauve la philosophie du doute, impliquait l’assimilation de la connaissance rationnelle à la connaissance divine28. Toutefois Gioberti fait vivre cette assimilation avec l’affirmation que la Formola renferme à la fois le « mystère » et l’« évidence », parce que l’intuition qui la saisit n’est pas une connaissance géométrique, pleine et parfaite, mais « grossière » et « insuffisante29 ». Et il oppose cette double face de la Formola au rationalisme à outrance, au froid intellectualisme de tous les panthéismes, qui veut rationaliser l’élément obscur, le sur-intelligible des choses (l’essence), et finit donc par se révéler comme une vue étroite et partielle de la réalité30. A ce difficile équilibre théorétique, il faut ajouter un autre élément d’ambiguïté de la philosophie de la Formola. Pour expliquer l’action causale ou créatrice de l’Ente, en tant que création continue, Gioberti en vient à manipuler un terme qui, dans la doctrine traditionnelle de la création continue, avait toujours été évité : l’Être crée les substances secondes et les conserve dans le temps « avec l’immanence de l’action causale31 ».
ROSMINI. LE PANTHÉISME COMME PENSÉE « PRIMITIVE » : SPINOZA NATURALISTE
16Il n’est pas difficile de percevoir comment, malgré la condamnation absolue et radicale du panthéisme, Gioberti n’a pas réussi à empêcher de forts soupçons de panthéisme envers son système. La fonction de l’intuition, la conception de la connaissance élevée à la connaissance de Dieu, la simultanéité d’idéal et de réel, et l’immanence de la causalité divine laissaient un ample espace à ces soupçons. Rosmini dénonce tous ceux-ci, dans ses Lezioni sul panteismo, comme des erreurs dues à « ce système erroné et monstrueux dont on parle plus que jamais aujourd’hui [...], qui confond toutes les choses avec Dieu et Dieu avec toutes les choses, l’erreur de la confusion, l’erreur éminemment synthétique ou plutôt la synthèse de toutes les erreurs32 ». Le panthéisme est à ses yeux l’erreur de la philosophie « synthétique ». Rosmini a donc un jugement opposé à celui de son adversaire qui y lit un excès d’intellectualisme (d’« analyse » et de « réflexion ») ; il le considère, au contraire, comme la manifestation d’une pensée grossière, primitive, pas encore affinée par l’exercice d’analyse33.
17De même que Hegel, Gioberti a confondu « l’idéalité nécessaire et absolue avec la réalité contingente34 ». Malgré l’effort tout verbal de condamnation du panthéisme, Gioberti identifie la substance de Dieu et des créatures, et son concept de création signifie seulement changement. L’idée giobertienne de création est « contrefaite ». Gioberti peut faire passer sa Formola comme une affirmation de la création, mais il ne réussit pas à éviter les pièges du panthéisme : il appartient au système panthéiste de prétendre que la réalité finie des choses (la matière créée elle-même) est en Dieu et se connaît en lui, et c’est une ébauche de panthéisme que de dire que les choses réelles se connaissent par un simple concept et non pas par un jugement où les deux éléments de l’idéal et du réel sont distincts35. La simultanéité de l’ordre idéal (mental) et réel (hors de l’esprit) est donc le même concept que l’on trouve chez Spinoza et chez tous les panthéistes. Gioberti reprend Spinoza avec des contradictions majeures et un langage différent, et il en propose de nouveau la dernière prétention : que « la raison de l’homme est la raison de Dieu ».
18A la présomption de cette idée, posant l’homme sur un plan qui n’est pas le sien, Rosmini oppose avec force sa thèse de l’indétermination de l’idée, originaire et structurante, de l’être, pour en confirmer la signification dernière : la sauvegarde de ce qui disparaît dans l’identification de l’ordre idéal et de l’ordre réel, c’est-à-dire de l’altérité radicale de notre condition finie à l’égard de l’Être. En effet, l’indétermination n’est pas une caractéristique intrinsèque de l’Être. Elle n’indique pas une carence dans l’Être lui-même, mais elle est l’effet de notre limite et indique que nous ne sommes pas l’Être : nous le possédons seulement « initialement » ou « virtuellement ». L’affirmation giobertienne de l’Idée, en tant que fondement et règle de notre connaissance, devait paraître non seulement blasphématoire et arrogante à Rosmini, mais aussi ingénue : l’Être ne peut pas se révéler à l’esprit fini comme plénitude, mais seulement comme horizon de possibilité infinie. Confusion, ingénuité et arrogance : c’est là la substance de l’idée panthéiste selon Rosmini. Ainsi, à partir des années de jeunesse jusqu’à la Teosofia, sa dernière œuvre, Rosmini est « lucidement engagé à réfuter ce nœud de confusions qui unit à la racine, et donc dans leurs conséquences, le panthéisme et l’intuition de Dieu36 ».
19Si nous étendons notre attention sur la présence globale de Spinoza dans l’œuvre de Rosmini, au-delà de la polémique sur le panthéisme, nous trouvons qu’il apparaît bien plus avare que son adversaire quant aux références textuelles, et que ses considérations sont plus froides et mesurées, conformément à son caractère et à son style. Le fréquent recours aux manuels et aux histoires de la pensée témoigne aussi d’une lecture indirecte et très lointaine de la lecture passionnée de Gioberti, dans l’édition Paulus. Il est significatif de l’attitude de Rosmini à l’égard du spinozisme que Spinoza n’apparaisse pas dans son célèbre petit ouvrage Breve schizzo dei sistemi di filosofia moderna e del proprio sistema (adopté de longues années durant dans les lycées italiens) où il se confronte avec Malebranche, Kant, Locke, Hume et Reid sur le thème de l’origine des idées. Dans les rares pages éparses de toute son œuvre, où Rosmini se réfère au spinozisme, il le fait surtout par rapport à la problématique juridique et morale, en le condamnant comme « naturalisme » : l’ordre moral y est confondu avec l’ordre naturel (physique), et le droit, conçu comme pure « activité » ou « expansion » physique, y apparaît donc nié37.
LA CONDAMNATION
20Le concile Vatican I ne condamna pas seulement le panthéisme, mais aussi l’« ontologisme », à savoir l’affirmation : Naturalis est homini cognitio Dei immediata et directa. Les accusant à la fois de « panthéisme et d’ontologisme », les condamnations ecclésiastiques rapprochèrent les systèmes de Rosmini et de Gioberti après la mort des deux auteurs, et condamnèrent, avec eux, les projets philosophiques les plus solides et significatifs nés en Italie de la confrontation avec la pensée moderne. Ce rapprochement (en réalité lié à des raisons plus ecclésiastiques que purement philosophiques) nous offre l’occasion de revenir sur ce que nous avons dit dans notre introduction : les systèmes de Rosmini et de Gioberti partaient d’instances semblables, auxquelles ils répondirent par des options théoriques différentes. Et si cette diversité a dicté des définitions différentes du panthéisme, l’affinité fondamentale en a motivé l’évaluation négative elle-même : tous les deux perçoivent, dans le panthéisme et chez Spinoza, une arrogance intellectuelle qui se manifeste par un excès de logique selon Gioberti, et par un verbalisme aussi ingénu qu’excessif selon Rosmini. Tous les deux, en effet, bien que de façon différente, veulent sauvegarder le « mystère » de l’Être en tant que partie intégrante de la philosophie elle-même, mystère que Spinoza, à leurs yeux, a en revanche prétendu effacer, en faisant adhérer la pensée à une réalité privée de son épaisseur, aplatie sur une mesurabilité géométrique. Tenant compte de ce singulier rapport de contraste et d’affinité, on peut comprendre la ressemblance des accusations réciproques et la véhémence qui les a soutenues. Celle-ci était nourrie par la défense de la même cause, qu’on peut résumer par les paroles que Gioberti adresse à Rosmini/ Spinoza : « Votre théorie ne satisfera jamais les vrais chrétiens38. »
Notes de bas de page
1 Né à Rovereto, dans le Tyrol italien, mort à Stresa, Rosmini fut un personnage de tout premier plan de la culture italienne. Ami de N. Tommaseo et A. Manzoni, ordonné prêtre à 24 ans, il fonda une congrégation religieuse en 1828, à Domodossola : l’institut de la Charité. Ses écrits embrassent aussi bien des essais de circonstance et de politique que de volumineux essais philosophiques. Sa pensée est étroitement liée aux polémiques philosophiques et théologiques, qui ont accompagné toute sa vie et suivi sa mort. Ses efforts de médiation entre la culture catholique et la pensée moderne lui ont occasionné l’opposition de la hiérarchie ecclésiastique : sous le pontificat de Léon XIII, la congrégation de l’Index condamna quarante propositions tirées (sans aucun scrupule philologique) de ses écrits, comme haud consona catholicœ veritati.
2 Vincenzo Gioberti, turinois, fut l’un des intellectuels les plus importants du Risorgimento et, comme Rosmini, l’un des chefs du catholicisme libéral. En 1833, il fut arrêté, puis exilé à la suite des mouvements libéraux. Il se rendit à Paris et, l’année suivante, à Bruxelles, où il enseigna la philosophie dans une institution privée, jusqu’en 1845. Il rentra enfin en Italie, où il inaugura une brève carrière d’homme d’État et connut un grand succès populaire ; mais de nouveau les événements politiques l’obligèrent à un exil volontaire à Paris, jusqu’à sa mort subite. Ses œuvres ont connu un succès immédiat et ont été l’objet de nombreuses discussions dans toute la péninsule.
3 P. P. Ottonello, La confutazione rosminiana del panteismo e dell’ ontologismo, dans AA.W., Rosmini pensatore europeo, publié par M. A. Raschini, Milan, Jaca Book, 1989, p. 91.
4 Nuovo Saggio sull’origine delle idee (Rome, 1828-1830), 3 vol. republiés par F. Orestano, Rome, Anonima Romana Editoriale, 1934 (vol. III, IV et V de l’Edizione nazionale délie opere edite ed inedite - EN-, vol. I, n. 230), abrégé par NS.
5 NS, n. 411, 395, 413, 1089 et 409.
6 Antropologia in servizio della scienza morale, publiée par C. Riva, Milan, Fratelli Bocca, 1954 (EN, vol. XXV), p. 39.
7 « On doit donc admettre le sentiment parmi les postulats et non pas parmi les choses capables de définition » (Antropologia..., cité p. 38 ; la traduction de toutes les citations est la nôtre). Notre faiblesse nous empêche de cueillir la plénitude de l’être : de la seule idée de l’ « être possible », si elle était parfaitement comprise, « naîtraient obligatoirement toutes les manières et les déterminations possibles des êtres réels », mais comme l’esprit ne conçoit pas parfaitement l’être possible, il a besoin de l’expérience pour saisir les déterminations de l’être (Teosofia, vol. IV, 1419).
8 G. Calò, en présentant l’Introduzione allo studio della filosofia, note que, pour Gioberti, Descartes reflète la superficialité de l’esprit français, dont on doit libérer la conscience italienne comme le territoire italien doit l’être de la domination autrichienne (Milan, Fratelli Bocca, 1939-1941, 2 vol. , Edizione nazionale delle opere, qu’on abrégera par le sigle O, vol. IV etV, p. lxi).
9 Introduzione, I, p. 55, t. II, c. 3, p. 62, p. 127. Dans une définition ultérieure du « psychologisme », Gioberti écrit : « On comprend, sous ce nom, tous les systèmes qui placent dans une chose créée le principe et le fondement de la connaissance » (Degli errorifilosofici di Antonio Rosmini, 1841-1844, éd. par U. Redanò. On l’appellera : Errori, 3 vol. , Milan, Fratelli Bocca, 1939, O, vol. VI-VIII, Lezione sesta, vol. II, p. 199).
10 Le psychologisme « a corrompu intrinsèquement l’action comme la pensée, la société comme la science ». La démocratie et les despotismes, dit Gioberti, le libéral, bien qu’apparemment contraires, « sont l’application d’un seul principe, c’est-à-dire du sensualisme et du psychologisme à la politique » (Introduzione, II, c. 3, p. 139-140).
11 L’intuition est un « acte mental très pur, infini, indéfini, qui embrasse pour ainsi dire un domaine immense, sans se fixer à un point déterminé ; il constitue le premier degré de la contemplation, et présente à la science ontologique, par l’objet où elle s’exerce, les principes avec lesquels elle veut se mouvoir, et la méthode qui doit la gouverner » (Introduzione, vol. II, c. 4, p. 131).
12 « J’appelle Formola idéale une proposition qui exprime l’idée de façon claire, simple et précise, par un jugement », qui est le seul acte dans lequel la pensée humaine peut se traduire (Introduzione, vol. II, c. 4, p. 143).
13 Lettera sulle dottrine filosofiche e politiche del signor De Lamennais (datée du 20 décembre 1840), Pagnerre, 1841, p. 27 et 23. « La philosophie est morte - écrit Gioberti, dans l’Introduzione - ou, pour mieux dire, la vraie philosophie ne vit plus ailleurs, si ce n’est dans la religion. » Mais celle-ci nous offre seulement les instruments à l’état brut de la philosophie, à savoir les principes et la méthode, que l’intelligence philosophique doit actualiser. Par conséquent, la restauration du savoir doit partir du rattachement à la tradition : « Pour instaurer donc les disciplines philosophiques, il faut rattacher le fil coupé de la tradition, refondre la science dans l’idée légitime et chrétienne, en reprenant le travail scientifique en accord avec cette dernière » (vol. II, c. 3, p. 142).
14 Introduzione, vol. II, c. 4, p. 171.
15 Gioberti peut affirmer ainsi que l’esprit humain « est, à chaque instant de sa vie intellective, spectateur direct et immédiat de la création » (Introduzione, II, c. 4, p. 188). Sur la position de Rosmini à ce propos, voir NS, 1432.
16 Errori, vol. II, Lettera Decima, p. 92.
17 « Dans le système le plus absurde » réside la « théorie la plus antique et la plus vive hors de la vraie orthodoxie » (Lettera su Lamennais, p. 17).
18 Ibid., p. 18.
19 Introduzione, vol. I, p. 105-106.
20 Degli errori, vol. I, Lettera Sesta, p. 198. La Nota 21 de l’Introduzione est consacrée à l’athéisme de Spinoza (vol. I, p. 225-226).
21 « [...] ni je ne puis croire Descartes, je ne dis pas moralement, mais intellectuellement capable de concevoir un système tel que celui de Spinoza qui, quelque absurde que ce soit, montre chez son inventeur une profondeur et une force d’esprit extraordinaires. Descartes, suprême mathématicien, médiocre physicien, philosophe incapable et homme très ambitieux, aurait peut-être osé professer le panthéisme de l’Etica par amour pour la gloire [...], mais il n’aurait jamais été capable de l’imaginer » (Introduzione, vol. II, Nota 49, p. 365).
22 Introduzione, vol. II, Nota 41, p. 367-368. Spinoza a remplacé « l’intuition concrète, rationnelle, directe et ontologique de l’Être réel et absolu par le concept abstrait, intellectif, réfléchi et psychologique de l’être possible et générique » (ibid., Nota 51, p. 367-368).
23 Introduzione, vol. II, c. 4, p. 250.
24 Ibid., p. 176-177 et 182.
25 Ibid, p. 259.
26 Ibid., p. 226.
27 Errori, vol. II, Lettera Decima, p. 91-93 et passim.
28 Introduzione, II, c. 4, p. 172.
29 Introduzione, vol. II, c. 4, p. 162-163.
30 Introduzione, vol. II, c. 4, p. 183-186. « Les philosophes transcendèrent et oublièrent le dogme de la création, beaucoup de philosophes modernes le négligèrent et, pour éviter l’écueil du mystère, finirent dans celui de l’absurde, c’est-à-dire dans le panthéisme » (ibid., p. 181). Sur la double face de la Formola, voir aussi Lettera su Lamennais, cit., p. 12-13.
31 Introduzione, vol. II, c. 4, p. 185.
32 Vincenzo Gioberti e il panteismo. Saggio di lezioni filosofiche (que l’on appellera Lezioni), publié dans l’EN, par R. Orecchia, vol. XLI, Lezione VII, p. 84-85.
33 La synthèse non précédée de l’analyse est cet « état d’ignorance, de grossièreté, de confusion dans lequel se trouvent les esprits aux débuts des nations » (ibid., Lezione X, p. 119).
34 Ibid, Lezione VII, p. 95.
35 Ibid., Lezione VIII, p. 100-102 et passim.
36 Ottonello, art. cit., p. 93.
37 Voir Storia comparativa e critica dei sistemi intorno al principio della morale (lre éd., Milan, 1837) et Filosofia del diritto (Milan, 1841-1843). Rosmini pense que la moralité est enracinée dans la nature même de l’Être (qui est à la fois idéal, réel et moral) et que le droit n’est pas détaché du domaine moral, coïncidant essentiellement avec le fondement moral de la liberté et du bonheur d’une personne.
38 Lettera su Lamennais, cit., p. 17.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Spinoza au XIXe siècle
Actes des journées d’études organisées à la Sorbonne (9 et 16 mars, 23 et 30 novembre 1997)
André Tosel, Pierre-François Moreau et Jean Salem (dir.)
2008
Spinoza transalpin
Les interprétations actuelles en Italie
Chantal Jaquet et Pierre-François Moreau (dir.)
2012
Adam, la nature humaine, avant et après
Epistémologie de la Chute
Irène Rosier-Catach et Gianluca Briguglia (dir.)
2016
La pensée comme expérience
Esthétique et déconstruction
Marc Jimenez et Vangelis Athanassopoulos (dir.)
2016