Conclusion
p. 393-398
Texte intégral
1En se réunissant au mois de muḥarram 1366/novembre 1946 pour signer l’inventaire de la maison marchande fondée par leur père, les enfants de ‘Abd al-Raḥmān Bā Nāja assumaient la responsabilité de maintenir l’activité d’une des plus vieilles maisons marchandes du Hedjaz. La charge était d’autant plus lourde que la maison avait aussi été l’une des plus prospères et des plus réputées de la mer Rouge jusqu’au début du xxe siècle. Le roi ‘Abd al-‘Azīz lui-même prenait encore soin de réserver aux héritiers de ‘Abd al-Raḥmān Bā Nāja une place d’honneur dans les institutions du royaume et les réceptions royales. À la différence de la génération familiale précédente pourtant, Muḥammad Ṣāliḥ, Muḥammad Sa‘īd et leurs sœurs ne faisaient plus partie de cette clique de grands marchands hadramis aux horizons mondialisés, qui avaient fait la richesse de Djedda et que les pouvoirs politiques successifs avaient dû rallier pour se maintenir au Hedjaz.
2Cette clique négociante n’existait plus. Du moins n’avait-elle plus la cohésion qui caractérisait le groupe des grandes familles marchandes hadramies de Djedda au xixe siècle. Le groupe des tujjār avait été profondément renouvelé à l’occasion de la crise profonde de l’économie dans la péninsule Arabique marquée par la réorientation des flux du commerce et l’apparition de nouvelles activités portées par les ressources tirées de l’exploitation croissante des hydrocarbures. Les institutions communautaires, corporatives, municipales, et le pouvoir politique qu’elles exerçaient dans la cité portuaire avaient été progressivement réduits dans le nouvel État saoudien.
3Faut-il y voir un signe de cette cohésion perdue ? Alors que leur grand-père Yūsuf, leurs oncles Muḥammad et ‘Abd Allāh, et leur père ‘Abd al-Raḥmān tenaient à la présence de témoins représentant le cercle d’alliés de la famille pour attester des principaux actes de la maison marchande, y compris pour une procédure aussi privée que l’inventaire des biens immobiliers de ‘Abd Allāh en Égypte vingt ans auparavant, les enfants de ‘Abd al-Raḥmān restèrent entre eux pour établir les comptes de la maison en 1946. Ils n’associèrent à leur démarche que la branche des Karāma Bā Nāja.
4La présence continue des Bā Nāja au sein de l’élite marchande djeddawie depuis 1850 et son effacement progressif à partir des années 1930 constituent une manière renouvelée de parcourir l’histoire habituellement retenue pour la péninsule Arabique et fondée sur la succession des règnes, l’établissement du royaume saoudien et l’exploitation du pétrole. Les activités de Yūsuf Bā Nāja, de ses descendants et de leurs partenaires entre 1850 et 1950 dévoilent des continuités et des ruptures auxquelles l’histoire contemporaine de la région a prêté peu d’attention.
5L’histoire des grandes familles marchandes hadramies de Djedda vient affiner et compléter la chronologie encore très politique de la péninsule Arabique à l’époque contemporaine. Elle replace le Hedjaz puis l’Arabie Saoudite dans un horizon large : celui de la mer Rouge et de l’océan Indien. Elle fait une place à l’histoire économique du Hedjaz et de son environnement régional depuis le xixe siècle. Au xixe siècle, les activités de ces négociants permettent par exemple de réévaluer l’impact du canal de Suez sur les exportations et les importations de Djedda. Avec l’inscription du port et des marchands dans la mondialisation et le rythme imposé par les cycles économiques mondiaux, ces activités soulignent aussi l’importance continue de la voile et le dynamisme des petits échanges à côté des échanges internationaux massifs portés par les navires à vapeur. Au xxe siècle, l’évolution des réseaux d’échanges des grands négociants remet en cause l’explication des bouleversements de la société et de l’économie régionale à partir des années 1940 par la seule exploitation pétrolière, dont l’impact fut tardif et surtout accompagné par une réorientation générale des échanges marchands.
DE L’EMPIRE OTTOMAN À L’ARABIE SAOUDITE, 1850-1950
6Les parcours de familles marchandes de Djedda comme les Bā Nāja entre Istanbul, Le Caire et la mer Rouge constituent une entrée remarquable dans l’histoire du Hedjaz, élargie géographiquement à l’histoire de la région et chronologiquement à l’histoire de la province ottomane jusqu’à son intégration dans le royaume saoudien. L’insertion réussie des négociants dans le cadre ottoman et leurs relations avec l’Inde et l’Indonésie, leur participation aux mouvements de marchandises, d’hommes et d’idées dont ils furent de grands organisateurs entre Suez et Calcutta firent du réseau des négociants de Djedda une ouverture de l’Empire ottoman sur l’océan Indien. Les échanges commerciaux et, plus globalement, la participation des Hadramis de Djedda aux mouvements des produits et des informations entre ces deux espaces, que ne résument pas le mouvement du pèlerinage et la mobilité des savants religieux, soulignent l’ampleur et le dynamisme de connexions rarement étudiées entre la Méditerranée et l’océan Indien, dans lesquelles la péninsule Arabique a longtemps joué le rôle de plaque tournante.
7La grande époque des Bā Nāja fut d’abord celle de grands marchands ottomans qui surent profiter de la position tout à la fois éminente et marginale du Hedjaz au sein des domaines bien gardés du sultan d’Istanbul. Les contestations qu’ils rejoignirent ou qu’ils menèrent, leur participation à l’administration locale, les contrats qui les liaient aux fonctionnaires et à l’appareil administratif de l’Empire, et les connexions dont ils pouvaient se prévaloir à Istanbul révèlent l’adaptation des marchands « estimés » au cadre impérial ottoman, ainsi que l’adaptation mutuelle de la capitale et de sa marche la plus précieuse. Aux confins de l’Empire, sur la zone de contact avec les royaumes africains et yéménite, les émirats du Najd, les empires omanais, moghol puis les empires coloniaux européens, le Hedjaz devait à la présence des Lieux saints comme à son éloignement d’Istanbul une attention particulière de la part du sultan et de la Porte. Il en retirait de remarquables privilèges, bénéficiant des largesses impériales et d’exemptions, pour les impôts comme pour la conscription et le commerce des esclaves. L’administration de la province, quoique légère et régulièrement remaniée, n’en fit pas moins preuve à Djedda d’un volontarisme urbanistique qui coïncidait parfaitement avec l’intérêt des négociants et les logiques de la notabilité. Les administrateurs surent associer ces notables à la gestion du port et de la cité, et obtenir leur soutien politique et financier, comme le fit le jeune pouvoir saoudien plus tard. Les fonctionnaires ottomans et les émirs de La Mecque les plus habiles, ou les plus âpres au gain, purent aussi participer aux bénéfices des négociants. La position sociale et le poids politique que conservèrent les grandes familles marchandes de Djedda jusqu’aux années 1930 manifestèrent à cet égard la solidité de l’héritage ottoman dans la structure politique et sociale du Hedjaz.
8Cette histoire vue de la périphérie et par les marchands rappelle le caractère indépassable des fonds d’archives stambouliotes sur lesquels peut s’appuyer l’histoire d’une province arabe jusqu’au début du xxe siècle. Qu’il s’agisse de l’évolution du pèlerinage, des mouvements intellectuels et religieux polarisés par La Mecque et Médine, ou des relations économiques de l’Empire ottoman avec l’océan Indien dont les Bā Nāja furent des acteurs remarquables et remarqués, la correspondance entre la Sublime Porte et l’administration (parfois les notables directement) du vilayet du Hedjaz éclaire l’intensité des liens qui rattachaient l’extrémité méridionale de l’Empire à son centre.
9L’intégration de ces tujjār au groupe des notables urbains ne passa ni par l’acquisition de fermes fiscales et l’appropriation de domaines fonciers, ni par les alliances avec les groupes de militaires et de hauts fonctionnaires ottomans. Leur participation aux organes du pouvoir se limita aux institutions locales : la municipalité, la corporation des grands marchands, le tribunal de commerce et, parfois, les conseils provinciaux. Les spécificités de la province hedjazie, peu agricole, exemptée d’une grande partie des impôts et réintégrée tardivement à l’Empire, à l’époque des Tanzimat, expliquaient en grande partie les différences entre les notables de Djedda et leurs homologues syriens et égyptiens à la même époque. Elles s’expliquaient aussi par le profil essentiellement marchand et urbain de ces notables.
UNE HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET FAMILIALE, 1850-1950
10En 1946, les activités de la maison marchande dans l’océan Indien, en mer Rouge et en Égypte témoignaient toujours des dimensions larges et de la solidité qui avaient distingué le réseau négociant des Hadramis de Djedda depuis l’époque ottomane. La maison marchande avait été l’organisation fondamentale de ces stratégies économiques et familiales qui permettaient le négoce international. En assurant la régularité des transactions, la maison marchande associait aux capitaux et au patrimoine de la branche familiale des partenaires choisis avec précaution au sein de la famille, de la communauté hadramie, du groupe des négociants présents ou représentés à Djedda. La présence des Bā Zar‘ a, des Bā Ġaffār, des Bā ‘Išin et des Bā Junayd, comme celle des Zaynal et des ‘Alī Riḍā dans les comptes en 1946 montraient l’héritage de l’ancrage de la maison familiale dans ces trois cercles. Des liens de crédit mutuel continuaient à relier les partenaires, à faciliter la mobilisation de capitaux et à entretenir des rapports de confiance. Ces échanges toujours actifs ne constituaient cependant plus les grandes affaires qui permettaient à d’autres familles hadramies de s’enrichir et d’édifier, à leur tour, de puissantes maisons. Les grands négociants ne pouvaient plus se prévaloir du monopole qu’ils avaient autrefois exercé sur l’accès aux marchés locaux et régionaux. Le réseau marchand des descendants de Yūsuf Bā Nāja restait en grande partie celui qu’ils avaient hérité du xixe siècle, tandis que la demande et l’offre qui constituaient les marchés avaient changé.
11En recentrant leurs affaires sur le développement de l’Arabie Saoudite, sur l’importation de produits américains, européens et japonais, sur la construction et les activités financières, les Bin Zaqr, les Buqšān, les Bin Maḥfūẓ, les Bā Ḫašab et d’autres avaient au contraire pris acte de la fin du monde qui s’était constitué à l’époque ottomane et dans lequel le port de Djedda avait été l’une des grandes plaques tournantes. L’économie n’avait pas cessé d’être une économie marchande, mais l’exercice de monopoles, qui restait le moteur de l’enrichissement, passait par de nouveaux produits et donc de nouveaux partenaires, par de nouveaux liens avec le pouvoir politique, par de nouveaux réseaux.
12À la différence de la notion de diaspora, longtemps retenue pour décrire l’émigration hadramie dans l’océan Indien et son organisation en communautés ethniques, ce livre a décrit des réseaux de marchands dans lesquels l’identité hadramie n’était pas le principe le plus important. L’étude de ces réseaux met en valeur les circulations économiques auxquelles participaient les négociants hadramis du port de La Mecque, et les stratégies qui leur permettaient de surmonter les nombreux problèmes soulevés par des échanges internationaux. La durée des relations, la confiance, le développement de mécanismes d’assurance mutuelle et d’institutions adéquates, et parfois des logiques plus sociales que proprement économiques semblent, d’après les sources utilisées, plus déterminantes que l’origine ethnique dans le choix des partenaires1. À la fin des années 1940 comme au début des années 1850, les liens des affaires, de la correspondance et du crédit inscrivaient ces marchands dans un horizon régional où les partenaires hadramis étaient associés à des partenaires arabes, indiens et européens.
13Loin de s’y opposer, cet horizon régional était lui-même fondé sur l’inscription locale forte des grandes familles négociantes hadramies, sur leur souci de construire des cercles d’alliés dans le cadre de la société djeddawie et de participer aux logiques de compétition, aux politiques édilitaires et aux traductions architecturales qui fabriquaient l’ordre urbain de la cité portuaire. Plus tard, ce souci se retrouve dans la « saoudisation » des négociants et entrepreneurs du Hedjaz à partir des années 1930, lorsque les crises économiques et politiques du royaume favorisèrent l’adoption rapide quoique troublée du cadre national. Il permit à l’Arabie Saoudite et à son économie marchande de rester ouverte à une migration composée de modestes travailleurs et de grands négociants, comme les Bā Ḫašab et les Bā Šanfar, au moment où les pays d’immigration traditionnelle des Hadramis en Asie et en Afrique leur étaient de plus en plus fermés.
14Un tel ancrage allait de soi pour les plus vieilles familles. Leurs membres se succédaient dans les institutions locales, quel que fût le pouvoir qui leur était réellement accordé. Parmi les enfants de ‘Abd al-Raḥmān qui signèrent l’état des comptes de la « maison marchande fondée sous le nom ‘Abd al-Raḥmān Yūsuf Bā Nāja à Djedda au Hedjaz », Muḥammad Ṣāliḥ avait fait partie des conférences réunies pendant les troubles économiques et politiques du Hedjaz dans les années 1930. Il y avait participé aux côtés de l’affranchi de son oncle : le talentueux Sufyān. ‘Umar ‘Abd al-Qādir, qui représentait la branche des Karāma Bā Nāja dans les témoins instrumentaires, fut, un peu moins de dix ans après cet inventaire, président de la municipalité de Djedda.
15Le document que signèrent Muḥammad Ṣāliḥ, Muḥammad Sa‘īd, Umm al-Sa‘d, Ḫadīja, Su‘ād, Salmā et Ruqayya Bā Nāja met en évidence l’intérêt des archives familiales, qui fournissent la matière d’une histoire marchande, c’est-à-dire du point de vue des marchands. Les copies des actes du tribunal, les procès-verbaux du syndic des sayyids, les mémoires et les testaments ne fournissent pas seulement une vision plus incarnée, plus personnelle, voire intime de l’histoire de la communauté hadramie de Djedda. En permettant de reprendre l’histoire familiale, ils replacent la famille au cœur de l’histoire économique et montrent qu’elle ne s’opposait pas systématiquement à l’essor du commerce et du marché mondialisé. Ces histoires de familles mettent en lumière les institutions qui coexistaient avec le waqf pour maintenir un patrimoine et l’unité d’une descendance, et pour organiser un réseau négociant. L’association commerciale (şarika) et la délégation de pouvoirs (wakāla) participaient à la définition de la maison au même titre que le waqf, jusqu’à présent privilégié par l’historiographie de la famille dans l’Empire ottoman. Elles permirent aux Bā Nāja de détenir en commun, jusqu’au milieu du xxe siècle, un capital réparti entre Le Caire, Djedda, Port-Soudan, Aden, Basra, Bombay et Calcutta.
16Dans un contexte saoudien encore peu favorable à la recherche sur archives en dépit de la richesse probable de certains fonds documentaires, le contact parfois émouvant avec l’histoire familiale qu’autorisent ces archives privées, et leur apport à la compréhension des processus économiques, intellectuels et politiques qui ont façonné le Hedjaz depuis le xixe siècle font de ces documents familiaux l’une des sources les plus prometteuses pour redécouvrir l’histoire de la péninsule Arabique et ses relations avec le reste du monde.
17De cette histoire, les familles de Yūsuf, ‘Abd al-Raḥmān et Sufyān Bā Nāja, celles de leurs alliés et les familles plus récentes de l’élite économique saoudienne issue du Hadramaout ne résument pas la totalité. Elles illustrent toutefois les connexions multiples du monde que ce livre considère à partir de Djedda. Ce sont ces connexions qui permettaient aux grandes familles marchandes hadramies d’être les partenaires autant que les concurrentes d’établissements arabes, indiens et européens, de participer à une vague de mobilisations anti-européennes puis de solliciter l’administration impériale britannique, et, en 1950, d’être saoudiennes sans cesser d’être hadramies.
Notes de bas de page
1 Cl. Markovits, 2012.
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