Chapitre VI. Le temps saoudien
p. 325-391
Texte intégral
« Les grands marchands et les entrepreneurs parlent de centaines et de milliers de millions de riyals qui leur sont dus par le gouvernement. Plus de trois cent quarante milliards de riyals dus par le gouvernement à son peuple en plus des intérêts qui s’accumulent chaque jour, sans compter la dette externe. C’est à se demander si nous sommes bien le plus grand pays exportateur de pétrole1. »
1Si son auteur ne devait pas être précisé d’emblée, il aurait été possible d’attribuer cette déclaration à la plupart des grands marchands hadramis de Djedda. Ils avaient l’habitude d’être tout à la fois négociants et banquiers du gouvernement. Financer les institutions en charge de l’administration du pays en prêtant de l’argent aux détenteurs de l’autorité politique et militaire au Hedjaz était l’un des traits structurants des relations qu’entretenaient ces négociants avec les kaïmakams et les valis ottomans, les Grands Chérifs et les rois de la famille hachémite. Usāma Bin Lādin soulignait involontairement la continuité dans laquelle s’était inscrit, dès le début, le règne de la famille des Saoud.
2La place centrale du négoce dans l’économie du Hedjaz fondait toujours le pouvoir des marchands dans ce qui devint en 1926 le royaume du Najd et du Hedjaz, puis en 1932 le royaume d’Arabie Saoudite. Les contrats accordés par le gouvernement restaient la stratégie d’enrichissement à laquelle pouvaient se risquer les plus grands marchands, ceux qui avaient l’entregent indispensable pour obtenir ces contrats, le réseau négociant nécessaire pour satisfaire les commandes du gouvernement, et l’assise financière suffisante pour attendre d’être payés. Car le gouvernement du roi ‘Abd al-‘Azīz fut comme ses prédécesseurs au Hedjaz un mauvais payeur mais un bon client. L’équilibre de ces relations facilita le ralliement progressif de la notabilité négociante au nouveau régime à la fin des années 1920 et la reprise du commerce. Il survécut à la Grande Dépression de 1929, en dépit d’une crise économique d’autant plus violente qu’elle fut couplée à un grave mouvement de contestation politique entre 1929 et 1934. Pour diverses raisons, la situation des marchands hadramis de Djedda fut particulièrement contrariée par cette double crise.
3La situation dont le fils de Muḥammad Bin Lādin se faisait l’écho n’était cependant plus la même que celle des marchands ottomans. Le pouvoir politique du groupe des négociants avait été nettement réduit par la construction du nouvel État et par l’intégration du Hedjaz au royaume saoudien. L’ordre moral défendu et mis en place par le roi ‘Abd al-‘Azīz, et surtout l’efficace mise au pas des contestations facilitèrent le contrôle autoritaire du Hedjaz et la réduction des institutions de pouvoir locales à un rôle consultatif, puis essentiellement honorifique. L’exploitation des gisements de pétrole en quantités commerciales apporta à la famille régnante des revenus qui ne dépendaient plus des affaires des négociants et la dispensaient donc de leur rendre des comptes. À cet égard, les marchands hadramis connurent une modification des rapports politiques similaire à celle des États du Golfe à la même époque.
4Bien qu’il s’agisse de facteurs reconnus et identifiés de longue date par les historiens et les politologues, l’État et les revenus pétroliers n’expliquent pas tout. Réel, l’impact de l’exploitation du pétrole sur l’économie saoudienne ne fut pas antérieur à la fin des années 1940. Jusqu’à cette date, les douanes et le pèlerinage continuaient d’assurer l’essentiel des ressources du gouvernement. Largement remis en cause pour expliquer l’économie politique des pays exportateurs d’hydrocarbures, le modèle de l’État-rentier ne fonctionne de toute façon pas avant le milieu du xxe siècle pour le royaume saoudien2. À cette époque, les familles marchandes hadramies de Djedda avaient déjà connu d’importantes transformations dans la composition de leur groupe et dans leurs affaires. Usāma Bin Lādin en était le produit.
5Après la crise des années 1930, la Seconde Guerre mondiale avait accéléré la réorientation du commerce des marchands vers les États-Unis, l’Europe et le Japon. Ceux dont les activités étaient encore concentrées sur l’océan Indien et l’Inde en sortirent affaiblis. La réorientation des échanges, le rôle croissant des entreprises américaines et européennes dans l’économie saoudienne et les opportunités économiques créées par le nouveau régime favorisèrent en revanche l’émergence d’un nouveau groupe d’hommes d’affaires hadramis, à l’image de Muḥammad Bin Lādin. Ils avaient su établir des relations particulièrement influentes avec les compagnies étrangères et la famille royale, s’adapter au marché national unifié que créait l’administration saoudienne et qu’organisait en grande partie la redistribution des ressources par la famille royale. Les Bin Lādin, mais aussi les Bin Maḥfūẓ, les Bā Ḫašab et les Buqšān prirent ainsi progressivement la place des vieilles dynasties marchandes de Djedda. Ils se trouvaient en position de force sur le marché saoudien au moment où les revenus de l’exploitation du pétrole entamèrent une croissance accélérée, à la toute fin des années 1950.
6À travers l’évolution des activités de négoce et de la banque que leur histoire met en évidence, le parcours de ces entrepreneurs illustre la transformation du groupe et des activités des Hadramis au Hedjaz. Elle correspond à la transformation, plus générale, de l’économie saoudienne avant même l’époque du « soubresaut » ou « boom pétrolier [ṭafrat al-nafṭ] ».
1. LE RALLIEMENT AU ROI ‘ABD AL-‘AZĪZ
7Lorsque le roi ‘Abd al-‘Azīz organisa en 1941 une visite du Najd pour une délégation de notables hedjazis, la liste des noms de famille de ses invités djeddawis ressemblait étrangement à celle de ceux qui occupaient déjà les lignes du journal chérifien al-Qibla vingt ans plus tôt. La liste rassemblait la crème des notables de Djedda : Aḥmad Bā Nāja, Muḥammad Naṣīf, Yūsuf Zaynal et Muḥammad Bakr ‛ Abd Allāh ‘Alī Riḍā3. Les Naṣīf et les deux branches des ‘Alī Riḍā, celle de Zaynal et celle de ‘Abd Allāh, représentaient les figures de la notabilité qui avait accueilli le roi ‘Abd al-‘Azīz à Djedda à l’issue du siège en 1925. Quant à Aḥmad Bā Nāja, sa présence manifestait le ralliement de l’autre grande famille marchande de l’époque chérifienne. Aḥmad Bā Nāja avait fait partie de la quinzaine de notables hedjazis réunis à Taëf pendant l’été 1932, qui demandèrent officiellement le changement de nom du royaume « du Najd, du Hedjaz et de ses Dépendances » en un nom exprimant l’unité du pays4. Le lieu de leur réunion de 1932, chez le marchand ‘Abd Allāh al-Faḍl, agent des Saoud à Djedda, et la publicité donnée à leur pétition laissent penser que l’initiative venait du roi lui-même. Comme la plupart des autres participants, Aḥmad devait alors habiter dans la résidence d’été familiale. L’élévation de Taëf permettait à ces notables d’échapper aux rudes températures de Djedda et, en cette année 1932, à un climat politique particulièrement tendu.
8Le groupe de notables apparaissait comme le représentant d’une autre époque. La délégation djeddawie était arrivée avec une semaine de retard, en raison de l’âge d’une partie de ses membres, malgré l’usage des voitures. Parmi eux, Aḥmad Bā Nāja portait encore le titre de bey, qui rappelait l’appartenance de la famille à la notabilité ottomano-égyptienne5. Ces vieilles dynasties marchandes djeddawies visitaient à présent le cœur najdi d’un royaume saoudien dont la propagande royale décrivait l’« unification » par le roi. L’épisode illustre le ralliement de la notabilité hedjazie au royaume saoudien.
9Jusqu’à cette date, c’était le roi qui venait chaque année au Hedjaz, à l’occasion du pèlerinage. ‘Abd al-‘Azīz surveillait le plus souvent personnellement et sur place un événement dont le bon déroulement fondait sa légitimité, bien qu’il prît soin d’en laisser la gestion pratique et financière aux Hedjazis. Il s’agissait d’une condition de l’acceptation du nouveau régime par la province6. En 1941, la délégation hedjazie avait justement été invitée sur le souhait du roi de voir ses sujets plus longtemps que les deux mois qu’il passait à La Mecque chaque année. Il souhaitait leur faire découvrir le Najd maintenant que tout le royaume ne formait, écrit Fu’ād Šākir, plus qu’un seul peuple7. Le soutien des marchands de Djedda et du Hedjaz avait pourtant été sérieusement ébranlé depuis 1925. Ils avaient su conserver leur autonomie dans les affaires commerciales jusqu’aux années 1930. Mais la crise de 1929 et les mouvements de contestation du début des années 1930, qui rendaient nécessaire le soutien des marchands, n’avaient que ralenti le passage sous le contrôle du gouvernement des institutions du Hedjaz.
a. Un roi endetté, des marchands prêteurs
Le maintien du pouvoir des marchands
10L’intégration du Hedjaz au domaine des Sa‘ūd par le sultan du Najd avait préservé les intérêts des négociants ainsi que le cadre institutionnel auquel ils étaient habitués. En 1926, lorsqu’il avait été élu roi du Hedjaz par les notables, ‘Abd al-‘Azīz avait affirmé que l’administration de la province resterait autonome et séparée de celle du Najd, et que l’armée saoudienne ne serait chargée que de l’ordre public et de la sécurité des routes8. Le roi et son entourage appliquèrent avec pragmatisme l’ordre moral défini par l’école de Muḥammad ibn ‘Abd al-Wahhāb, et restreignirent le zèle des troupes najdies au Hedjaz. La question de l’importation, du commerce et de la consommation de tabac souligne les aménagements que surent obtenir les négociants hedjazis. Lorsque le chef des troupes bédouines saoudiennes Ḫālid ibn Manṣūr ibn Lu’ī avait menacé de faire brûler les stocks de tabac qui appartenaient aux négociants hedjazis, une délégation de marchands se présenta devant lui pour protester et insister sur la lourde perte que cette mesure causerait au commerce. Le roi suspendit l’ordre et accorda un délai pour permettre aux marchands d’écouler leurs stocks9. L’interdiction porta par la suite sur la consommation publique du tabac, tandis que l’importation et la commercialisation restèrent tolérées au Hedjaz. Le consul britannique rapportait dès 1927 l’adaptation des Hedjazis en donnant l’exemple du kaïmakam de Djedda : ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā avait promulgué l’interdiction de fumer dans les rues, mais n’en avait pas pour autant cessé de fumer quand il était chez lui10.
11L’ordre moral dont les Hedjazis redoutaient l’importation fut donc mis en place avec ménagement. Lorsqu’en 1928 le roi ordonna l’application plus rigoureuse au Hedjaz des règles wahhabites, sous la pression des réclamations des clercs najdis et de l’armée saoudienne des Iḫwān, la surveillance de l’observation stricte des prières, l’interdiction des cérémonies soufies et des concerts de musique, et l’observance des autres règles permettaient toujours quelques accommodations au Hedjaz. Le zèle de la police y était restreint par le vice-roi Fayṣal et par le pouvoir maintenu des notables hedjazis, associés au nouveau régime. Ces accommodations concernaient en particulier Djedda, où le comité pour la promotion de la vertu et l’interdiction du vice était dirigé par Ḥusayn ibn Muḥammad Naṣīf. Le soin d’associer les notables de Djedda à l’application des règles wahhabites apparaissait dans la composition du comité de surveillance et de réforme du Hedjaz nommé par le roi en 1927. Les notables hedjazis et les marchands y étaient majoritaires : Sufyān Bā Nāja y côtoyait Muḥammad Ṣāliḥ Naṣīf, ancien fondateur et rédacteur en chef du journal hachémite Barīd al-Ḥijāz pendant le siège de Djedda, Ṣāliḥ Šaṭṭā, l’ouléma mecquois qui avait été membre élu du comité directeur du Parti national hedjazi en 1924, et le chérif mecquois Šaraf ‘Adnān. Ḥāfiẓ Wahba, Fu’ād Hamza et le marchand ‘Abd al-Raḥmān al-Quṣaybī représentaient l’establishment saoudien11. Il ne s’agissait pas là d’un groupe particulièrement sensible aux demandes des Iḫwān. Comme dans la question du tabac quelques années plus tôt, seule la manifestation publique de comportements jugés non orthodoxes était réellement poursuivie. Dans les années 1930, l’application rigoureuse de l’ordre moral se limitait de plus en plus à la période du pèlerinage, au moment où le roi et sa cour résidaient à La Mecque et où le Hedjaz accueillait les pèlerins najdis12.
12Les dispositions fondamentales promulguées en 1926 recréaient aux côtés du vice-roi Fayṣal des conseils dans les principales villes, à l’image de celui qui avait été réuni à La Mecque dès la prise de la ville en 1924, ainsi qu’un conseil consultatif (majlis al-šūrā) pour le Hedjaz tout entier. L’efficacité de ce conseil reste débattue. La nomination de ses membres par le roi et la réduction progressive de ses attributions au fur et à mesure que l’appareil bureaucratique saoudien se développait font dire à Alexeï Vassiliev et Joseph Kostiner que le majlis était, dès sa création, cantonné à un rôle purement consultatif et soumis au vice-roi du Hedjaz13. Cette vision, très influencée par les sources non saoudiennes, a été remise en cause par Kiren Aziz Chaudhry qui s’appuie sur les archives administratives du majlis al-šūrā et sa correspondance avec l’administration royale. Le majlis servit jusqu’à la fin des années 1930 d’instance de représentation des intérêts des marchands auprès de l’administration royale. Il garda un rôle actif dans la résolution des conflits locaux, dans l’administration de la province et des villes, et dans la gestion des finances. Kiren A. Chaudhry y a vu l’institution qui permit aux négociants de Djedda et La Mecque de résister à la formation d’un marché national unifié et contrôlé par l’État saoudien jusqu’à la fin des années 1930. Leur résistance, temporairement efficace, à la mise en place conjointe d’un marché unifié et d’une administration centralisée était visible dans la défense des monopoles et des accords de partage des marchés privilégiant le négoce hedjazi et empêchant l’entrée des marchands najdis et étrangers14. Dès 1926, le conseil consultatif de Djedda avait donné son accord à ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā, inamovible gouverneur de Djedda, pour maintenir un niveau de taxes empêchant les importations récentes de concurrencer les marchandises stockées par les négociants qui avaient prêté de l’argent au roi ‘Alī pendant la guerre. En créant un marché artificiel et réservé, le stratagème officiel permettait aux grands marchands de la ville d’écouler leurs stocks et de se rembourser petit à petit de leurs avances à la famille hachémite15. La discussion du rapport sur la situation financière du royaume adressé au roi en 1931 par le ministre des Finances, ‘Abd Allāh al-Sulaymān, montre le fonctionnement du conseil consultatif du Hedjaz et la façon dont les intérêts des négociants y étaient pris en compte. Publié par le journal Umm al-Qurā, le rapport préconisait une augmentation des tarifs douaniers et la mise en place d’une taxe supplémentaire sur l’importation de produits courants16. Il conseillait aussi à la cour de diminuer ses dépenses et son train de vie. Le roi soumit le rapport à l’avis du majlis, qui intervenait donc bien dans la décision du budget du royaume. La discussion rassembla les membres du conseil ainsi que le ministre des Finances et son adjoint, auxquels furent associés le président de la municipalité de Djedda et les négociants Yūsuf Zaynal ‘Alī Riḍā, « Muḥammad Yūsuf Bā Nāja » (une erreur probable du rapport français pour Muḥammad Ṣāliḥ ou Aḥmad), Sulaymān Qābil et Muḥammad Naṣīf. L’adoption du rapport, après de longues discussions, ménageait le groupe des négociants de Djedda sur deux points. Ils étaient d’une part associés aux travaux du majlis – quand ils n’en faisaient pas partie – pour les décisions financières du pays qui les concernaient le plus. Il s’agissait peut-être, en réalité, de l’association des membres de l’assemblée consultative municipale de Djedda au majlis du Hedjaz. Les discussions du début de l’année 1931 avaient d’autre part permis aux négociants d’exiger la réduction de taxes dont l’augmentation exigée était particulièrement lourde pour leurs affaires. Ce fut le cas de la taxe supplémentaire qui devait porter sur le thé importé et dont le montant fut divisé par deux. Comme au lendemain de la conquête saoudienne avec le tabac, les marchands défendaient l’une des principales marchandises importées au Hedjaz.
13L’association de ces négociants aux décisions économiques du royaume maintenait leur statut de notables. Ils se montraient capables de représenter les intérêts des marchands et de protéger la société hedjazie de l’application rigoureuse de l’islam najdi. Cette continuité apparaissait dans la création dès le mois de novembre 1926 d’une assemblée commerciale, sur le modèle explicite de ses prédécesseurs ottomans et hachémites. Le majlis tijārī était dirigé par les représentants des marchands de Djedda auxquels étaient associés quelques marchands « étrangers ». Les premiers étaient Sulaymān Qābil en tant que président, Aḥmad ibn Muḥammad Ṣālih Bā ‘Išin, Muḥammad Ṣāliḥ Jamjūm, et le négociant et banquier hollandais Van de Pol, qui était mentionné sous son nom musulman (Muḥammad Ḥusayn Mahdī). Le négociant najdi et agent commercial du roi ‘Abd Allāh al-Faḍl, un négociant libanais et deux négociants indiens représentaient les marchands étrangers. La première chambre commerciale de l’époque saoudienne avait repris le règlement turc des institutions précédentes17. La réforme débutée en 1927, qui mettait en place un système judiciaire uniforme dans le royaume, et les débats vifs que suscita la crise économique imposèrent la recréation sur l’ordre du roi d’une « assemblée de commerce » en septembre 1930. Il suivit le nouveau code commercial adopté en 1931 et fondé en grande partie sur le code commercial ottoman. Les marchands non saoudiens n’y étaient pas représentés d’après la liste des membres qui accompagnait l’annonce de la création dans le journal Umm al-Qurā. On y retrouvait en revanche Sulaymān Qābil et Aḥmad Bā ‘Išin aux côtés de ‘Abd Allāh al-Faḍl, qui présidait le majlis al-šūrā à l’époque, et d’un représentant du gouvernement18.
14La fixation du règlement du tribunal par les marchands eux-mêmes mettait en évidence l’attachement des négociants à la préservation de leur autonomie vis-à-vis des autres juridictions que la réforme judiciaire mettait en place, et en particulier vis-à-vis des tribunaux islamiques qui suivaient désormais l’école juridique hanbalite. Le vice-roi du Hedjaz lui-même, Fayṣal ibn ‘Abd al-‘Azīz, y vit des pouvoirs illimités accordés aux négociants pour la juridiction et l’application du code commercial. Il conseilla au gouvernement royal de son père d’en limiter le plus possible l’extension19.
15Ces conseils consultatifs au niveau des municipalités et du Hedjaz permettaient aux marchands de former, avec les oulémas du Hedjaz, le seul groupe organisé et représenté politiquement. Les conseils restèrent d’efficaces moyens de négocier avec le pouvoir royal et de préserver les intérêts mercantiles du Hedjaz jusqu’aux années 1930, lorsque leur champ d’action fut diminué par le développement contemporain de l’appareil d’État, en particulier dans le domaine fiscal, et par la création d’organes tels que le Conseil des ministres autour du vice-roi du Hedjaz. Ce fut aussi dans les années 1930 que les notables locaux à la tête des comités religieux pour la promotion de la vertu et l’interdiction du mal furent remplacés par des personnalités najdies20. Même pendant la crise économique qui affectait les finances du royaume et le pèlerinage, l’association des grands négociants aux décisions du gouvernement avait été jugée nécessaire. Les négociants devaient cette influence politique à leur statut maintenu de notables dont le ralliement légitimait le nouveau régime politique. Ils la devaient aussi aux avances financières qu’ils étaient seuls à pouvoir consentir à la famille royale.
Prêter au roi
16En 1932, le représentant britannique en Arabie Saoudite estimait que l’État saoudien devait à ses créditeurs officiels près de 220 000 livres sterling21. L’endettement de l’État saoudien, confondu avec celui de la famille royale en raison de l’organisation tardive d’un budget, fut un trait structurel de l’économie politique du royaume jusqu’au milieu du xxe siècle, quand les revenus tirés de l’exploitation du pétrole permirent à la famille royale de ne plus dépendre des emprunts. Parmi leurs créditeurs, la famille royale et les ministres recouraient fréquemment aux entreprises étrangères, ce dont se souciait le représentant britannique en 1932. Ils recouraient aussi aux négociants du royaume. Cette situation n’était pas nouvelle dans les années 1930. La crise économique de 1929 n’avait fait qu’aggraver un déficit entamé dès la conquête du Hedjaz et qui s’expliquait d’abord par les besoins financiers considérables du nouvel État, qui devait payer une armée, verser des subsides aux tribus désormais interdites de razzias, et construire une administration en comptant sur les seules ressources des taxes et du pèlerinage. Si l’endettement fut poursuivi longtemps, c’est aussi parce qu’il structurait les relations de la famille royale avec les agents économiques du pays et faisait à ce titre partie d’un fonctionnement plus général, par lequel la famille royale se faisait cliente des grandes maisons négociantes et établissait avec elles une relation contractuelle qui garantissait leur alliance.
17La situation fut critique quand la crise de 1929 diminua les ressources fiscales du royaume. En 1931, le représentant de la Netherlands Trading Company, qui servait de banque au Hedjaz, se voulait rassurant en estimant que la dette flottante du royaume « n’excédait pas 500 000 livres sterling », une somme qui intégrait cette fois tous les créditeurs sollicités par le gouvernement du roi ‘Abd al-‘Azīz22. Des établissements britanniques comme la maison Gellatly Hankey and Co. et l’Eastern Telegraph Company, mais aussi des marchands saoudiens comme les Quṣaybī et les ‘Alī Riḍā avaient prêté des milliers de livres que le gouvernement n’arrivait plus à rembourser. L’ancien système des traites sur les douanes, par lequel chaque négociant créditeur était exonéré des droits de douane jusqu’à concurrence de la somme qu’il avait avancée, ne suffisait plus, tant les bons émis par le gouvernement étaient nombreux. Dans l’attente de l’exploitation commerciale des ressources pétrolières découvertes dans l’Est du royaume, les finances étaient gérées au jour le jour. Les versements de l’American Standard Oil Company of California, après la signature de la concession de 1933, et les prêts réguliers qu’elle accordait au gouvernement ne comblaient pas encore le déficit des finances23. Ces dernières reposaient toujours sur les revenus des douanes et du pèlerinage, et sur l’ajournement des paiements dus aux négociants et aux firmes étrangères24.
18Les familles marchandes hadramies de Djedda ne furent pas étrangères à ce système financier. Aḥmad Bā ‘Išin fut l’un des principaux contributeurs au premier emprunt sollicité par le roi ‘Abd al-‘Azīz en août 1926 pour couvrir des commandes de matériel et les frais du voyage à l’étranger de son fils Sa‘ūd. Sur les 25 000 livres sterling versées par les négociants de Djedda, le fils et successeur du négociant Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin prêta 3 000 livres. Il faisait partie des trois plus importants prêteurs de la ville avec Sulaymān Qābil (3 000 livres) et ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā (6 000 livres)25. Avec sa présence possible au moment de la prise de Djedda, cette participation financière précoce au budget royal éclaire l’omniprésence frappante du négociant aux côtés des Qābil et des ‘Alī Riḍā dans les principales institutions réunies par le roi à partir de 1926. Aḥmad Bā ‘Išin fut en effet nommé membre du tribunal commercial de Djedda en 1930, puis représentant de Djedda à la conférence nationale du Hedjaz de 1931 où il côtoya Sufyān et Muḥammad Ṣāliḥ Bā Nāja, et enfin vice-président de la chambre de commerce inaugurée en 1946 et à laquelle participait aussi son cousin, Aḥmad ibn ‘Abd al-Raḥmān Bā ‘Išin26.
19Les entretiens avec les marchands les plus âgés font ressortir le rôle de ‘Abd Allāh ibn Sulaymān al-Ḥamdān (m. 1965) dans ces relations de crédit avec la famille royale. Couramment appelé ‘Abd Allāh al-Sulaymān, le marchand najdi avait vécu en Inde et dans le Golfe avant d’être employé par le roi ‘Abd al-‘Azīz comme gestionnaire du Trésor royal. ‘Abd Allāh al-Sulaymān faisait le lien entre le roi, dont il devait remplir les caisses et régler les dépenses, et les marchands, qui fournissaient la famille royale et le gouvernement à des prix notoirement gonflés27. Cette pratique de vente à crédit et à des prix gonflés jouait le rôle de prêt et garantissait un remboursement certes tardif, mais comprenant des intérêts déguisés. Les frères ‘Abd Allāh et Aḥmad Buqšān vendaient de cette façon les textiles qu’ils importaient à la famille royale pendant qu’elle résidait à La Mecque, à l’époque du pèlerinage, et participaient à la fourniture des tissus de la kiswa. Les ventes aux membres de la famille du roi étaient faites à crédit, et les paiements venaient « petit à petit28 ». Comme les autres négociants propriétaires de maisons à La Mecque, la famille louait aussi ses propriétés pendant le ḥajj aux membres de la famille royale ou au gouvernement. À l’occasion du pèlerinage de 1930, le consulat français rapportait par exemple la réquisition de deux cents maisons mecquoises pour loger les soldats najdis, qui séjournaient à La Mecque aux frais du Trésor – ce qui suscitait la colère des Hedjazis29. Dans le contexte de crise économique qui débutait, le diplomate décrivait le mécontentement croissant de la population hedjazie devant les prélèvements opérés par le gouvernement sur les finances de la province, et le retard avec lequel les paiements étaient réglés – quant ils l’étaient – aux fonctionnaires et fournisseurs du gouvernement.
20Les cahiers de comptes de la famille Bā Nāja mentionnent précisément à la même époque la location au gouvernement, pendant trois années consécutives de 1928 à 1931, des propriétés de la famille situées à Minā30. Dans le tableau dressé deux ans plus tard, seule la colonne de l’année 1349/1930-1931 comporte un loyer, de 10 livres sterling or. Pour les deux années précédentes, la mention « n’a pas été versé » explique le chiffre nul dans la colonne des loyers. La maison dirigée par ‘Abd al-Raḥmān Bā Nāja participait donc elle aussi au système financier qui liait les négociants à l’administration royale, par des arriérés de plusieurs années. Si la famille Bā Nāja pouvait compter comme la plupart des grands marchands sur les gains d’autres locations et sur ses activités commerciales, et se réconforter en pensant aux bénéfices politiques des avances et des dons consentis au gouvernement saoudien, les besoins financiers qui pesaient sur les marchands étaient d’autant plus lourds qu’ils croissaient avec l’aggravation de la crise économique. Le comportement de l’État saoudien, dont le roi utilisait les ressources à son gré pour assurer la stabilité du régime, restait en grande partie « prédateur31 ».
21Le crédit plus ou moins forcés des négociants hedjazis n’était pas une caractéristique du début des années 1930. Les Bā Nāja comme les Bā ‘Išin pouvaient se souvenir des ponctions du chérif Ḥusayn dix ans plus tôt. Lors de la décennie suivante, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Ṣadaqa Ka‘akī, un grand négociant de La Mecque, était encore obligé de vendre ses marchandises aux prix du marché noir pour se rembourser des avances faites au ministre des Finances, Abd Allāh al-Sulaymān. Cela lui valut d’être désigné à la vindicte publique par des affiches placardées sur les murs de la ville, y compris sur ceux du Ḥaram. Nous retrouverons plus loin la famille de ce marchand qu’un rapport britannique qualifie de « banquier du gouvernement », et « copain [crony] » du ministre32. En compagnie de son frère et grâce à la faveur du gouvernement, il était en train de créer ce qui fut décrit en 1955 comme la principale entreprise du royaume. Avec l’employé hadrami qui était devenu leur associé, Sālim Bin Maḥfūẓ, d’autres Ka‘akī étaient quant à eux sur le point de fonder le premier établissement bancaire du royaume. Avec ses établissements à La Mecque et à Djedda, la société des Ka‘akī et de Sālim Bin Maḥfūẓ servait toutefois déjà d’agence de change pour le gouvernement.
Gérer la crise de 1929
22Comme la dépression de la fin du xixe siècle, la crise de 1929 s’étendit rapidement au Hedjaz par l’intermédiaire des échanges commerciaux du port avec le reste du monde et par les flux du pèlerinage. Elle fut aussi indirectement accentuée par les dévaluations des monnaies qui circulaient au Hedjaz, en particulier la dévaluation de la livre britannique en 1931, à laquelle était lié le riyal d’argent saoudien émis depuis 1928. Les perturbations monétaires expliquent le recours des marchands hedjazis aux monnaies dont le titre et la valeur de change restaient stables, avec une préférence maintenue pour l’or. C’était le cas du sovereign (jiniyya ifranjiyya ḏahab) britannique, souvent utilisé comme monnaie de compte. La dépréciation de la monnaie saoudienne, en argent et en nickel, et les faibles entrées d’or au Hedjaz tendaient à paralyser le système des échanges. Ces perturbations monétaires conduisirent au remplacement de la monnaie saoudienne en 1933 par un nouveau riyal en argent, dont le titre était égal à celui de la roupie indienne33.
23La crise commerciale était visible dans la chute rapide des revenus douaniers au Hedjaz et à Djedda, dès 1928-1929 (graphique 6.1). En trois années, le produit des douanes de Djedda diminua de 25 %. La diminution était encore plus forte pour les autres ports du Hedjaz : à Yanbu‘, le second port après Djedda, la diminution était de 37 %. Cette baisse des revenus douaniers n’était pas seulement la manifestation de la baisse des échanges commerciaux. Elle frappait aussi les finances du royaume, d’autant plus durement que les flux du pèlerinage chutaient conjointement (annexe IV). Après une baisse ralentie l’année précédente grâce à l’afflux des pèlerins attirés par la possibilité que le jour d’Arafat tombe un vendredi, le creux fut atteint pendant le pèlerinage de 1351/1933. Moins de 20 000 pèlerins débarquèrent cette année-là à Djedda. Il fallait remonter à la période de la Première Guerre mondiale pour trouver des chiffres aussi bas. La chute était d’autant plus fortement ressentie qu’elle intervenait après une augmentation rapide du nombre des pèlerins les années précédentes, grâce à la stabilité politique et à la sécurité retrouvée des routes au Hedjaz. Pendant les pèlerinages de 1345/1927 et 1346/1928, 132 000 puis 88 000 pèlerins étaient arrivés à Djedda par voie maritime.
24Une telle baisse touchait autant les activités commerciales des négociants que leurs revenus immobiliers. Après avoir vu leurs maisons mecquoises réquisitionnées par le gouvernement en 1929 et en 1930, les Bā Nāja peinaient à les louer. Ils engrangeaient aussi des revenus en baisse de leurs propriétés égyptiennes. Leurs deux ‘uzla-s de Minā ne trouvèrent pas de locataires en 1931-1932. Les maisons quittées par leurs locataires n’étaient pas relouées, comme celle du quartier de Maẓlūm en 1932-1933. La diminution sensible et générale des loyers perçus sur les biens en waqf et en mulk indique qu’une pression réelle, quoique modérée, s’exerçait sur les propriétaires hedjazis (graphiques 6.2 et 6.3). Quant à la baisse du produit des terres qui étaient affermées en Égypte, elle reflétait l’effondrement du cours des prix agricoles. Le phénomène se reproduisait ailleurs dans l’océan Indien34. Il expliquait la diminution du nombre des pèlerins égyptiens, indiens et indonésiens, et la contraction des dépenses au Hedjaz de ceux qui accomplissaient le ḥajj malgré la mauvaise conjoncture économique, et dont l’essentiel était issu de milieux ruraux.
25La crise influença aussi la composition de la communauté hadramie à laquelle appartenaient les grandes familles marchandes. William Harold Ingrams, Political Officer à Aden puis résident britannique à Mukalla, relevait dans son rapport de 1936 ce qui s’apparente à une réorientation générale de l’émigration hadramie. L’estimation de 5 000 Hadramis résidant au Hedjaz, fournie par un ancien consul britannique à Djedda, devait selon lui être revue à la baisse après les départs qui avaient eu lieu depuis le début des années 1930. Les Hadramis privilégiaient désormais l’Asie (la région des Détroits et les Indes néerlandaises) et dans une moindre mesure la côte est-africaine avec Massaoua et Mogadiscio, aux dépens du Hedjaz35. Cette réorientation concernait surtout les groupes les plus modestes. Les grandes familles marchandes hadramies, dont le nombre était estimé à quarante-cinq au Hedjaz, étaient selon le rapport devenues entièrement saoudiennes et avaient coupé presque tous leurs liens avec le Hadramaout. L’enracinement des ces grands marchands dans le royaume saoudien a donc pu contraster avec le départ de travailleurs et petits commerçants hadramis touchés par la crise économique. Il explique aussi la participation des premiers aux différentes instances chargées de gérer la crise, et leur association aux décisions politiques à l’époque où se développaient les contestations du régime. C’est dans ce contexte que le tribunal commercial fut recréé en 1930 tout en conservant la forte représentation des marchands hedjazis en son sein.
26Sans que l’on sache si l’initiative venait des marchands ou du roi confronté à un mécontentement croissant, une conférence nationale fut convoquée pour le mois de juin 1931. Elle réunit les plus importants négociants, oulémas et notables du Hedjaz. ‘Abd Allāh al-Faḍl, dont la famille avait longtemps servi de business agent aux Sa‘ūd, et ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā furent désignés comme représentants du gouvernement36. La délégation de La Mecque faisait intervenir vingt-deux membres, celle de Médine neuf, celles de Taëf et de Yanbu‘trois chacune, et celle de Djedda, principalement constituée par les négociants, onze membres. On retrouvait parmi ces derniers Aḥmad Bā ‘Išin, Muḥammad Ṣāliḥ Bā Nāja, Sufyān Bā Nāja, Sulaymān Qābil, Muḥammad Naṣīf et Muḥammad Ṣāliḥ Jamjūm37. Ils participèrent tous au comité chargé d’examiner les « affaires générales », à l’exception de Muḥammad Naṣīf et Muḥammad Ṣāliḥ Jamjūm qui firent partie du comité chargé de l’ordre moral (l’« exhortation au bien ») et du pèlerinage. La conférence devait servir de lancement à une instance de consultation chargée de conseiller et de guider l’action du gouvernement. À en juger par le peu de publicité qui fut fait aux travaux par la suite, le roi ne jugea pas bon de donner suite à cet organe réunissant la notabilité djeddawie. Des comités aux attributions spécifiques continuaient cependant d’être mis en place et faisaient, toujours, place aux grands négociants hadramis.
27Ce fut le cas du comité de contrôle des prix créé sur l’ordre du roi en 1935 pour limiter la hausse du prix des marchandises sur les marchés du Hedjaz, dans un contexte aggravé par la guerre italienne en Abyssinie. Un comité central à Djedda était chargé d’établir des prix de référence en se fondant sur les prix pratiqués à l’étranger et en y ajoutant un pourcentage de bénéfice n’excédant pas 5 %, tandis que des comités municipaux à La Mecque, Taëf, Médine et Yanbu‘ devaient calculer, en fonction du prix fixé à Djedda et en tenant compte des dépenses de transport, les prix qui pouvaient être pratiqués localement. Ils étaient aussi chargés de vérifier les prix réellement pratiqués, en exigeant la consultation de registres tenus par les marchands. Sans surprise, ces mesures ne ravirent pas les marchands de Djedda, qui adressèrent un télégramme collectif au roi pour en demander la fin38. Le roi répondit en maintenant l’existence du comité central mais en suspendant son travail. Il menaçait de le remettre immédiatement en activité si les prix repartaient à la hausse. Bien qu’ils n’aient pas eu l’heur de plaire aux marchands, les comités manifestaient néanmoins dans leur composition, et jusque dans leur suspension, le poids continu des négociants de Djedda dans la gestion économique du royaume. Les marchands hadramis continuaient à être fortement représentés. C’est à Djedda, le principal port d’importation du Hedjaz, là où étaient établies les grandes maisons marchandes et les entreprises étrangères, que siégeait le comité central chargé de fixer un prix de référence en se fondant sur les prix pratiqués à l’étranger. Les membres de ce comité étaient presque tous issus des institutions du pouvoir municipal : des notables membres de l’assemblée consultative, des responsables de la municipalité de Djedda, le kaïmakam et le chef de la police. Aḥmad Bā ‘Išin et un autre négociant, ‘Abd Allāh Suġayyar, étaient associés au comité en leur seule qualité de marchands. Leur place dans un comité apparemment peu populaire auprès des autres négociants était vraisemblablement le résultat de leur proximité avec la famille royale et du rôle que cette proximité leur permettait – ou leur imposait – de jouer.
28Les difficultés économiques du royaume au début des années 1930 permettaient aux grands négociants de retrouver leur fonction d’intermédiaires entre la société locale hedjazie et le pouvoir saoudien. En période de crise, ils conservaient leur capacité de négociation face à l’État. Ils finançaient le déficit directement, par le crédit plus ou moins volontaire qui atteignit un pic en 1931, ou indirectement, par les taxes, par les dépréciations et les dévaluations monétaires dont ils supportaient la charge39. La multiplication des organes de consultation, en dépit de leur efficacité et de leur durée de vie variable, mettait en évidence leur statut de partenaires indispensables à l’État en construction. Parmi ces négociants, les sources citent régulièrement Aḥmad ibn Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin.
29Appuyé sur la maison marchande fondée par son père et sur sa proximité avec la famille royale, le négociant hadrami avait acquis un poids particulier à Djedda. Ses responsabilités successives faisaient aussi de lui l’homme de l’appareil, placé dans la plupart des institutions où l’État négociait avec la notabilité hedjazie. De façon plus anecdotique mais non moins signifiante, ces positions bien en vue avaient valu à Aḥmad Bā ‘Išin de se voir accorder la présidence d’honneur des écoles al-Falāḥ de Djedda, où il avait suivi sa scolarité comme une grande part des enfants de la bonne société, et de La Mecque40.
30Malgré le mécontentement de certains, le ralliement des marchands au pouvoir saoudien ne se démentait pas. Les conseils, comités et conférences auxquels ils participaient et qui entretenaient leur notabilité ne pouvaient pas cacher cependant l’étendue croissante du pouvoir royal. Le roi choisissait ses interlocuteurs et les institutions qui encadraient ses discussions avec les marchands. Les taxes et autres prélèvements qui avaient été maintenus au plus fort de la crise de 1929 permettaient de maintenir le calme dans la plupart des tribus et d’entretenir des troupes capables de faire face à celles qui se révoltaient au Najd derrière les Iḫwān, au ‘Asīr et au Hedjaz.
b. Les troubles du Hedjaz
La mobilisation politique des Hedjazis en exil : le Ḥizb al-aḥrār al-ḥijāzī
31C’est souvent sous l’angle d’une centralisation politique accrue qu’est décrite la période ouverte par l’incorporation du Hedjaz au domaine saoudien : la province est subordonnée à Riyad, les fonctionnaires sont remplacés par des personnalités najdies et les conseils consultatifs rapidement privés de tout pouvoir effectif41. Cette analyse était celle des diplomates européens en poste à Djedda au début des années 1930. Le consul français décrivait en mai 1930 les Hedjaziens « bousculés et terrorisés » par les « bandes de Nedjdiens » et se plaignant de voir les ressources du Hedjaz dépensées « pour l’unique profit du Nedjd ». En août 1932, à l’occasion de la mort du kaïmakam et grand négociant ‘Abd Allāh Alī Riḍā et de son remplacement par le Najdi ‘Abd al-‘Azīz ibn Mu‘ammar, le même diplomate présentait comme une politique systématique le remplacement des fonctionnaires hedjazis par des fonctionnaires najdis. Le représentant britannique à La Mecque faisait la même analyse des tensions politiques au Hedjaz, auxquelles il ajoutait la pression des comités de police religieuse sur la population42. La centralisation réelle s’organisait pourtant moins autour des intérêts najdis qu’autour du pouvoir du roi lui-même. Les relations avec les notables négociants comme les chefs de tribu restaient des affaires personnelles, dans lesquelles le roi ou ses fils, Fayṣal et Sa‘ūd en particulier, intervenaient directement. La bureaucratie qui se développait favorisait moins une région ou une autre qu’elle n’instaurait un contrôle centralisé de la perception des taxes au Hedjaz comme dans les autres régions du royaume – la géographie des contestations dans les années 1930 le montre43.
32Le sentiment général au Hedjaz dont les rapports diplomatiques se faisaient l’écho relevait donc d’un paradoxe. Le mécontentement des Hedjazis n’était possible que parce que le Hedjaz n’était en rien marginalisé. La crise économique avait même rehaussé son importance dans le royaume. Il restait la principale source de revenus et de fournitures du gouvernement saoudien, et c’est à Djedda que l’essentiel des relations internationales étaient traitées. La cour s’y déplaçait derrière le roi pour résider à La Mecque pendant la période du ḥajj. La nomination de Fayṣal comme vice-roi au Hedjaz en 1926 et son maintien à Djedda lorsqu’il devint ministre des Affaires étrangères en 1932 étaient la conséquence de la place de la région dans l’économie et la politique du royaume.
33Ce fut du Hedjaz que le roi ‘Abd al-‘Azīz dut partir en hâte pour rejoindre Riyad en janvier 1927 afin de faire face aux premiers signes de révolte des Iḫwān. Lorsque la révolte redémarra en 1929, le roi repartit à nouveau du Hedjaz, à l’issue du pèlerinage, avec deux cents automobiles. La première contestation sérieuse de l’État saoudien naquit donc au Najd, au sein des tribus qui avaient mené les premières conquêtes saoudiennes et dont le processus de construction étatique menaçait les intérêts44. La révolte des Iḫwān (1927-1930) avait cependant lieu au moment où une contestation politique se formalisait aussi parmi la notabilité urbaine et bédouine hedjazie.
34Une première révolte avait éclaté en 1929 parmi la tribu des Banū Malik au Hedjaz, tandis qu’un mouvement d’opposition était organisé par des notables hedjazis partis en exil au Caire à la suite de la prise de Djedda. Un groupe de chérifs du clan ‘Awn et d’anciens partisans et fonctionnaires du régime hachémite au Hedjaz constituèrent un comité de défense du Hedjaz. ‘Abd al-Ḥamīd al-Ḫaṭīb, dont le frère représentait le gouvernement hachémite en Égypte et fit partie du comité, précise qu’ils étaient encouragés par l’émir ‘Abd Allāh ibn Ḥusayn et furent rejoints par Ṣāliḥ al-Dabbāġ et ‘Abd al-Ru’ūf al-Ṣabbān45. Le comité dont l’action se limitait à la dénonciation du régime saoudien au Hedjaz constitua le noyau d’une opposition politique plus active financée par l’émir ‘Abd Allāh, mécontent de l’accommodement dont son frère Fayṣal faisait preuve avec les Sa‘ūd, et avec la probable bénédiction de la monarchie égyptienne, elle aussi en froid avec le régime saoudien en raison de ses prétentions sur le califat et de l’incident du maḥmal égyptien en 192646. Cette opposition tenta d’organiser depuis l’Égypte et la Transjordanie une révolte coordonnée de la tribu des Billī au nord du Hedjaz, dirigée par Ibn Rifāda, et de l’émirat idrisi du ‘Asīr, gouverné par Ḥasan al-Idrīsī et placé sous protectorat saoudien. La première éclata en mai 1932. Son approvisionnement fut bloqué par l’administration et l’armée britanniques en Transjordanie, et les troupes d’Ibn Rifāda furent défaites en août, avant même le début de la révolte au ‘Asīr en novembre 1932 – elle aussi rapidement maîtrisée par l’armée saoudienne.
35La création du Hizb al-aḥrār al-ḥijāzī, Parti hedjazi libéral ou des « Libres », fut placée par ‘Abd al-Ḥamīd al-Ḫaṭīb peu après la conclusion en 1930 du traité de protectorat saoudien sur l’émirat idrisi du ‘Asīr. La plupart des membres avaient fait partie des dirigeants du Parti national hedjazi créé en 1924 à Djedda. Ils mettaient en évidence la filiation qui liait les deux mouvements politiques hedjazis les plus importants du début du siècle. Le renversement du roi Ḥusayn et l’épisode constitutionnaliste avaient formé ce groupe, dont la formulation des objectifs politiques tels qu’ils apparaissent dans le « pacte national hedjazi » datait de 1928. Il réclamait la libération du Hedjaz, son indépendance « dans les frontières acquises par la Révolte arabe » et la mise en place d’un régime constitutionnel. Les membres les plus décidés participèrent au financement et à l’approvisionnement des révoltes dans le Nord du Hedjaz et dans le ‘Asīr.
36La présidence du parti fut confiée à Muḥammad Ṭāhir al-Dabbāġ, un négociant hedjazi, ancien secrétaire du Parti national hedjazi et ministre des Finances du roi Ḥusayn (chapitre iv). Dans ses mémoires, Sa‘īd Bin Zaqr le mentionne avec affection comme l’un de ses enseignants et responsable de son école, la madrasa ruşdiyye que le roi Ḥusayn avait rebaptisée madrasa hāšimiyya, en même temps qu’il était responsable des finances de la municipalité47. Ṭāhir entretenait probablement des contacts avec les milieux antisaoudiens de l’océan Indien. Il avait été envoyé en Inde dès le mois de mai 1925, après avoir démissionné de son poste de ministre des Finances, afin d’y acheter des fournitures pour l’armée hachémite. Après l’échec de la révolte de 1932, il retourna en Inde : on le retrouve à Lucknow en 1933. Les frères de Ṭāhir étaient associés au parti. Ḥusayn al-Dabbāġ, en particulier, voyageait entre Le Caire, la côte érythréenne, le Nord du Hedjaz et le ‘Asīr où il tenta de susciter la révolte coordonnée de l’émirat idrisi et de la tribu des Billī. Les armes et les fournitures qu’il leur apportait étaient payées par les notables hedjazis en exil et surtout par l’émir ‘Abd Allāh, jusqu’à ce que les Britanniques interdisent ces transferts de fonds. ‘Abd al-Ru’ūf al-Ṣabbān, un notable mecquois membre du Parti libéral et qui avait aussi été membre du Parti national hedjazi, avait été employé comme gestionnaire de ses propriétés par l’émir ‘Abd Allāh jusqu’en 1932. Il publia au Caire un journal antisaoudien jusqu’à son expulsion d’Égypte, puis de Palestine et de Transjordanie vers l’Irak en 1932 – à la demande des Britanniques48.
37Comme son frère, les voyages de Ḥusayn al-Dabbāġ révélaient un réseau politique et financier fondé sur le réseau négociant de Djedda qui avait servi les affaires de ces notables en exil. Lorsqu’il fut expulsé du Yémen avec l’interdiction de revenir dans le protectorat britannique d’Aden, Ḥusayn al-Dabbāġ résida à Asmara où la diplomatie britannique surveillait ses activités. Il était soupçonné de fournir, avec l’argent collecté en Inde par son frère, des armes aux troupes yéménites pendant la guerre de 1933-1934 contre le royaume d’Arabie Saoudite. Les activités négociantes des membres les plus actifs du parti expliquaient la mobilisation rapide d’un réseau allant de l’Inde aux ports de la mer Rouge et capable de financer ce qui reste le seul mouvement hedjazi d’opposition armée à la monarchie saoudienne.
Le commerce hadrami en mer Rouge dans la révolte de 1932
38L’insertion du Hadramaout dans les mouvements du début des années 1930 et les soupçons qui pesèrent sur les activités de quelques marchands hadramis de Djedda suscitèrent vraisemblablement l’inquiétude des grandes familles marchandes dans le contexte tendu du Hedjaz en 1932. Entre la fin du mois de juin et le début du mois de juillet 1932, la police saoudienne arrêta une série d’habitants du Hedjaz dont elle soupçonnait l’implication dans la contestation du régime. Le 5 juillet, une vague d’arrestations visèrent particulièrement les Hadramis de Djedda. Les noms de familles négociantes comme Bā Ḫišwayn, ‘Amūdī, Bā Jubayr et Bin Zaqr figuraient parmi les personnes arrêtées et soupçonnées de se livrer au trafic d’armes et de munitions49. Le membre de la famille Bā Ḫišwayn était le propriétaire d’un sambouk qui avait été arraisonné par les garde-côtes saoudiens. Une grande partie de sa cargaison, des marchandises alimentaires destinées à des membres de la tribu de Juhayna à Yanbu‘, était en contrebande. Le navire avait été ramené à Djedda, et Bā Ḫišwayn fut arrêté avec les Juhayna qui résidaient en ville car des sections de la tribu avaient rallié Ibn Rifāda. Un Juhayna avait même été exécuté le 1er juillet à Djedda pour meurtre, dans une « atmosphère d’excitation et de peur50 ».
39Aḥmad Bā Jubayr avait lui aussi été arrêté à la fin du mois du juin. Il fut emmené et emprisonné à Riyad, où il assista à la mort du chef des Iḫwān révoltés, Fayṣal al-Dawīš, son voisin en prison. L’arrestation d’Aḥmad Bā Jubayr avait provoqué un large émoi à Djedda, où il était décrit par la légation britannique comme un « cheikh hadrami connu » et l’un des grands marchands de la ville. Son nom avait même été publié dans le journal Umm al-Qurā du 1er juillet 1932 avec la liste de ceux qui étaient accusés de répandre des rumeurs en faveur de la révolte en cours au nord du pays et qui avaient été « exilés » vers le Najd51. Parce que le négociant était né au Hadramaout et restait officiellement l’un des sujets du sultan qu‘ayti, donc protégé britannique, le chargé d’affaires du Royaume-Uni à Djedda s’était interrogé sur l’opportunité d’une intervention. Il apprenait alors que son arrestation était liée au moins autant, sinon plus, à la concurrence commerciale qui l’opposait aux ‘Alī Riḍā qu’à ses hypothétiques liens avec la révolte antisaoudienne. L’intervention du cheikh de la communauté hadramie et celle des grandes familles Bā ‘Uṯmān et Bā Nāja devaient aplanir le contentieux et accélérer la libération du négociant. Aḥmad Bā Jubayr dut être libéré avec les autres « éloignés » hedjazis après la défaite des troupes d’Ibn Rifāda en août 1932. C’est dans cette atmosphère tendue, suspicieuse que les notables du Hedjaz comme Aḥmad Bā Nāja se réunirent à Taëf en septembre pour faire assaut de loyauté et réclamer que le nom du royaume saoudien fût changé pour exprimer l’unité du pays.
40Les arrestations de marchands hadramis pendant l’été 1932 ne disent rien de leurs positionnements politiques. Les grandes familles s’étaient tenues à l’écart des troubles à Djedda. Aucun nom de marchand hadrami de Djedda n’apparaît parmi les meneurs de l’opposition antisaoudienne. Ces arrestations indiquent plutôt la participation continue des marchands hadramis au commerce entre la mer Rouge et l’océan Indien. Bā Ḫišwayn fut arrêté pour être propriétaire d’un sambouk acheminant des marchandises alimentaires de Djedda à Yanbu‘, dont une partie n’avait pas été déclarée. D’après ce qu’ils confièrent au représentant britannique, les Hadramis estimaient que l’arrestation d’Aḥmad Bā Jubayr relevait plus de la concurrence commerciale que de réels soupçons sur son implication dans la révolte. Le contentieux qui opposait Aḥmad Bā Jubayr à ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā portait sur l’embarquement des pèlerins hadramis, que le premier enregistrait sur les vapeurs néerlandais. ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā, qui décéda en août, voulait assurer aux compagnies indiennes dont il était l’agent le monopole du transport de ces pèlerins vers le Hadramaout et vers l’Indonésie. Un accord à l’amiable assurant à Aḥmad Bā Jubayr une commission pour chaque pèlerin embarqué mit fin au différend. Quant aux autres Hadramis arrêtés, les soupçons de contrebande d’armes qui pesaient sur eux indiquaient avant tout qu’il s’agissait de marchands propriétaires de navires dédiés au commerce côtier à partir de Djedda. Des soupçons similaires avaient pesé sur les principales maisons marchandes hadramies de la mer Rouge quinze ans auparavant.
41Les soupçons du pouvoir saoudien étaient vraisemblablement suscités par les connexions des Dabbāġ et des autres révoltés avec le Hadramaout et avec une partie des Hadramis de l’océan Indien aux positions antisaoudiennes. Ṭāhir al-Dabbāġ, l’esprit financier de la révolte, faisait usage d’un passeport britannique dans ses déplacements, ce qui plongeait l’administration britannique dans un embarras profond. Il l’avait obtenu au consulat britannique du Caire, en 1926, en montrant un passeport du sultanat qu‘ayti à son nom52. Seules des connexions déjà bien établies et anciennes pouvaient avoir permis à Ṭāhir al-Dabbāġ d’obtenir un passeport hadrami. Ses activités commerciales et politiques dans l’océan Indien le mettaient sans doute en contact avec les communautés hadramies d’Inde et d’Indonésie.
42L’agent britannique à La Mecque reçut au début du mois de juillet 1932 plusieurs visites du sayyid hadrami Ḥusayn al-‘Aṭṭās, un sujet britannique résidant à La Mecque et décrit comme particulièrement influent au sein des « Javanais53 ». Ḥusayn Muḥammad al-‘Aṭṭās, s’il s’agissait bien de lui, était aussi l’un des principaux gestionnaires du transport et du pèlerinage des musulmans javanais depuis les années 1920. Il dirigeait l’agence la Niederlandsche Handel Maatschappij (Netherlands Trading Company), qui servait de banque aux négociants, aux pèlerins des colonies néerlandaises et au gouvernement saoudien54. Le sayyid venait intercéder auprès de l’agent britannique en faveur de son compatriote Aḥmad Bā Jubayr, et l’informer du projet formé par le gouvernement saoudien d’envoyer des émissaires dans les pays musulmans pour inciter les pèlerins à venir en masse au pèlerinage. Il se disait forcé d’accepter cette mission pour Java en dépit du fait que la population y était de plus en plus acquise au parti antisaoudien et à « quatre-vingt-dix pour cent contre le roi Ibn Saoud ». C’est dans ces milieux anti-saoudiens de l’océan Indien, où les sayyids hadramis jouaient un grand rôle et sur lesquels le sayyid Ḥusayn al-‘Aṭṭās était particulièrement bien informé et influent, qu’évoluait Ṭāhir al-Dabbāġ au début des années 1930. Ṭāhir al-Dabbāġ pouvait profiter des débats agités qui y divisaient les communautés hadramies sur le thème de la réforme (iṣlāḥ), et du repoussoir que constituaient les idées de Muḥammad ‘Abd al-Wahhāb – y compris pour les Hadramis de La Mecque55. De telles connexions apportent un éclairage intéressant sur le réseau d’approvisionnement mis en place entre la mer Rouge et l’océan Indien par les Dabbāġ et leurs associés entre 1930 et 1932, dans lequel les côtes hadramies et le port de Mukalla avaient été régulièrement utilisés. Ḥusayn lui-même tenta de s’établir sur les côtes hadramies pendant l’été 1932, avant d’en être chassé par les gouvernements des sultanats de Mukalla et de Lahej56.
43Les craintes des autorités saoudiennes étaient aiguillonnées par ces échanges dont les Hadramis étaient les vecteurs. Les visites du sayyid Ḥusayn al-‘Aṭṭās montraient que les tensions politiques autour du Hedjaz concernaient les Hadramis, marchands et sayyids, car elles se greffaient sur les échanges commerciaux et religieux auxquels ils participaient. Les craintes des autorités furent néanmoins rapidement apaisées par l’échec rapide des révoltes dans le royaume, le refus que les notables du Hedjaz opposèrent de façon générale aux entreprises des révoltés, et le peu de suite donné à ces entreprises après 1933. Dès 1935, une amnistie générale permit aux révoltés et aux exilés politiques depuis 1925 de rentrer au Hedjaz. L’annonce de la dissolution du Hizb al-aḥrār al-ḥijāzī fut publiée et communiquée au roi ‘Abd al-‘Azīz Āl Sa‘ūd le 15 avril 1935 par ‘Abd al-Ḥamīd al-Ḫaṭīb, qui rentra de Suez l’année suivante et fut désigné membre du majlis al-šūrā de 1936 à 1947, ainsi qu’à la tête de diverses missions diplomatiques. Ṭāhir al-Dabbāġ, l’un des premiers à rentrer, fut nommé responsable de l’éducation, et ‘Abd al-Ru’ūf al-Ṣabbān membre du majlis al-šūrā57. Tout rentrait dans l’ordre.
c. La « saoudisation » des marchands hadramis
44Malgré les appels à l’indépendance et au renversement du régime saoudien au Hedjaz, malgré les difficultés économiques auxquelles ils étaient confrontés et qu’accroissait la mauvaise gestion financière du pays, les grands marchands hadramis de Djedda furent généralement épargnés par les tensions politiques de l’année 1932. Seul Aḥmad Bā Jubayr fut, temporairement, inquiété. La communauté hadramie avait même repoussé l’éventualité d’une intervention britannique de crainte d’indisposer le roi et de risquer l’expulsion de ce grand marchand. Le ralliement au règne du roi ‘Abd al-‘Azīz Āl Sa‘ūd présentait des intérêts que les mots d’ordre du Parti libéral ne contrebalançaient pas. La sécurité des routes et le bon déroulement du pèlerinage avaient été maintenus en dépit de la crise économique et des révoltes, la bonne entente avec l’administration impériale britannique n’avait pas été remise en question mais renforcée par les traités de bon voisinage avec la Transjordanie en 1933. Cela avait même permis au roi ‘Abd al-‘Azīz de faire expulser ses opposants de l’ensemble des pays où ils avaient trouvé refuge : l’Égypte, la Transjordanie et la Palestine, le Yémen, l’Érythrée et l’Inde.
45Ce qu’écrivait William H. Ingrams en 1936 au sujet des grandes familles négociantes hadramies révélait l’intégration du cadre saoudien. La légation britannique s’irritait même parfois de ces Hadramis devenus saoudiens qui n’entretenaient que peu de liens avec le Hadramaout : ils avaient tendance à prendre le parti du gouvernement saoudien en cas de différend avec la Grande-Bretagne. Les Hadramis de Djedda passaient pour ne recourir que très rarement aux services de la légation britannique, préférant maintenir le flou sur leur statut de protégés de Sa Majesté58.
46L’intégration au cadre politique saoudien s’était traduite, chez les Hadramis de Djedda, par l’effacement progressif du rôle de leurs autorités communautaires : le cheikh de la communauté hadramie et le cheikh des sayyids ‘alawis. Lorsque le premier avait été sollicité en 1932 au moment de l’arrestation de plusieurs Hadramis, il avait préféré une résolution discrète pour éviter de mécontenter le gouvernement du roi ‘Abd al-‘Azīz, capable d’expulser le négociant emprisonné. La mobilisation des chefs des maisons Bā Nāja et Bā ‘Uṯmān pour qu’ils interviennent auprès des ‘Alī Riḍā devait résoudre le différend sans heurter le pouvoir royal. Les listes de collectes pour la Palestine de 1948 comme celles de 1929, publiées par Umm al-Qurā, ne mentionnent plus la titulature du cheikh, qui apparaissait encore en 1919 dans la liste de donateurs publiée par al-Qibla59. La fonction du cheikh des Hadramis disparaît des sources à partir des années 1930, et les manifestations publiques de la communauté Djedda paraissent réduites dès 1931 à un rôle folklorique lors des réceptions officielles60. Dans les années 1940-1950, ‘Alī al-Qusmī fut l’un des derniers cheikhs des Hadramis61.
47Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin mentionne quant à lui, dans ses mémoires, la fin du rôle du cheikh des sayyids ‘alawis à Djedda, peu après la prise de la ville en 1925. Les Hadramis avaient demandé au roi la confirmation des privilèges dont ils jouissaient depuis l’époque ottomane et qui permettaient au cheikh des sayyids de recevoir leurs plaintes, de surveiller leurs héritages et d’enregistrer certains des actes qu’ils passaient. Malgré l’accord du roi, et d’après Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin dont la maison servait de lieu de réunion à ces discussions agitées, les Hadramis se disputèrent sur la personne qui devait prendre la charge de cheikh (mašīḫa)62. Leur incapacité à se mettre d’accord mit fin de fait aux privilèges dont ils jouissaient et provoqua, selon le négociant hadrami, un bouleversement complet pour la communauté hadramie. La disparition du rôle du cheikh des sayyids ‘alawis peut aussi être reliée aux événements des années 1930. ‘Abd al-Ḥamīd al-Ḫaṭīb signale en effet qu’en 1929, peu après la création du comité de défense du Hedjaz, un groupe de sayyids et chérifs réputés proches de l’ancien régime hachémite furent arrêtés et éloignés à Taëf sur l’ordre du roi ‘Abd al-‘Azīz. Parmi les personnes arrêtées figuraient Aḥmad ibn ‘Alawī al-Saqqāf, qui avait été secrétaire particulier du roi Ḥusayn, et son frère Muḥammad, que ‘Abd al-Ḥamīd al-Ḫaṭīb décrit encore comme le cheikh des sayyids63. Ils furent rapidement libérés mais exilés. Le fait que Muḥammad ibn ‘Alawī al-Saqqāf ait réussi à conserver le statut de syndic des sayyids à La Mecque jusqu’aux années 1930 est confirmé par un article du journal Umm al-Qurā, qui rapporte l’amnistie accordée aux exilés par le roi ‘Abd al-‘Azīz en août 1930. Muḥammad al-Saqqāf y est explicitement décrit comme za‘īm al-sāda64. L’arrestation du sayyid, aux côtés d’un groupe de chérifs et de personnalités du royaume hachémite, signale toutefois la méfiance du pouvoir saoudien à l’égard d’un personnage et d’une fonction qui avaient la réputation d’être restés proches de la famille hachémite. Elle ne provoqua pas l’émoi suscité par l’arrestation du sayyid Isḥāq bin ‘Aqīl dans les années 1850, et il faut voir dans le calme conservé par la communauté hadramie le signe de la réduction du rôle du syndic des sayyids ‘alawis à La Mecque sous l’autorité saoudienne. L’exil de Muḥammad ibn ‘Alawī al-Saqqāf porta peut-être un coup fatal à la fonction.
48La disparition des fonctions officielles des chefs de la communauté, qui coïncidait d’une part avec la fin du rôle de la milice armée des Hadramis, et d’autre part avec la politique générale de réduction du pouvoir des corporations dans le royaume, assimilait les Hadramis au reste de la société. Elle réduisait dans la cité hedjazie le rôle des grands marchands hadramis qui avait été l’une des caractéristiques du groupe jusqu’à la fin du royaume chérifien.
49Le recentrement des grands marchands hadramis apparaissait aussi dans le faible écho qu’eut au Hedjaz le débat sur l’idéal de réforme porté par les bourgeoisies hadramies de l’océan Indien65. Les Hadramis hedjazis participèrent avec discrétion aux controverses qui touchaient beaucoup plus vivement les Hadramis d’Asie du Sud-Est acquis à l’idée de « renaissance [nahḍa] » hadramie et demandeurs de réformes pour le Hadramaout. Les archives consulaires britanniques et hollandaises, pourtant si attentives dans leurs colonies et protectorats au mouvement des idées politiques du « réveil » hadrami au début du xxe siècle, n’en relèvent aucune activité dans le Hedjaz, à l’exception du passage d’un promoteur de l’un ou l’autre courant. Nulle mention dans ces archives d’association, d’école ou de journal relayant les débats qui agitaient les Hadramis de l’océan Indien. Il s’agissait pourtant de trois vecteurs essentiels du débat idéologique qui remettait en cause l’identité hadramie et le rapport des émigrés avec le Hadramaout, l’éducation et l’organisation politique, le statut des sayyids et celui des non-sayyids. La participation faible ou si discrète des Hadramis d’Arabie Saoudite à ce débat tranche avec l’activité intellectuelle des sayyids, muftis et savants hadramis installés au Hedjaz ou passant par ses Lieux saints au xixe siècle66.
50Les termes du débat parvinrent pourtant bien jusqu’au Hedjaz au cours des années 1930. Comme les zones sous contrôle britannique (le sultanat qu‘ayti au Hadramaout, l’Inde, Singapour et la Malaisie) avaient été progressivement fermées aux partisans du mouvement iršādī, ceux qui s’exilaient se dirigeaient vers des pays comme les Indes néerlandaises, l’Éthiopie et l’Arabie Saoudite67. L’activité de partisans du mouvement iršādī était par exemple signalée à La Mecque en 1936, bien qu’il s’agisse d’une mention rare. Le vice-consul britannique Ihsanullah rapportait à son supérieur à Djedda le séjour dans la Ville sainte d’un des chefs présumés du mouvement de l’Iršād à Java, ‘Uṯmān al-‘Amūdī. Il était arrivé à l’occasion du pèlerinage et cherchait des soutiens financiers auprès des résidents hadramis et du gouvernement saoudien pour ses projets d’écoles au Hadramaout68. À l’occasion d’une rencontre avec le représentant britannique, il exprima ses vues hostiles aux sayyids qui gouvernaient selon lui le sultanat qu‘ayti, et l’espoir que le roi ‘Abd al-‘Azīz prenne possession du Hadramaout. Sa propagande n’avait cependant eu, de son propre aveu, qu’un très faible écho. Natalie Mobini-Kesheh a relevé, au sujet de ce même personnage, le peu d’informations qui existent sur l’engagement des Hadramis du Hedjaz dans les projets et débats des réformistes69. La nahḍa à laquelle appelait ‘Uṯmān al-‘Amūdī n’avait pas, de toute évidence, suscité l’enthousiasme des grands marchands hadramis.
51Le ralliement volontaire ou contraint des négociants au régime saoudien s’était traduit par le soutien commercial et financier qu’ils apportèrent au gouvernement, par leur abstention lors des débats mettant en cause l’autorité du roi ‘Abd al-‘Azīz et la limitation progressive, dans les années 1930, de leur rôle politique dans la gestion des affaires du royaume. Le souvenir du siège de Djedda, les craintes suscitées par les révoltes et leur répression au début des années 1930, et la crise économique encourageaient cette attitude peu revendicative malgré les irritations que rapportaient les diplomates européens en poste au Hedjaz. C’est cet ensemble de facteurs qui favorisèrent la « saoudisation » des grandes familles marchandes hadramies de Djedda.
52Visible dans l’effacement de leurs institutions communautaires et le peu d’écho accordé aux débats animant leurs compatriotes dans l’océan Indien et au Hadramaout, le recentrement des préoccupations des grands marchands hadramis et, bientôt, de leurs activités sur l’Arabie Saoudite fut accéléré dans les années 1940 par deux phénomènes conjoints : la réorientation des échanges commerciaux et le tournant pétrolier. Ils eurent tous deux un rôle essentiel dans le renouvellement du groupe des grandes familles marchandes hadramies de Djedda.
2. LE SENS DU TOURNANT PÉTROLIER
53L’exploitation commerciale des hydrocarbures permise par la concession de 1933 et les exportations de pétrole qui débutèrent à la fin des années 1940 changèrent profondément la structure sociale et économique du royaume saoudien. La littérature est déjà abondante sur la révolution que constitua le boom (ṭafra) pétrolier dans la deuxième moitié du xxe siècle, plus particulièrement à partir de 1973. Les bouleversements de l’économie du royaume creusèrent un fossé mémoriel qui relégua la période antérieure aux années 1970 à un autre âge. ‘Abd al-Raḥmān Munīf a fait le récit de ce tournant dans le premier volume de sa trilogie romancée, Mudun al-milḥ (Les villes de sel). Les membres des familles marchandes hadramies qui vécurent ce tournant en rappellent deux traits symptomatiques : l’essor de Djedda et le départ de la notabilité djeddawie de la vieille ville (al-Balad), désormais occupée par une population modeste souvent immigrée ; l’apparition dans le groupe de notabilité négociante de nouvelles familles marchandes, dont les affaires étaient liées à la famille royale. Le changement du cadre domestique, provoqué par le développement de Djedda et par l’immigration qui trouvait à se loger dans les vieilles maisons du cœur historique, manifestait le changement d’une économie alimentée de façon croissante par les royalties de l’exploitation pétrolière redistribuées par le gouvernement.
54Pourtant, le développement des revenus tirés de l’exploitation du pétrole n’influença que peu la structure économique et politique du pays avant la fin des années 1940. Les avances concédées par l’Aramco puis les royalties qu’elle versa à partir de 1939 assuraient certes le train de vie de la famille royale et les dépenses de fonctionnement d’un État embryonnaire, mais le revenu des douanes et du pèlerinage, ainsi que les taxes prélevées sur le bétail ou les dattes continuaient à assurer l’essentiel des revenus de l’État saoudien70. Un rapport rédigé par le conseiller commercial de l’ambassade de France en mai 1970 rappelle que les chiffres de l’extraction pétrolière ne dépassèrent pas les 500 000 barils par jour avant 1949. Ce chiffre était déjà le résultat d’une progression accélérée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale71.
55Les marchands restèrent le groupe le plus important dans l’économie du pays jusqu’en 1947, date à laquelle les revenus du pétrole commencèrent à transformer la structure économique et sociale du pays de façon significative. Jusque-là, les dons plus ou moins volontaires des négociants et le revenu des taxes qu’ils versaient à l’État saoudien, dont l’appareil restait très réduit, voire « minimal », continuaient à les rendre indispensables à la famille royale72. C’est dans la première moitié des années 1950 que le revenu des taxes, désormais prélevées directement par un appareil d’État centralisé et non plus par des intermédiaires comme les corporations, fut dépassé par les revenus tirés de l’exploitation des hydrocarbures. Dans le budget de 1949-1950, les taxes directes (prélevées au titre de la zakat essentiellement) fournissaient 37 % des revenus du gouvernement, les taxes indirectes (droits de douanes et taxes sur la consommation) 30 %. De ces revenus, le Hedjaz fournissait la plus grosse partie jusqu’en 195273.
56Pour comprendre les changements que connurent les familles marchandes hadramies de Djedda, il faut donc se tourner vers d’autres facteurs que la seule exploitation du pétrole. La Seconde Guerre mondiale accéléra la réorientation des échanges du port de Djedda, amplifiant le renouvellement de la notabilité négociante dont faisaient partie les grands marchands hadramis. L’essor des revenus du pétrole et l’autonomie grandissante qu’ils donnaient au pouvoir royal dans ses relations avec les négociants ne firent qu’accentuer ce renouvellement, dont les effets étaient déjà remarquables dans la composition des premiers conseils d’administration de la chambre de commerce de Djedda, créée en 1946.
a. La Seconde Guerre mondiale et la réorientation des échanges marchands
57Malgré la neutralité adoptée par le royaume au début de la guerre, la guerre eut des répercussions sensibles sur l’économie saoudienne. Les effectifs du pèlerinage plongèrent entre 1939 et 1941 ; ils ne repassèrent au-dessus de la barre des 40 000 pèlerins arrivant à Djedda par voie maritime qu’en 1945 (annexe IV). La mobilisation préventive de troupes et de tribus creusa le déficit budgétaire et renforça la dépendance du pays vis-à-vis des fournitures britanniques et des avances financières américaines74. Pour les négociants importateurs, la limitation des flux commerciaux et le manque de devises gênèrent considérablement les échanges.
58Les avances payées par la Standard Oil of California aux termes de la concession de 1933, les aides de guerre versées par l’Empire britannique et les États-Unis, et les prêts concédés par les compagnies américaines et européennes avaient toutefois permis de soutenir la demande intérieure75. Ils avaient aussi allégé la pression qui pesait sur les maisons marchandes locales. Dans la deuxième moitié des années 1930, les marchands locaux furent en effet moins sollicités et les compagnies étrangères davantage pour les avances financières et le matériel que les maisons du Hedjaz ne pouvaient fournir76. La guerre mettait en évidence l’évolution des échanges du pays et la dépendance continue des affaires des grandes maisons marchandes de Djedda vis-à-vis du marché indien.
L’état d’un réseau négociant en 1946
59Au milieu des années 1940, les activités négociantes des Bā Nāja, Bā ‘Išin, Bin Zaqr et Bā Ġaffār restaient encore largement centrées sur l’océan Indien. Aden, Basra, Bombay et Calcutta étaient les principaux ports où ces maisons marchandes entretenaient des agents et où elles s’approvisionnaient en textiles, en thé, en épices, en riz et en dattes. La nature des produits et les ports d’où ils étaient importés mettent en évidence le dynamisme maintenu d’un réseau négociant déjà en place au xixe siècle. À côté des mentions ponctuelles des activités de marchands hadramis, un état des comptes de la maison marchande de ‘Abd al-Raḥmān ibn Yūsuf Bā Nāja dressé en 1946 permet d’établir une cartographie significative du réseau de la grande maison marchande (carte 6.1).
60L’importance de l’Égypte, où les descendants de Yūsuf Bā Nāja détenaient un avoir d’un peu plus de 3 044 souverains britanniques dans la caisse des négociants hadramis établis au Caire, Ḥusayn et Ṣādiq Bā Zar‘a, s’explique d’abord par le poids des revenus perçus sur les propriétés immobilières héritées de ‘Abd Allāh Bā Nāja. La présence de ces fortes sommes peut aussi être la conséquence du rôle du marché égyptien dans le change des monnaies. Après avoir acheté les monnaies étrangères aux changeurs mecquois, les marchands de Djedda les envoyaient à leurs employés et correspondants dans les ports dont ils faisaient venir leurs marchandises. Les sommes d’argent circulaient alors, confiées à des voyageurs, dans des sacs scellés par les agents des compagnies maritimes et par les employés des douanes qui en avaient contrôlé et taxé le contenu77. Les plus grands négociants pouvaient aussi expédier en Égypte leurs livres sterling et monnaies d’or, comme le sovereign, pour acquérir des roupies et des traites. Ces transactions étaient réalisées soit directement, pour les grandes maisons, soit par l’intermédiaire des maisons négociantes d’Aden, où les Bā Nāja avait aussi un Bā Zar‘a pour correspondant78. C’est en utilisant ses revenus égyptiens et en profitant de ces facilités de change que la maison Bā Nāja ordonna par exemple le virement depuis Le Caire d’une somme de 40 000 roupies pour ‘Abd Allāh Bahā’ī à Bombay en 1946-194779. À partir des années 1930, les échanges croissants avec l’Europe et les États-Unis furent progressivement pris en charge par les branches des établissements bancaires européens à Djedda.
61La sous-représentation d’Aden est quant à elle la conséquence moins d’un volume d’achats plus faible que du solde plus rapide des transactions. Les Bā Nāja y conduisaient en effet des opérations encore nombreuses en 1946, avec Muḥammad ibn ‘Umar Bā Zar‘a. Les achats de clous de girofle que les Bā Nāja faisaient auprès de lui étaient équilibrés par des ventes de textiles. Muḥammad Bā Zar‘a réglait aussi pour le compte de la maison Bā Nāja des sommes dues à des négociants établis à Hodeïda, et dont on retrouvait aussi les familles à Djedda : Yaḥyā ibn Sulaymān Bā Ġaffār et Muḥammad ‘Alī Riḍā. Sa‘īd Bin Zaqr avait mentionné l’accueil généreux et « protecteur » de Sulaymān Bā Ġaffār et de Muḥammad ‘Alī Riḍā lors de son exil dans ce port en 192580. Pour solder ces paiements, les Bā Nāja ordonnaient un virement au crédit de Muḥammad ibn ‘Umar Bā Zar‘a par mandat télégraphique de la banque des Ka‘akī. Le 11 rajab (?) 1366/1946, le négociant hadrami établi à Aden reçut ainsi un virement de 9 700 roupies (140 souverains) par le biais d’un mandat établi par la banque des Ka‘akī, et se trouva remboursé des virements qu’il avait lui-même faits pour Yaḥyā Bā Ġaffār et Muḥammad ‘Alī Riḍā au nom des Bā Nāja81. Muḥammad ibn ‘Umar Bā Zar‘a, comme les autres correspondants à Aden des marchands de Djedda, devait aussi jouer un rôle dans le change des monnaies – souverains or et livres égyptiennes en particulier – et la fourniture de roupies aux Bā Nāja. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les maisons marchandes d’Aden étaient réputées pour ces activités de change, parfois peu légales82. De tels échanges soulignent que la structure héritée du xixe siècle continuait d’informer largement le réseau négociant des Bā Nāja et de leurs correspondants. Il en allait de même pour leurs transactions dans le reste de l’océan Indien. La maison marchande s’y approvisionnait au gré des prix pratiqués dans les différents ports où étaient établis ses agents.
62Dans le golfe Arabo-Persique, la maison se fournissait en dattes et en riz auprès des négociants Salīm Ḫunjī, Sulaymān et Ḥamīd al-Ḏakīr, dont les maisons avaient leur siège à Basra. Auprès du premier, la maison ‘Abd al-Raḥmān Yūsuf Bā Nāja s’approvisionnait aussi en thé. Cet approvisionnement n’était pas exceptionnel. Les Bā Nāja en passèrent même une commande de 40 caisses (3 806 roupies) auprès de Salīm Ḫunjī pour le compte d’un marchand de la famille Bā ‘Išin. Il s’agissait probablement de réexportations de thé indien, que Salīm Ḫunjī commandait à ses contacts en Inde et expédiait à Djedda par l’intermédiaire de Port-Soudan. Les cahiers de comptes mentionnent en effet des Ḫunjī à Calcutta, auprès desquels la maison Bā Nāja s’approvisionnait aussi en thé. En 1946, ces achats étaient réglés par l’intermédiaire d’un négociant établi à Bombay et l’un des principaux partenaires des Bā Nāja, ‘Abd Allāh Bahā’ī. En 1366/1946-1947, ‘Abd Allāh Bahā’ī vira ainsi 8 000 roupies aux Ḏakīr, soldant les achats de riz et de dattes des Bā Nāja. Il fit de même pour Salīm Ḫunjī, qui reçut par exemple 5 000 roupies de ‘Abd Allāh Bahā’ī peu après le mois de ḏū al-ḥijja 1365/novembre-décembre 1946.
63En Inde, le port de Bombay constituait la principale place d’échanges des Bā Nāja. Calcutta n’apparaît que pour les achats de thé, réalisés auprès de la maison des Ḫunjī. C’est de Bombay que les plus gros volumes étaient importés par la maison hadramie de Djedda, en raison de ses relations avec deux négociants établis dans le port indien : ‘Abd Allāh Bahā’ī et Ibrāhīm Yūsuf Zaynal ‘Alī Riḍā. Le thé et les textiles, expédiés par vapeur directement à Djedda ou plus souvent par l’intermédiaire de Port-Soudan, constituaient les principales marchandises. Dans l’année 1366/1946-1947, ‘Abd Allāh Bahā’ī expédia aussi pour le compte des Bā Nāja du poivre, du gingembre et des sacs ou de la toile de jute. Le déficit commercial était clair dans ces échanges. Pour cette même année, seul un envoi d’huile d’olive pour 111,25 roupies au crédit des Bā Nāja est repérable dans les comptes, et il intervenait juste après un achat de 40 sacs de gingembre pour 2 885,75 roupies, et de textiles pour 1 815,5 roupies83.
64Port-Soudan apparaît enfin comme l’autre grand port du réseau négociant de la maison. Les Bā Nāja correspondaient essentiellement avec la société Gellatly, Hankey and Co. Sudan Ltd. La société, spécialisée dans le transport de marchandises, était avec Cotts, Darke and Co. Ltd l’une des deux plus grandes agences du port ouvert par les Britannique en 190584. Elle fournissait notamment du sucre à la maison Bā Nāja, mais son rôle consistait surtout à gérer les importations et les commandes dont Port-Soudan était une plaque tournante. Telles qu’elles apparaissent en 1946, les commandes passées par les Bā Nāja auprès de leurs partenaires dans le Golfe et en Inde transitaient régulièrement par Port-Soudan. Les ports en eaux profondes de la mer Rouge, reliés par le chemin de fer à leurs arrière-pays, comme Port-Soudan avec l’Égypte et Djibouti avec l’Éthiopie, étaient depuis longtemps préférés à Djedda par les grandes compagnies maritimes (chapitre iii)85. En 1948, les négociants djeddawis se plaignirent d’ailleurs de l’absence d’une liaison directe entre Calcutta et Djedda, qui les obligeait à faire transiter leurs importations par le port soudanais. Les compagnies maritimes britanniques, utilisées par les correspondants des Bā Nāja, privilégiaient naturellement le port soudanais.
65Les soldes de ces transactions étaient rarement réglés directement. Le rôle de ‘Abd Allāh Bahā’ī, à Bombay, dans le règlement des achats de la maison Bā Nāja à Basra, et celui de Muḥammad Bā Zar‘a, à Aden, pour régler ce qui était dû à deux marchands de Hodeïda, en sont les exemples. Les transactions devaient en effet réduire au maximum les transferts de numéraire, qui coûtaient cher et restaient contrôlés en 1946. Elles devaient aussi tenir compte des taux de change. L’usage des virements, favorisés par le télégraphe et le téléphone, permettait de raffiner ces stratégies d’économie des coûts de transaction. Les transferts de fonds confiés à des partenaires restaient toutefois pratiqués : les Ḫunjī de Calcutta étaient ainsi crédités avec de l’argent apporté en mains propres par un négociant nommé Ismā‘īl ‘Abd al-Sattār. Il pouvait s’agir de sacs de monnaie scellés, comme les négociants de Djedda en confiaient déjà à leurs partenaires au siècle précédent, mais rien n’est dit sur la façon dont ils étaient acheminés.
66Ce réseau négociant manifeste de frappantes continuités avec le xixe siècle. Le port de Bombay était toujours la principale place d’approvisionnement de la maison en textiles, en thé, en gingembre et en épices comme le poivre. Les Bā Nāja entretenaient à Bombay de solides partenariats avec la firme des ‘Alī Riḍā, représentée à Bombay par le fils de Yūsuf Zaynal. Quant à la maison dirigée par ‘Abd Allāh Bahā’ī, elle est décrite par Muḥammad ‘Alī al-Maġribī comme la maison indienne la « plus connue » à l’époque chez les marchands de Djedda. Ces exportateurs préparaient la cargaison des vapeurs en adressant un télégramme aux marchands de Djedda, dans lequel ils indiquaient les prix. Chaque marchand importateur (mustawrid) signalait en retour la quantité souhaitée et en virait le prix en roupies indiennes par Aden ou Le Caire86. C’était aussi par des maisons marchandes comme celle de ‘Abd Allāh Bahā’ī que transitaient une partie des paiements des Bā Nāja vers le reste de l’océan Indien.
67Basra, qui bénéficiait à la fois de son intégration aux réseaux indiens et britanniques, et de sa situation au débouché de l’Irak, restait un point important du réseau des Bā Nāja, même si les marchandises en étaient désormais apportées par les vapeurs des compagnies internationales et non plus par les navires de la maison. À côté des dattes irakiennes, le riz et le thé qui étaient commandés à Basra venaient probablement d’Inde. Enfin, aucune importation de marchandises égyptiennes n’apparaît dans ces comptes, à l’exception du sucre acheté à Port-Soudan, qui était peut-être une production égyptienne. La place du Caire dans les transactions financières des Bā Nāja met plutôt au jour le poids de l’immobilier dans le capital de la maison marchande. Comme les clous de girofle achetés à Aden, tous les produits importés étaient déjà des classiques du siècle précédent. Les voitures comme les Ford, dont les ‘Alī Riḍā monopolisaient l’importation, les machines à écrire ou les appareils électriques, dont la demande se développait, n’apparaissaient pas dans ces échanges.
68Les échanges avec les ‘Alī Riḍā à Hodeïda et à Bombay, avec les Bā Zar‘a au Caire et à Aden, et avec les Bā Ġaffār à Hodeïda, ainsi que les transactions associant les Bā ‘Išin maintenaient la coloration djeddawie et fortement hadramie du réseau des Bā Nāja. Avec le poids des revenus immobiliers, l’importance de Port-Soudan comme plaque tournante des importations de la maison Bā Nāja à Djedda était l’un des principaux changements dans ce réseau encore très familier. Quelques nouveaux acteurs venaient toutefois occuper une place particulière : la collaboration avec la société Gellatly, Hankey and Co. de Port-Soudan, dont une branche existait à Djedda, s’avérait précieuse pour les transactions avec les pays de l’Empire britannique qui passaient par Port-Soudan ; l’établissement des Ka‘akī facilitait les transactions financières de la maison avec les établissements marchands des bords de la mer Rouge, parmi lesquels on retrouve les noms de grandes familles négociantes hadramies.
69L’état des comptes de cette maison ne permet cependant pas d’apprécier les effets de la Seconde Guerre mondiale sur le commerce des maisons marchandes de Djedda. Deux ans après la fin du conflit, ces maisons étaient pourtant encore exposées aux difficultés posées par la limitation des échanges avec l’Inde. Les difficultés étaient accentuées par le déclassement progressif des produits indiens dans la structure des importations. Les grandes affaires se faisaient de moins en moins avec Bombay et Calcutta.
La fin des grandes affaires avec l’Inde : la « paralysie » des importations
70Dans le rapport qu’il rédigea en 1948 après la visite d’une délégation commerciale indienne, Muḥammad ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā, le président de la chambre de commerce de Djedda et futur Premier ministre du Commerce (en 1954), exposa l’ensemble des difficultés auxquelles les négociants saoudiens étaient confrontés dans leurs affaires avec l’Inde87. Depuis le début du conflit mondial, les mesures de limitation des échanges et de contrôle des changes avaient « paralysé » selon lui le commerce d’importation des marchands.
71Les quotas mis en place par l’administration britannique et poursuivis par le gouvernement indépendant pour gérer le surcroît de demandes en produits de première nécessité pendant la guerre avaient freiné les échanges. Le premier exemple pris par le président de la chambre de commerce est significativement celui des importations de textiles, l’un des principaux produits importés d’Inde avec les céréales (riz, blé en grains et en farine). Le quota attribué à l’Arabie Saoudite en 1946, de 8 millions de yards (7,3 millions de mètres), avait depuis été abaissé à 2,5 millions, deux chiffres dont Muḥammad ‘Alī Riḍā montrait l’insuffisance criante, selon lui, pour un royaume de quatre millions d’habitants. L’importance de ces limitations pour l’économie saoudienne est confirmée par la publication des quotas dans le journal Umm al-Qurā. Pour la période s’étendant de juillet à décembre 1946, le gouvernement de l’Inde avait par exemple attribué au royaume un quota de 1 901 719 yards, la moitié en coton brut88. Les établissements autorisés à exporter du textile étaient listés dans l’article du journal avec le quota qui leur avait été attribué. Avec la famille marchande des Bassām, Ibrāhīm Yūsuf Zaynal ‘Alī Riḍā faisait partie des cinq plus gros exportateurs. Étrangement, le nom de ‘Abd Allāh Bahā’ī ne figurait pas dans cette liste, à moins que le négociant « C. Ujamahibhai » (Ujama Bahā’ī) ne fût un de ses représentants.
72Au nom des marchands établis à Djedda, le président de la chambre de commerce proposait un ensemble de neuf mesures pour faciliter et développer le commerce entre le royaume saoudien et l’Inde. Ce catalogue de propositions mettait en évidence les contraintes qui pesaient sur les échanges avec l’Inde. Les ‘Alī Riḍā, mais aussi le négociant hadrami vice-président de la chambre, Aḥmad Bā ‘Išin, et les autres grands négociants du royaume en faisaient l’expérience directement. Les problèmes monétaires étaient placés au premier rang. Muḥammad ‘Alī Riḍā suggérait la création d’une banque indo-arabe et la fin des limitations aux importations de devises en Inde, seul moyen pour les marchands saoudiens de solder leurs achats. Ces limitations, qui découlaient des règlements de la zone sterling mise en place au début de la guerre pour protéger la valeur de la livre, portaient d’abord sur le souverain or britannique. Utilisé par les Bā Nāja et les autres marchands de Djedda en sa qualité de monnaie de référence, il était fortement taxé à son entrée en Inde. Les restrictions portaient aussi sur les roupies échangées contre des riyals saoudiens au Hedjaz par les pèlerins indiens. Le gouvernement de l’Inde en limitait la réutilisation par les négociants saoudiens pour leurs achats en Inde et le crédit à leur compte dans les maisons indiennes partenaires pour les achats dans la zone sterling. La complication des transactions financières apporte un éclairage supplémentaire sur les stratégies mises en place par une maison marchande comme celle des Bā Nāja : le recours aux Bahā’ī pour payer des achats à Basra permettait par exemple de rester dans la zone sterling, dont l’Irak faisait partie.
73Muḥammad ‘Alī Riḍā proposait aussi l’augmentation des quotas et la fixation d’un seuil minimal pour l’Arabie Saoudite, en mentionnant particulièrement, encore une fois, le cas du textile de coton et de soie. Évoquant la restriction des exportations alimentaires par le gouvernement de l’Inde pendant la guerre, il rappelait les besoins du royaume : 35 000 tonnes de riz, 15 000 de farine, 10 000 de froment, 10 000 de sucre et 500 d’huile89. Pour développer ces échanges, il suggérait la création d’une ligne maritime reliant directement Djedda et Calcutta. La ligne directe devait éviter aux marchands de Djedda les frais supplémentaires exigés par le transport des marchandises par train jusqu’à Bombay, puis par leur transbordement à Port-Soudan. Il demandait enfin aux représentants indiens de faciliter le transport des pèlerins de leur pays vers le Hedjaz, la mise en place de vapeurs réservés aux marchandises destinées à l’Arabie Saoudite, puisque le gouvernement indien avait interdit leur transport commun avec les pèlerins, et la fin des restrictions aux voyages commerciaux ou médicaux des Saoudiens vers l’Inde.
74Les marchandises, dont l’importation en Arabie Saoudite avait été ralentie ou compliquée par la Seconde Guerre mondiale et la poursuite des restrictions, étaient avant tout des matières premières alimentaires et des produits textiles. Les tissus, les céréales, le sucre et l’huile dont se souciait la chambre de commerce de Djedda en 1948 étaient aussi les principaux produits achetés par les Bā Nāja en Inde. L’absence de produits électriques, de véhicules à moteur et de matériel de travaux, déjà notée pour la maison marchande, correspondait en fait à la composition générale des échanges avec l’Inde. C’était pourtant l’importation de ces derniers produits qui était en train de connaître une croissance accélérée, nettement supérieure à celle des matières alimentaires ou des tissus (graphique 6.4). Même si l’Inde en restait le premier fournisseur, des textiles étaient aussi importés en quantités croissantes dans les années 1950 du Japon où ils étaient moins chers, de Grande-Bretagne et des États-Unis où ils étaient de meilleure qualité90. Plus encore que les contraintes qui gênaient les échanges, la nature des produits importés reléguait progressivement la place de l’Inde dans le commerce extérieur saoudien. Le réseau négociant sur lequel était fondé l’établissement des Bā Nāja n’était plus celui des grandes affaires.
La fin des grandes affaires avec l’Inde : la réorientation des échanges
75Depuis le début de la Seconde Guerre mondiale, la répartition des échanges commerciaux du royaume avait considérablement évolué. L’aide financière britannique et surtout américaine, augmentée pendant la guerre et jusqu’en 1951 avec le programme « Point Four », l’exploitation du pétrole dont les royalties s’envolèrent à partir de la fin des années 1940, et la reprise économique manifestée par le retour des pèlerins soutinrent la croissance rapide des importations et leur diversification (annexe III. 2). Les États-Unis étaient devenus depuis la fin de la guerre le principal fournisseur des biens et de services importés en Arabie Saoudite. Le montant des importations américaines passa de 20 millions de dollars en 1946 à 84 millions en 1948. Le Royaume-Uni venait au second rang, avec des importations qui passèrent de 457 000 livres en 1946 (environ 1,8 million de dollars au taux de 1946) à 1,6 million de livres sterling en 1948 (6,6 millions de dollars). Les autres pays européens industriels se hissaient quant à eux à un niveau proche de celui de l’Inde (graphique 6.5). Les rapports consulaires qui, en l’absence de statistiques officielles à l’époque, permettent d’évaluer cette réorientation décrivent une période d’affluence des biens de consommation courante et même une offre régulièrement supérieure à la demande pour la plupart des produits importés. Les cigarettes et le papier à tabac, importés d’Inde et d’Égypte, formaient la seule exception à ces surplus91. Leur présence dans les magasins de la maison en 1946 indique que les Bā Nāja profitaient de cette situation, mais l’inventaire qui mentionne ces marchandises révèle aussi que la maison marchande tardait à s’adapter à la nouvelle situation. Elle ne profitait pas de la forte croissance des importations de matériel de construction et de transport (graphique 6.4). Elle ne travaillait pas non plus directement avec les entreprises américaines et européennes qui s’installaient dans le royaume en établissant des partenariats avec les maisons locales. La Ford mentionnée dans l’inventaire de la maison avait été achetée aux ‘Alī Riḍā, qui avaient obtenu le monopole de l’importation de la marque américaine au début des années 1940. L’importation de ces produits nouveaux et les partenariats avec les entreprises étrangères profitaient à d’autres marchands.
76Muḥammad ‘Alī al-Maġribī date de cette époque la généralisation du système de la wakāla, par lequel les entreprises étrangères devaient s’associer à un partenaire saoudien et en faisaient leur concessionnaire exclusif dans le royaume pour décrocher des contrats et détenir le monopole de l’importation de leurs produits92. L’historien hedjazi, lui-même ancien marchand, y voyait le signe de la prise de contrôle du commerce international par les marchands saoudiens, grâce à leur « ouverture » nouvelle sur l’étranger. Ce contrôle accordait selon lui un plus fort pouvoir de négociation aux marchands saoudiens. Le système de la wakāla fut néanmoins critiqué dans les années 1980 pour avoir freiné le développement industriel et agricole du royaume, et n’avoir profité qu’au groupe des grands marchands qui pouvaient mettre à profit leurs liens avec la famille royale pour obtenir des agences et décrocher des contrats93. Le système était utilisé depuis longtemps par les compagnies maritimes européennes, mais la famille ‘Alī Riḍā était le seul établissement hedjazi à tenir l’agence de l’une d’elles : la Bombay and Persia Steam Company (plus tard Mogul Line) qui exerçait un monopole dès les années 1940 sur le transport des pèlerins indiens vers le Hedjaz94. Les autres compagnies maritimes étaient représentées à Djedda par des maisons européennes au xixe siècle. Au siècle suivant, la branche de la société Gellatly Hankey and Co. à Djedda était l’agent de la plupart d’entre elles.
77Les marchands hadramis les plus actifs au lendemain de la Seconde Guerre mondiale profitaient depuis longtemps de ce système. La société des Bin Zaqr et des Šinkār avait passé dès 1927 des accords avec des sociétés belges de fabrication de lessive et de sucre en poudre. En 1930, elle signa un accord avec la société British American Tobacco pour un approvisionnement direct en tabac et cigarettes, sans passer par Aden ou Bombay comme le faisaient les autres importateurs. Dans la suite des années 1930, des accords similaires furent passés avec la jeune société Unilever et des sociétés finlandaises – ce qui valut à Sa‘īd Bin Zaqr d’être nommé consul honoraire de Finlande95. Les accords reprirent juste après la guerre avec une seconde vague de contrats d’agence pour des compagnies européennes et américaines. Ils remplacèrent progressivement les importations classiques de l’océan Indien (le tombac importé d’Aden et de Mukalla, le café du Yémen puis d’Éthiopie, les clous de girofle de Zanzibar, le teck de Singapour) qui avaient fait le succès initial de la société des Bin Zaqr et des Šinkār et qui furent abandonnées pour se concentrer sur les marchandises plus prometteuses.
78La branche de ‘Abd Allāh Buqšān diversifia de façon similaire ses activités. Avec son frère Aḥmad, ‘Abd Allāh avait commencé par se spécialiser dans le commerce du textile à La Mecque, où il s’était installé quelques années avant la conquête najdie. L’ouverture de branches à Djedda – où la famille déménagea définitivement autour de 1965 – et à Riyad dut précéder de peu l’obtention de concessions d’entreprises étrangères. Cette diversification était d’abord liée au développement de la demande en automobiles (Bridgestone) et plus tard de l’aviation. Elle réduisit le commerce du textile dans les activités de l’entreprise familiale à une « part infime, […] c’est-à-dire symbolique (šay basīṭ […] ia‘nī ramzī)96 ». L’ouverture de premières usines de fabrication locale dans les années 1960 (boissons, glace et matériaux de construction) et le développement de ces agences encouragèrent la restructuration des affaires familiales. Les partenariats internationaux, l’utilisation de capitaux mixtes avec les sociétés étrangères et le nombre croissant d’employés imposèrent l’évolution du modèle des plus grandes maisons marchandes pour intégrer à leur fonctionnement les nombreuses joint-ventures et la création des filiales spécialisées. Le négoce des Bin Zaqr avait signalé le début de ces évolutions et leur efficacité dès 1925 (chapitre iv).
79Parmi les maisons marchandes qui étaient apparues au xixe siècle, l’établissement fondé par Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin al-Ḍarīr figure comme une exception à la réorientation générale des échanges des principaux négociants. La reprise de la maison par son fils au moment du royaume hachémite s’était déroulée sans heurts. Aḥmad ibn Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin poursuivit le développement du négoce familial et l’importation de produits indiens. Il devint le principal importateur de thé du royaume. La maison Aḥmad Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin wa Šurakā’uhu importait aussi du sucre, du café, du beurre de conserve et d’autres produits alimentaires. La diversification avait eu lieu dans ce domaine alimentaire avec l’importation de biscuits, de confitures et marmelades, de lait concentré ou en poudre, mais le thé restait le produit principal de leur négoce97. Ses activités et l’influence politique acquise par Aḥmad Bā ‘Išin depuis la prise de Djedda expliquaient sa fonction de vice-président de la chambre de commerce de Djedda aux côtés de Muḥammad ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā. Il en devint président en 1373/1954-1955. Les fonctions, non rémunérées, d’Aḥmad Bā ‘Išin et de Muḥammad ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā à la tête des institutions locales les inscrivaient dans l’héritage de leurs notables ancêtres.
Les nouveaux visages de la notabilité négociante de Djedda
80Au mois de janvier 1946, une chambre de commerce fut créée à Djedda sur l’ordre du roi ‘Abd al-‘Azīz Āl Sa‘ūd. ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā, comme président du conseil d’administration, et Aḥmad Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin, comme vice-président, avaient été élus à sa direction et approuvés par le roi. La chambre fut présentée, un peu rapidement au regard des institutions ottomanes et chérifiennes de la ville, comme la « première » chambre de commerce de Djedda. Elle s’installa d’abord dans un petit appartement de la ville où un employé venait deux fois par semaine pour aider la direction. Après l’organisation des branches et l’établissement du règlement intérieur, les premiers problèmes auxquels s’attelèrent les membres de la chambre furent les problèmes monétaires et douaniers98. Pour ces problèmes aggravés par le conflit mondial et dont la résolution était rendue urgente par l’essor des échanges, la chambre devint le lieu de négociation du groupe des grands négociants avec le pouvoir royal. Elle maintenait et renforçait l’organisation du groupe, une capacité exceptionnelle face à un État peu favorable aux corporations99. En lisant les noms de famille des premiers membres de son conseil d’administration, les observateurs pouvaient croire à la permanence du groupe de marchands hedjazis qui dominait le commerce depuis un siècle et bénéficiait de son ralliement à l’État saoudien pour la poursuite tranquille de ses affaires (tableau 6.1)100. En réalité, le groupe des marchands hedjazis subissait un renouvellement important, visible dans le parcours des familles marchandes hadramies.
81En 1946, ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā, Aḥmad Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin, ‘Umar Bā Nāja, Aḥmad ‘Abd al-Raḥmān Bā ‘Išin, Muḥammad ‘Aṭṭār, Aḥmad Abū Bakr Bā Ġaffār, Ḥassan Qābil, Sa‘īd Muḥammad ‘Ubayd Bin Zaqr et les autres membres, tous nommés par le roi, manifestaient certes la continuité du groupe des grands marchands hedjazis et, en leur sein, des maisons hadramies. Aḥmad Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin et son cousin Aḥmad ‘Abd al-Raḥmān formaient la quatrième génération des Bā ‘Išin depuis l’arrivée de leur arrière-grand-père ‘Abd Allāh au Hedjaz. Comme son cousin, Aḥmad ‘Abd al-Raḥmān Bā ‘Išin dirigeait une maison fondée par son père spécialisée dans l’importation de produits alimentaires et de tabac101. Aḥmad Abū Bakr Bā Ġaffār avait lui aussi pris la succession de son père à la tête de la maison familiale qu’il mit à son nom en 1951 (chapitre v). La présence de Sa‘īd Muḥammad ‘Ubayd Bin Zaqr sanctionnait enfin l’essor pris par les activités familiales, depuis l’association des frères Bin Zaqr avec les Šinkār. Après une participation continue aux conseils d’administration de la chambre depuis sa création, Sa‘īd Bin Zaqr en prit la présidence en 1958-1959. Les fils de ces négociants leur succédèrent au conseil. ‘Abd Allāh suivit son père Aḥmad Bā Ġaffār en 1959. Wahīb suivit son père Sa‘īd Bin Zaqr en 1961 et devint aussi président de la municipalité en 1966-1967.
Tableau 6.1 — Les trois premiers conseils d’administration de la chambre de commerce de Djedda, 1946-1954
Années | Présidence | Composition |
1946 – 1370/1950-1951 | Muḥammad ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā puis Aḥmad Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin. | Tous nommés par l’État : Muḥammad ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā, Aḥmad Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin, Ibrāhīm Šākir, Faysal al-Mubārak, Muḥammad al-Sulaymān al-Turkī, ‘Umar Bā Nāja, Aḥmad ‘Abd al-Raḥmān Bā ‘Išin, Muḥammad ‘Aṭṭār, Aḥmad Abū Bakr Bā Ġaffār, Ḥassan Qābil, Sa‘īd Muḥammad ‘Ubayd Bin Zaqr, Ibrāhīm al-Ṣunay‘, Muḥammad ‘Alī Ismā‘īl. |
1370 – 1373/1954 | Muḥammad ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā. | 8 élus : Muḥammad ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā, Sa‘īd Muḥammad ‘Ubayd Bin Zaqr, Sāmī Kutubī, Mahmūd ‘Abd al-Rahīm ‘Aṭṭār, Aḥmad Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin, Muḥammad Abū Bakr Bā Ḫašab, ‘Abd Allāh al-Ḫurayjī, Aḥmad Abū Bakr Bā Ġaffār. 4 nommés : Aḥmad Zāhid, Ṣalāh al-Dīn ‘Abd al-Julūd, Yūnis Salāma, ‘Abd Allāh ‘Alī al-Bassām. |
1373 – 1378/1958 | Aḥmad Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin. | 9 élus : Aḥmad Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin, Muḥammad ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā, Muḥammad ‘Aṭṭār, ‘Abd Allāh al-Ḫurayjī, Muḥammad Abū Bakr Bā Ḫašab, Sa‘īd Muḥammad ‘Ubayd Bin Zaqr, ‘Abd Allāh ‘Alī al-Bassām (qui prit la place de Ahmad Yūsuf Zaynal), Maḥmūd ‘Abd al-Raḥīm ‘Aṭṭār, Aḥmad Abū Bakr Bā Ġaffār. |
82Ces noms manifestaient aussi le renouvellement des négociants hadramis de Djedda. Les grands noms du xixe siècle ne faisaient plus partie de la principale institution représentant les négociants de Djedda. ‘Umar Bā Nāja, qui fut plus tard président de la municipalité de Djedda (1956-1962), était le fils de ‘Abd al-Qādir Karāma Bā Nāja. Ses liens avec la branche de la vieille maison marchande fondée par Yūsuf Bā Nāja remontaient à l’association de son père, ‘Abd al-Qādir Karāma, aux activités de ‘Abd al-Raḥmān Bā Nāja. Le père de ‘Umar avait épousé l’une des filles de ‘Abd al-Raḥmān, Umm al-Sa‘d (annexe I. 1 et chapitre v). Depuis la mort de ‘Abd al-Raḥmān en 1938 et le repli progressif de la famille sur ses revenus immobiliers aux dépens du renouvellement des activités commerciales, la maison ‘Abd al-Raḥmān Yūsuf Bā Nāja s’effaçait au sein du milieu négociant. Huit ans plus tard, le nom des Bā Nāja fut représenté au conseil d’administration de la chambre de commerce par ‘Abd al-Laṭīf Sufyān Bā Nāja. Il s’agissait du fils de Sufyān, l’affranchi de ‘Abd Allāh, dont l’un des fils avait fondé sa propre société avec succès.
83L’apparition de nouvelles figures dans le groupe des marchands de Djedda suggère la formation, non interrompue par le conflit mondial, de nouvelles fortunes. Elles avaient été bâties grâce aux bénéfices réalisés sur les achats de la famille royale et grâce aux contrats, payés avec les premières royalties du pétrole et les emprunts aux sociétés étrangères. Harry Philby allait même jusqu’à parler d’une « immense richesse » accumulée par les marchands pendant la Seconde Guerre mondiale et l’immédiat après-guerre. Il en donnait pour preuve les dons des marchands de Djedda au fonds d’aide à la Palestine, dont le comité directeur, fondé en 1948, était présidé par l’émir Muḥammad, fils du roi ‘Abd al-‘Azīz. Deux des marchands de Djedda avaient versé l’équivalent de 25 000 livres sterling chacun, et un troisième 10 000 livres sterling102. Les comités de dons pour la Palestine, à la tête de fonds de secours aux réfugiés ou d’aide aux combattants, mobilisaient en effet les fortunes des marchands en Arabie Saoudite comme ailleurs. Un comité similaire fut formé en 1948 en Érythrée, où les années 1940 avaient aussi été une période d’essor économique. Le comité y collecta parmi les habitants arabes, notamment hadramis, plusieurs milliers de livres. Il y était dirigé par une famille hadramie, celle des Bā ‘Aqīl103.
84H. Philby n’indique pas les noms des trois marchands de Djedda qu’il évoque, mais la publication régulière des listes de donateurs dans le journal Umm al-Qurā permet d’établir un classement des grandes fortunes du royaume en 1948104. La publication des listes avait une fonction d’émulation. Elle mettait en évidence les individus, les maisons, les institutions et même les quartiers sous la direction de leur šayḫ (ou ‘umda), qui se singularisaient par leur générosité. L’amplitude des dons (5 à 250 000 riyals saoudiens), la longueur des listes étalées sur plusieurs numéros, ainsi que le grand nombre d’institutions mentionnées laissent penser qu’une grande partie de la population participa, individuellement ou collectivement. La participation des grands marchands devait être motivée autant par une sympathie réelle pour la cause palestinienne que par la dimension politique de ces collectes qui étaient présidées par les fils du roi. Les listes actualisées devaient être scrutées à chaque nouveau numéro d’Umm al-Qurā.
85Avec les membres de la famille royale, on retrouvait les maisons représentées à la chambre de commerce parmi les principaux donateurs. La maison marchande ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā et associés avait ainsi donné 100 000 riyals, Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin (père d’Aḥmad) et Aḥmad Abū Bakr Bā Ġaffār 30 000 riyals, Aḥmad ‘Abd al-Raḥmān Bā ‘Išin 20 000 riyals. La société des Bin Zaqr et Šinkār avait versé 5 000 riyals en plus des dons personnels de chacun des partenaires. Les membres de vieilles familles comme les Bā Junayd, grands propriétaires immobiliers, les Bā ‘Uṯmān et les Bā ‘Išin, muḫarrijūn dont les activités devenaient obsolètes avec l’essor du transport automobile, participèrent avec des sommes moindres (moins de 10 000 riyals). Seule la vieille maison ‘Abd al-Raḥmān Yūsuf Bā Nāja se distingua parmi les premiers donateurs en versant 30 000 riyals.
86La collecte faisait aussi apparaître les nouvelles figures du groupe des négociants liés à la famille royale, et plus spécifiquement au vice-roi du Hedjaz, Fayṣal, et au ministre des Finances, ‘Abd Allāh al-Sulaymān al-Ḥamdān. La famille Ka‘akī (305 000 riyals), dans laquelle on trouvait des entrepreneurs prospères et des financiers proches du gouvernement à qui ils servaient de courtiers, et les Šurbatlī (228 000 riyals), un marchand devenu l’un des principaux fournisseurs puis responsable des achats du gouvernement, étaient les plus gros donateurs105. Parmi les négociants et entrepreneurs hadramis, les dons des Bin Lādin (près de 30 000 riyals) et des frères Buqšān (8 000 riyals) manifestaient le développement de leurs entreprises. Yaḥyā Bā Nāja apparaissait avec 5 000 riyals, et un autre Bā Nāja avait versé un don supérieur. Muḥammad Abū Bakr Bā Ḫašab, absent lors de ces collectes ou désireux de donner plus d’impact à son geste, avait quant à lui choisi d’adresser directement son don (10 000 riyals) à l’émir Manṣūr en juillet 1948. Il en reçut une lettre personnelle de remerciement, toujours conservée par sa famille106. La réussite rapide de ses affaires en Arabie Saoudite lui permit d’être élu deux ans plus tard à la chambre de commerce de Djedda.
87Leur association aux vieilles familles marchandes de la ville, leur participation financière aux activités du royaume sous la houlette de la famille royale, et leurs responsabilités à la tête des institutions municipales et commerciales inscrivaient ces nouvelles figures dans la continuité de la notabilité négociante hedjazie, telle qu’elle était apparue à l’époque ottomane. Elles avaient profité précocement de la réorientation des échanges, de l’ouverture du marché saoudien aux entreprises étrangères et des commandes de la famille royale. Les revenus du pétrole n’étaient donc pas le seul facteur de leur réussite. Pour ces familles qui fournissaient encore à crédit, dans les années 1950, leurs services et leurs marchandises au gouvernement, l’essor soudain et rapide des revenus pétroliers créa toutefois des opportunités sans précédent dans un marché sur lequel elles étaient en position dominante. Le renouvellement qui en découlait pour le groupe des négociants facilita la réduction du pouvoir politique dont il pouvait revendiquer l’exercice. Car le poids nouveau des revenus issus directement ou indirectement de l’exploitation du pétrole entraîna aussi un renversement progressif des rapports du groupe des marchands avec le pouvoir royal, selon un mécanisme qui, en Arabie Saoudite comme ailleurs, est désormais bien connu.
b. Le pétrole au secours des marchands ?
88En 1938, un grand négociant de Djedda affirmait au représentant britannique à Djedda que les douanes du Hedjaz – produit des activités marchandes – rapportaient 600 000 souverains or aux caisses du gouvernement royal107. Avec les taxes payées par les pèlerins et d’autres revenus, le Hedjaz fournissait selon lui 1,3 million de souverains britanniques, dont seulement 200 000 étaient dépensés sur place, le reste étant alloué aux autres provinces. Le ressentiment des négociants hedjazis transparaissait dans ces proportions visiblement exagérées rapportées par le diplomate britannique. L’agence de Gellatly, Hankey and Co. à Djedda estimait quant à elle les revenus des douanes du Hedjaz à 400 000 souverains or, la Netherlands Trading Society à 200 000.
89En 1949, les critiques des négociants du Hedjaz n’impliquaient plus aucun désir de séparatisme, selon l’ambassade britannique à Djedda108. Si le gouvernement par des Najdis restait critiqué pour son affairisme et son incompétence, le poids des revenus issus du pétrole exploité dans la partie orientale du royaume et les contrats que ces revenus faisaient espérer avaient renversé les positions. Les contributions du Hedjaz, avec ses douanes et le pèlerinage, pesaient de moins en moins lourd face aux revenus pétroliers qui avaient plus que triplé depuis 1946109. En 1953, 90,3 % des revenus du gouvernement saoudien provenaient des taxes du pétrole et de sa vente, soit environ 166 millions de dollars110. Le Hedjaz n’était plus la principale source de financement des dépenses du gouvernement. Les aspirations politiques, encouragées par la prospérité nouvelle et par la succession à venir du roi ‘Abd al-‘Azīz, ne pouvaient porter, selon l’ambassade, que sur le maintien d’une certaine autonomie autour du vice-roi Fayṣal.
90L’augmentation des revenus issus de l’exploitation du pétrole permit à la famille royale d’intégrer les marchands, qui représentaient encore le seul groupe professionnel organisé face à l’État, à un système clientéliste. L’émergence dans ce groupe de nouvelles figures, liées à la famille royale et au gouvernement saoudien, et l’effacement d’une partie des vieilles familles marchandes avaient facilité cette évolution. Le vice-roi Fayṣal avait été l’un des principaux acteurs de l’adaptation des marchands hedjazis à un marché national unifié, organisé par un État dont les organes bureaucratiques et clientélistes gardèrent jusqu’aux années 1970 leur cohérence et, pour certains, leur efficacité111.
Une modification des rapports politiques
91Le parcours des marchands du Hedjaz présente de nombreuses similitudes avec celui des négociants du Koweït et du Qatar. Les négociants de l’émirat koweïtien formaient eux aussi un groupe cohérent, mobilisé pendant les crises – avec parfois quelques divergences profondes – et s’engageant au début des années 1920 dans une opposition institutionnelle à la dynastie régnante. Le conseil des marchands réuni autour de Ḥamad al-Ṣaqr pour participer au choix du nouvel émir de Koweït en 1921 et à l’administration de l’émirat préfigura en quelque sorte le mouvement des marchands de Djedda pendant la crise de 1924-1925112. Après les expériences politiques de 1925, les marchands djeddawis ne développèrent cependant pas le même degré de mobilisation politique autour des institutions qu’ils avaient en main que leurs homologues koweïtiens à la même époque. La stabilité de la dynastie régnante, contrairement aux tensions qui caractérisaient les Āl al-Ṣabāḥ, n’offrait que peu d’espace à la contestation et à la création d’institutions autonomes, comme l’était la municipalité de Koweït. Les oppositions du début des années 1930 au Hedjaz, qui mobilisèrent très peu les marchands, et le mouvement du majlis en 1938 au Koweït, mené par les marchands, sont à cet égard incomparables. Dans les années 1930-1940, l’État saoudien continuait pourtant de dépendre, comme l’émirat koweïtien, des marchands pour ses revenus et les prêts qui lui étaient accordés. Ces marchands n’étaient cependant plus seulement les vieilles familles de l’époque chérifienne puisque le groupe se renouvelait et s’étendait, et une part croissante des emprunts étaient contractés auprès d’établissements non saoudiens. Enfin, les institutions qui représentaient les marchands au Hedjaz restaient contrôlées par la famille royale. Le pouvoir accordé aux négociants était de plus en plus restreint aux seules questions commerciales.
92Cette évolution coïncidait avec la saoudisation des Hadramis, dont les structures communautaires avaient disparu avec la fin du rôle politique du cheikh de la communauté et du syndic des sayyids. Dans le dernier quart du xxe siècle, ceux que l’on appelait parfois les cheikhs des Hadramis – les chefs de la famille Buqšān – étaient avant tout ceux à qui leurs liens avec la famille royale permettaient d’être les garants (kafīl) d’un nombre illimité d’immigrés hadramis en Arabie Saoudite. Mais ce patronage dépendait lui-même d’un rapport de clientélisme avec les principaux membres des Āl al-Sa‘ūd, et il restait conditionné par les priorités du royaume. Il fut fortement réduit par le durcissement des lois saoudiennes sur l’immigration depuis la guerre du Golfe, en représailles de la position neutre adoptée par le Yémen lors du conflit113.
93L’évolution qui avait touché les grands marchands et le reste de la communauté hadramie correspondait à l’évolution générale des rapports entre le pouvoir royal, maîtrisant des revenus en forte croissance, et la population. Progressivement affranchi, par les revenus de l’exploitation pétrolière, de sa dépendance vis-à-vis des négociants et des entrepreneurs, l’État saoudien poursuivait la création d’un marché national unifié, organisé par la bureaucratie et structuré par les rapports de clientèle qui liaient les négociants à la famille royale et conditionnaient l’obtention des contrats. Dans ce marché, le rôle des négociants se limitait au domaine commercial. Les institutions comme la municipalité et la chambre de commerce maintenaient, comme dans les États du golfe Arabo-Persique, le rôle et la cohésion des grandes familles marchandes. Elles faisaient aussi place progressivement aux nouveaux venus à partir des années 1950114. Cependant, ces institutions (chambre de commerce, municipalité, majlis al-šūrā) traditionnellement dominées par les négociants les intégraient désormais à des clientèles royales et princières, comme celle du prince puis du roi Fayṣal115.
94La spécificité de ce processus au Hedjaz tient à sa relative précocité après la conquête saoudienne de la province et l’expérience avortée du Parti national hedjazi en 1924. Le développement d’un appareil d’État centralisé et puissant, c’est-à-dire capable avant tout de collecter avec efficacité et régularité les taxes, y accompagna la création d’un marché national unifié par la fiscalité, la monnaie, le régime juridique, la réduction du pouvoir des corporations et, enfin, la redistribution des revenus contrôlés par la famille royale116. Les vieilles familles marchandes du Hedjaz se rallièrent à ce processus : elles aliénèrent leur autonomie et leur rôle politique dans les affaires locales contre la participation à ce marché national et le bénéfice des nouveaux revenus. C’est ce que Jill Crystal a appelé a tacit trade of wealth for power au sujet des marchands du Koweït et du Qatar : la préservation du rôle économique des marchands dans le domaine commercial, en échange de leur abstention dans le domaine politique117.
95Au Hedjaz et dans le reste de l’Arabie Saoudite, le renouvellement du groupe des vieilles maisons marchandes par des négociants et des entrepreneurs liés à la famille royale facilita cette évolution. L’ancienne élite négociante ottomane qui avait longtemps été associée à la gestion de Djedda et à l’administration de la province fut dépassée au cours des années 1930-1940 par une génération d’hommes d’affaires dont l’histoire était beaucoup plus saoudienne.
3. DE L’ÉPOQUE DES TUJJĀR À CELLE DES MUQĀWILŪN (ENTREPRENEURS)
96Dans les années 1960, un observateur des grandes familles hadramies du royaume aurait d’abord cité les noms des Bin Maḥfūẓ, Buqšān, Bā Ḫašab, al-‘Amūdī, Bā Samḥ ou Bin Lādin. Plus souvent désignés comme des « entrepreneurs » que des « marchands », leurs activités étaient fondées sur les nouveaux besoins du royaume. Dans leurs trajectoires, les liens avec la communauté négociante hadramie et avec la famille royale, les revenus et les infrastructures suscités par l’exploitation du pétrole avaient été les principaux facteurs de réussite.
97Un Hadrami aurait aussi remarqué que la composition de ces familles était caractérisée par le poids de la catégorie hadramie des tribus (qabā’il), alors qu’une grande partie des familles de la vieille élite marchande de Djedda – les Bā Nāja, les Bā Junayd et les Bā ‘Išin – appartenaient à celle des cheikhs (mašā’iḫ)118. Cette différence de composition était peut-être liée aux positionnements politiques des émigrés hadramis dans les débats portant sur la réforme au Hadramaout au début du xxe siècle, et à la réorientation de l’immigration des Hadramis proches du courant de l’Iršād, qui n’avaient pas les faveurs des autorités coloniales britanniques dans l’océan Indien119. Elle était plus sûrement liée à une réorientation générale des migrations hadramies après la Seconde Guerre mondiale, aux opportunités que laissait espérer le développement de l’économie saoudienne alors que d’autres pays se fermaient aux Hadramis, et aux crises comme la famine de 1943-1944 qui frappèrent les vallées de l’intérieur du Hadramaout, d’où venaient la majorité des migrants. Au plus fort de la famine, en mars 1944, plus de cent personnes mouraient chaque jour, tandis que les importations de céréales d’Inde et d’Afrique de l’Est étaient fortement réduites par les restrictions de guerre, et que les revenus envoyés ordinairement par les Hadramis des communautés d’Asie du Sud-Est à leurs villages d’origine au Hadramaout avaient été interrompus par l’invasion japonaise120. La famine était revenue en 1948-1949, quoique moins violente. Elle avait suscité une nouvelle collecte de charité au Hedjaz, qui mobilisa particulièrement les anciens négociants et les nouveaux entrepreneurs hadramis121.
98À Djedda, la présidence du comité chargé de récupérer les dons avait été confiée à deux représentants bien en cour de la vieille notabilité marchande : Muḥammad Ṭawīl (président) et Muḥammad ‘Alī Riḍā (vice-président). Leur participation atténuait la coloration fortement hadramie de l’entreprise et du reste des donateurs. Sālim Bin Maḥfūẓ exerçait la fonction essentielle de trésorier, et la moitié du bureau, dont Sa‘īd Bin Zaqr faisait partie, était d’origine hadramie. Ṣāliḥ et ‘Abd al-‘Azīz al-Ka‘akī firent avec leur partenaire Sālim Bin Maḥfūẓ un don de 10 000 riyals. Muḥammad Bin Lādin et son frère ‘Abd Allāh donnèrent la même somme. Ce furent les montants les plus élevés reçus par le comité. Parmi les principaux donateurs figuraient ensuite la maison de ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā, représentée dans le comité directeur de la collecte, Muḥammad Abū Bakr Bā Ḫašab, la šarika des Šinkār et Bin Zaqr, la maison marchande ‘Abd al-Raḥmān Yūsuf Bā Nāja tenue par ses héritiers, Aḥmad Abū Bakr Bā Ġaffār, Aḥmad Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin et Aḥmad ‘Abd al-Raḥmān Bā ‘Išin. D’autres noms anciens comme les Bā ‘Išin muḫarrijūn, les Bā Jubayr et Bā ‘Uṯmān arrivaient ensuite avec des dons entre 1 000 et 2 000 riyals, équivalents à ceux d’entrepreneurs plus récents comme Yaḥyā Bā Nāja. L’entreprise charitable permettait de mettre en lumière les nouveaux poids lourds hadramis de l’élite économique du Hedjaz.
a. A tale worth the telling122 : la success-story de Sālim Bin Maḥfūẓ
Un récit type de l’émigration hadramie
99Le parcours de Sālim ibn Aḥmad Bin Maḥfūẓ (m. 1994) suivit les grandes étapes de l’intégration réussie d’un jeune immigré hadrami au Hedjaz. Cette banalité explique d’ailleurs la rareté et les contradictions des informations sur les débuts au Hedjaz d’un enfant qui ne savait ni lire ni écrire, qui était issu d’une famille pauvre du Wādī Daw‘an, de la catégorie des tribus – en l’occurrence la grande tribu Kinda. Sālim Bin Maḥfūẓ émigra à La Mecque avec l’un de ses frères, Sulṭān, peu avant ou juste après la Première Guerre mondiale. Ce frère revint ensuite au Hadramaout123. Un autre de ses frères, ‘Abd Allāh, avait déjà une petite boutique de foul à La Mecque, qui se transformait en comptoir de changeur au moment du pèlerinage. ‘Abd Allāh fut peut-être celui qui fit venir Sālim du Hadramaout. Un troisième frère était parti pour l’Inde. Cette répartition géographique reprenait les grands courants de l’émigration hadramie. Les départs des frères s’expliquaient peut-être par le décès de leur père, autour de 1914, puis de leur mère124.
100Sālim Bin Maḥfūẓ arriva du Hadramaout, selon les sources, entre 1912 et l’immédiat après-guerre. Il avait alors entre 6 et 12 ans. Robert Serjeant avait entendu au Hadramaout la tradition selon laquelle il avait dû mettre en gage sa dague – symbole de l’honneur du membre d’une tribu – pour payer une partie de son trajet en sambouk vers le Hedjaz125. Sālim et son frère furent accompagnés par un ami de leur père vers l’une des maisons Bā Zar‘a, à Aden, d’où ils repartirent pour Djibouti, puis Massaoua, et enfin Djedda avant d’arriver à La Mecque. D’après l’un des fils de Sālim Bin Maḥfūẓ, le cheikh des Hadramis de La Mecque intervint pour trouver un emploi au jeune immigré, comme garçon domestique (ṣabī) dans une riche maison mecquoise de la famille des Ka‘akī, connue pour ses activités bancaires. Son jeune âge lui permettait de circuler dans l’ensemble de la maison et de passer des pièces de réception aux parties réservées aux femmes sans enfreindre les règles de l’honneur. La satisfaction de son patron (appelé « ‘amm [oncle] »), les qualités qu’il dut repérer chez le jeune homme et l’entrée en adolescence de ce dernier, qui rendait plus gênant son service domestique, encouragèrent ‘Abd al-‘Azīz ibn Muḥammad al-Ka‘akī et Ṣāliḥ ibn Mūsā al-Ka‘akī à employer Sālim dans le bureau de change dont ils étaient propriétaires et qui était l’un des plus importants de La Mecque. L’établissement changeait les monnaies des pèlerins et des marchands. Il servait aussi de banque pour les transactions du gouvernement et des négociants, ouvrant et échangeant des effets de commerce pour les transferts de fonds à distance. C’est dans l’activité du change que Sālim se fit remarquer par son habileté à compter et à réaliser des profits, malgré son analphabétisme notoire. L’entrée dans l’établissement réputé des frères Ka‘akī et la prise de responsabilités croissantes permirent vraisemblablement à Sālim d’accumuler un premier capital et d’envisager son mariage126.
101Comme la plupart des autres Hadramis s’établissant au Hedjaz, Sālim retourna d’abord au Hadramaout et se maria dans le cercle familial. Il y épousa une cousine dans la famille Bin Maḥfūẓ, dont il eut deux filles, avant de revenir à La Mecque. Sālim fut alors responsable de l’ouverture d’une branche de l’établissement des Ka‘akī à Djedda, en 1935 ou 1938-1939 selon les sources. Le récit de son fils ne dit pas clairement quel était le statut matrimonial de Sālim Bin Maḥfūẓ à son retour du Hadramaout. Il avait alors un peu plus de vingt ans, et avait peut-être déjà répudié sa première épouse quand il revint chez les Ka‘akī. Quoi qu’il en soit, il épousa peu après la sœur germaine de son patron, ‘Abd al-‘Azīz al-Ka‘akī. Avec ce mariage exogame au sein du milieu négociant hedjazi, Sālim était le premier à sortir du cercle des Hadramis. Son frère ‘Abd Allāh, qui l’avait précédé au Hedjaz, avait successivement épousé deux Hadramies, toutes deux issues de la famille Bin Maḥfūẓ.
102L’intégration de Sālim dans le milieu négociant apparaissait dans cette alliance avec ‘Abd al-‘Azīz al-Ka‘akī, dont il devint le partenaire en 1937 ou en 1941-1942 par son entrée au capital de l’établissement. Des opérations de change profitables pendant la guerre peut-être et l’essor du commerce à partir de la fin des années 1940 sans doute donnèrent une ampleur croissante aux activités dirigées par Sālim. Son rôle dans l’établissement et son enrichissement furent traduits par la transformation, entre la fin des années 1940 et l’année 1951, du partenariat en une société détenue à parts égales par Sālim Bin Maḥfūẓ d’une part et ‘Abd al-‘Azīz et deux autres Ka‘akī d’autre part.
103Telle qu’elle apparaît dans les sources, l’histoire de Sālim reprend les étapes classiques de l’émigration hadramie. Le choix du Hedjaz apparaît dans un ensemble de destinations possibles, illustrées par l’émigration d’un des frères en Inde et les étapes yéménites et africaines du parcours de Sālim et son frère Sulṭān – qui repartit au Hadramaout. Le réseau hadrami qui fut mobilisé pendant cette émigration fait intervenir des noms de familles négociantes connues, comme les Bā Zar‘a à Aden, et des relations familiales qui ont préparé l’émigration. Le rôle de ‘Abd Allāh Bin Maḥfūẓ, propriétaire d’un petit magasin à La Mecque, qu’il ait été ou non à l’origine du départ de ses frères en leur envoyant de l’argent et qu’il les ait ou non employés dans son magasin, balisait le trajet de Sālim et Sulṭān. Sur place, Sālim put aussi profiter du rôle du cheikh des Hadramis pour entrer au service d’une maison négociante. Ces liens avec le Hadramaout, parce qu’ils étaient consolidés par le caractère récent de l’émigration et par le maintien de relations familiales proches dans le Wādī Daw‘an, ne furent pas coupés après le second départ, définitif, de Sālim Bin Maḥfūẓ au Hedjaz. Comme un grand nombre des nouvelles figures de cette élite économique hadramie qui apparaît dans les années 1940-1950, il finança une série de travaux et d’œuvres de bienfaisance dans sa région d’origine, tels que l’adduction d’eau et la construction d’écoles. Robert Serjeant rapporte même l’histoire entendue à Djedda selon laquelle Sālim Bin Maḥfūẓ avait fourni le navire qui servit au retour du jeune sultan qu‘ayti Ġālib (r. 1966-1967) à Mukalla, lorsque celui-ci tenta de récupérer le trône dont il venait d’être déchu en 1967127.
104L’emploi d’un jeune Hadrami comme garçon domestique et employé, et plus encore comme apprenti, découlait de la réputation des Hadramis au Hedjaz pour les tâches liées à l’argent. Christiaan Snouck Hurgronje rapportait déjà à la fin du xixe siècle que, à La Mecque, les Hadramis étaient avec les Indiens les principaux prêteurs. Reprenant ce qui était déjà proverbial, il décrivait l’ascension étonnante des jeunes immigrés du Hadramaout trouvant à s’employer comme porteurs ou journaliers dans un commerce, excellant rapidement dans leurs tâches et prêtant à des taux usuraires leurs premières économies mises de côté. « Économes » de réputation, les Hadramis entretenaient même, selon certains de ses interlocuteurs « cultivés », un véritable culte pour les économies qu’ils cachaient. Ils ne les ressortaient qu’avec d’immenses précautions et – entendait dire Christiaan Snouck Hurgronje – une crainte religieuse128. Cette réputation est rapportée par plusieurs sources à l’époque. Elle correspond à des clichés toujours vivaces sur le caractère économe, voire avare des Hadramis.
105Les qualités de Sālim Bin Maḥfūẓ correspondaient à cette réputation. Le mariage avec la fille de son patron puis partenaire venait confirmer le caractère proverbial de l’ascension rapide des Hadramis. Favorisée par cette correspondance avec la réputation générale des Hadramis, l’exemplarité du parcours de Sālim Bin Maḥfūẓ est renforcée par une série de traits répétés à l’envi dans les récits contemporains de l’émigration hadramie, les documentaires diffusés à la télévision et les pages Internet129. Issu d’une famille pauvre, analphabète, modeste et honnête, Sālim Bin Maḥfūẓ fournissait tous les éléments d’un récit migratoire hadrami modèle que l’on retrouve, par exemple, chez Muḥammad Bin Lādin. Comme pour cet entrepreneur, le lien de Sālim Bin Maḥfūẓ avec Fayṣal, qui permit l’établissement de la première banque du royaume mais aussi son placement sous la tutelle royale, est décrit comme le signe de la participation des Hadramis à la modernisation du royaume.
Le banquier du royaume
106Au début des années 1950, Sālim Bin Maḥfūẓ souhaita transformer la société qui le liait aux Ka‘akī en un établissement qui porte le nom de banque, en exerce toutes les fonctions financières et se différencie ainsi des autres comptoirs de change établis à Djedda et à La Mecque. Le projet était favorisé par le poids économique de la famille Ka‘akī, que la guerre n’avait fait qu’augmenter. Ṣāliḥ et son frère ‘Abd Allāh ibn Mūsā al-Ka‘akī conservaient les activités bancaires qui avaient fait la réputation de la famille dans les années 1930 et qui lui avaient valu de devenir les courtiers réguliers du gouvernement et de la famille royale. Les frères Ṣadaqa et Sirrāj al-Ka‘akī avaient diversifié leurs activités dans les années 1940, en fondant des sociétés de construction et d’import-export représentées dans tout le royaume, et, en 1949, la première usine de fabrication de Coca-Cola du pays. Leur cousin ‘Abd al-‘Azīz al-Ka‘akī avait lui aussi commencé comme changeur avant de diversifier ses activités130. L’assise économique et politique de la famille Ka‘akī garantissait à la banque une large clientèle dans les milieux d’affaires saoudiens et le soutien du gouvernement.
107La fondation de la banque avec l’accord du roi en 1952-1953 reprit les structures de la šarika qui liait Sālim Bin Maḥfūẓ aux Ka‘akī. Sālim détenait la moitié du capital de départ et la direction de la banque avec tous les pouvoirs, tandis que ‘Abd al-‘Azīz ibn Muḥammad al-Ka‘akī détenait un quart du capital, et Ṣāliḥ et ‘Abd Allāh ibn Mūsā al-Ka‘akī détenaient ensemble le dernier quart131.
108Jusqu’à la création de la Bank al-ahlī al-tijārī (Banque commerciale nationale), le gouvernement saoudien conduisait l’essentiel de ses échanges internationaux par l’intermédiaire de la Netherlands Trading Company, dont une branche avait été ouverte à Djedda en 1926 pour faciliter les opérations de change des pèlerins venus des colonies néerlandaises. Elle était dirigée par le sayyid hadrami Ḥusayn al-‘Aṭṭās. La branche louait ses locaux dans une maison appartenant à ‘Abd al-Qādir Karāma Bā Nāja132. L’institution permettait en particulier au gouvernement saoudien de payer à terme ses achats, et détenait les devises étrangères du royaume. Avec la branche à Djedda d’un autre établissement européen, la Banque d’Indochine, elle servait aussi de banque pour les transactions des négociants important des marchandises d’Europe ou en provenance des colonies européennes. La Bank of Palestine, la National Bank of Pakistan, l’Egyptian Bank et la British Bank of the Middle East avaient aussi leurs agences en Arabie Saoudite. Les échanges avec la Grande-Bretagne et l’Inde passaient principalement par la branche djeddawie de la Gellatly, Hankey and Co., qui servait d’agent pour les banques britanniques à l’étranger depuis les années 1920133. À ses débuts, la branche ouverte à Djedda par Sālim Bin Maḥfūẓ faisait ainsi des dépôts réguliers dans l’établissement britannique pour servir les échanges de ses clients et ouvrir des lettres de crédit134.
109Ces établissements étrangers avaient profité de l’essor du commerce et du pèlerinage juste avant et après la guerre, qui encourageait aussi les changeurs à ouvrir des agences à Djedda. Sa‘īd Bin Zaqr se souvenait de l’essor à Djedda des agences de ṣarrāfūn mecquois dans les années 1930, facilité selon lui par le nombre croissant d’automobiles faisant les allers-retours entre les deux villes135. Parmi ces changeurs arrivant à Djedda depuis La Mecque, Sa‘īd Bin Zaqr cite justement Sālim Bin Maḥfūẓ avec les membres de la famille Ka‘akī. L’ouverture d’agences en nombre croissant favorisait les échanges entre les banquiers mecquois et les marchands de Djedda. Les premiers revendaient aux seconds les monnaies reçues des pèlerins, les banquiers prenaient en charge les transactions financières des marchands.
110Ce que notait le jeune marchand hadrami dans les années 1930 – Sa‘īd Bin Zaqr avait alors une vingtaine d’années – signalait le redémarrage des échanges financiers au Hedjaz plutôt qu’un phénomène nouveau. Il décrit en effet un système de circulation des monnaies internationales ancien, déjà aperçu. Or ces échanges financiers étaient de plus en plus pris en charge par les établissements européens à Djedda. D’après Sa‘īd Bin Zaqr, c’est au cours des années 1930, avec les activités des branches de la Netherlands Trading Company et de la Banque d’Indochine d’une part, et l’essor des échanges avec l’Europe et les États-Unis d’autre part, que l’ancien système de circulation des monnaies disparut. Les souvenirs du marchand hadrami éclairent le contexte dans lequel Sālim Bin Maḥfūẓ demanda à ouvrir une banque saoudienne. Le seul et bref précédent d’une banque au Hedjaz avait été l’établissement ouvert par l’homme d’affaires libanais Michel Lutfallah à l’époque hachémite. Cette branche de la Banque ottomane n’avait pas convaincu les marchands, inquiets des liens de l’établissement avec un roi dont les pratiques financières leur étaient désagréables.
111Les liens dont les Ka‘akī et Sālim Bin Maḥfūẓ pouvaient se prévaloir avec la famille royale et le gouvernement, en particulier avec le vice-roi du Hedjaz Fayṣal et le ministre des Finances ‘Abd Allāh al-Sulaymān, permirent à Sālim d’intervenir auprès du roi ‘Abd al-‘Azīz. Cet appui fut essentiel pour vaincre les réticences et les obstacles religieux à la création d’une institution dont les pratiques financières étaient mal vues des juristes musulmans136. Selon les récits, Sālim Bin Maḥfūẓ rencontra le roi, ou son ministre ‘Abd Allāh al-Sulaymān, ou les deux l’un après l’autre. Tous les récits s’accordent en revanche pour souligner l’idée principale du changeur : d’une part, mettre fin à la domination des échanges financiers par des établissements étrangers, et, d’autre part, appeler « banque » l’institution souhaitée137. Pour convaincre le roi ‘Abd al-‘Azīz (m. 1953) à un moment où il était particulièrement fatigué, le rôle du ministre des Finances, habitué à recourir aux avances des négociants et changeurs hedjazis, et la réputation de l’établissement des Ka‘akī durent être déterminants.
112Les rapports mutuellement intéressés de l’établissement des Ka‘akī et Sālim Bin Maḥfūẓ et du gouvernement royal apparaissaient aussi clairement aux diplomates en poste à Djedda. Un rapport britannique rapporta la création de la banque comme un simple changement de nom et précisait que l’établissement faisait « beaucoup d’affaires pour le gouvernement138 ». L’établissement pouvait compter l’État saoudien comme l’un de ses clients et comme son garant. ‘Abd al-‘Azīz al-Na‘īm rapporte que Fayṣal déclara plus tard publiquement, à l’époque où il était prince héritier (1953-1964), que Sālim Bin Maḥfūẓ était le gestionnaire de l’ensemble de ses biens, manifestant ainsi sa confiance dans la jeune banque139. Cette déclaration est aussi rapportée par un ancien employé et proche collaborateur de Sālim Bin Maḥfūẓ, mais placée après un incident qui opposa la banque à Fayṣal en 1964, lorsque celui-ci exigea un prêt supplémentaire pour le gouvernement, mettant en péril les dépôts des clients dans un contexte de crise financière et monétaire140. En 1955, Sālim Bin Maḥfūẓ était vice-gouverneur de l’institut saoudien d’émission monétaire141. Le rapport de dépendance mutuelle qui liait la banque à l’État saoudien resta évident jusqu’à sa nationalisation en 1999, à la suite d’un scandale financier.
113La Bank al-ahlī al-tijārī ne fut pas la seule banque saoudienne créée dans les années 1950. En 1957, une deuxième banque fut fondée par trois négociants, la Bank al-Riyāḍ. Son capital initial associait les familles Abū Dawūd, ‘Abd al-Laṭīf et Šurbatlī. Elle restait cependant la seconde banque du royaume. En 1970, une note de l’ambassade de France à Djedda estimait que la vingtaine d’agences de la Bank al-ahlī recevaient environ 60 % des dépôts du royaume, loin devant la Bank al-Riyāḍ qui en recevait 10 %142.
Une banque hadramie
114L’extension rapide des activités de la Banque commerciale nationale dans le royaume indique qu’elle n’était pas limitée à une catégorie particulière de clients. La banque recrutait toutefois prioritairement parmi les Hadramis naturalisés du royaume et participait aux carrières et aux activités des principaux entrepreneurs hadramis du pays.
115Le recrutement des Hadramis était vraisemblablement la conséquence de l’histoire encore récente de Sālim Bin Maḥfūẓ au Hedjaz et à Djedda, avec la coloration encore fortement hadramie de son réseau personnel que cela suppose. Ce recrutement découlait aussi du poids des entrepreneurs et des marchands hadramis dans les activités économiques de la région. La forte composante hadramie des équipes de direction permettait enfin de garantir la cohésion de la banque en dépit de l’expansion accélérée des activités.
116La direction générale était confiée à Sālim Bin Maḥfūẓ, qui s’était associé Muḥammad Bā Qabaṣ, puis, dans les années 1960, Aḥmad Bā Ḥamdān, comme directeur délégué. Le secrétaire de Sālim Bin Maḥfūẓ était un Hadrami né au Soudan d’un père hadrami et d’une mère soudanaise : Sa‘īd Bā Jubayr. Un autre proche collaborateur de Sālim, Mubārak Bā ‘Ārma, d’une famille hadramie établie à La Mecque, se vit confier dans les années 1960 la direction de la branche de La Mecque puis de la succursale de la banque au Liban143. Pour une grande partie de ces employés, l’entrée dans la banque dirigée par Sālim Bin Maḥfūẓ correspondait à leur intégration dans le monde des affaires et à leur ascension sociale dans la société saoudienne.
117Aḥmad Sālim Bin Hādī Bin Maḥfūẓ, qui arriva du Hadramaout au Hedjaz à l’âge de 7 ou 8 ans, en 1362/1943-1944 à l’époque de la grande famine, profita ainsi de son appartenance à la famille du fondateur pour entrer au service personnel de Sālim Bin Maḥfūẓ, puis dans la banque144. Il bénéficiait du lien matrimonial qui le rattachait au frère de Sālim, ‘Abd Allāh Bin Maḥfūẓ. Celui-ci avait épousé la cousine d’Aḥmad, et Aḥmad épousa par la suite la fille de ‘Abd Allāh, après le retour de ce dernier au Hadramaout. ‘Umar Bā Jammāl entra quant à lui dans la banque dès sa création. Son père ‘Abd al-Qādir était arrivé dans les années 1940 du Hadramaout à La Mecque, où il avait déjà des cousins145. Il avait fondé en 1950 une entreprise d’importation et d’installation de matériel de stockage et de rangement, dont la direction fut reprise plus tard par son fils. ‘Abd al-Qādir Bā Jammāl partit alors s’établir en Indonésie où il se maria et eut d’autres enfants, comme son père. Le père de ‘Abd al-Qādir était en effet venu lui aussi au Hedjaz, comme marchand. Il n’y était resté qu’un temps avant de rentrer au Hadramaout puis de repartir pour l’Indonésie où il s’installa, et, selon son petit-fils, joua un grand rôle dans l’islamisation à l’époque de la colonisation hollandaise. ‘Umar Bā Jammāl fut donc le premier à s’établir définitivement au Hedjaz, et son enracinement devait beaucoup à sa carrière dans la Bank al-ahlī al-tijārī. Il y entra à l’époque où l’établissement n’occupait qu’un petit magasin dans la vieille ville de Djedda. Il commença comme caissier, avant d’être envoyé par la banque deux ans en Grande-Bretagne pour étudier à Londres et se former dans une banque britannique, la National Provincial Bank. Après son retour au Hedjaz, il entra dans la direction des affaires étrangères de la banque dès que celle-ci fut créée et ne partit de la banque qu’en 1999 – à l’époque de la nationalisation – pour reprendre les affaires de son père. ‘Umar Bā Jammāl souligne le recrutement préférentiel de la banque, dans laquelle s’était déroulé l’essentiel de son parcours professionnel, en estimant que 80 % des employés étaient hadramis146. Citant les noms des principaux responsables, il ajoute que tous les grands négociants et entrepreneurs hadramis utilisaient la banque pour leurs transactions, mais précise immédiatement que les non-Hadramis étaient aussi d’importants clients. La clientèle hadramie permettait à Sālim Bin Maḥfūẓ de compter Muḥammad Bin Lādin parmi ses clients et ses proches amis. La Bank al-ahlī finança en effet une partie des activités de l’entrepreneur comme, plus tard, celles de ses fils147.
118L’histoire des employés, largement identifiée à celle du développement de la banque, et l’identité de ses clients faisaient de l’établissement dirigé par Sālim Bin Maḥfūẓ et placé au cœur des transactions financières du royaume un véritable noyau hadrami. Il favorisa l’intégration, la formation et l’ascension d’une nouvelle génération d’hommes d’affaires hadramis établis en Arabie Saoudite, et finança les activités des plus grands entrepreneurs parmi eux.
b. Les entrepreneurs hadramis du royaume
119Dans le financement de leurs activités, la Bank al-ahlī al-tijārī jouait un rôle d’autant plus important pour les entrepreneurs comme Muḥammad Bin Lādin que le gouvernement, dont ils tenaient leurs contrats, les payait encore souvent avec retard. La flexibilité que la banque accordait à ses grands clients, comme Muḥammad Bin Lādin, pouvait être un sérieux avantage face aux entreprises étrangères148. L’obtention de ces contrats était le fruit des relations de clientèle qui liaient les entrepreneurs et les hommes d’affaires à la famille royale et aux membres les plus importants du gouvernement. Ces contrats dépendaient aussi directement des activités de l’Aramco, en particulier des chantiers de construction et des équipements que ces activités exigeaient. Indirectement, la redistribution des revenus de l’exploitation du pétrole, contrôlée par le roi, favorisait le développement d’une série d’infrastructures, de petites industries et la demande croissante de produits importés. Le développement garantissait aux hommes d’affaires bien intégrés aux réseaux de l’État saoudien de larges bénéfices. Le système de la wakāla les associait aux grandes entreprises internationales souhaitant pénétrer le marché saoudien et faisait d’eux les distributeurs exclusifs des produits de ces entreprises149.
120L’évolution des activités et de leur cadre politique et économique ne signifiait pas la fin de l’organisation « familiale » des entreprises, qui gardaient à ce titre quelques traits des vieilles maisons marchandes, malgré des activités beaucoup moins orientées par le commerce. La succession de Muḥammad Bin Lādin (m. 1967) et la division des parts dans l’entreprise qu’il avait laissée entre ses veuves et ses enfants illustrent cette permanence. Sur l’ordre du roi Fayṣal, inquiet du sort de la plus grande entreprise de construction saoudienne, l’entreprise fut placée sous la tutelle d’un groupe d’administrateurs. Le groupe était dirigé par Muḥammad Bā Ḥāriṯ, ancien secrétaire du ministre ‘Abd Allāh al-Sulaymān, et dans la famille duquel Muḥammad Bin Lādin avait opportunément trouvé une seconde épouse – la mère de Sālim, fils aîné du défunt et son successeur à partir de 1972 à la tête de l’entreprise.
121Les mêmes processus de scission progressive se produisaient à la succession. Au moment où l’entreprise de son père était encore gérée par le groupe d’administrateurs désignés en 1967, Sālim créa avec quelques-uns de ses frères une entreprise propre, à travers laquelle il géra ensuite l’essentiel de ses partenariats internationaux et, quand il prit la tête de la société fondée par son père, une grande partie des contrats que cette dernière décrochait150. Comme le manifesta la réaction paternaliste de Fayṣal en 1967, cette organisation familiale des grandes sociétés saoudiennes correspondait particulièrement bien aux relations de clientèle qui les liaient à la famille royale : les fils cultivaient avec les princes les relations que leurs pères avaient établies avec le roi. Ce fut le cas des fils de Muḥammad Bin Lādin, d’Aḥmad et Sa‘īd Buqšān, de Sālim Bin Maḥfūẓ et de Muḥammad Abū Bakr Bā Ḫašab avec les fils du roi ‘Abd al-‘Azīz.
122La gestion des partenariats et des agences des grandes entreprises étrangères ainsi que la conduite d’opérations commerciales ou immobilières élargies impliquaient cependant une organisation plus complexe des capitaux dans les cas nombreux de joint-ventures, la création de branches autonomes et l’emploi d’un nombre croissant d’étrangers aux côtés des membres de la famille. Là encore, le modèle de la maison marchande subissait un important changement d’échelle. Comme dans la banque dirigée par Sālim Bin Maḥfūẓ toutefois, et pour les mêmes raisons, les employés dont la famille venait du Hadramaout étaient surreprésentés dans les équipes des entrepreneurs hadramis. Et comme pour Sālim Bin Maḥfūẓ, le groupe des hommes d’affaires hadramis saoudiens restait un cercle privilégié de relations.
Les entrepreneurs : Buqšān, Bin Lādin
123L’évolution des activités de la famille Buqšān illustre le passage du commerce et de l’import-export, qui constituaient l’essentiel des activités des familles marchandes hadramies du Hedjaz, aux concessions et aux contrats accordés par le gouvernement. Les deux premiers frères, ‘Abd Allāh (m. 1987-1988) et Aḥmad Sa‘īd Buqšān (m. 1965-1966), qui s’étaient établis successivement au Hedjaz entre 1914 et 1917, passèrent d’abord du commerce de détail à l’importation des textiles151. D’après le récit du fils de ‘Abd Allāh, les commandes de la famille royale lors de ses résidences à La Mecque avaient précipité cette première évolution. L’essor économique avait ensuite favorisé l’acquisition de concessions d’entreprises étrangères dans le domaine des transports et des télécommunications (Bridgestone, Marconi, NTNT, ADB, Lucent, Boeing), puis l’obtention de contrats de construction et d’équipement (muqāwalāt) en partenariat avec des sociétés étrangères. ‘Alī, le fils de ‘Abd Allāh Buqšān, cite les palais construits avec une société de construction égyptienne à Riyad dans le quartier d’al-Nāṣiriyya, puis la construction qu’« accorda » l’émir Fahd, quand il était ministre de l’Éducation (1954-1962), de quatre ou cinq écoles. La proximité cultivée des Buqšān avec la famille royale était connue au Hedjaz comme au Hadramaout, où ils finançaient une série de travaux d’équipement et de fondations152. Elle constituait le fondement de l’influence des chefs de la famille parmi les Hadramis immigrés en Arabie Saoudite.
124La construction accélérée d’infrastructures était encouragée par les activités de l’Aramco et par l’urbanisation, particulièrement visible à Riyad où le gouvernement déplaça progressivement ses activités et les principaux ministères depuis Djedda au cours des années 1950. Le port de Djedda et le nouveau port d’al-Dammam sur le golfe étaient agrandis, des centrales électriques installées pour fournir les principales villes du royaume, et l’Aramco finançait même, forcée, un chemin de fer dans la province orientale153. Le rôle des contrats que la société pétrolière signait avec des entrepreneurs locaux pour la construction des routes, d’oléoducs et de bâtiments, pour le transport de ses employés et pour la fourniture de marchandises importées avec des droits de douane réduits a été rappelé plusieurs fois par les historiens du royaume. Il apparaissait du reste clairement aux observateurs étrangers de l’époque154. Ces contrats encouragèrent les marchands hedjazis à ouvrir des branches ou à s’installer à Riyad et dans la province orientale (al-Dammām). Ils furent aussi à l’origine de l’apparition d’un nouveau groupe d’entrepreneurs qui, contrairement à la description qu’en fait Kiren A. Chaudhry pour la fin des années 1970, n’était ni une classe « entièrement nouvelle » ni une élite entièrement najdie155.
125Les cas des familles d’origine hadramie Buqšān, Bā Ḫašab, Bin Maḥfūẓ, ou encore Bā ‘Išin et de leurs employés soulignent les continuités et les adaptations autant que le renouvellement des élites économiques hedjazies d’origine hadramie, ce que l’essor des entrepreneurs et des classes moyennes najdies ne doit pas occulter. Les diplomates en poste en Arabie Saoudite eux-mêmes s’y trompaient, aveuglés par l’émergence d’entrepreneurs najdis dans les provinces centrale et orientale du royaume autour des activités de l’Aramco. La liste des personnalités importantes du royaume rédigée par l’ambassade britannique en 1954 et celle qui avait été révisée en 1955 faisaient ainsi de Muḥammad Bin Lādin un « najdi », et une liste similaire rédigée par l’ambassade de France le plaçait parmi les personnalités de Riyad156. Le siège de l’entreprise créée par celui qui était, en 1955, le directeur des travaux du gouvernement et, depuis plusieurs années, le principal entrepreneur de ces travaux était pourtant bien établi à Djedda.
126La carrière de Muḥammad Bin Lādin (m. 1967) après son arrivée au Hedjaz avec son petit-frère ‘Abd Allāh, vers 1925, ainsi que la répartition de ses activités pouvaient, il est vrai, induire en erreur les observateurs. Après avoir travaillé comme ouvrier puis petit entrepreneur dans le bâtiment à Djedda, Muḥammad Bin Lādin avait été employé, comme simple maçon puis chef d’équipe de construction, sur les chantiers de l’Aramco à Dahran. Il avait créé dans les années 1930 sa propre société de construction employée par l’Aramco puis par la famille royale à Riyad et à Djedda dans les années 1940, à La Mecque au début des années 1950. Sur ces chantiers, il réutilisait le matériel de construction que lui avait vendu la compagnie pétrolière américaine157. Muḥammad Bin Lādin profitait des difficultés rencontrées par les compagnies de construction étrangères à honorer toutes les demandes et, surtout, à se faire payer à temps par le gouvernement. En 1953, il reprit par exemple à la société britannique Thomas Ward Limited le contrat de construction de la route Djedda-Médine. Faute d’être payée, la société britannique avait cessé les travaux au kilomètre 104. Il fit de même avec les contrats des compagnies américaines Bechtel et John Howards. À cette dernière, Muḥammad Bin Lādin reprit en 1954 le contrat de construction du ministère des Affaires étrangères à Djedda, que la compagnie avait elle aussi stoppé faute de paiement et pour lequel elle tentait d’être dédommagée158.
127Dans le développement de ses affaires, et malgré la présence de nombreux gérants étrangers et employés saoudiens, le groupe des négociants et entrepreneurs hadramis avait été une ressource essentielle pour Muḥammad Bin Lādin. Ses liens avec Sālim Bin Maḥfūẓ et son mariage avec Fāṭima Bā Ḥāriṯ soulignent l’importance continue de ce cercle d’alliés (chapitre v). Son aîné et successeur, Sālim, le fils de Fāṭima Bā Ḥāriṯ, ne rompit pas ces liens. Il épousa, peu après la mort de son père, la fille de Ḥusayn al-‘Aṭṭās (m. 1981), directeur jusqu’à sa mort de ce qui était devenu une filiale de l’Algemene Bank Nederland – et plus tard la Saudi Hollandi Bank. Comme la Bank al-ahlī al-tijārī, la banque dirigée par Ḥusayn al-‘Aṭṭās facilitait les transactions financières des Bin Lādin dans le royaume et à l’étranger159. Le mariage d’une fille de sayyid avec une famille du groupe des tribus mettait aussi au jour la recomposition des codes à laquelle l’émigration en Arabie Saoudite et la prospérité donnaient lieu.
128Sans qu’il ait la même densité et bien qu’il soit parcouru par de nouvelles alliances et clientèles avec le pouvoir royal, le réseau que constituaient autour d’eux les entrepreneurs hadramis comme les Bin Lādin reproduisait la clique des marchands hadramis de Djedda au siècle précédent.
Le cas de Muḥammad Bā Ḫašab « Bāšā »
129Le 20 février 1950, une grande réception fut organisée, à Djedda, dans une propriété toute neuve, à la périphérie de la ville. La fête était donnée en l’honneur de l’émir ‘Abd Allāh al-Sudayrī, le futur roi, qui avait alors la fonction de vice-gouverneur et émir de Médine. Dans le jardin et les bâtiments de l’hôte, pas encore tout à fait achevés, on pouvait rencontrer l’émir Ḫālid al-Sudayrī, kaïmakam de Djedda, Muḥammad ‘Alī Riḍā, le président de la chambre de commerce et d’industrie de la ville et futur ministre du Commerce, des membres des familles Zaynal et Ka‘akī, Muḥammad Hazzāzī, alors président de la municipalité, et Ṣāliḥ Bā Ḫatma, le directeur de la police.
130Celui qui les recevait, Muḥammad Abū Bakr Bā Ḫašab (m. 1388/1968-1969 ou 1390/1970-1971), avait fait faire à ses prestigieux invités un surprenant tour du propriétaire : il les avait emmenés visiter les ateliers mitoyens. Devant les fils du roi, les fonctionnaires de Djedda et les grands marchands réunis, il s’était livré à une démonstration des appareils tout neufs de réparation, de nettoyage et de peinture pour voitures qu’il venait de faire installer et qui devaient faire de son entreprise la première entreprise de concession d’automobiles, de bus et de camions du royaume. Dans le discours qu’il délivra à ses invités à la fin du repas et que reproduisit l’article d’Umm al-Qurā consacré à cette réception, Muḥammad Abū Bakr Bā Ḫašab avait enfin évoqué avec fierté sa visite de Médine en compagnie de l’émir ‘Abd Allāh, chanté les louanges des frères Sudayrī dont il disait n’avoir entendu que des éloges « depuis qu’[il] [était] venu dans ce pays160 ».
131L’article d’Umm al-Qurā n’était pas exceptionnel. Il s’inscrivait d’abord dans une tradition journalistique qui permettait aux notables de signaler leurs réceptions prestigieuses. Muḥammad Abū Bakr Bā Ḫašab maîtrisait de plus ce moyen de communication, à un degré encore inconnu des plus grandes familles marchandes rencontrées jusqu’ici, comme les ‘Alī Riḍā ou les Bā Nāja, dont les réceptions officielles et les départs à l’étranger étaient déjà rapportés par le journal al-Qibla puis par Umm al-Qurā. Une lecture suivie des numéros du journal au début des années 1950 permet de suivre les activités de l’homme d’affaires, régulièrement mentionnées quand le journal ne contient pas déjà une publicité pour son entreprise. Le 19 janvier 1951, le journal rapportait ainsi la réception donnée chez l’entrepreneur hadrami en l’honneur de l’émir Ṭalāl, et, le 30 mars, celle qu’il organisa pour célébrer l’élévation au rang de ministre d’État de Muḥammad al-Sulaymān161. Le 7 avril, le lecteur apprenait que les deux fils de Muḥammad Bā Ḫašab qui étudiaient au Caire – au Victoria College, précisait l’article – étaient arrivés à Djedda pour de courtes vacances. Le 1er juin, c’est Sālim Bā La‘maš, agent de « son excellence » Bā Ḫašab, dont le retour du Hadramaout était signalé162. Le 2 novembre, le journal mentionnait le retour de Muḥammad Bā Ḫašab de son « voyage commercial » en Amérique et en Europe, et le 9 novembre, son départ pour Riyad, où il devait rencontrer l’émir Sa‘ūd, fils du roi ‘Abd al-‘Azīz – et surtout prince héritier. Le 14 décembre enfin, le journal apprenait à ses lecteurs que Muḥammad Bā Ḫašab était revenu de son voyage à Riyad, où il avait rencontré le roi et le prince héritier, et qu’il avait pu mener à bien une tournée d’inspection de ses affaires dans la région163.
132La fréquence de ces mentions confirmait autant qu’elle entretenait la notabilité de l’entrepreneur. La teneur des informations indique aussi que les Bā Ḫašab les transmettaient directement au journal et qu’il s’agissait d’un complément aux publicités en bonne et due forme que faisait publier l’entreprise familiale (illustration 6.1). Ces informations étaient bien choisies : elles manifestaient l’étendue du réseau commercial de la famille Bā Ḫašab en Arabie Saoudite et à l’étranger, et son poids auprès des autorités du royaume. Elles participaient à l’établissement du « pacha » dans les esprits hedjazis.
133À bien des égards, la réception du 20 février 1950 et la proximité avec la famille royale qu’avait étalée son organisateur rappellent les dîners offerts par les grands marchands de Djedda au début des années 1920 en l’honneur du roi Ḥusayn. La ressemblance n’est pas limitée aux pratiques de sociabilité, puisqu’elle renvoie aussi et surtout à des stratégies commerciales partagées. Comme les ‘Alī Riḍā, Muḥammad Abū Bakr Bā Ḫašab s’était lancé dans le commerce des véhicules automobiles (Fiat), des autocars et des camions, des pièces détachées et des réparations. La modernité entrepreneuriale affichée par Bā Ḫašab était un trait que l’Américain Richard Sanger remarqua aussi chez les ‘Alī Riḍā lorsqu’il arriva à Djedda au début des années 1950. L’architecture moderne du complexe construit par ces derniers au sud de la place du roi ‘Abd al-‘Azīz tranchait avec les autres maisons de la ville. On trouvait chez les ‘Alī Riḍā aussi une salle d’exposition des voitures (Ford et Lincoln), un atelier de réparation et un immeuble de bureaux164. La firme familiale possédait même une barge de débarquement pour décharger les véhicules importés.
134Comme les ‘Alī Riḍā et les autres entrepreneurs du royaume à l’époque, la société Muḥammad Abū Bakr Bā Ḫašab wa awlāduhu (Muḥammad Abū Bakr Bā Ḫašab et fils) établie à Djedda avait elle aussi profité du développement des transports et des activités de l’Aramco dans le royaume. Muḥammad Bā Ḫašab avait rapidement organisé un groupe particulièrement cohérent d’activités qui lui permettaient de maîtriser une chaîne de distribution et de services, depuis l’importation des véhicules et la gestion de lignes d’autocars jusqu’au réseau de distribution d’essence et aux ateliers de réparation. Il avait ainsi pris le contrôle de la Société saoudienne d’automobiles. Lors du pèlerinage de 1953, cette dernière avait transporté le plus grand nombre de pèlerins entre Djedda et La Mecque, une activité particulièrement rémunératrice165. Ces opérations s’intégraient aux lignes d’autocars régulières que la même société gérait et dont la plus connue fut celle qui relia Djedda à La Mecque pour deux riyals. À la flotte de voitures et d’autocars de la société s’ajoutaient aussi un ensemble de camions, spécialisés dans le transport de l’essence pour l’Aramco, et une flotte qui compta jusqu’à dix navires à vapeur, pour le transport de marchandises. Muḥammad Bā Ḫašab semble même avoir acheté deux avions, avant de se recentrer sur le transport terrestre et maritime. Les camions s’intégraient au réseau de distribution d’essence que développait aussi la société Bā Ḫašab aux côtés d’autres activités, comme la distribution exclusive des pneus Pirelli166. La gamme de ces services et de ces produits était affichée dans les publicités que la société fut l’une des premières à diffuser dans le journal Umm al-Qurā, parfois en pleine page. Les différentes activités de la société étaient organisées en branches, qui avaient chacune sa propre direction et son personnel – arabe et italien. Comme l’Aramco, la société mit aussi en place une politique paternaliste, fournissant notamment aux employés des logements équipés d’appareils modernes167.
135Comme les Bin Maḥfūẓ et les Bin Lādin, Muḥammad Bā Ḫašab était un entrepreneur hadrami qui aimait travailler avec des Hadramis. Il confia l’administration générale de son entreprise à Sālim Bā La‘maš, dont le nom restera toujours associé au sien par la suite. Cet administrateur et homme de confiance manifestait le lien que maintenait Muḥammad Bā Ḫašab avec les Hadramis d’Érythrée et du Hadramaout. Sālim était secrétaire de la jāliyya (communauté) des Arabes en Érythrée, qui regroupait en particulier les Hadramis émigrés. Celui que le journal Umm al-Qurā qualifiait aussi de « lettré [adīb] » voyageait régulièrement entre Asmara, le Hadramaout et Djedda168. Avec lui, Muḥammad Bā Ḫašab prenait soin de manifester régulièrement, y compris après sa naturalisation par un décret spécial du roi, son attachement à tout ce qui représentait l’identité hadramie en Érythrée comme en Arabie Saoudite. Le 3 août 1950, il fit paraître par exemple un article dans Umm al-Qurā à l’occasion du décès du sayyid Abū Bakr Ḥusayn ibn Ḥāmid al-Miḥḍār, ancien ministre du sultanat qu‘ayti, dans lequel il présentait ses condoléances à tous les sayyids de la famille Miḥḍār169.
136Comme ‘Abd Allāh Bā Nāja, le plus grand des marchands hadramis avant la conquête saoudienne du Hedjaz, Muḥammad Bā Ḫašab portait, accolé à son nom, le titre de « Bāšā ». Ce titre purement honorifique ne venait toutefois pas de ses activités en Égypte et de sa proximité avec le pouvoir ottoman, comme c’était le cas pour ‘Abd Allāh Bā Nāja. Il lui avait été accordé par le sultan qu‘ayti ‘Awaḍ, vers 1945, quand Muḥammad Bā Ḫašab était le principal notable et mécène de la communauté hadramie et arabe d’Érythrée170. À la différence des autres grands négociants de Djedda toutefois, l’entrepreneur hadrami se distinguait par son arrivée tardive en Arabie Saoudite. Il était arrivé d’Érythrée à la fin des années 1940, en étant déjà un important marchand. Malgré sa naturalisation rapide, le succès de ses activités et la proximité qu’il affichait avec la famille royale, Muḥammad Bā Ḫašab restait encore, au milieu des années 1950, une figure marginale de l’élite économique du royaume : un homme talentueux, d’après les diplomates britanniques, mais qui avait la « grosse tête » et que les marchands locaux n’aimaient pas171.
Le notable « étranger » ?
137C’est moins la nature des activités de Muḥammad Bā Ḫašab que la façon dont elles étaient organisées, intégrées dans un réseau de distribution et de services, présentées publiquement dans les journaux ou lors des réceptions officielles, qui fit de Muḥammad Abū Bakr Bā Ḫašab Bāšā wa awlāduhu une société dont les méthodes et l’ambition ne plaisaient pas aux autres négociants et entrepreneurs. Il est permis de voir dans cette capacité d’innovation et les libertés que se permettait Muḥammad Bā Ḫašab une conséquence de son arrivée encore récente dans l’élite économique du royaume. Elles rapprochent l’entrepreneur hadrami, à son arrivée dans la société des affaires de Djedda, du type de l’étranger commerçant défini par Georg Simmel172.
138Abū Bakr, le père de Muḥammad Bā Ḫašab, avait émigré du Hadramaout vers l’Érythrée et s’était établi à Asmara après la naissance de son fils à Keren. Après un séjour au Hadramaout durant son adolescence pour y faire des études religieuses et apprendre l’arabe, Muḥammad Bā Ḫašab prit, progressivement, la responsabilité des affaires de l’entreprise créée par son père, mettant notamment à profit sa connaissance de l’italien pour faire des affaires avec la puissance coloniale. À Keren, où ils s’étaient d’abord établis, puis à Asmara, les Bā Ḫašab jouaient un rôle comparable à celui des notables hadramis de Djedda, créant par exemple une fondation pieuse pour la mosquée de Keren et jouant le rôle de chef de la communauté locale173. Comme l’indiquaient les voyages de son directeur Sālim Bā La‘maš entre le Hadramaout, l’Érythrée et Djedda, ce rôle fut poursuivi après l’installation de Muḥammad Bā Ḫašab en Arabie Saoudite. C’est à ce titre qu’il accueillit chez lui, en 1964, le mufti d’Érythrée, Ibrāhīm al-Muḫtār, qui venait en pèlerinage174.
139Les récits disponibles sur cette période, quelque peu hagiographiques mais conformes à la version voulue par Muḥammad Bā Ḫašab qui en était la source, font du pèlerinage de Muḥammad Bā Ḫašab et son père à La Mecque, en 1363/1943-1944, le moment où il découvrit les opportunités économiques offertes par le royaume et commença à y réorienter ses activités175. Il est toutefois encore mentionné en Érythrée en 1946 à la tête de la communauté arabe, qui était prise dans les remous politiques suscités par les projets de rattachement à l’Éthiopie. Il s’y trouvait toujours en 1948, au moins temporairement, quand Robert Serjeant le rencontra à Asmara. Muḥammad Bā Ḫašab avait déjà à cette époque, d’après Serjeant, des intérêts « substantiels » en Arabie Saoudite176. Il dut donc s’installer définitivement à Djedda entre 1949 et 1950, date à laquelle il donna la réception inaugurant son nouvel établissement dont les travaux n’étaient pas encore tout à fait terminés. Le Hedjaz ne constituait donc pas une terre inconnue. Les activités en Érythrée des Bā Ḫašab, père et fils, s’étendaient à la côte opposée de la mer Rouge et, à partir du milieu des années 1940, s’y redéployèrent progressivement.
140Les circonstances de ce déménagement ne sont jamais évoquées dans les articles parlant de l’installation de Muḥammad Bā Ḫašab en Arabie Saoudite. Elles étaient certainement liées au développement économique du royaume saoudien à partir de la fin de la guerre, mais aussi aux tensions politiques croissantes qui touchaient l’ancienne colonie italienne, administrée par les Britanniques depuis 1941. En 1946, le gouvernement éthiopien avait expulsé des centaines d’habitants arabes vers Asmara. Muḥammad Bā Ḫašab devait être particulièrement préoccupé par les violences qui touchaient, en Érythrée aussi, les membres de la communauté dont il était le principal personnage177. Il prenait donc de sérieuses garanties en développant ses affaires en Arabie Saoudite et en s’attachant les faveurs de la famille royale par des cadeaux réguliers aux principaux princes. L’émir Sa‘ūd, prince héritier, en 1945, puis le roi ‘Abd al-‘Azīz lui-même, en 1948, reçurent chacun une voiture de la part de l’entrepreneur hadrami, dont les transports formaient déjà la principale activité178.
141Là encore, Muḥammad Bā Ḫašab prenait les devants et entamait un mouvement qui toucha l’ensemble des communautés hadramies de la mer Rouge et de l’océan Indien. Les tensions politiques qui accompagnèrent la fédération de l’Érythrée avec l’Éthiopie, en 1952, et le développement de campagnes anti-arabes poussèrent de nombreux marchands à fuir après lui, en particulier vers Djedda, à partir de la fin des années 1960179. Comme ses propres affaires doivent l’être à l’histoire économique générale du royaume saoudien, le parcours du « pacha » hadrami et son établissement au Hedjaz doivent être rattachés aussi à l’évolution globale des migrations hadramies après 1945.
4. CONCLUSION : LA RÉORIENTATION DES MIGRATIONS HADRAMIES
142Depuis la fin de Seconde Guerre mondiale, l’émigration originaire du Hadramaout subissait une évolution dont l’influence était ressentie par les grands hommes d’affaires hadramis de Djedda.
143L’évolution était d’abord visible avec l’arrivée de nouvelles figures, celles de négociants et d’entrepreneurs déjà importants, attirés par l’essor économique du royaume et poussés par la remise en cause de leur présence dans les pays où ils résidaient. C’était le cas de Muḥammad Abū Bakr Bā Ḫašab et de son directeur exécutif, Sālim Bā La‘maš. D’autres figures importantes du négoce hadrami en mer Rouge le suivirent, plus tard, au cours des années 1960. La maison marchande fondée par Sālim Bā Šanfar à Aden connut une trajectoire similaire. ‘Abd al-Qādir ibn Sālim Bā Šanfar (m. 1976), qui avait spécialisé l’entreprise familiale dans le commerce du bunn (graines de café) éthiopien entre l’Éthiopie, où il résidait, Aden, où le siège de l’entreprise était établi, et Djedda, vint s’installer dans le port hedjazi en 1966180. Il y rouvrit un bureau de commerce sous le nom de son épouse saoudienne prise dans la famille de celui qui était jusque-là l’agent des Bā Šanfar à Djedda et qui dut faciliter leur installation. Le déplacement de la maison à Djedda avait été précipité par le contexte politique au Yémen du Sud et à Aden, un an à peine avant l’établissement de la République populaire dont les confiscations affectèrent les propriétés des Bā Šanfar. En 1966, Robert Serjeant s’entendit confirmer la forte baisse du nombre des Hadramis en Érythrée et Éthiopie de la bouche de celui qu’il estimait être le dernier négociant hadrami resté à Harare. Le départ des Hadramis était, rapporte-t-il, directement provoqué par l’attitude hostile du gouvernement181. Comme pour la majorité des autres cas d’installation au Hedjaz sur lesquels nous sommes renseignés, la réorganisation des affaires des Bā Šanfar suivait des voies déjà bien tracées par leur réseau en mer Rouge, dans lequel la parenté corroborait les liens commerciaux.
144L’évolution n’était pas limitée aux seuls négociants qui relocalisaient leurs activités au gré des bouleversements politiques. Les entrepreneurs hadramis de Djedda comme les Buqšān, dont le majlis (salon de réception) était alors très fréquenté, voyaient arriver un nombre croissant d’immigrés. Ils venaient soit directement du Hadramaout, soit d’autres pays de l’océan Indien où la situation des Hadramis était de moins en moins confortable. Le développement des politiques nationalistes dans les pays où résidaient d’importantes communautés hadramies favorisait cette évolution. L’Inde, qui annexa l’État d’Hyderabad historiquement lié au Hadramaout, bloqua les envois d’argent par les résidents étrangers vers leur pays d’origine, et l’Indonésie fit de même en 1954182. À partir des années 1950, le Hedjaz, le golfe Arabo-Persique et, avant leur indépendance, les pays de la côte est-africaine devinrent les destinations principales des migrants hadramis.
145Une étude menée par Oleg Redkin en 1988-1989 dans les vallées ‘Amd et Daw‘an montre ces relocalisations de la diaspora hadramie dans la deuxième moitié du xxe siècle. L’Arabie Saoudite et les pays du Golfe, avec quelques villes du Yémen du Nord comme Hodeïda, prenaient une place centrale dans l’émigration et les réémigrations hadramies, par ailleurs de moins en moins nombreuses, peu ou pas qualifiées et plus temporaires. Cette réorientation, manifeste après 1967 (date de l’indépendance de la République populaire du Yémen du Sud, suivie de mesures de confiscation et de purges dans les anciennes élites), avait en réalité été amorcée dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale183. Elle était accélérée par la fermeture progressive des destinations jusque-là prisées des Hadramis dans l’océan Indien et en Afrique de l’Est, à l’époque des indépendances et des politiques nationalistes. Elle était enfin encouragée par l’essor de l’industrie pétrolière et des autres industries dans les pays du Golfe et en Arabie Saoudite, où les Buqšān, les Bin Lādin et les Bin Maḥfūẓ étaient déjà en position de force avant que l’exploitation des hydrocarbures ne modifie en profondeur la structure économique du pays.
146À la même époque, la réorientation des échanges commerciaux et la fin des grandes affaires avec l’Inde et l’océan Indien avaient aussi commencé à modifier la composition du groupe des négociants de Djedda. Le réseau des maisons marchandes hadramies dans l’océan Indien restait dynamique, mais il n’était pas adapté aux nouveaux produits dont la demande progressait plus rapidement en Arabie Saoudite et garantissait de plus larges bénéfices que ceux des produits du commerce traditionnel avec l’océan Indien. Le renouvellement de ces familles négociantes était visible dans les institutions qui maintenaient le pouvoir des marchands dans le domaine commercial. À la chambre de commerce comme à la municipalité, les représentants des vieilles maisons s’effaçaient progressivement tandis que d’autres apparaissaient. Ce renouvellement avait facilité l’établissement progressif d’un nouvel ordre politique, qui limitait le pouvoir politique des marchands saoudiens et les insérait plus fermement dans le clientélisme organisé autour de la famille royale.
147Le changement des cadres politiques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale encourageait les Hadramis à s’intégrer entièrement dans le pays où ils résidaient. La saoudisation des marchands hadramis, leur proximité cultivée avec la famille royale et l’allégeance sans faille qu’ils lui manifestaient, le recentrement des affaires sur le royaume qu’encourageait l’essor du pays, enfin, pouvaient trancher avec l’horizon large des vieilles maisons marchandes, pour lesquelles Djedda en vint parfois à n’être qu’un point parmi d’autres du réseau marchand et qui n’hésitaient pas à recourir aux autorités étrangères dans leur différends avec les autorités locales. Les affaires du « pacha » Bā Ḫašab et sa rapide naturalisation étaient les symptômes de ce processus. L’histoire de ces « fils de leurs œuvres [‘iṣāmiyyūn] », telle qu’elle était et reste racontée dans les livres et les journaux, prend soin de montrer leur participation au développement du royaume et d’identifier l’histoire de leur succès à celle du pays des Sa‘ūd.
148Il ne faudrait cependant pas s’y tromper. Comme celle de leurs prédécesseurs et parfois ancêtres au xixe siècle, l’histoire de ces entrepreneurs et hommes d’affaires hadramis ne se confond pas avec l’histoire de la majorité des Hadramis immigrés en Arabie Saoudite. Pour ces derniers, le Hedjaz et, de plus en plus, les champs pétroliers de la province orientale du royaume n’étaient souvent que des sites temporaires, et les chances de devenir saoudiens rares. Par ailleurs, l’intégration entière au cadre politique saoudien n’empêchait pas le maintien de liens particuliers avec le Hadramaout, et avec les autres communautés hadramies de la mer Rouge et de l’océan Indien. Les liens familiaux, les liens religieux qui encourageaient l’accueil de grands sayyids en visite au Hedjaz, et surtout les actions de mécénat entreprises dans le Wādī Daw‘an et dans le reste du Hadramaout entretenaient la réputation des Buqšān, des Bā Ḫašab et des Bin Maḥfūẓ de l’autre côté de la frontière. Les articles consacrés à Muḥammad et son frère ‘Abd Allāh Bin Lādin, comme à l’occasion de leur arrivée dans la ville hadramie d’al-Qaṭn en 1956, montraient que leur histoire était devenue au Hadramaout un véritable Saudi dream184.
149Les constructions d’infrastructures ou l’attribution de dons et de bourses au Hadramaout par les entrepreneurs ne comportaient toutefois pas les risques politiques que l’État saoudien redoutait encore à l’époque des protectorats britannique et néerlandais dans l’océan Indien et des débats politiques qui pouvaient mettre en cause l’autorité des Sa‘ūd sur la province des Lieux saints. Ces transferts de fonds ne faisaient que prolonger dans les vallées du Hadramaout, ou dans d’autres communautés hadramies, le clientélisme qui reliait ces hommes d’affaires à la famille royale saoudienne. Ils n’avaient lieu que dans un sens. Pour leurs affaires, à quelques exceptions près jusqu’aux années 1990, les muqāwilūn hadramis d’Arabie Saoudite ne regardaient plus vers l’océan Indien.
Notes de bas de page
1 Déclaration d’Usāma Bin Lādin, publiée par le journal al-Quds al-‘arabī au mois d’août 1996, disponible sur le site <http://www.pbs.org/newshour/updates/military/july-dec96/fatwa_1996.html> [consulté le 7/01/2012].
2 Sur ce modèle de l’État-rentier et sa remise en cause pour l’Arabie Saoudite : T. Niblock, 2007, p. 18-21 ; S. Hertog, 2010, p. 259-275.
3 F. Šākir, 1983, p. 153-154.
4 Umm al-Qurā, 406, 23/09/1932.
5 F. Šākir, 1983, p. 226.
6 W. Ochsenwald, 2007, p. 20.
7 F. Šākir, 1983, p. 20.
8 FO 141-683-5, British Agency, Djedda, 11/01/1926.
9 Ḫ. al-Ziriklī, 1970, p. 95-96 ; H. Philby, 1952, p. 77, et 1948, p. 255.
10 FO 141-814, British Consulate, Djedda, 6/11/1927.
11 Umm al-Qurā, 134, 8/07/1927.
12 W. Ochsenwald, 2007, p. 24-27.
13 A. Vassiliev, 2000, p. 269 ; J. Kostiner, 1993, p. 108.
14 K. A. Chaudhry, 1997, p. 72-73.
15 CPC E Levant 37, consulat de France, Djedda, 13/08/1926.
16 CADN 2MI3298, consulat de France, Djedda, 12(?)/02/1931.
17 CPC E Levant 37, consulat de France, Djedda, 22/11/1926.
18 Umm al-Qurā, 300, 5/09/1930, p. 2 ; A. Vassiliev, 2000, p. 303 ; FO 967-46, Ihsanullah, La Mecque, 19/06/1932.
19 K. A. Chaudhry, 1997, p. 71.
20 FO 967-41, Ihsanullah, La Mecque, 14/08/1931 ; J. Kostiner, 1993, p. 151.
21 R. Owen et Ş. Pamuk, 1998, p. 81.
22 FO 371-15289, Jeddah Report for January and February 1931, British Legation, Djedda, 1/04/1931.
23 J. Kostiner, 1993, p. 176 ; A. Vassiliev, 2000, p. 314-320. Pour une vision plus critique de la participation de l’Aramco à la modernisation du pays : R. Vitalis, 2009, p. 74-75.
24 FO 371-20839, British Legation, Djedda, 11/03/1937.
25 CPC E Levant : Arabie, Hedjaz, 26, consulat de France, Djedda, 11/08/1926.
26 Al-Qibla, 267, 25/03/1919, et 705, 19/07/1923. Sur le conseil commercial : Umm al-Qurā, 300, 5/03/1930. Sur la Conférence : Umm al-Qurā, 5/06/1931, dans FO 967-41, British Legation, Djedda, 12 (?)/07/1931.
27 A. Vassiliev, 2000, p. 298-299 ; H. Philby, 1957, p. 160.
28 Entretien avec ‘Alī ‘Abd Allāh Buqšān, 10/04/2010, Djedda.
29 CPC E Levant : Arabie, Hedjaz, 54, consulat de France, Djedda, 23/05/1930.
30 Cahier de comptes du bayt ‘Abd al-Raḥmān Bā Nāja, années 1347-1348/1928-1930, p. 16, archives privées Bā Nāja.
31 T. Niblock, 2007, p. 32.
32 FO 371-52828, British Legation, Djedda, 17/06/1946.
33 R. Owen et Ş. Pamuk, 1998, p. 80-81.
34 CPC E Levant : Arabie, Hedjaz, 59, délégué à La Mecque, 25/07/1931 ; S. Bose, 2006, p. 204-215.
35 W. Ingrams, 1936, p. 145 et p. 164-166.
36 FO 371-16878, Enclosure 1, dans British Legation, 19/06/1933.
37 Umm al-Qurā, 338, 5/06/1931 ; J. Kostiner, 1993, p. 148-149.
38 FO 905-21, British Legation, Djedda, 25/10/1935.
39 Sur ces prêts imposés aux négociants : M. al-Nuaim, 1987, p. 328.
40 ‘A. al-Anṣārī, 1980.
41 A. Vassiliev, 2000, chapitre 12.
42 CPC E Levant : Arabie, Hedjaz 54, consulat de France, Djedda, 23/05/1930 et 27/08/1932 ; FO 967-41, Ihsanullah, 14/08/1931.
43 Sur ce processus au cœur de la construction étatique : K. A. Chaudhry, 1997, p. 61.
44 A. Al-Fahad, 2004.
45 ‘A. al-Ḫaṭīb, 1951, p. 161-165.
46 ‘A. al-Ḫaṭīb, 1951, p. 199-207 ; J. Kostiner, 1993, p. 158-162 ; FO 967-55 et 56 ; CO 732-58-7 et 9.
47 Mémoires de Sa‘īd ibn Muḥammad ibn ‘Ubayd Bin Zaqr, I, archives privées Bin Zaqr.
48 FO 967-55, Foreign Office à British Legation, Djedda, 23/02/1933.
49 FO 967-46, Ihsanullah, La Mecque, 6/07/1932, 8/07/1832, 14/07/1932 et 5/09/1932 ; ‘A. al-Ḫaṭīb, 1951, p. 203.
50 FO 967-46, British Legation, Djedda, 9/07/1932.
51 FO 967-46, British Legation, Djedda, 9/07/1932 ; FO 371-16878, Enclosure 1, dans British Legation, Djedda, 19/06/1933.
52 FO 967-55, Copy of Passport Control Circular, 4/04/1933.
53 FO 967-46, Ihsanullah, La Mecque, 8/07/1932.
54 « Les grandes familles saoudiennes d’origine yéménite », mai 1993, origine inconnue (document communiqué par Michael Field), p. 1-2.
55 IOR L-PS-12-1465, British Legation, Djedda, 18/04/1936.
56 CO 732-58-7, télégramme 206, British Legation, Djedda, 18/11/1932 ; CO 732-58-9, Note, n. d.
57 ‘A. al-Ḫaṭīb, 1951, p. 230.
58 W. Ingrams, 1936, p. 165-166.
59 Al-Qibla, 254, 29/05/1348 (1/11/1929), et 255, 6/06/1348 (8/11/1929).
60 M. Almana, 1980, p. 219-220.
61 Entretien avec Aḥmad Sālim Bin Hādī Bin Maḥfūẓ, 9/10/2012, Djedda.
62 Muḏakkirāt de Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin : ‘A. al-Anṣārī, 1963, p. 185. L’implication dans le débat de familles négociantes non sayyids, comme les Bā ‘Išin, laisse penser que Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin mélange peut-être la disparition des deux fonctions (cheikh des Hadramis et cheikh des sayyids ‘alawis).
63 ‘A. al-Ḫaṭīb, 1951, p. 161.
64 Umm al-Qurā, 1/08/1930, dans consulat de Hollande, Djedda, 8/08/1930, archives de La Haye : copie consultée à la Dārat al-malik ‘Abd al-‘Azīz (Riyad) (référence : 39-167).
65 Sur ces débats, irréductibles à un conflit entre iršādis et ‘alawis : U. Freitag, 2003, chapitre vi ; N. Mobini-Kesheh, 1999, p. 34-51 et chapitre v.
66 Voir l’exemple des discussions savantes autour d’Aḥmad ibn Zaynī Daḥlān, mufti chaféite de La Mecque et opposant connu des idées de Muḥammad ibn ‘Abd al-Wahhāb, avec des sayyids hadramis : U. Freitag, 2003, p. 198-208.
67 E. Ho, 2010, p. 314.
68 IOR L-PS-12-1465, British Legation, Djedda, 18/04/1936.
69 N. Mobini-Kesheh, 1999, p. 124-125.
70 R. Owen et Ş. Pamuk, 1998, p. 80-81 et p. 87-88.
71 CADN Djedda puis Riyad 4, « L’économie séoudienne, réalisations et projets », ambassade, Djedda, 05/1970 ; A. Vassiliev, 2000, p. 319-320 et p. 401.
72 T. Niblock, 1982, p. 75-105 et 2007, p. 32-33.
73 K. A. Chaudhry, 1997, p. 70.
74 A. Vassiliev, 2000, p. 323-324.
75 L’accord de concession de 1933 prévoyait le versement d’un prêt de 30 000 souverains or et d’un autre de 20 000, une rente annuelle de 5 000 souverains or jusqu’à la découverte de pétrole en quantité commerciale, qui intervint en 1938. D’autres concessions furent accordées à partir de 1938. A. Vassiliev, 2000, p. 316-317 ; M. Al-Nuaim, 1987, p. 329.
76 M. Al-Nuaim, 1987, p. 324 et p. 330.
77 Mémoires de Sa‘īd ibn Muḥammad ibn ‘Ubayd Bin Zaqr, III, archives privées Bin Zaqr.
78 M. ‘A. al-Maġribī, 1982, p. 199-200 ; M. Al-Nuaim, 1987, p. 324-325.
79 Cahier de comptes du bayt ‘Abd al-Raḥmān Bā Nāja, 1366/1946-1947, p. 60, archives privées Bā Nāja. L’emploi de la racine ḥawala peut indiquer ou bien l’emploi d’une lettre de change (ḥawāla) tirée sur les dépôts des Bā Nāja au Caire, ou bien la cession à ‘Abd Allāh Bahā’ī d’une créance des Bā Nāja contre un autre partenaire : Dietrich, « Ḥawāla » (E. I. 2) ; H. İnalcık et D. Quataert, 1994, p. 208.
80 Mémoires de Sa‘īd ibn Muḥammad ibn ‘Ubayd Bin Zaqr, XV, archives privées Bin Zaqr.
81 Cahier de comptes du bayt ‘Abd al-Raḥmān Bā Nāja, 1366/1946-1947, p. 60, archives privées Bā Nāja. Les mois sont difficiles à déchiffrer.
82 M. ‘A. al-Maġribī, 1982, p. 199-200.
83 Cahier de comptes du bayt ‘Abd al-Raḥmān Bā Nāja, 1366/1946-1947, p. 59-61, archives privées Bā Nāja.
84 D. Brown, 2002, p. 160.
85 C. Dubois, 2002, p. 68-72.
86 M. ‘A. al-Maġribī, 1982, chapitre vi.
87 M. ‘Alī Riḍā, 1948, p. 103-104.
88 Umm al-Qurā, 1151, 21/03/1947, p. 3.
89 M. ‘Alī Riḍā, 1948, p. 103.
90 G. Lipsky, 1959, p. 251.
91 G. Lipsky, 1959, p. 251 ; FO 371-82658, Development of the Saudi Arabian Market, 1950.
92 M. ‘A. al-Maġribī, 1982, p. 170 ; G. Lipsky, 1959, p. 250.
93 M. Elgari, 1983, p. 107-110 ; M. Al-Nuaim, 1987, p. 332-333.
94 FO 371-16878, Enclosure 1, dans British Consulate, Djedda, 19/06/1933.
95 Muḏakkira ta’rīḫiyya ‘an marāḥil al-‘amal al-tijārī bi-barakat Allāh wa ‘awnihi [Note historique sur les grandes étapes des activités commerciales – avec la bénédiction et l’aide de Dieu], Sa‘īd ibn Muḥammad ibn ‘Ubayd Bin Zaqr, archives privées Bin Zaqr ; M. Field, 1979, p. 90 ; CADN Djedda puis Riyad 1, « Liste… », ambassade, Djedda, 8/07/1955.
96 Entretien avec ‘Alī ‘Abd Allāh Buqšān, 10/04/2010, Djedda.
97 J. Carter, 1979, p. 48 ; FO 371-114873, Leading Personalities in Saudi Arabia, Djedda, 14/09/1955.
98 Al-Tijāra, 532, 2004, p. 13 ; M. ‘Alī Riḍā, 1948, p. 102.
99 K. A. Chaudhry, 1997, p. 61.
100 M. Elgari, p. 101-113 et p. 132-133 (citant D. Long, 1976, p. 55), est très critique quant au rôle des marchands hejdazis dans le développement du royaume sur le long terme ; M. Al-Nuaim, 1987, p. 268-269, parle d’une « classe », dont les ‘Alī Riḍā manifestent la continuité, consolidée après 1925 et l’alliance avec l’État saoudien.
101 « Les grandes familles saoudiennes d’origine yéménite », mai 1993, origine inconnue (document communiqué par Michael Field), p. 9 ; J. Carter, 1979, p. 49.
102 H. Philby, 1955, p. 352-353.
103 J. Miran, 2012, p. 146.
104 Umm al-Qurā, 1189, 19/12/1947, 1202, 19/03/1948, 1203, 26/03/1948, et 1207, 23/04/1948.
105 FO 371-114873, Leading Personalities in Saudi Arabia, Djedda, 14/09/1955 ; S. Hertog, 2010, p. 54-55.
106 Manṣūr ibn ‘Abd al-‘Azīz Āl Sa‘ūd, ministère de la Défense, 15/09/1367 (22/07/1948), archives privées Bā Ḫašab.
107 CO 852-240-1, Annual Report, 1938.
108 FO 371-75507, British Embassy, Djedda, 6/08/1949.
109 A. Vassiliev, 2000, p. 401 ; Young, 1983, cité dans S. Hertog, 2010, p. 44.
110 J. Wright, 1996, p. 11.
111 K. A. Chaudhry, 1997, p. 90 ; S. Hertog, 2010, p. 48.
112 J. Crystal, 1995, p. 41-47.
113 T. Pritzkat, 1999.
114 N. Fuccaro, 2009, p. 133-150, sur la municipalité de Bahreïn.
115 S. Hertog, 2010, p. 81.
116 K. A. Chaudhry, 1997, p. 48-50.
117 J. Crystal, 1995, p. 9-10.
118 Sur ces catégories au Hadramaout : L. Boxberger, 2002, p. 17-37.
119 U. Freitag, 2002, p. 113 ; E. Ho, 2010, p. 313-314.
120 Ch. Lekon, 1997, p. 271-274.
121 Umm al-Qurā, 1355, 1/04/1949, et 1357, 15/04/1949.
122 R. Serjeant, 1988, p. 151.
123 Entretien avec ‘Abd al-Ilāh (fils de) Sālim Bin Maḥfūẓ, 31/10/2011, Djedda ; page Internet du fils aîné et premier héritier de Sālim : http://www.binmahfouz.info/fr_history.html [consultéle26/05/2015].
124 Entretien avec Aḥmad Sālim Bin Hādī Bin Maḥfūẓ, 9/10/2012, Djedda ; ‘A. al-Na‘īm, 1996, p. 97-99.
125 R. Serjeant, 1988, p. 151.
126 Entretien avec ‘Abd al-Ilāh Sālim Bin Maḥfūẓ Djedda, 31/10/2011 ; entretien avec Aḥmad Sālim Bin Hādī Bin Maḥfūẓ, 9/10/2012, Djedda.
127 R. Serjeant, 1988, p. 151.
128 Ch. Snouck Hurgronje, 2007 [1931], p. 6 et p. 109-110.
129 Le très hagiographique documentaire en trois épisodes Hijrat al-Ḥaḍārim [L’émigration des Hadramis], diffusé sur trois jours en 2008 par la chaîne al-‘Arabiyya et financé par l’homme d’affaires ‘Abd Allāh Mar‘ī Bin Maḥfūẓ, met en avant ces traits proverbiaux.
130 FO 371-114873, Leading Personalities in Saudi Arabia, Djedda, 14/09/1955.
131 Entretien avec ‘Abd al-Ilāh Sālim Bin Maḥfūẓ, 31/10/2011, Djedda.
132 M. ‘A. al-Maġribī, 1982, p. 198.
133 R. Wilson, 2004 ; J. Wright, 1996.
134 Entretien avec Aḥmad Sālim Bin Hādī Bin Maḥfūẓ, 9/10/2012, Djedda.
135 Mémoires de Sa‘īd ibn Muḥammad ibn ‘Ubayd Bin Zaqr, III, archives privées Bin Zaqr.
136 Entretien avec ‘Abd al-Ilāh Sālim Bin Maḥfūẓ Djedda, 31/10/2011. Il s’agit de la pratique de l’intérêt.
137 Entretien avec ‘Abd al-Ilāh Sālim Bin Maḥfūẓ Djedda, 31/10/2011 ; M. Field, 1984, p. 106-107.
138 FO 371-110103, Jeddah Economic Report, novembre 1953-janvier 1954.
139 ‘A. al-Na‘īm, 1996, p. 99.
140 Entretien avec ‘Umar ‘Abd al-Qādir Bā Jammāl, 13/11/2011, Djedda. Sur cette crise de la fin des années 1950 : M. Elgari, 1983, p. 110-111.
141 CADN Ambassade de France 1, « Liste… », ambassade, Djedda, 8/07/1955.
142 CADN Ambassade de France 4, « L’économie séoudienne, réalisations et projets », ambassade de France, Djedda, 05/1970.
143 Entretien avec Aḥmad Sālim Bin Hādī Bin Maḥfūẓ, 9/10/2012, Djedda ; « al-Taqrīr al-sanawī [Rapport annuel] », 1387/1967-1968, al-Bank al-ahlī al-tijārī.
144 Entretien avec Aḥmad Sālim Bin Hādī Bin Maḥfūẓ, 9/10/2012, Djedda.
145 Entretien avec ‘Umar ‘Abd al-Qādir Bā Jammāl, 13/11/2011, Djedda.
146 Ibid.
147 S. Coll, 2008, p. 44, p. 168-169 et p. 217.
148 S. Coll, 2008, p. 49-50 ; FO 371-114873, Leading Personalities in Saudi Arabia, Djedda, 14/09/1955.
149 M. Elgari, 1983, p. 121-122.
150 S. Coll, 2008, p. 123-133 et p. 176-179.
151 Entretien avec ‘Alī ‘Abd Allāh Buqšān, 10/04/2010, Djedda.
152 I. al-Maqḥafī, 2010, p. 325-326.
153 CADN Ambassade Le Caire 132, « Note sur la situation économique de l’Arabie Saoudite au 30 juin 1950 », chargé d’affaires, Djedda, 8/07/1950. Sur la ligne Dammam-Riyad construite par la compagnie Bechtel et financée contre sa volonté par l’Aramco : R. Vitalis, 2009, p. 74-76.
154 G. Lipsky, 1959, p. 248 et p. 250 ; G. Kheirallah, 1952, p. 202-205.
155 K. A. Chaudhry, 1997, p. 140 et p. 156-163.
156 FO 371-114873, Leading Personalities in Saudi Arabia, Djedda, 14/09/1955.
157 S. Coll, 2008, p. 32-45 ; R. Vitalis, 2009, p. 169-170.
158 FO 371-104859, Jeddah Economic Reports, 1952-1953 ; FO 371-110103, Jeddah Economic Reports, 1953-1954.
159 S. Coll, 2008, p. 131 ; « Les grandes familles saoudiennes d’origine yéménite », mai 1993, origine inconnue (document communiqué par M. Field), p. 2-3.
160 Umm al-Qurā, 1300, 24/02/1950, p. 2. Les « Sudayrī » sont les sept fils du roi ‘Abd al-‘Azīz nés de Ḥaṣa bint Aḥmad al-Sudayrī. La mère du roi ‘Abd al-‘Azīz était aussi issue du clan des Sudayrī, particulièrement influent depuis dans la direction du royaume.
161 Umm al-Qurā, 1346, 19/01/1951, p. 2, et 1356, 30/03/1951, p. 1.
162 Ibid., 1357, 7/04/1951, p. 2, et 1365, 1/06/1951, p. 2.
163 Ibid., 1385, 2/11/1951, p. 2, 1386, 9/11/1951, p. 2, et 1391, 14/12/1951, p. 2.
164 R. Sanger, 1954, p. 12.
165 FO 371-114873, Leading Personalities in Saudi Arabia, Djedda, 14/09/1955 ; R. Vitalis, 2009, p. 75, note 25 p. 295.
166 « Rajul min rijālāt al-a‛ māl, Muḥammad Abū Bakr Bā Ḫašab Bāšā [Un grand homme d’affaires : Muḥammad Abū Bakr Bā Ḫašab Bāšā] », Āḫir Sā ‘a, 977, 15/07/1953, p. 46 ; ‘A. al-Na‘īm, 1996, p. 102.
167 « Rajul min rijālāt… », Āḫir Sā ‘a, 977, 15/07/1953, p. 46.
168 Voir par exemple Umm al-Qurā, 1342, 22/12/1950, p. 2.
169 Ibid., 1322, 3/08/1950, p. 4.
170 « Rajul min rijālāt al-a‛ māl… », Āḫir Sā ‘a, 977, 15/07/1953, p. 46 ; ‘A. al-Na‘īm, 1996, p. 102-103 ; entretien avec Sulṭān Ġālib ibn ‘Awaḍ al-Qu‘ayṭī, Djedda, 3/03/2010.
171 FO 371-114873, Leading Personalities in Saudi Arabia, Djedda, 14/09/1955.
172 G. Simmel, 2004 [1908], p. 55-56.
173 J. Miran, 2012, p. 146.
174 http://www.mukhtar. ca [consultéle26/05/2015].
175 « Rajul min rijālāt al-a‛ māl… », Āḫir Sā ‘a, 977, 15/07/1953, p. 46 ; ‘A. al-Na‘īm, 1996, p. 102-103.
176 J. Miran, 2012, p. 150 ; R. Serjeant, 1988, p. 151.
177 Sur ces tensions en Érythrée et en Éthiopie : J. Miran, 2012, p. 150.
178 Sa‘ūd ibn ‘Abd al-‘Azīz Āl Sa‘ūd, prince héritier, 3/07/1364 (14/06/1945), et ‘Abd al-‘Azīz Āl Sa‘ūd, 29/12/1367 (2/11/1948), archives privées Bā Ḫašab.
179 J. Miran, 2012, p. 155-156.
180 Entretien avec ‘Abd Allāh ‘Abd al-Qādir Bā Šanfar, 13/11/2011, Djedda ; www.bunna.com/about-us.html [vérifié le 26/05/2015].
181 R. Serjeant, 1988, p. 152.
182 Ch. Lekon, 1997, p. 272-274.
183 O. Redkin, cité par U. Freitag, 1997, p. 319-323.
184 Cité dans U. Freitag, 1997, p. 321.
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