Chapitre III. Marchands de la mer Rouge à l’époque du canal de Suez
p. 125-194
Texte intégral
1En dépit de leurs biais et en particulier du fait qu’elles ne prennent que peu en compte les échanges au sein de la mer Rouge, entre les territoires ottomans et sur de petits navires à voile, les sources arabes, ottomanes et européennes indiquent que les rythmes locaux de l’économie suivirent d’assez près ceux de l’Empire ottoman en général. Il est possible de distinguer une période de croissance rapide à partir des années 1850, qui s’étendit jusqu’aux années 1870. Pendant cette période, les échanges entre les domaines du sultan et les pays d’Europe occidentale, qui sont les mieux enregistrés dans les sources, doublèrent en valeur. Cet essor ralentit à partir de la fin des années 1870. Les importations et exportations chutèrent jusqu’au début des années 1890, pour ne repartir réellement qu’à partir de 1896-1898. Jusqu’en 1914, les échanges augmentèrent à nouveau mais le déficit commercial se creusait : les exportations croissaient moins rapidement que les importations1.
2Cette périodisation brossée à grands traits correspond à celle de Djedda, dont l’appartenance et l’intégration au marché de l’Empire ottoman restent vraies jusqu’à la Première Guerre mondiale. L’essor commercial qui se poursuivit jusqu’aux années 1870 permit aux négociants de Djedda de constituer une notabilité ottomanisée dont le rôle était visible jusque dans la physionomie de la ville et du port. L’histoire de Djedda se rattache ici à l’histoire urbaine du reste de l’Empire. L’intégration du port au système économique mondial, que l’ouverture du canal de Suez ne fit qu’accélérer, entraîna l’évolution des échanges auxquels se livraient les marchands de Djedda. Au cours de la crise des années 1880-1890 toutefois, la valeur totale des exportations chuta et le port hedjazi perdit le rôle éminent qu’il jouait dans le système régional, au profit d’autres ports de la mer Rouge comme Aden et Hodeïda.
3Dans ce cadre général, les rythmes économiques de Djedda présentent tout de même quelques particularités. Elles tiennent à l’importance continue des échanges avec l’Asie en général, les Indes britanniques et néerlandaises en particulier, au poids du pèlerinage dans l’économie du Hedjaz ensuite, et à l’absence remarquable enfin de cette classe de marchands ottomans chrétiens et juifs que l’on voit remplacer les marchands étrangers dans les autres grandes villes de l’Empire au cours du xixe siècle2. Le rôle d’intermédiaires que pouvaient jouer les marchands ottomans non musulmans entre les systèmes économiques, que la mondialisation du second xixe siècle intégrait de plus en plus, était assumé à Djedda par les Indiens. Les collaborations des maisons marchandes hadramies avec les négociants indiens étaient régulières. Elles leur permettaient de jouer le rôle de connecteurs entre les réseaux de commerce de l’océan Indien, de la Méditerranée et de la mer Rouge. La plupart d’entre elles n’hésitaient cependant pas non plus à conclure leurs affaires avec les maisons européennes directement, et parfois avec les consuls eux-mêmes.
4Sans que cela soit une particularité de Djedda, les chiffres disponibles dans les sources pour mesurer le commerce du port sont ceux du commerce international, des échanges avec les principaux ports de la région, et des navires dont les manifestes et les déchargements ont pu être enregistrés par la douane de Djedda ou estimés par les consuls. Dans ce commerce de longue distance, la vapeur jouait un rôle croissant. Leur faible investissement dans ce mode de transport et leur maintien dans les échanges à voile – deux traits déjà remarqués au sujet des Hadramis d’Asie du Sud-Est3 – de la mer Rouge n’empêchèrent pas les négociants hadramis d’adopter rapidement la vapeur pour leurs échanges avec l’océan Indien.
5Il est plus difficile de se faire une idée précise du commerce de Djedda avec les ports de la mer Rouge plus petits que Suez, Aden et Hodeïda, et d’apprécier le commerce avec l’intérieur de la péninsule Arabique, pourtant signalé par la présence de familles de négociants caravaniers, comme les Bassām dont les activités s’étendaient jusqu’en Irak. Ces échanges régionaux représentaient pourtant une grande partie – sinon la plus grande – des affaires des marchands hadramis de Djedda. Parmi ces échanges, la traite des esclaves tenait une place particulière. Elle était attentivement surveillée par les consuls européens en poste dans la mer Rouge et fut souvent décrite comme une spécialité des marchands hadramis. Rien ne permet de confirmer cette dernière idée, mais la présence d’esclaves dans les marchandises qu’échangeaient ces marchands peut être considérée comme un bon indicateur de leur participation aux échanges régionaux très variés de la mer Rouge.
1. LE COMMERCE AVEC L’INDE
a. Un port de l’océan Indien
Rythmes du pèlerinage et du commerce dans les années 1860-1870
6Le 19 août 1864, le consul de France à Djedda adressa à son ministre de tutelle un premier rapport sur l’état du commerce de Djedda pour l’année hégirienne 1280/1863-18644. Le pèlerinage s’était achevé trois mois plus tôt. Les derniers navires des Indes venaient de repartir avec à leur bord du sel et des pèlerins qui étaient arrivés au Hedjaz depuis plus de six mois pour certains d’entre eux.
7La mousson continuait de régir le mouvement du pèlerinage et des marchandises indiennes vers Djedda. Les vents qui permettent de regagner l’Inde ou l’Indonésie soufflent jusqu’en septembre vers le sud-est, puis commencent à s’inverser pour souffler dans le sens contraire d’octobre à avril. Le mois de ḏū al-ḥijja coïncidait en 1864 avec le mois de mai, et les navires qui transportaient les pèlerins avaient donc commencé à arriver tôt à Djedda, dès janvier d’après le consul, pour profiter des vents favorables. 8 496 pèlerins embarqués à Bombay, Calcutta (avec escale en Malaisie), Chittagong et Singapour étaient arrivés pour accomplir les rites du ḥajj. Avec ces pèlerins, les navires avaient apporté pour un peu plus de 11 millions de francs de marchandises (du riz du Calcutta et des manufactures de coton de Bombay avant tout), soit la totalité du mouvement d’importation depuis les Indes vers Djedda comptabilisé par le consul de France, et 20 % des 79 000 tonneaux échangés au cours de l’année hégirienne 12805. Le rythme du pèlerinage restait celui des échanges avec l’Inde. Par ailleurs, sur les quarante-sept navires de la saison du pèlerinage recensés par le consul, trois seulement étaient des vapeurs qui représentaient près de 10 % du tonnage. Sur toute l’année, 38 entrées et sorties de vapeurs avaient été comptées contre 719 pour les navires à voile. Sur les 38 entrées et sorties de vapeurs, 32 étaient le fait de la compagnie égyptienne ‘Azīziyya ; six seulement étaient le fait de navires sous pavillon britannique, ceux qui participaient aux échanges avec les Indes. La voile continuait d’imposer son rythme aux échanges avec le principal port du Hedjaz.
8Dix ans plus tard, pendant l’année administrative ottomane 1873-1874, la distribution des échanges avait considérablement changé. Après une décennie d’essor et l’ouverture du canal de Suez, les entrées des vapeurs sous pavillon britannique (73) étaient devenues presque aussi nombreuses que celles de vapeurs égyptiens (75). Les vapeurs sous pavillon britannique étaient responsables de 28 % (60 000 tonneaux) du volume échangé à Djedda (213 000 tonneaux), plus que le volume transporté par les vapeurs sous pavillon ottoman. La première place prise par le pavillon britannique s’expliquait par le développement continu des échanges avec l’Inde et l’Europe, qui profitaient de capacités de transport plus rapides, plus volumineuses et plus sûres. Ce mouvement concernait aussi les 4 901 pèlerins indiens et les 6 033 pèlerins malais venus pour le ḥajj de l’année hégirienne 1290/1873-1874 : ils empruntaient désormais presque tous des navires à vapeur6. La vapeur avait dépassé la voile pour le volume et la valeur des marchandises échangées, et pour le nombre des pèlerins transportés par voie de mer vers Djedda. Les échanges de marchandises et la circulation des hommes entre le Hedjaz et l’océan Indien s’étendaient désormais tout au long de l’année. Les rythmes anciens du commerce n’étaient cependant pas oubliés, même s’ils n’apparaissaient plus aussi déterminants qu’avant – du moins dans les rapports et les statistiques consulaires. La mousson continuait de régler le mouvement de la navigation à voile, dont l’effondrement au cours des années 1870-1890 doit être relativisé. La voile et donc le régime des vents organisaient encore les échanges de certaines marchandises, certes moins chères et moins apparentes dans les statistiques, mais essentielles à la vie des habitants du Hedjaz et des pèlerins. En 1881, le vice-consul de France à Djedda remarquait encore que les navires à voile prenaient en charge l’essentiel des importations du riz indien à Djedda. Les sambouks transportaient toujours l’essentiel des productions de la mer Rouge, dont la valeur commerciale et symbolique ne diminuait pas : l’encens des cérémonies et de l’apparat domestique, le café, la nacre et les perles, les peaux et les cuirs7.
9Si les cadences et les volumes augmentaient, et si le coût du transport diminuait, la circulation des pèlerins ne connut pas de bouleversements aussi rapides. Même à l’âge de la vapeur, les trajets restaient pénibles et longs. La mise en place d’une surveillance sanitaire étroite et de quarantaines ralentissait les voyages. Le gros des pèlerins arrivait dans les semaines qui précédaient le ḥajj et repartait du Hedjaz dans les semaines qui suivaient, mais les rapports consulaires appuyés sur les statistiques des quarantaines décrivent encore dans les années 1870 des mouvements d’arrivée et de départ étalés sur plusieurs mois avant et après le mois de ḏū al-ḥijja8.
10Le poids croissant du pavillon britannique dans le commerce de Djedda, avant l’ouverture du canal de Suez qui favorisa les exportations européennes directes vers le Hedjaz, signale l’importance continue des liens du port hedjazi avec les ports indiens de Bombay, Calcutta et Singapour. Il doit être considéré dans le cadre d’une phase d’essor mondial des échanges, à laquelle Djedda participait avant même l’ouverture du canal de Suez. Dans cet essor général, l’évolution des échanges de marchandises (mesurés en valeur) diffère cependant légèrement de celle des effectifs des pèlerins débarqués à Djedda (annexes III. 1 et IV). La chute sévère des effectifs dans la première moitié des années 1880 fut rattrapée dès 1885, une reprise bien plus rapide que les échanges de marchandises. Les chiffres de pèlerinage se maintinrent au-dessus des 40 000 pèlerins débarqués à Djedda, avec des oscillations, jusqu’en 1897. Ils permettaient aux marchands de Djedda de maintenir un minimum d’activités en temps de crise, tandis qu’une nouvelle chute des effectifs en 1897 intervenait au moment de la reprise des échanges commerciaux. Si l’essor des échanges commerciaux et celui du pèlerinage étaient parallèles à l’échelle du siècle, des variations plus fines intervenaient et faisaient de l’époque du ḥajj une saison toujours cruciale pour les affaires des négociants au Hedjaz.
11La centralité des capitaux européens dans les échanges se traduisait en mer Rouge par le développement des lignes maritimes britanniques (Peninsular and Oriental, Holts, Persian Gulf) et austro-hongrois (Lloyd), et leur utilisation croissante par les pèlerins et les marchands de Djedda. L’organisation progressive des échanges autour des capitaux européens se traduisait à Djedda par l’afflux de marchandises et d’hommes de l’océan Indien. Les pèlerins venus des empires coloniaux de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas dans l’océan Indien représentaient entre un tiers et la moitié des pèlerins débarqués chaque année dans le port de Djedda, une proportion maintenue jusqu’au milieu du xxe siècle, à l’exception des années de guerre : 55 % en 1871, 36 % en 1873, 31 % en 1874, 35 % en 1875 et 46 % en 18769. Les monnaies qu’ils apportaient avec eux permettaient aux marchands de Djedda de régler le solde de leurs achats de marchandises importées d’Inde et d’Indonésie, elles-mêmes réexpédiées vers les ports de la mer Rouge et vers Suez. En 1890, le vice-consul de France à Djedda décrivait encore le pèlerinage et le transport des pèlerins comme le principal moteur de l’activité commerciale de Djedda, y compris pour les maisons européennes. Il relevait l’importance des rentrées du pèlerinage pour solder les échanges et en particulier les importations :
« Le trafic le plus important de Djeddah est celui des pèlerins. C’est sur lui que tout repose. Les comptes se règlent après le pèlerinage, comme en d’autre pays après la moisson. Les principales maisons de commerce ont, pour bases d’opérations, le transport des pèlerins et presque toutes ont commencé par obtenir l’agence d’une compagnie de navigation. Elles n’ont entrepris d’autres spéculations que lorsque l’occasion se présentait. C’est généralement après le pèlerinage que commence la campagne commerciale d’exportation10. »
12L’augmentation des activités du port de Djedda modifiait donc le rythme du commerce. Les vapeurs arrivaient plus souvent, et de façon plus continue, tout au long de l’année. Le développement des lignes maritimes égyptiennes, britanniques, austro-hongroises et néerlandaises facilitait et accélérait les échanges avec la Méditerranée et l’océan Indien. La place des vapeurs sous pavillons britannique et hollandais favorisait les échanges déjà anciens des négociants de Djedda avec les ports placés sous la tutelle des empires coloniaux britannique et néerlandais, et la venue des sujets musulmans. Dans le cadre de cette augmentation et cette densification des échanges tout au long de l’année, la saison du pèlerinage d’une part et celle de la mousson d’autre part restaient toutefois des périodes cruciales en raison de l’importance des achats faits par les pèlerins pour l’économie hedjazie et du poids maintenu de la navigation à voile.
Les marchands hadramis et les marchands indiens
13Le commerce de la région du Golfe et de la péninsule Arabique aux xviiie et xixe siècles, notamment dans ses échanges avec l’Inde, reste mal connu en comparaison des échanges avec l’Europe11. Il constituait cependant l’une des grandes affaires de l’océan Indien, et s’y intéresser permet aussi d’échapper à une perspective focalisée sur la transformation des marchands régionaux en intermédiaires dans un système marchand dominé par l’Europe et centré sur elle. Malgré le manque de sources, plusieurs épisodes attestent des liens d’affaires établis par les marchands hadramis avec les marchands indiens, indonésiens et malais qui s’étaient installés au Hedjaz ou qui en fréquentaient les ports tout au long de la seconde moitié du xixe siècle.
14Un document tiré des dafātir ‘ayniyyāt du Hedjaz, conservés dans les archives de la Sublime Porte, et dont l’historien Suhayl Ṣābbān a traduit et édité des extraits, évoque incidemment les affaires que les marchands hadramis de Djedda étaient habitués à faire avec l’Inde, tout particulièrement Sa‘īd Baġlaf dont avons vu les intérêts dans le transport maritime des pèlerins et le commerce avec l’Inde au chapitre précédent12. En février 1871, la Sublime Porte adresse au vali du Hedjaz une série d’instructions au sujet de Sa‘īd Baġlaf et de Ṣāliḥ Jawhar. Le courrier rappelle que, après leur exil en 1859, les deux marchands avaient été libérés et qu’ils avaient reçu un accueil triomphal à Djedda. Des plaintes envoyées à la Porte, attestées par les courriers consulaires, poussèrent les autorités ottomanes en 1866 à les placer en résidence forcée à La Mecque et à leur interdire l’accès à la ville de Djedda. Sa‘īd Baġlaf et Ṣāliḥ Jawhar adressèrent alors à la Porte une requête pour obtenir la permission de se rendre en Inde, afin d’y reprendre des activités commerciales. Ils expliquaient ne pas avoir d’autres sources de revenus au Hedjaz et s’engageaient à présenter un garant solide. La requête des deux marchands et l’autorisation qui leur fut accordée en 1871 indiquent l’importance maintenue des affaires avec l’Inde pour les marchands de Djedda. Cette requête recoupe un rapport envoyé en 1873 par le vice-consul de France à Djedda. Il mentionne l’un de ces marchands impliqués dans les émeutes de 1858, qui demandait à pouvoir débarquer dans le port pour y régler ses affaires commerciales. Si le vice-consul ne donne pas son nom, la description de ce marchand correspond à celle des instructions adressées par la Porte au vali du Hedjaz en 1871. Il avait été exilé à Smyrne avant d’être gracié, avec interdiction de rentrer à Djedda. Le vice-consul dit redouter le renouvellement des « saturnales » qui avaient marqué le retour des condamnés de 1858 graciés par le sultan13. Plus que la popularité de ces marchands dix ans après leur sévère condamnation, c’est le lieu d’où revint l’un d’eux en 1873 qui est ici intéressant. Le vice-consul indiquait en effet que l’ancien condamné habitait dans les « Indes anglaises », d’où il arrivait probablement au moment où il demanda la permission de débarquer à Djedda.
15L’activité du fils du négociant indien propriétaire de l’Irani, Ḥasan ibn Ibrāhīm Jawhar, est quant à elle attestée à Djedda jusqu’aux années 1880, bien que le siège de l’entreprise familiale restât à Calcutta. Comme Faraj Yusr, Ḥasan Jawhar établissait des partenariats avec les négociants hadramis dont le réseau en mer Rouge complétait utilement le sien dans l’océan Indien. Il officiait aussi régulièrement comme consul britannique intérimaire et drogman du consul britannique à Djedda14. En 1871, ‘Alī ibn ‘Abd Allāh Bā ‘Išin conclut avec Ḥasan Ibrāhīm Jawhar l’achat à parts égales d’un navire de 705 tonneaux anglais (environ 800 m3) d’une valeur de 33 000 thalers, pour servir aux échanges avec le port de Calcutta. D’après son fils, ‘Alī Bā ‘Išin acheta seul un navire entier peu de temps après15. Les échanges des grands marchands hadramis avec les Indes, déjà observés au milieu du xixe siècle, restaient donc dynamiques dans les années 1870 et permettaient à Djedda de demeurer une place active du commerce entre la mer Rouge et l’océan Indien. Ils faisaient des grands marchands hadramis des interlocuteurs naturels pour les marchands indiens établis au Hedjaz.
16‘Abd Allāh et son frère ‘Abd al-Raḥmān Bā Nāja furent ainsi nommés à plusieurs reprises par le gouverneur du Hedjaz dans des commissions chargées de fixer les indemnités à payer aux marchands indiens dont les marchandises avaient été volées. ‘Abd Allāh intervint en 1899 aux côtés du secrétaire du vali et de ‘Umar Naṣīf, l’agent du Grand Chérif, pour évaluer les plaintes des marchands indiens dont les marchandises avaient été volées pendant leur transport entre La Mecque et Médine de 1892 à 189816. La désignation de ‘Abd Allāh aux côtés de deux représentants des deux autorités hedjazies devait autant à la réputation de sa famille à La Mecque – où les Bā Nāja possédaient plusieurs propriétés – qu’à sa connaissance du groupe des négociants indiens. La même année, une émeute éclata près de la porte de La Mecque à Djedda contre un poste de quarantaine chargé d’empêcher l’extension d’une épidémie de peste, et les biens entreposés dans le poste furent pillés. ‘Abd al-Raḥmān fut à son tour désigné pour faire partie d’une commission chargée d’évaluer les pertes des marchands indiens dans l’incident. Avec deux autres marchands connus pour leurs affaires avec l’Inde, Zaynal ‘Alī Riḍā et Ḥasan Bā Hārūn, ‘Abd al-Raḥmān représentait les marchands ottomans capables d’estimer les marchandises et les cahiers de comptes des marchands indiens17.
17Pour solliciter l’intervention du consul britannique dans un litige avec l’autorité ottomane au Hedjaz, le frère aîné de ‘Abd Allāh et ‘Abd al-Raḥmān, Muḥammad Yūsuf, avait déjà pu mettre en avant ses nombreux liens avec les négociants indiens sous protection britannique établis à Djedda, et le fait que nombre d’entre eux avaient déposé chez lui d’importants lots de marchandises consignées. Ses transactions avec l’Inde sont attestées par la mention de son nom dans une liste de destinataires de marchandises importées de Bombay en 188418. Il y était le seul marchand non protégé britannique, et le deuxième plus important consignataire de la liste avec 1 003 colis à récupérer à la douane de Djedda. La présence des Bā Nāja dans les affaires impliquant les marchands indiens et indonésiens est attestée jusqu’en 1921, quand ‘Abd al-Raḥmān fut encore convoqué comme témoin dans un différend opposant un de ses partenaires malais (chapitre iv). Il est intéressant de remarquer que les liens de la famille Bā Nāja avec les marchands indiens à Djedda et La Mecque étaient redoublés par une seconde connexion à Zanzibar.
18Quant le sultanat omanais y déplaça sa capitale en 1840, plusieurs centaines de marchands indiens banians s’y trouvaient déjà. De nombreux autres déplacèrent alors leurs activités de Mascate vers l’île et les côtes africaines. Depuis le début du siècle, la moitié est de l’océan Indien, dominée par la navigation omanaise, était redevenue un pilier du commerce de Surat et Bombay. Elle avait offert de nouvelles opportunités aux négociants indiens, comme les Banians qui finançaient la culture des clous de girofle, pilier du commerce omanais19. Entre les années 1840 et les années 1890, ces commerçants, originaires le plus souvent du Gujarat et dont les sièges se trouvaient à Bombay, jouèrent un rôle prépondérant dans le commerce de la côte est-africaine20. Leur participation au commerce régional s’étendait à la traite des esclaves, ce qui suscitait de nombreuses tensions avec les administrateurs britanniques, qui avaient fait de l’abolition de la traite l’une des principales justifications de leur présence dans l’océan Indien, et dont les marchands indiens étaient les sujets. En 1879, Muḥammad ibn Yūsuf Bā Nāja, le frère aîné de ‘Abd Allāh et ‘Abd al-Raḥmān, put mettre en avant sa qualité d’« agent du sultan de Zanzibar » au Hedjaz pour demander l’aide du consul britannique à Djedda. Il ne s’agissait pas là d’une prétention mensongère, puisque le sultan adressa une lettre autographe recommandant « fortement » le marchand aux services du consul21. Ce lien avec l’empire omanais fut une constante familiale car le fils de Muḥammad Yūsuf Bā Nāja reçut en 1906 un passeport émis par le consul britannique à Zanzibar22. La connexion omanaise des Bā Nāja avec les réseaux marchands indiens est encore signalée par la déclaration que Muḥammad Yūsuf obtint à Mascate pour prouver la perte de son navire à l’administration ottomane, qui lui demandait des comptes. La signature de la déclaration par les « plus respectables marchands de Mascate » incluait tout un groupe de marchands indiens et gujaratis.
19L’exemple des liens des Bā Nāja avec les marchands indiens à Djedda et dans l’océan Indien révèle l’interpénétration des réseaux marchands. Ils montrent aussi l’étendue des activités marchandes et du réseau des maisons marchandes hadramis dans l’océan Indien, ce qui peut expliquer pourquoi des négociants hadramis comme les Bā Nāja étaient désignés pour régler des contentieux impliquant les marchands indiens à Djedda et à La Mecque. Les affaires des Bā Nāja et des Bā ‘Išin avec les négociants indiens mettent aussi en lumière un trait sur lequel nous reviendrons : la protection des sujets indiens du Raj et le rôle de négociants comme Faraj Yusr et Ḥasan Jawhar dans l’administration impériale permettaient aux marchands hadramis intégrés aux réseaux indiens de bénéficier de la puissance britannique.
20La forte présence des Hadramis dans le négoce de Djedda faisait d’eux les interlocuteurs et les intermédiaires commerciaux presque quotidiens des marchands indiens. L’historien hedjazi Muḥammad ‘Alī al-Maġribī, né en 1332/1913-1914 à Djedda, se souvenait que la plupart des employés responsables des entrepôts et stocks des négociants (maqādim, sing. muqdim) et la plupart des courtiers (dallālīn, sing. dallāl) étaient hadramis23. Le transport des marchandises entre Djedda et La Mecque, qui se faisait à dos de dromadaires, était lui aussi confié à une corporation (les muḫarrijūn) dont la direction était monopolisée par l’une des branches de la famille hadramie des Bā ‘Išin, cheikhs des muḫarrijūn de père en fils24. Le chef des muḫarrijūn ‘Alī Bā ‘Išin intervenait lorsque les marchands indiens se plaignaient de la perte de leurs marchandises envoyées à La Mecque.
21En 1905, le kaïmakam de Djedda exigea de lui qu’il règle le différend opposant un marchand indien à l’un des muḫarrijūn, pour trente sacs de riz expédiés qui n’étaient jamais arrivés à La Mecque25. Ces arbitrages, d’autant plus fréquents que les vols et les razzias étaient nombreux sur la route vers La Mecque, associaient ‘Alī Bā ‘Išin aux fonctionnaires ottomans qu’étaient le kaïmakam et le vali, devant lesquels il était responsable. Il agissait alors comme intermédiaire entre les marchands indiens et les marchands arabes, les travailleurs des marchés et du port, mais aussi les Bédouins qui fournissaient une grande partie des dromadaires utilisés pour le transport – et pouvaient occasionnellement organiser le pillage d’une des caravanes.
La question du commerce des esclaves
22Les trente sacs de riz perdus en 1905 sur la route de La Mecque correspondaient à la composition générale des échanges entre Djedda et l’Inde, dont les marchands hadramis assuraient la redistribution à leurs correspondants et clients en mer Rouge et dans le Hedjaz. Le riz expédié de Calcutta, les manufactures de Bombay, le bois, mais aussi le thé et les épices constituaient l’essentiel des importations indiennes à Djedda. Le commerce en mer Rouge reposait sur ces marchandises mais il drainait aussi des produits plus régionaux comme la gomme arabique, les peaux, les produits de la pêche perlière, le blé et le café. Ce n’est pourtant plus à ces marchandises que les sources consulaires prêtent attention à partir des années 1860, mais à la traite des esclaves dont l’éradication était l’une des justifications de l’intervention britannique en mer Rouge et dans le golfe d’Aden. Djedda en était une plaque tournante en mer Rouge qui alimentait notamment le marché mecquois et l’Égypte avec les hommes qu’elle recevait des côtes africaines26. La poursuite de ce commerce au Hedjaz et la visibilité des esclaves frappaient les esprits européens. En 1888, le vice-consul de France à Djedda écrivit même que les esclaves constituaient près du cinquième de la population de la ville, estimée à 20 000 âmes27.
23En essayant de comprendre la participation des marchands hadramis à ce commerce, il est possible de voir la densité des réseaux négociants auxquels ils étaient intégrés et l’articulation de ces réseaux à ceux de l’Égypte et de l’océan Indien. La participation, au moins indirecte, des marchands indiens à la traite rattachait aussi le commerce des esclaves aux échanges plus généraux entre l’Inde, l’Afrique de l’Est et la péninsule Arabique. Ce commerce faisait partie d’un système de traite plus large, reliant notamment la vallée du Nil aux ports de la mer Rouge, mais aussi le Gujarat et l’Inde au Hedjaz, par l’intermédiaire des négociants établis ou représentés à Zanzibar28.
24Au sein de la mer Rouge, la traite des esclaves africains se greffait sur les échanges commerciaux généralistes de Djedda avec les ports de Souakin, de Massaoua et surtout du golfe d’Aden (Tadjoura, Zayla et Berbera). À partir des années 1860-1870, le système de traite de la vallée du Nil se dédoubla : l’importation d’esclaves en Égypte passa sous le contrôle de grands marchands qui utilisaient leurs relations avec les autorités égyptiennes ; le commerce de la mer Rouge resta plus propice aux transactions moins spécialisées et utilisant de moindres capitaux. Un petit nombre d’esclaves soudanais pouvaient ainsi être échangés par les agents africains des marchands de Djedda contre des textiles indiens ou anglais et diversifiaient les cargaisons transportées par les navires marchands. C’est dans ce cadre que ‘Alī Bā Junayd avait expédié en 1858 trois esclaves éthiopiens avec d’autres marchandises à Djedda sur un sambouk du négociant indien Faraj Yusr (chapitre i).
25Ces petits nombres d’esclaves au sein de cargaisons diversifiées caractérisaient une grande partie des échanges décrits par les consuls, notamment à l’occasion de l’arrestation de sambouks suspects dont la composition de la cargaison est rapportée. D’autres transports relevaient cependant plus spécifiquement du commerce des esclaves. C’était en particulier le cas lorsque les esclaves étaient regroupés par des marchands spécialisés dans les ports yéménites, comme Midi, avant d’être envoyés vers les marchés du Hedjaz. La situation de ces ports, loin du contrôle du pouvoir ottoman et hors d’atteinte des consuls européens en poste à Hodeïda et Aden, leur permit d’accueillir jusqu’aux années 1920 les activités de contrebande de marchandises variées, dont les esclaves mais aussi les armes faisaient partie29. Ralph Austen évalua à 492 000 le nombre d’esclaves exportés au xixe siècle par la mer Rouge et le golfe d’Aden, tandis que les rapports consulaires britanniques estimaient jusqu’aux années 1870 que 3 000 à 5 000 esclaves étaient importés chaque année au Hedjaz pour être vendus aux habitants locaux, ou réexpédiés vers l’Égypte, les autres provinces de l’Empire ottoman et l’océan Indien30.
26L’intégration de la traite aux circuits commerciaux généraux qui touchaient Djedda est aussi indiquée par le fait qu’elle suivait les rythmes annuels et les évolutions longues du commerce du port. Le Hedjaz bénéficiait depuis la révolte de 1855 d’un régime spécial qui exemptait la province de l’interdiction du commerce des esclaves africains décrétée par le sultan en 1857. La traite suivit dans ce cadre une évolution parallèle à l’activité commerciale du port de Djedda et de la mer Rouge. La traite d’esclaves africains connut un essor dans les années 1860 jusqu’au début des années 1870, qui profita aux marchés d’esclaves de Djedda, de La Mecque et à d’autres grands marchés de la mer Rouge comme Hodeïda et Zanzibar. Cette « ultime croissance » des traites africaines dans la seconde moitié du xixe siècle était une conséquence des constructions étatiques africaines, de l’avancée égyptienne au Soudan et de l’expansion omanaise sur les côtes orientales de l’Afrique31. La traite commença à décliner après la convention anglo-égyptienne de 1877 et la convention anglo-ottomane de 188032. Dès 1879, la Sublime Porte, sous la pression britannique pour mettre fin à la vente d’esclaves à Djedda, prit des mesures qui suscitèrent la colère de la population et des marchands concernés. Le marché aux esclaves de La Mecque, auquel les consuls européens n’avaient pas accès et sur lequel ils n’avaient aucune prise, resta toutefois actif plus longtemps. En 1889, le gouverneur ottoman du Hedjaz dut encore renoncer sous la pression des habitants et des notables à le fermer33. Une traite réduite se maintint en mer Rouge jusqu’au xxe siècle. Les rapports consulaires britanniques et français mentionnent toujours régulièrement dans les années 1880 le débarquement clandestin d’esclaves à distance de Djedda.
27Dans cette longue évolution, le pèlerinage constituait le temps fort annuel du marché de Djedda et de celui de La Mecque qui lui était lié pour les esclaves comme pour les marchandises. Aux esclaves spécialement convoyés par les marchands s’ajoutaient les esclaves qu’avaient amenés des pèlerins dans le but de les vendre sur place pour payer leur séjour dans les Lieux saints ou le trajet du retour. D’autres, y compris des pèlerins persans et indiens, achetaient sur place des esclaves qu’ils ramenaient chez eux après le pèlerinage, au grand dam des consuls34.
28Les marchands hadramis sont souvent présentés dans les travaux sur la traite en mer Rouge comme les principaux acteurs du transport et du commerce des esclaves. William G. Clarence-Smith et Janet Ewald qualifient leur implication dans ces activités de « considérable », mais les éléments qu’ils avancent fondent difficilement cette qualification : la révolte de 1855 portait sur des motifs bien plus larges que le commerce des esclaves, et les Hadramis ne furent pas les seuls marchands mobilisés ; le boycott des « maisons britanniques » en 1857 concernait surtout la maison de Sava Moscoudi, et n’était pas lié à la question de la traite ; quant au « sayyid ‘Alī b. Hārūn » qui dominait le commerce des esclaves à Hodeïda en 1880 selon Ehud Toledano, William G. Clarence-Smith orthographie son nom en « ‘Alī Bā Hārūn » sans avancer de preuves pour rendre cette identification hadramie plus que possible35. Il reste le cas de l’envoi par ‘Alī Bā Junayd de trois esclaves à Djedda en 1858, qui indique bien l’intégration de l’économie de la traite dans les échanges généralistes de la région. L’impression de marchands hadramis largement impliqués dans la traite en mer Rouge s’appuie en réalité surtout sur les rapports consulaires du milieu du xixe siècle, et en particulier ceux du consul britannique dans le contexte des tensions avec l’élite négociante hadramie des années 1850. Les marchands hadramis constituent selon lui la « majorité » des marchands d’esclaves et sont « tous plus ou moins impliqués dans le commerce des esclaves36 ». L’affirmation fut reprise cinq mois plus tard par son homologue français qui évoque l’hostilité des Hadramis envers le consul britannique :
« Si c’est particulièrement à La Mecque où il y a le plus d’hostilité contre nous, en revanche c’est bien à Djeddah ou elle est le plus prononcée contre les Anglais au moins de la part des Hadramoutes qui se trouvent ici en assez grand nombre et dont quelques-uns sont même de riches négocians [sic]. Les Hadramoutes de l’Arabie méridionale se sont livrés de tout tems [sic] à un commerce actif d’esclaves, et ils ne peuvent pardonner à nos braves alliés les entraves que leurs bâtiments apportent à cet ignoble trafic de chair humaine. Les Hadramoutes sont assurément la caste la plus remuante et le plus fanatique de la Péninsule37. »
29Les rapports consulaires des années suivantes pointent cependant beaucoup moins spécifiquement le groupe des marchands hadramis, même si le Yémen en général reste désigné comme l’une des plaques tournantes de la traite en mer Rouge. La présence d’esclaves dans les grandes maisonnées et les foyers plus humbles des marchands hadramis est bien attestée, à Djedda et à Massaoua comme au Caire, mais elle correspondait à la composition des maisonnées de marchands en général, dont Philippe Fargues a montré pour Le Caire qu’elles employaient plus d’esclaves que les autres professions38. Dans la capitale égyptienne, les recensements de 1846-1848 et 1868 décrivent de nombreuses unités d’habitation rassemblant un marchand, sa famille et un ou plusieurs esclaves. En 1848, le négociant hadrami ‘Abd Allāh Sālim, âgé de 25 ans, vivait dans le caravansérail de Zayn al-Ġaffār Katḥudā dans le quartier de Bāb al-Naṣr avec un jeune esclave abyssinien de 15 ans et une concubine. Son voisin hadrami dans le même caravansérail, du même âge qui lui, vivait avec quatre esclaves abyssiniens : deux jeunes hommes de 15 et 12 ans, et deux femmes. En 1868, le chef des marchands hadramis du Caire Ṣāliḥ Muḥammad Bā ‘Isā, vivait à 45 ans dans sa maison personnelle de la Gamaliyyeh avec un autre jeune Hadrami de 18 ans, vraisemblablement apprenti, et six esclaves : un jeune homme de 20 ans, désigné avec l’étonnante double nisba al-ḥabašī al-sudānī, deux garçons du Soudan de 10 et 12 ans, deux femmes abyssiniennes et deux Soudanaises39. À Djedda, le futur négociant Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin allait à l’école accompagné par un ou plusieurs esclaves qui portaient son cartable et veillaient sur lui. Son père, ‘Alī, affranchit dix esclaves en 1879. Comme les Bā Junayd à Massaoua et comme les autres maisons marchandes, les maisons des Bā ‘Išin et des Bā Nāja à Djedda regroupaient donc aussi des esclaves dont le nombre dépendait du statut familial. On les retrouvait parmi les hommes du port mobilisés par les grands marchands hadramis de Djedda, employés comme marins sur les sambouks, plongeurs pour la pêche perlière, ou porteurs. Certains étaient intégrés plus intimement à la vie familiale : les concubines qui donnaient des enfants à leur maître, les employés de confiance affranchis et placés à des postes stratégiques dans la maison marchande (chapitre v).
30Au milieu du xixe siècle, la visibilité, aux yeux des diplomates européens, des marchands hadramis dans le commerce des esclaves peut donc d’abord être la conséquence de leur place dominante dans le transport au sein de la mer Rouge et du contrôle d’une population de marins et plongeurs noirs facilement mobilisée contre les concurrents sous protection britannique ou française. Dans les années 1850, la question de l’esclavage cristallisait les tensions entre l’élite hedjazie et les pouvoirs impériaux. La participation active des marchands hadramis à la traite découlait de leur implication dans tous les échanges commerciaux régionaux, où les esclaves entraient régulièrement dans la composition des cargaisons importées de la côte africaine et des ports yéménites. Très peu d’éléments viennent en revanche appuyer la thèse de marchands hadramis particulièrement engagés, c’est-à-dire spécialisés, dans la traite. C’est peut-être dans ce sens qu’il faut comprendre la modalisation employée par le consul britannique en 1855 pour désigner les marchands hadramis comme tous « plus ou moins » impliqués dans le commerce des esclaves.
31Deux cas documentés mais plus tardifs illustrent la difficulté que les consuls pouvaient avoir à identifier les individus impliqués dans des échanges qui étaient largement clandestins, mais toujours mêlés et intégrés aux transactions commerciales générales de la région. C’était dans le cadre de ces réseaux négociants, dont la participation à la traite et au commerce de contrebande n’était qu’une partie des activités, que l’on trouvait les grands marchands hadramis.
32Le consul britannique à Djedda fit en 1890 un rapport sur le marchand Surūr « Jerboa », actif à Souakin et sur la côte soudanaise40. Trois ans auparavant, Surūr était encore le capitaine d’un navire (sā’i‘) qui appartenait à un marchand de Souakin et transportait des esclaves et aussi des armes pour le compte d’un grand marchand de Djedda, Aḥmad Bunduqjī. Depuis, il s’était installé à son compte et retiré du commerce des esclaves. Il était en 1890 l’agent à Souakin de plusieurs importants négociants de Djedda, comme Aḥmad Bunduqjī, ‘Abd al-Qādir al-Tilmisānī, sujet français et important propriétaire immobilier de la ville, et un « Ahmad Ba Djebur », qui était peut-être membre de la maison marchande Bā Jubayr. La maison avait son siège à Djedda avec des branches familiales dans les ports d’al-Qunfuḏa et de Midi, et était représentée par des agents à Aden et Jizan. Surūr vendait pour le compte de ces marchands les marchandises (céréales, dattes, textiles et autres) qu’ils lui envoyaient et qu’ils destinaient aux marchés soudanais par son intermédiaire.
33En 1923, l’agent consulaire britannique à Djedda signa le passeport hachémite d’un jeune garçon de 12 ans qui devait se rendre sur la côte érythréenne en passant par Aden, Ṣāliḥ ibn Ibrāhīm al-Ḥabašī. La nisba indiquant une origine en Abyssinie relevait d’une fausse identité. Ṣāliḥ ibn Ibrāhīm Turāb, son vrai nom selon l’agent britannique, était le fils d’un marchand d’esclaves de Tadjoura – donc sujet français à l’époque – impliqué dans le commerce des esclaves41. Le père et le fils venaient de vendre à Djedda les hommes et femmes d’un dernier acheminement de 130 esclaves (70 hommes et 60 femmes) embarqués de Tadjoura, pour 40 à 70 livres sterling or chacun. L’agent britannique soupçonnait Ṣāliḥ d’emporter à Aden le produit de la vente converti en roupies indiennes et en livres égyptiennes, sous le couvert d’une caisse présentée comme une marchandise destinée à l’agent de son père à Aden, un marchand hadrami de la famille Bā Zar‘a. Le transport des esclaves vers Djedda avait été fait sur le boutre d’un marchand du port yéménite d’al-Ḫūḫa. Les Turāb n’avaient pas réglé la totalité du prix fixé pour le fret, et le capitaine du sambouk, un Érythréen, avait fini par se plaindre au consul italien à Djedda, dont il était le sujet. La transaction faisait ici intervenir plus de cinq personnes : le père et le fils Turāb, de Tadjoura ; le capitaine érythréen du sambouk responsable du transport et du règlement du fret, le propriétaire yéménite du navire, et le négociant hadrami de la famille Bā Zar‘a ; les probables courtiers des marchés de Djedda et les marins du sambouk utilisé. La traite finançait les activités de ces personnes, et la conversion du produit de la vente en numéraires indien et égyptien indiquait qu’il serait utilisé dans les échanges commerciaux traditionnels avec l’Égypte et l’océan Indien. Le rôle des Bā Zar‘a n’apparaît qu’en second plan, comme celui d’une maison marchande à qui l’on pouvait adresser d’importantes sommes et commander ainsi les marchandises indiennes et égyptiennes irriguant le commerce régional.
34L’époque de ce dernier cas est celle d’une recrudescence de la traite par le Hedjaz remarquée par les représentants des empires coloniaux européens. Les consuls signalèrent même l’arrivée à La Mecque de jeunes enfants d’« Extrême-Orient » et en particulier de filles employées « comme esclaves42 ». Cette qualification floue renvoie à la grande diversité des origines, des usages et du statut réel des dépendants au Hedjaz. À côté de ces provenances orientales, la plupart des esclaves restaient originaires du continent africain : Soudanais pris au point de départ du système de traite de la vallée du Nil décrit par Janet Ewald, Abyssiniens (Ḥabašiyyūn) pris parmi les populations chrétiennes et animistes. Les esclaves les plus recherchés restaient les femmes jeunes destinées aux tâches domestiques ou futures concubines et parfois épouses affranchies après leur maternité : les Éthiopiennes, et surtout les femmes à peau blanche, généralement désignées dans les sources comme « circassiennes » ou « géorgiennes ». La seule épouse du négociant ‘Abd Allāh Bā Nāja, Miṣbāḥ bint ‘Abd Allāh al-jarkassiya fut l’une de ces femmes de haute valeur. Cela n’empêchait pas certains esclaves affranchis noirs d’atteindre un statut élevé au sein de l’élite hedjazie, comme Sufyān Bā Nāja al-ḥabašī (chapitre v). La présence des esclaves à Djedda et au Hedjaz était assez massive pour frapper les Européens de plus en plus sensibles aux arguments antiesclavagistes – souvent articulés aux stratégies impériales dans les eaux de la mer Rouge, du golfe d’Aden et du golfe Persique. Entre le plongeur d’un sambouk appartenant à un négociant de Djedda et l’épouse circassienne d’un grand marchand, les esclaves avaient une grande variété de fonctions et de conditions.
35Des soupçons similaires de participation à la traite d’être humains se portèrent dans les années 1920 sur d’autres grandes maisons marchandes spécialisées dans les échanges entre les Indes et le Hedjaz. La maison hadramie des Saqqāf, établie à Singapour et à Djedda et dont les vapeurs transportaient les pèlerins indonésiens et malais au Hedjaz, et la famille d’origine persane des ‘Alī Riḍā, qui était l’agent de compagnies maritimes, furent elles aussi soupçonnées de participer directement au commerce d’esclaves entre l’océan Indien et la péninsule Arabique43. La participation des négociants hadramis et d’autres négociants arabes et indiens à ce commerce rattachait le port de Djedda à de denses réseaux d’échanges avec l’Inde, l’Indonésie et l’Afrique de l’Est, dans lesquels les esclaves étaient encore considérés comme des « marchandises » parmi d’autres. C’est l’intégration des négociants de Djedda à ces réseaux qui leur permit de profiter pleinement de l’essor et de l’accélération des échanges dans les années 1850-1870.
b. L’essor des années 1850-1870
36Au cours des années 1850, le commerce du port de Djedda entama une phase de croissance poursuivie jusqu’à la fin des années 1870. Cet essor visible dans la croissance en valeur et en volume des importations et des exportations profita à tous les négociants hedjazis (annexe III. 1). La structure des échanges et le poids des importations favorisaient les négociants intégrés aux réseaux étendus entre l’océan Indien et l’Égypte. La puissance du groupe des négociants hadramis que décrivit von Maltzan en 1873 était le produit de cet essor. En 1881, au début d’un rude déclin des échanges, le kaïmakam de Djedda ‘Uṯmān Nūrī Pacha décrivait encore le groupe des négociants hadramis comme le gros de l’élite marchande (ahl al-ġinā wa-l-ṯarwa) de Djedda et La Mecque44.
37La croissance de l’activité était contemporaine de celle des autres ports de la mer Rouge, en particulier de Suez, et de l’océan Indien45. L’ouverture du canal, en 1869, joua dans cette croissance un rôle incontestable en encourageant les échanges plus massifs et plus rapides pris en charge par les vapeurs. À Djedda toutefois, il amplifia le mouvement plus qu’il ne le détermina. L’essor des échanges en valeur était mesurable dès les années 1850, et les premières compagnies maritimes de vapeurs n’attendirent pas l’inauguration du canal pour ouvrir des lignes liant le nord au sud de la mer Rouge, sur leurs trajets entre Singapour ou Hong Kong et Suez. L’arrêt à Djedda permettait aux vapeurs de se ravitailler en charbon, jusqu’à ce que les progrès techniques permettent de relier directement Aden à Suez.
38La lecture de la statistique de la navigation à vapeur du port de Djedda (annexe V) montre que ce développement était avant tout porté par les pavillons britannique et ottoman (surtout égyptien). En volume (tonneaux), la navigation sous pavillon ottoman décrocha à partir de 1895, tandis que le pavillon britannique continua de se développer. À la fin des années 1870, près de 45 % du volume des importations étaient transportés par des navires britanniques46. La progression du pavillon britannique dans les échanges de Djedda n’était pas la seule conséquence de l’efficacité des compagnies anglaises et indiennes éprouvée par les marchands de Djedda. Elle indiquait aussi le développement continu des échanges avec l’Inde et l’Angleterre. Une partie des marchandises importées de Bombay et Calcutta n’étaient en fait constituées que de réexpéditions vers la mer Rouge de produits anglais. Les textiles restaient l’une des principales marchandises achetées en grosses quantités par les maisons indiennes aux usines anglaises puis réexpédiées avec une marge confortable sur les prix47. Les manufactures indiennes continuaient quant à elles de perdre des parts de marché à cause de la concurrence des textiles tissés en Angleterre, moins chers et plus appréciés en Inde. Ces derniers étaient réexpédiés depuis les ports indiens. Néanmoins, l’essor des importations et des exportations indiennes fut dynamisé par la construction des premières lignes de chemin de fer du sous-continent et la réduction du coût des transports. La demande en coton indien, soutenue par la guerre de Crimée puis par la guerre civile aux États-Unis, qui interrompaient les livraisons américaines aux usines anglaises, dopa l’activité de Bombay48.
39En affranchissant progressivement le négoce des contraintes de la mousson et du régime particulier des vents autour de Djedda, en accélérant le transport et en diminuant son coût, la navigation à vapeur favorisa l’intégration de la région de la mer Rouge au marché mondial. Un espace socio-économique de plus en plus unifié encourageait de nouvelles migrations vers les ports en croissance, comme Djedda et Aden49. Les Hadramis participèrent à ces mouvements de denrées et d’hommes dès le début du siècle. Ils investirent en revanche très peu dans les navires à vapeur, à l’exception – notable – de la famille du marchand et sayyid hadrami ‘Umar al-Saqqāf. Ce faible investissement soulève la question de l’importance et de l’utilisation des capitaux des maisons marchandes hadramies en comparaison des grandes compagnies à capitaux européens et indiens. Il soulève aussi la question du réseau des négociants hadramis, de son intégration dans les grands courants d’échange de l’époque et de son recoupement avec les grandes lignes de communication maritime desservies par les compagnies de vapeurs.
40C’est donc une conjoncture particulièrement favorable de l’ensemble des sphères économiques auxquelles participaient le port de Djedda et ses marchands qui explique l’essor presque continu de ces trois décennies.
Les marchands hadramis de Djedda et la vapeur
41Dans l’océan Indien, et par conséquent dans la mer Rouge, les années 1860 sont celles d’un développement rapide des lignes de transport sur les navires à vapeur. Leur portée inférieure à 2 000 kilomètres jusqu’aux années 1860 rendait nécessaire le ravitaillement régulier en charbon dans les ports du golfe d’Aden et de la mer Rouge : Djedda, comme Aden, en est l’un des principaux points jusqu’à la fin des années 187050. Un premier navire de la Peninsular and Oriental (P & O) passa en mer Rouge en 1837, et une première ligne égyptienne de la compagnie ‘Azīziyya ouvrit en 1858. Vingt ans plus tard, la plupart des grandes compagnies de transport entre l’océan Indien et la mer Méditerranée faisaient escale à Djedda après ou avant le passage du canal de Suez, bien qu’irrégulièrement selon les besoins de leurs clients : les compagnies britanniques P & O, Holt et la plus modeste Persian Gulf Company ; l’Égyptienne Compagnie de paquebots – Porte Khédiviale ; le Lloyd austro-hongrois (Österreichisch-Ungarischer Lloyd ou Lloyd Austro-Ungarico) qui prit la succession du Lloyd Austrico en 1872 ; la Néerlandaise Nederland Line (Stoomvaart Maatschappij Nederland) ; l’Italienne (Génoise) Rubbatino ; la Française Compagnie des Messageries maritimes51. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié des années 1870 que Djedda perdit pied face au port d’Aden, plus fréquenté par les vapeurs dont la portée avait atteint puis dépassé 2 000 kilomètres.
42Le développement des lignes maritimes participait à l’essor commercial généralisé en mer Rouge, qui se traduisit par le développement urbanistique des ports de Djedda, Massaoua, Hodeïda, Aden et Suez. Les lignes reliaient le port du Hedjaz aux grandes capitales portuaires indiennes (Bombay, Calcutta, Singapour), ottomanes (Istanbul, Beyrouth), européennes (Gênes, Marseille, Londres) et africaines (Le Caire, Alger). Dans les années 1880, la compagnie Holt, qui reliait l’Angleterre à la Chine via Alger, passait par exemple tous les huit jours en mer Rouge et s’arrêtait régulièrement à Djedda. La Persian Gulf Steamship Company reliait le golfe Persique (Basra) à Cardiff, et faisait escale à Djedda tous les deux mois. Le Lloyd austro-hongrois touchait aussi le port de Djedda au moins une fois par mois52. Pendant la période du pèlerinage, les services réguliers étaient augmentés par des affrètements spéciaux destinés au transport des pèlerins et supervisés par les administrations coloniales. Au moment fort du pèlerinage, la rade de Djedda accueillait une vingtaine de vapeurs qui mouillaient en même temps : vingt-quatre en août 1888 à l’occasion du ḥajj. Les flottes britannique et néerlandaise contrôlaient l’essentiel du trafic des pèlerins dans l’océan Indien. Couplées aux mesures sanitaires mises en place en mer Rouge à partir de 1865, elles permettaient aux puissances coloniales de développer leur emprise sur le pèlerinage53. Une grande partie de ces mesures étaient confiées à l’administration sanitaire, dont le siège en mer Rouge était à Djedda et qui produisit une grande partie des sources sur le mouvement du port des années 1870 aux années 1890.
43Les escales régulières de compagnies permettaient aussi aux négociants de Djedda d’utiliser des vapeurs pour leurs échanges avec les ports plus proches de la côte africaine de la mer Rouge et de la Péninsule, Basra et Aden plus spécialement. Vers ces ports, les trajets à voile restaient comparativement longs ; entre la mer Rouge et l’océan Indien, ils ne pouvaient être du reste que saisonniers. Même de Suez à Djedda, ces trajets restaient dangereux en raison des vents difficiles qui incitaient les navires à longer la côte, au risque de heurter les récifs coralliens ou d’être attaqués depuis le littoral. Le voyage durait entre douze et vingt jours. Le retour était plus rapide grâce à l’orientation permanente des vents dans la partie septentrionale de la mer Rouge : deux à huit jours. À la sécurité des vapeurs s’ajoutait donc un gain de temps considérable. En 1867, les vapeurs des lignes Suez-Bombay ou Suez-Hong Kong opérées par la P & O traversaient avec des moteurs de 200 chevaux la mer Rouge en sept jours, avec un bref arrêt à Djedda54.
44La navigation à voile restait pourtant dynamique, bien qu’elle n’apparaisse que rarement dans les sources consulaires et qu’elle enregistre un net déclin au cours de ces années. Djedda connut même un déclin plus prononcé que les autres ports ottomans de la mer Rouge : entre mars 1873 et février 1884, le tonnage transporté par les voiliers chuta de 49 % pour ces ports, et de 54 % pour Djedda d’après les statistiques de l’administration ottomane. Sur cette même période, le déclin concernait avant tout les voiliers sous pavillon britannique : le tonnage qu’ils transportaient annuellement avait chuté de 87 % et leur part dans le volume annuel transporté par les voiliers à Djedda était passée de 20 à 5 %. Ce reliquat concernait notamment les navires apportant chaque année du riz indien. Quant aux voiliers ottomans, la chute avait été nettement inférieure (40 %) sur la même période, et leur part dans le tonnage total des voiliers à Djedda était passée de 77 à 93 %. Le transport à voile était de plus en plus le domaine réservé des marchands ottomans de Djedda.
45Les sources sont cependant pauvres au sujet de ces propriétaires et des navires qu’ils possédaient. L’annuaire ottoman de la province du Hedjaz indique que les habitants de Djedda possédaient encore en 1891-1892 dix grands navires à voile de 600 à 1 000 tonneaux et près de deux cents sambouks dont le volume allait jusqu’à 80 tonneaux55. Les marchands hadramis se cantonnaient à la propriété de ces navires à voile, mais les termes employés permettent rarement d’en définir le type précis. Sālim al-Kindī rapporte que les navires à voile (sā‘iyya) des Bā Junayd de Djedda reliaient encore en 1883 les ports hadramis de Mukallā et de Šiḥr à Djedda. L’inventaire réalisé en 1898 par les associés et héritiers du négociant hadrami Yūsuf Bā Nāja (m. 1864-1865) mentionne aussi des sufun sans plus de précisions56. Aucune source ne mentionne clairement l’investissement de l’un d’entre eux dans un navire à vapeur, à l’exception de la maison marchande de ‘Umar al-Saqqāf dont le siège était à Singapour. En revanche, plusieurs de ces marchands possédaient des voiliers de gros volume, semblables à ceux que décrit l’annuaire ottoman en 1891-1892 et à celui qu’acheta ‘Alī Bā ‘Išin avec Ḥasan Ibrāhīm Jawhar en 1871.
46En 1870, l’Augusta, un navire du négociant Muḥammad Yūsuf Bā Nāja, coula au large de Mascate. Le tonnage du navire n’est pas connu, mais il revenait alors de Basra avec à son bord un « gros chargement » de céréales transportées pour le compte du négociant et pour celui des magasins ottomans du Hedjaz. Le trajet du navire, le montant des pertes déclarées par le négociant (11 000 thalers) et le nom du navire qui rend probable une fabrication en Inde comme cela se faisait souvent pour les grands voiliers indiquent qu’il s’agissait d’un voilier de grand volume57. La maison Bā Nāja utilisait régulièrement ces grands voiliers pour le transport de ses marchandises dans l’océan Indien. En 1876, le consul d’Angleterre et négociant George Beyts faisait pression sur le gouverneur du Hedjaz pour obtenir le règlement d’un litige l’opposant à Muḥammad Bā Nāja. Le chef de la maison marchande Bā Nāja avait acheté à Londres un « navire » par l’intermédiaire de la firme britannique Wylde, Beyts and Co. dont l’agent à Djedda avait obtenu le poste de consul d’Angleterre (chapitre ii). Si le vocabulaire employé ne permet pas de préciser la nature précise du navire, la transaction, qui était passée par la firme britannique, et la pression exercée par le consul britannique, qui avait demandé la visite d’un navire de guerre britannique et refusé de soumettre son différend au tribunal commercial de la ville, laissent cependant peu de doutes sur le fait qu’il s’agissait d’un navire de gros gabarit : il s’agissait au moins d’un de ces voiliers de plusieurs centaines de tonneaux qui fréquentaient encore le port de Djedda sous pavillon britannique ou ottoman58.
47L’essentiel des flottes possédées par les négociants de Djedda restaient composées de sambouks et de petits navires à voile employés au transport des marchandises sur la mer Rouge, ainsi qu’à la pêche perlière et au corail. De telles activités, qui employaient un grand nombre de marins et plongeurs, expliquent le poids des patrons négociants propriétaires de navires dans la société djeddawie. Elles sont attestées à l’occasion d’un litige qui opposa de 1878 à 1880 la firme Wylde, Beyts and Co. aux négociants propriétaires de sambouks Sulaymān Zakāriyā, ‘Abd Allāh Bā ‘Irāqī et Muḥammad Bā Nāja59. La firme britannique, qui était à cette époque l’agent à Djedda de la compagnie Lloyd et dont les membres avaient été consul et vice-consul britanniques réclamait aux marchands une cargaison de barres de fer perdue par l’un des navires de la compagnie à l’occasion de son transbordement au large du port. Les barres avaient été repêchées et débarquées au port par les marins et plongeurs des navires des négociants : des Bédouins employés notamment à la pêche au corail et accusés par la firme britannique d’avoir volé le métal. Un conseil local avait été réuni et avait confirmé que le métal avait été repêché du fond de la mer, ce qui donnait aux marins et plongeurs le droit au tiers de la valeur du fer repêché. Sulaymān Zakāriyā, ‘Abd Allāh Bā ‘Irāqī et Muḥammad Bā Nāja avaient dû payer à leurs hommes cette somme avec les avances traditionnelles faites sur les bénéfices réalisés par les navires ; ils en réclamaient la contrepartie à la firme britannique.
48L’affaire souligne la forte présence des négociants hadramis dans les activités prises en charge par les sambouks en mer Rouge, qu’il s’agisse du transbordement des marchandises apportées par les vapeurs sur les sambouks pour être débarquées, ou de la pêche au corail et à la perle, deux marchandises expédiées vers les Indes, l’Égypte et l’Europe. Elle montre de façon anecdotique les rivalités et les liens qui existaient entre les navires et entre les activités des différentes maisons marchandes de Djedda. Les soupçons et l’animosité manifestés par la firme Wylde, Beyts and Co. au sujet des marins employés par les négociants djeddawis pouvaient aussi bien relever de l’enjeu financier que de la concurrence entre l’importante firme britannique représentant les vapeurs du Lloyd et les marchands locaux.
49Cela ne signifie pas que les négociants hadramis de Djedda ne recouraient pas aux services des compagnies de vapeurs. Muḥammad Yūsuf Bā Nāja figure aux côtés des négociants protégés britanniques dans la liste des destinataires de marchandises importées par un vapeur de Bombay en 1884. Il y est le deuxième plus gros consignataire, avec 1 003 colis dont le contenu n’est pas précisé60. La correspondance de Richard Jorelle, qui fut entre autres affaires et représentations l’agent du Lloyd austro-hongrois, rapporte plusieurs cas de réclamations pour des marchandises égarées au cours de leur transit. Ces archives révèlent l’utilisation fréquente par les marchands de Djedda, au cours des années 1870, des vapeurs de l’une des principales compagnies de transport en mer Rouge et dans l’océan Indien. Le négociant hadrami Aḥmad Bā Zar‘a réclama en mars 1873 une compensation pour des marchandises égarées au cours de leur transport en mer Rouge sur les vapeurs du Lloyd61. En octobre 1874, un membre de la famille Bā Hārūn se plaignit de la perte de quatre balles de « manufactures » (textiles) au sein d’un chargement qu’il avait expédié sur un navire de la compagnie à un négociant arabe de Hodeïda. La plainte précise que la maison indienne Cowasjee Dinshaw, agent du Lloyd à Hodeïda, avait refusé de peser le chargement du sayyid Bā Hārūn qui souhaitait prouver ainsi le manque des balles expédiées. Outre cette disparition embarrassante pour la compagnie, le refus des agents indiens inquiéta Richard Jorelle car le client en question était selon lui chef de la corporation des négociants de Djedda. Le poids des négociants hadramis, la cohérence de leur groupe et les activités marchandes des Bā Hārūn poussaient peut-être Richard Jorelle à confondre cette dernière fonction avec celle du syndic des sayyids régulièrement exercée par la famille des Bā Hārūn (chapitre ii)62. En mai 1875, c’est « Ginet Baginet » (Junayd Bā Junayd) qui importe par l’un des vapeurs du Lloyd des marchandises dont le fret s’élève à 21 livres sterling, 1 piastre égyptienne, 188 florins et 10 sols. La diversité des monnaies reflète la diversité des lieux où étaient prises en charge les marchandises et la diversité de leurs origines (Grande-Bretagne, Égypte, Autriche-Hongrie) : elles venaient dans ce cas d’Europe par Suez. Mais, plus que la somme, c’est le problème soulevé par Jorelle trois mois plus tard, en juillet, qui est ici intéressant. Junayd Bā Junayd n’avait pas réglé le fret, comme il l’aurait dû, lors de la remise de ses marchandises. C’est par « considération » pour sa personne qu’il avait pu se les faire remettre en s’engageant à régler le fret le lendemain. Jorelle s’adressa alors au gérant du vice-consulat pour solliciter son appui dans le recouvrement de ce qui était dû à la compagnie63.
50Sur ces deux années, les archives de Jorelle mentionnent trois problèmes impliquant les familles marchandes clientes du Lloyd que sont les Bā Zar‘a, Bā Hārūn et Bā Junayd, toutes trois engagées dans le commerce régional entre l’Égypte et l’Inde, toutes trois clientes importantes d’après la description de Jorelle. Pour un client comme Bā Junayd, assez important aux yeux de l’agent pour qu’il dérogeât au règlement, et un Bā Hārūn qui dirigeait la corporation des marchands de la ville selon Jorelle (plus probablement le groupe des sayyids), on ne sait pas combien de maisons hadramies et djeddawies recoururent aux services des compagnies de vapeurs sans rencontrer de problèmes. Mais l’usage n’apparaît ni exceptionnel ni même réservé aux longs transports puisque les maisons Bā Zar‘a et Bā Hārūn l’utilisaient pour des envois en mer Rouge et à Hodeïda.
51Ces réclamations signalent aussi l’adoption d’une pratique jusque-là écartée par les marchands de la mer Rouge : celle de l’assurance des marchandises et des navires appartenant à des marchands arabes musulmans, généralement réputés réticents pour des raisons religieuses à souscrire des assurances. Chez les grands marchands du Caire au xviiie siècle, les contrats d’association (šarika) entre marchands et la répartition des cargaisons envoyées par un marchand sur plusieurs navires permettaient de compenser par une limitation des risques cette réticence religieuse à assurer des biens64. En 1857, le consul français relevait encore que la plupart des navires assurant les échanges avec l’Inde n’étaient pas assurés, malgré la présence de compagnies d’assurances actives à Bombay et Calcutta, et la pratique de ce type de contrat par les grandes compagnies maritimes qui y étaient établies. Aux motifs religieux s’ajoutait, d’après lui, la réticence des compagnies à assurer des chargements faits sur des navires pilotés par des capitaines arabes, dont les pratiques et la science n’étaient ni formalisées ni garanties par autre chose « que la routine65 ». Et bien que cette routine en fît justement des pilotes dont les services étaient recherchés pour passer la mer Rouge, en particulier pour approcher des ports souvent entourés de hauts-fonds et de récifs coralliens, les navires à voile ou à vapeur des compagnies maritimes étaient commandés sur le reste des trajets par des capitaines dûment brevetés.
52À Bombay, qui fournissait à Djedda une grande partie de ses importations, les compagnies d’assurances existaient depuis longtemps. Mais au cours de la première moitié du xixe siècle, elles se développèrent en prenant la forme de compagnies par actions, comme la Bombay Insurance Company. À la fin des années 1850, il existait dans ce port plus de vingt-cinq sociétés de ce type. Cet essor accompagnait logiquement le développement des activités du port indien, la densification de ses échanges et l’augmentation de la capacité des navires, dont une partie croissante étaient construits dans les chantiers du port aux dépens des chantiers de Surat66. Les compagnies de transport maritime, qui ne pouvaient pas courir les risques acceptés par les partenaires d’une šarika, souscrivaient des contrats auprès des grandes firmes d’assurances pour couvrir leurs activités. Le recours aux compagnies maritimes de vapeurs pour les échanges de longue distance permettait donc aussi d’assurer les marchandises contre des risques nombreux. Les familles marchandes hadramies comme les Bā Zar‘a et les Bā Hārūn n’hésitaient pas à profiter de ces assurances en réclamant le remboursement de leurs marchandises perdues. Quant aux Saqqāf, ils furent même soupçonnés de fraude aux assurances.
L’exception des Saqqāf
53La maison marchande établie par ‘Abd al-Raḥmān al-Saqqāf à Singapour au moment de l’inauguration par les Britanniques du port franc (1819) fut l’une des rares entreprises hadramies capables de concurrencer les compagnies européennes dans le transport de marchandises et de pèlerins de l’océan Indien sur des navires à vapeur67. ‘Abd al-Raḥmān avait d’abord émigré du Hadramaout vers la Malaisie, où il établit une entreprise de transport maritime entre Malacca et Java (où il mourut), avant de déplacer le siège de ses activités à Singapour. Le mariage de son fils Aḥmad avec la fille d’une famille de l’élite locale, à la fois marchande et liée par des mariages aux princes des États de l’archipel, perpétuait les alliances des sayyids hadramis avec les familles régnantes indonésienne et malaise. Il offrait aussi à Aḥmad le contrôle du négoce de sa belle-mère et du waqf que cette dernière avait fondé. Il renforçait enfin son intégration dans l’élite locale.
54Aḥmad al-Saqqāf (m. 1875) fonda en 1871 la Singapore Steamship Company, spécialisée dans le transport de marchandises (bois, épices) et de pèlerins malais et indonésiens de Singapour à Djedda. Muḥammad prit la succession de son père et confia une partie des activités dont la représentation de l’entreprise à Djedda à son neveu ‘Umar, que l’on retrouve sur les listes des négociants « indiens » protégés britanniques établis à Djedda en 189168. En 1874, la compagnie transporta près de 3 500 pèlerins au Hedjaz avec quatre navires à vapeur. L’un de ces vapeurs, le Jeddah, qui pouvait transporter 1 000 passagers et avait été fabriqué en 1872 dans les chantiers navals de Dumbarton (Écosse), coula au cours d’une tempête dans le golfe d’Aden en 1880. La chronique de Sālim al-Kindī (m. 1892) sur l’histoire du Hadramaout rapporte qu’un accident eut lieu en 1876, lorsqu’un des navires des Saqqāf coula au large de Moka. Les 800 pèlerins, mais pas la cargaison, furent sauvés grâce à l’envoi depuis Djedda d’un navire de secours de la compagnie familiale69. Si la chronique ne fait pas d’erreur dans les dates, l’accident du Jeddah en 1880 était donc un second coup porté à la compagnie. L’écho en fut considérable : non seulement parce que l’équipage avait abandonné le navire qui n’était équipé que de six canots de sauvetage, mais aussi parce que l’on soupçonna une tentative de fraude à l’assurance. ‘Umar al-Saqqāf prétendit que le navire, dûment assuré pour la somme de 30 000 livres sterling et dirigé par un capitaine expérimenté, avait coulé, alors qu’il put être remorqué par un autre vapeur jusqu’à Aden70. Un autre vapeur (400 tonneaux) de « Sachkâf de Djedda », qui était décrit comme un « Arabe indigène », fut recensé en 1880 par le consul de France à Suez71.
55L’attention prêtée au sort du Jeddah souligne le poids des Saqqāf dans le transport des pèlerins. Elle en rappelle aussi le caractère exceptionnel dans une sphère d’activité de plus en plus dominée par les cartels de grandes entreprises britanniques et néerlandaises à partir des années 1880. ‘Umar al-Saqqāf tenta, lui aussi, de participer à ce mouvement de cartellisation qui touchait également la mer Rouge.
La résilience occultée des réseaux commerciaux : cabotage et navigation à voile
56À côté du développement impressionnant de la navigation à vapeur au cours des années 1850-1870, les échanges sur les navires à voile et les activités de cabotage au sein de la mer Rouge continuaient de représenter une part importante, quoique non quantifiable, du commerce de Djedda avec les ports africains comme Souakin et Massaoua. C’était encore un ensemble de quelques « barques » de 10 à 15 tonneaux, « non pontées, gréées à voile latine », qui assuraient le transport des marchandises de Massaoua à Djedda en 1281/1864-1865. Elles atteignaient le port hedjazi en une douzaine de jours, en longeant la côte pour utiliser les vents côtiers, et apportaient des esclaves, des peaux, de la cire, du beurre, du musc, de la nacre et de l’ivoire. De Djedda, ces navires de petite taille rapportaient des marchandises venues en majorité d’Inde (objets manufacturés, tabac, riz, toiles fabriquées en Angleterre), mais aussi de la péninsule Arabique, comme les dattes et la doura (sorgho). Le nombre de ces barques n’est pas connu, mais le montant des échanges avec Djedda (888 517 francs de marchandises importées de Djedda, 789 338 francs de marchandises exportées) indique un volume d’autant plus important que le commerce des esclaves n’était pas compté72. Outre leur maniabilité, appréciable près des côtes où affleurent les récifs coralliens et où les vents sont difficiles, l’intérêt de ces navires résidait précisément dans leur petite taille : ils demeuraient rentables pour le transport de quantités qui ne justifiaient pas l’ouverture d’une ligne commerciale, à moins d’inonder un marché local avec le chargement d’un vapeur.
57Les activités de ‘Alī Bā ‘Išin, de Muḥammad Bā Nāja et des Bā Junayd montrent que ces navires à voile ne limitaient pas leurs mouvements aux ports de la mer Rouge mais reliaient aussi le Hedjaz au reste de l’océan Indien, tandis que les négociants de Djedda pouvaient aussi profiter des lignes maritimes pour expédier leurs marchandises vers les ports de la mer Rouge desservis par les vapeurs, comme Hodeïda. Ces usages variés montrent l’utilisation complémentaire des différents moyens de transport maritime par les négociants hadramis de Djedda. Navigation arabe et navigation à vapeur, liées l’une à l’autre, progressaient encore de concert en mer Rouge73. Le « dualisme » de la navigation repéré dans l’océan Indien, où il aurait précédé la généralisation de la vapeur à partir des années 1850, n’apparaît pas clairement à Djedda avant les années 188074. Les échanges du port sur les longues distances empruntaient certes de plus en plus les lignes régulières à vapeur, qui liaient les marchés européens et asiatiques en passant par la mer Rouge. Les statistiques consulaires et ottomanes le montrent nettement. La navigation côtière ou fluviale, les échanges intermédiaires entre les ports, dont une grande partie du commerce avec l’Inde passait par Djedda, Hodeïda ou Aden, continuaient quant à eux d’emprunter les navires à voile. C’était le cas de Massaoua et de Souakin, où les négociants djeddawis Aḥmad Bā « Djebur » (Aḥmad Bā Jubayr ?) Aḥmad Bunduqjī et ‘Abd al-Qādir al-Tilmisānī faisaient toujours des bénéfices avec ce type de transport. En 1939, le navigateur Alan Villiers releva l’activité toujours importante des sambouks dans le golfe Arabo-Persique, l’océan Indien et la mer Rouge75.
58La navigation à voile liant les ports de la mer Rouge à Djedda profitait tout particulièrement aux négociants hadramis bien intégrés dans ces échanges intrarégionaux grâce à leurs liens avec les maisons marchandes indiennes et égyptiennes mais aussi grâce à leur capacité à mener des activités d’échelle réduite adaptées aux besoins des marchés locaux. Cette situation, qui correspond à celle des marchands hadramis dans le monde malais à la même époque, apparaît encore avec les affaires de la maison Bā Junayd en 188076. Un sambouk qui appartenait à Muḥammad Bā Junayd – le possible frère de Junayd Bā Junayd – avait rapporté en juin 1880 au port de Djedda 79 traverses de bois, qui avaient été déposées dans les magasins du négociant77. La maison Wylde, Beyts and Co. en réclama le séquestre en alléguant que les traverses avaient été volées au chargement d’un vapeur du Lloyd. Ḥasan Jawhar, qui était alors vice-consul britannique, ménagea Muḥammad Bā Junayd, un négociant hadrami respecté, en lui permettant de garder chez lui les traverses jusqu’au règlement du litige. Cinq mois plus tard, les agents du Lloyd abandonnèrent leur plainte : aucun nouveau chargement n’avait été débarqué et la petite quantité de la marchandise ne justifiait pas à leurs yeux une longue procédure judicaire. La différence d’échelle du négoce du marchand hadrami lui permettait de contourner la concurrence de la firme britannique et de la compagnie de vapeurs pour l’importation d’une même denrée commerciale. La maison Wylde, Beyts and Co. reconnut clairement dans ce bois l’un des produits dont elle gérait habituellement les échanges, mais la quantité (79 traverses, le chargement d’un sambouk) ne l’intéressait finalement pas. Le transport par sambouks et les transactions qui portaient sur des quantités que les compagnies comme le Lloyd ne prenaient pas en charge permettaient aux maisons marchandes hadramies de Djedda de coexister avec les firmes européennes, de profiter de leurs achats et de leurs échanges volumineux en en redistribuant le détail au sein de la mer Rouge. Un tel fonctionnement conjoint d’échanges d’échelles variées permet de voir dans la thèse de la subordination du commerce régional au système dominé par les capitaux européens l’une seulement des échelles d’analyse. À l’échelle de la mer Rouge, les petits échanges en droiture ou en cabotage continuaient à assurer de confortables bénéfices aux négociants arabes. Cette variété dans l’échelle des échanges permettait la collaboration des maisons hadramies avec les firmes à capitaux européens, fût-ce au prix de quelques heurts.
Les grands traits du commerce djeddawi (années 1850-1870)
59Les échanges s’inscrivent dans l’évolution générale du commerce entre la Méditerranée et l’océan Indien, au sein desquels le rôle de Djedda a été décrit comme celui d’un port d’« entrepôt78 ». Dans les échanges mesurés par les consuls européens, la valeur totale des importations dépassait cependant de plus en plus largement celle des exportations, et ces dernières étaient pour l’essentiel des réexpéditions de marchandises importées. Parmi les importations revendues au Hedjaz et dans le reste de la mer Rouge, les textiles britanniques, le riz indien et le blé égyptien avaient la première place.
60Comme le reste des ports de l’Empire ottoman, le principal port du Hedjaz connut une rapide hausse en valeur des importations. Entre 1840 et 1914, la valeur (en prix constants) des exportations ottomanes fut multipliée par neuf, celle des importations par dix. Pour Djedda, comme pour l’ensemble du commerce extérieur de l’Empire ottoman intégré à la mondialisation impériale, la valeur annuelle des exportations chuta dès la fin des années 1870 et ne repartit pas à la hausse avant les années 1890. En 1913, d’après le calcul de Şevket Pamuk, les exportations représentaient 14 % du PNB de l’Empire, tandis que les importations en représentaient 19 %79. La moyenne annuelle de la valeur des importations de Djedda entre les années 1850 et les années 1900 fit plus que doubler (+ 112 %), tandis que celle des exportations chuta (– 90 %). Cette chute était sensible dès les années 1870, à l’exception du petit regain de 1878. Sur la décennie des années 1870, la moyenne des années connues montre que les exportations avaient déjà chuté de 18 % par rapport aux années 1850. Le modèle de l’entrepôt fut abandonné en conséquence par les consuls, dès les rapports sur le commerce de l’année 1880, pour décrire la position commerciale de Djedda en mer Rouge :
« L’ouverture du canal de Suez tout en augmentant le commerce de l’importation à Djeddah a ruiné pour ainsi dire l’exportation de ce port. En effet, Monsieur le Ministre, Djeddah pouvait être considéré, avant l’ouverture du canal de Suez, comme un vaste entrepôt80. »
61C’est dans cette chute des exportations qu’il faut étudier le rôle du canal de Suez, et non pas dans un déclin général de l’activité commerciale du port. Les statistiques présentées permettent d’affiner la périodisation de William Ochenswald en distinguant, dans le mouvement commercial de Djedda, la part des exportations, dont le déclin fut sensible dès le milieu des années 1870, caractérisant le port hedjazi, de celle des importations, dont la baisse fut passagère et correspondait aux rythmes d’une conjoncture économique mondiale81.
62Cette évolution souligne l’érosion progressive du rôle de Djedda dans l’approvisionnement régional des ports de la mer Rouge en produits du commerce international à partir des années 1870. En 1864-1865, le port de Djedda était la première destination des exportations de Massaoua (739 338 francs), Aden venant en deuxième (489 748 francs) avant les ports du réseau intermédiaire comme Hodeïda (232 937 francs), Loheïa (82 236 francs) et Souakin (6 444 francs). La structure du mouvement commercial de Souakin était similaire à celle de Massaoua, quoique le mouvement fût plus réduit pour ce que l’on en sait en 1869-1870. Aden venait cependant déjà au premier rang pour la valeur des importations de Massaoua (1 663 656), avant Djedda (888 517 francs) : c’était le signe du poids des marchandises indiennes dans l’importation des ports africains, mais aussi du rôle très régional de Djedda pour la réexpédition des marchandises africaines et l’approvisionnement en produits européens transitant par l’Égypte. Le gouverneur de Massaoua et Souakin en 1872, Werner Munziger, décrivait Djedda comme la « métropole commerciale » des deux ports africains82.
63Dans les échanges dont Djedda était le site régional, les textiles de coton occupaient le premier rang, avec le riz bengali, le café yéménite ou indonésien et le blé83. Tissées en Inde et de plus en plus en Angleterre, les toiles de coton et les « indiennes » faisaient partie des marchandises dont Djedda était une plaque tournante en mer Rouge. Le cas de la maison Bā Nāja illustre l’implication des négociants hadramis dans ce commerce lucratif. En 1875, Richard Jorelle rapporta à l’un de ses partenaires commerciaux établi à Alexandrie l’état des arrivées de textiles à Djedda. Il signala dans sa lettre la maison Bā Nāja et la maison « Giamjioum » (Jamjūm) comme les plus importants importateurs de « manufactures » achetées en Angleterre84. Les deux maisons marchandes importaient les textiles anglais par l’intermédiaire d’agents établis aux points névralgiques de ce commerce avec l’Angleterre. Une maison négociante de Suez servait ainsi d’intermédiaire aux Jamjūm, tandis que la famille Bā Nāja avait son agent à Londres même : la maison Gray Dames. Le terme d’agent pourrait laisser croire à une répartition habituelle des rôles. Ce n’était pas le cas des Bā Nāja, qui profitaient d’une situation dominante au sein du milieu négociant de Djedda, avec Gray Dames. Richard Jorelle précisait que la maison anglaise de courtage avait établi une agence à Djedda pour la compagnie de vapeurs British India Company. C’était à ce titre seulement qu’elle était connue des négociants de Djedda. Il n’y avait en effet que la maison Bā Nāja qui « commissionn[ait] » Gray Dames comme manufacturier, c’est-à-dire comme importateur de textiles manufacturés. La stratégie de la famille allait même plus loin que l’emploi d’un agent de compagnie de transport maritime comme courtier, en mettant à profit son établissement à Londres. Elle s’efforçait de ne le faire travailler que pour elle en dissuadant les autres marchands de Djedda de l’employer au même titre.
64Ce monopole sur l’activité spécifique de la firme anglaise à Djedda, le courtage, préfigurait en quelque sorte le système de la wakāla (l’agence exclusive d’une entreprise étrangère) instauré par le gouvernement saoudien un demi-siècle plus tard. La correspondance de Richard Jorelle ne donne pas plus de détails sur la méthode employée par les Bā Nāja pour « éloigner » les autres marchands, qui auraient pu employer Gray Dames. Le poids de la maison marchande hadramie à Djedda devait suffire à dissuader ses concurrents et partenaires djeddawis, malgré les tentatives de Gray Dames et le « nombre infini » d’échantillons que l’agence avait fait venir pour attirer d’autres clients. Les sources ne précisent pas si ces rapports, pour le moins exclusifs, valaient aussi pour les autres maisons de commerce britanniques dont la maison Bā Nāja était l’agent à Djedda dans les années 187085.
65Sur les importations de riz et de blé pour lesquelles les marchands hadramis avaient des fournisseurs et des clients non européens, les sources consulaires fournissent moins de cas concrets. Un rapport consulaire français sur le commerce de Djedda en 1890 indique que le riz consommé dans le Hedjaz était importé d’Inde et le blé d’Égypte86. Derrière les termes « Inde » et « Égypte », cette présentation résume des échanges qui étaient en réalité plus diversifiés. Le riz venait autant du sous-continent indien, et en particulier des rizières du Bengale, que d’Asie du Sud-Est où les marchands indiens de Calcutta investissaient dans la riziculture (chapitre i). La place de l’Égypte dans les importations de blé tenait quant à elle à la fourniture des waqfs du sultan et aux livraisons des fondations consacrées aux Lieux saints. Ce blé était livré comme partie du tribut égyptien à l’Empire ottoman et comme marchandise, et constituait avec le riz l’essentiel de l’alimentation de la population hedjazie. C’était donc une marchandise dont les échanges étaient suivis attentivement par les autorités, qu’il s’agisse d’assurer l’approvisionnement de la province, en particulier pendant le pèlerinage, ou de fournir l’armée ottomane.
66Malgré la construction de la voie ferrée du Caire à Suez ouverte en 1858 et désormais empruntée par les pèlerins et une part croissante des marchandises, le blé égyptien continuait d’être expédié depuis al-Qusayr. La proximité géographique des régions productrices de blé en était la raison principale. Mais le coût des transports terrestres nécessaires jusqu’au port rendait ce blé moins compétitif en mer Rouge que le blé importé par voie de mer depuis Basra et Bombay, du moins jusqu’à l’ouverture de la voie ferrée reliant le Nil à la mer Rouge en 190687. Un négociant comme Yūsuf Bā Nāja transportait effectivement à bord de ses navires des céréales depuis Basra dans les années 1860-1870 pour le compte de l’administration et l’armée ottomanes au Hedjaz. Néanmoins, le maintien d’une voie d’échange de blé par Qusayr, qui n’apparaît pas dans les stations desservies par les lignes de vapeurs, favorisait les propriétaires de navires à voile comme les marchands hadramis.
67D’autres échanges, de plus petite taille, intégraient au marché mondial le négoce régional auquel participaient les marchands hadramis. C’était le cas du commerce de la nacre et des perles pêchées en mer Rouge et dont Djedda était le centre jusqu’aux années 1880 avec près de 50 000 livres sterling d’exportations selon un rapport britannique de 190288. Les sambouks de négociants hadramis comme ‘Abd Allāh Bā ‘Irāqī et Muḥammad Bā Nāja participaient à ce commerce. À Massaoua, dont le port recevait le produit de la pêche dans l’archipel des Dahlak, le commerce de la nacre et des perles était dominé jusqu’au début du xxe siècle par les maisons hadramies Bā Ḥamdūn, Bā Junayd, Ṣāfī et la maison égyptienne des al-Ġūl89. Trieste, desservie directement par les navires du Lloyd, Vienne, mais aussi Londres et Paris, étaient les destinations de ces produits locaux dont le commerce déclina à partir des années 1880 à Djedda. Une hausse brutale des taxes imposées à Djedda sur ces produits à la fin des années 1880 aurait fait préférer aux marchands les ports de la côte africaine pour ce commerce90.
68L’évolution comme la teneur du commerce de Djedda montrent l’intégration du port aux échanges mondiaux entre l’Inde et l’Europe mais aussi son rôle dans la redistribution des échanges régionaux en mer Rouge jusqu’à la fin des années 1870. Dans les différentes échelles des échanges commerciaux, la position intermédiaire des marchands hadramis est remarquable. Mais elle n’est au fond que la conséquence de la position de Djedda dans un réseau commercial en plein essor entre l’Inde et la Méditerranée, dans lequel les marchands hadramis étaient particulièrement bien intégrés et dont ils pouvaient tirer profit en maîtrisant notamment les échanges que ne prenaient pas en charge les grandes compagnies de transport, les firmes indiennes et européennes.
2. LE CADRE OTTOMAN
69Dans cet horizon large, l’appartenance à l’Empire ottoman était une donnée essentielle des activités des négociants de Djedda. Le Hedjaz était intégré à un espace politique et économique – notamment douanier – dont il formait l’extrémité méridionale et l’ouverture sur l’océan Indien. Malgré de premières résistances au nouveau pouvoir impérial, les négociants de Djedda profitèrent rapidement des opportunités économiques et politiques qu’offrait le pouvoir ottoman. L’institutionnalisation des organes du pouvoir dans la province du Hedjaz et dans la ville de Djedda consolidait leur influence locale. Les besoins de l’armée et de l’administration offraient de nouvelles possibilités d’affaires financières et commerciales. L’adoption du cadre ottoman par les négociants hadramis relevait d’un phénomène général, débuté au xviiie siècle dans les autres provinces de l’Empire.
70Dans la péninsule Arabique au xixe siècle, il fit partie d’un mouvement de réaffirmation et d’expansion de l’autorité impériale, dont l’épisode le plus connu reste la série d’entreprises de Midhat Pacha autour du golfe Arabo-Persique au début des années 187091. En 1864-1865, une armée placée sous la direction de l’émir de La Mecque, le chérif ̒Abd Allāh, avec l’aide de détachements ottomans et de navires égyptiens, tenta de soumettre le Nord de la région du ‘Asīr qui s’était détachée de l’Empire ottoman. En 1871, alors que la révolte du ‘Asīr s’épuisait après la mort de son chef, l’armée ottomane concentra ses efforts sur la reprise du Yémen. Sanaa fut prise, pour un temps, en 1872.
71L’ottomanisation relève d’un mouvement général qui touchait aussi les provinces ottomanes plus proches du centre de l’Empire. Comme à Djedda après la crise de 1858, les grandes familles marchandes de Damas se rallièrent au contrôle ottoman dans le cadre des transformations des Tanzimat. Certes, les singularités de la province du Hedjaz, comme son régime d’exemption fiscale, son éloignement d’Istanbul et la rareté des terres agricoles, empêchent d’y voir à l’œuvre les mécanismes repérés dans la province syrienne comme la formation d’une élite de bureaucrates et de propriétaires terriens dont la position et l’intégration à l’appareil ottoman reposèrent de plus en plus sur le contrôle des terres et de fermes fiscales92. La légèreté de l’administration ottomane au Hedjaz ne permit pas non plus une intégration des familles de l’élite provinciale aux élites ottomanes aussi profonde que celle qu’Ehud Toledano repère dans les autres provinces de l’Empire à partir du xviiie siècle, et Astrid Meier dès le xviie siècle. Si des relations commerciales liaient les fonctionnaires ottomans, et en particulier le gouverneur, aux grands marchands de Djedda, les sources ne mentionnent en revanche aucun lien matrimonial93.
72L’élite négociante de Djedda s’adapta néanmoins rapidement au cadre ottoman réformé. Elle participait à la gestion de la ville et de la province, dont elle finançait parfois les institutions. Elle développait ainsi de nombreuses relations avec l’administration ottomane, dont les contrats représentaient une source importante de revenus.
a. L’ottomanisation de la ville et des négociants
73L’essor commercial du port de Djedda coïncidait avec la réorganisation de l’architecture administrative de l’Empire ottoman au cours des années 1860 et 1870, avec les lois successives sur les vilayets de 1864 (Vilāyet niẓāmnāmesi), 1867 (Vilāyet-i ‘umūmiye niẓāmnāmesi) et 1871 (Idāre-i ‘umūmiye-i vilāyet niẓāmnāmesi) qui touchèrent aussi le Hedjaz (chapitre i). Cette réorganisation se traduisit de façon concrète par la volonté de mettre en ordre et de moderniser les grandes villes et capitales provinciales ottomanes94. Elle était rendue pressante par la nécessité de combattre les épidémies dont les pèlerins étaient les vecteurs.
74Des structures municipales urbaines réunissaient déjà l’élite religieuse et économique autour du kaïmakam de la ville quand un conseil municipal fut formellement institué en 1873 (chapitre ii). La loi municipale ottomane de 1877 vint confirmer les attributions de cette institution, sans que ses dispositions – notamment électorales – fussent rigoureusement appliquées localement95. Les missions du conseil de Djedda correspondaient à la politique de « mise en ordre » et d’« ottomanisation » de l’espace urbain évoquée par Stéphane Yerasimos pour l’Empire puis décrite par Thomas Kuehn au Yémen96. Le kaïmakam de Djedda prit soin de préciser aux consuls que les attributions officielles du conseil étaient le « nettoyage » et les « embellissements » de la ville, et qu’il avait le pouvoir de sanctionner les sujets ottomans et étrangers qui ne se conformeraient pas à ses décisions – un point litigieux à Djedda comme dans le reste de l’Empire ottoman97. Quatre ans plus tard, en 1877, le gouverneur du Hedjaz mit en place un tribunal commercial sur le modèle des autres villes de l’Empire et soumis aux « lois commerciales » (qui découlaient du code commercial de 1850) ottomanes98. La composition du tribunal devait susciter des tensions récurrentes entre les consuls européens, soucieux de préserver leur influence sur leurs sujets et protégés et de maintenir les privilèges des capitulations, et les autorités provinciales chargées d’imposer la loi du sultan99. Cette réorganisation et la chaîne de décision qu’elle instaurait donnaient un pouvoir étendu au gouverneur, intermédiaire entre la province et l’autorité stambouliote, mais aussi aux notables qui participaient aux différents conseils (municipal, commercial, provincial) et qui étaient ainsi associés aux décisions des autorités ottomanes. Le procès d’un sujet persan, Muḫtār, qui avait volé le négociant et sujet français al-Tilmisānī en fournit l’illustration savoureuse.
75L’accusé, jugé par le « conseil de ville », avait été reconnu coupable et le jugement adressé au gouverneur de la province. Ce dernier l’avait alors renvoyé au kaïmakam de Djedda pour vice de forme. Réuni une seconde fois, le même conseil dressa un nouveau procès-verbal, transmis au gouverneur par le kaïmakam, et par le gouverneur au conseil supérieur du vilayet de La Mecque. Devant la différence d’opinion des deux conseils, le vali transféra alors l’affaire au ministère de la Justice à Istanbul, suscitant l’impatience du vice-consul français après trois ans d’attente : « On me renvoie de Meglis en Meglis, de Djeddah à La Mecque avec un sans-façon inqualifiable100 […]. » L’exaspération du vice-consul était le résultat des longues transactions qui entouraient la résolution d’une affaire par les institutions réunissant les notables et les autorités ottomanes de la province. Istanbul intervenait en dernier ressort.
76La participation de l’élite négociante de Djedda à ces institutions lui permit aussi de participer au volet urbanistique d’une politique d’intervention de l’État ottoman dans l’urbanisme, dont la traduction est encore peu connue pour les villes de la lointaine péninsule Arabique, à l’exception de Sanaa et Hodeïda où les administrateurs ottomans se montrèrent soucieux d’inscrire l’ordre ottoman dans l’espace urbain à partir des années 1872101. T. Kuehn y a vu l’origine d’un « ottomanisme colonial » qui déboucha selon lui sur des projets inspirés des politiques coloniales européennes. La volonté politique des autorités ottomanes d’ottomaniser le vilayet du Yémen, récemment repris et encore rebelle, transparaissait dans les monuments construits (les casernements, un hôpital militaire, un arsenal dans la citadelle, une école ruşdiyye, un poste de télégraphe, un hôpital), restaurés (comme la mosquée sunnite Bekirriye et le hammam donné par le gouverneur ottoman du xvie siècle Ḥasan Pacha) et, par défaut, dans ceux qui étaient négligés – comme les mosquées zaydites.
77Cette phase de transformation urbaine, dont il ne faudrait pas exagérer l’ampleur en prenant au mot les sources admiratives ou les rapports de responsables ottomans ambitieux, impliqua aussi les grands marchands. Outre leur engagement par le biais de la municipalité et des prêts ou des dons qu’ils accordaient, cette phase de travaux leur fournit aussi la possibilité d’étendre leur emprise sur l’espace urbain et d’investir des bénéfices commerciaux en plein essor.
Les grands travaux
78En 1865, une grave épidémie de choléra éclata à La Mecque au moment du pèlerinage. L’effet fut d’autant plus catastrophique que le pèlerinage était particulièrement massif : le jour d’Arafat devait tomber cette année-là un vendredi, et de nombreux pèlerins s’étaient décidés au long voyage pour profiter de l’heureuse conjonction. Les estimations des services sanitaires et consulaires évaluèrent à près de 30 000 morts, soit près d’un pèlerin sur trois, les victimes de l’épidémie lors du pèlerinage. L’épidémie, qui était venue avec les pèlerins indiens, se répandit dans tout l’Empire ottoman, en Afrique du Nord puis en Europe et dans le reste du monde (avec moins de virulence) par l’intermédiaire des échanges maritimes. La crise accéléra la mise en place par les grandes puissances d’un système de surveillance et contrôle sanitaires mondial obsédé par le rôle du pèlerinage à La Mecque dans la diffusion des épidémies. À Djedda comme ailleurs, cette épidémie de choléra, bien plus violente que les nombreuses crises précédentes (on avait compté huit à treize épidémies de 1831 à 1863 au Hedjaz), fit des thèmes sanitaires des sujets de préoccupation pour les autorités et les élites locales qui avaient dû gérer les mesures d’isolement de leur ville, les enterrements massifs des victimes et la chute de l’activité économique102.
79À la suite de cette crise, les pays européens mirent en place un groupe de mesures pour contrôler le mouvement et l’état sanitaire des pèlerins, notamment des quarantaines, fût-ce en bloquant le pèlerinage quand les conditions au Hedjaz ou sur la route étaient jugées périlleuses pour leurs ressortissants. Ce contrôle serré était soutenu par les craintes qu’inspiraient la réunion à La Mecque des sujets musulmans des grands empires européens et la perception plus générale d’un « fanatisme musulman », déjà manifestes en 1858 chez les consuls de Djedda. Des médecins sanitaires furent nommés par l’Empire ottoman pour contrôler l’état des pèlerins à diverses étapes de leurs parcours en mer Rouge, et en particulier à leur arrivée à Djedda. La Grande-Bretagne nommait aussi des médecins musulmans sujets britanniques avec le grade de vice-consul, qui se révélaient de précieuses sources d’information sur la vie politique mecquoise. Le fait qu’ils puissent se rendre à La Mecque les rendait indispensables aux consuls européens.
80L’épidémie de choléra accéléra aussi le mouvement de création des municipalités et l’extension de leur rôle dans le sens d’une « politique d’édilité et de santé publique103 ». Le début du mouvement est traditionnellement rapporté à la création du système municipal d’Istanbul en 1863, étendu par la suite progressivement aux provinces de l’Empire. L’épidémie de choléra – comme les autres crises sanitaires – permit aux notables d’affirmer leur rôle dans le fonctionnement de la société urbaine, de s’approprier les réorganisations des Tanzimat et d’en orienter finalement l’application administrative et urbanistique à Djedda. Les différentes sources montrent régulièrement l’association au kaïmakam de la ville des négociants « honorables (mu‘teberān) » de Djedda dans les travaux entrepris au cours des années 1860.
81En 1866, un conseil extraordinaire réunit les négociants et les autorités de la ville pour décider de faire creuser le chenal menant au port, et le compte rendu en fut envoyé à la Sublime Porte104. La profondeur et la largeur trop faibles du chenal obligeaient les sambouks, chargés d’acheminer au port les marchandises des grands navires qui mouillaient au large, à s’arrêter pour attendre les marées et transborder les marchandises. Les immobilisations répétées ralentissaient les opérations commerciales et favorisaient les vols de marchandises à l’occasion des arrêts prolongés. Les outils des travaux furent financés par les négociants, tandis que les patrons des sambouks s’engageaient à envoyer dix sambouks chaque jour pour travailler au creusement. La diversité des signatures apposées (le kaïmakam et le chef de la flotte ottomane de Djedda, le syndic des sayyids, les négociants) ainsi que la publicité faite auprès de la Porte indiquent l’engagement officiel d’une élite urbaine dont les négociants étaient les membres éminents105. Cet engagement ne tenait qu’en partie à l’utilité commerciale des travaux engagés. Il révélait aussi le rôle que se donnaient ces notables dans la gestion de leur ville. Dans les mêmes années, l’action édilitaire s’étoffa et donna un rôle croissant aux notables négociants de Djedda à côté des responsables ottomans.
82Un second compte rendu, que Sinān Marufoğlu date de 1281 mais dont la reproduction indique plutôt qu’il fut rédigé pendant le mois de jumādī al-awwal 1284 (1867), dressa la liste des actions d’amélioration urbaine entreprises par les membres du majlis municipal de Djedda sous la direction du kaïmakam et sur les recommandations d’une commission sanitaire envoyée par Istanbul106. Le document fut adressé au gouverneur de Djedda, qui le fit suivre à la Sublime Porte. L’abattoir de la ville avait été déplacé à l’écart, sur la côte, et ses déchets avaient été enlevés et jetés à la mer. Les déchets de toutes sortes qui s’amassaient dans les rues de la ville avec les ruines des maisons effondrées avaient été enlevés et utilisés pour agrandir les quais du port et construire une digue. Un toit de toile avait été tendu pour protéger le marché. Les travaux du chenal sont aussi rappelés. Le compte rendu, qui s’achève par une déclaration d’allégeance à l’Empire, est signé par les dix membres du conseil, douze sayyids djeddawis, onze oulémas et imams, et au moins vingt-cinq négociants, soucieux de signaler leur participation à l’œuvre publique. La Sublime Porte accusa réception de ce courrier au mois de Ramaḍān suivant, en mentionnant l’ensemble des travaux décrits par les notables de Djedda trois mois plus tôt, et en exprimant sa reconnaissance aux fonctionnaires ottomans et aux marchands qui avaient assumé les frais de ces travaux107.
83Au début de l’année 1869, les travaux du port étaient en grande partie achevés : en plus de l’amélioration attendue des infrastructures, ils avaient permis de combler les dépressions de l’arrière-côte où stagnait l’eau. Le souk était agrandi et rénové avec des boutiques reconstruites et alignées, et le vice-consul de France décrivait cette rénovation entreprise en 1867 comme le « plus beau travail qui ait été exécuté » à Djedda108.
84De tels travaux valaient aux fonctionnaires ottomans, comme le kaïmakam Muḥammad Nūrī Pacha, et aux marchands qui les finançaient la reconnaissance de la Sublime Porte, soucieuse de la modernisation urbaine de l’Empire et de la gestion du pèlerinage, en particulier face aux interventions européennes. La réalisation et le financement de ces travaux par les fonctionnaires et les notables développaient leur influence auprès de l’administration préoccupée par la question sanitaire : la Porte exprima dès 1868 sa satisfaction pour les travaux d’assainissement et de modernisation sanitaire entrepris par le kaïmakam de Djedda109. En 1870, des décorations furent accordées à plusieurs fonctionnaires comme le kaïmakam, des employés de la mairie comme l’ingénieur municipal, ainsi qu’à des notables et marchands dont il est permis de penser qu’ils avaient financé les travaux récompensés par la Porte : ‘Umar Naṣīf, ‘Alī Bā ‘Išin et Nicolas Dibrusi. Trois mois plus tard, en août 1870, une nouvelle correspondance indique que le kaïmakam avait emprunté, au nom de l’administration impériale, 2 000 keyse de piastres aux marchands de Djedda, sans que les noms des prêteurs soient mentionnés. Le motif de l’emprunt était d’acheter du blé et de combler un manque financier, destiné à l’approvisionnement et au versement des soldes des garnisons ottomanes110.
85Les entreprises du kaïmakam Muḥammad Nūrī Pacha, soutenues par les marchands de Djedda, furent louées par la correspondance des consuls européens. Le vice-consul de France décrivit en particulier les sondages réalisés pour augmenter les ressources en eau non saumâtre et les travaux de réparation et d’assainissement des conduites et des fontaines existantes. Il voyait dans ces travaux une amélioration essentielle particulièrement bienvenue cette année-là puisque Djedda n’avait pas reçu de pluies en 1869 et que les citernes étaient vides. Les mesures sanitaires appliquées en conformité avec les décisions de la conférence d’Istanbul étaient bien accueillies par les négociants de la ville malgré les obstacles qu’elles représentaient pour le mouvement commercial et le flux des pèlerins vers le port de Djedda. Le vice-consul expliquait cette approbation de l’élite marchande par la crainte des épidémies111. Leur engagement dans la réalisation des travaux montre aussi qu’à cette crainte s’ajoutait la conscience des négociants de former une édilité responsable du sort de sa cité. Leur association à l’administration ottomane dans les projets de modernisation urbaine se poursuivit. En 1879, le nouveau gouverneur du Hedjaz, Našīd Pacha, entreprit avec eux la construction d’une nouvelle digue, l’aménagement de la quarantaine et la construction de latrines publiques, grâce à l’introduction d’une taxe sur les importations. L’expérience fut cependant interrompue par l’hostilité du nouvel émir de La Mecque nommé en 1880, le chérif ‘Abd al-Muṭṭalib, qui réussit à faire remplacer le gouverneur.
86La transformation de l’espace urbain et portuaire de Djedda coïncidait avec les transformations similaires des autres villes sous la suzeraineté directe du sultan – comme Hodeïda – et des autres ports de la mer Rouge touchés par l’essor commercial de la deuxième moitié du xixe siècle. Dans les années 1860-1880, un développement urbain similaire touche les ports de Souakin et Massaoua, sous administration égyptienne depuis 1865. À Massaoua, les marchands hadramis et non hadramis participèrent activement aux opérations immobilières dirigées par les autorités égyptiennes, et en profitèrent largement112.
87Djedda acquit au cours de ces transformations urbaines l’aspect encore visible aujourd’hui dans la vieille ville. Au milieu des années 1880, les annuaires ottomans recensaient 3 300 maisons en pierre, 900 boutiques, dix entrepôts et une quarantaine de caravansérails. Cette description fut reprise pour décrire la ville en 1901113. Profitant de l’essor commercial et des entreprises de modernisation urbaine, les marchands avaient pris le contrôle d’une grande partie de l’espace.
Les « messieurs » de Djedda : grandes maisons, grandes fonctions
88L’importance des propriétés immobilières dans le patrimoine des négociants de Djedda et l’emprise exercée par ces bâtiments dans l’espace urbain n’étaient pas des phénomènes nouveaux. En 1858, les négociants étaient déjà grands propriétaires immobiliers (chapitre ii). Mais à l’issue de la phase de croissance que connut le commerce de Djedda jusqu’aux années 1880, les propriétés immobilières des grands marchands s’étaient considérablement développées, en nombre et en qualité. Elles occupaient une place croissante dans le paysage urbain. Signe qui ne trompe pas, elles devinrent la cible de projets de taxes d’une administration ottomane en quête de ressources financières, rares dans la province. En 1883, l’énergique gouverneur du Hedjaz ‘Uṯmān Nūrī Pacha écrivit à la Porte pour proposer la création d’une taxe sur les biens immobiliers des habitants de Djedda. Il mentionnait plus particulièrement les grandes propriétés des négociants hadramis et indiens, pour qui le Hedjaz constituait un véritable paradis fiscal114.
89Pour les familles marchandes, ce développement urbain prit la forme des maisons-tours, désignées à Djedda par le terme bayt (pl. buyūt). Le mot dār n’était que rarement employé pour ces grandes demeures, dont la forme est connue dans d’autres ports de la mer Rouge et dont les origines sont débattues115. Elle était particulièrement bien adaptée aux structures familiales de la maison marchande. Des familles nucléaires habitaient aux étages, tandis que les parties inférieures étaient dédiées au commerce (entrepôts et cour semi-publique à vocation commerciale, appelée ḥawš à Djedda) et aux pratiques de la sociabilité marchande : le maq‘ad, « moitié pièce de réception moitié bureau », auquel on accédait par le diḥlīz (vestibule)116. La répartition des sphères marchandes et des sphères familiales que l’on retrouve dans les maisons les plus anciennes de Djedda était encore accentuée par l’aménagement de plusieurs entrées et par l’organisation intérieure du bâti selon des axes bloquant la vue au-delà des espaces de réception. Comme les maisons de Moka, elles préservaient l’intimité familiale tout en se prêtant au négoce117.
90Les maisons-tours encourageaient aussi la famille à rester unie autour de la maison marchande, en offrant à chacun des noyaux familiaux un étage ou une aile ménageant son intimité dans le cadre d’une résidence familiale élargie. Cette résidence en commun était favorisée par la possession indivise des bâtiments hérités et transmis, qui prenait le plus souvent la forme du waqf, une institution essentielle dans la durée de la maison marchande (chapitre iv). C’est ce que firent les grands négociants hadramis, comme Yūsuf Bā Nāja (m. 1864-1865) avec l’imposant ensemble immobilier qu’il mit en place pour ses descendants, et Muḥammad ibn Aḥmad Bā ‘Išin dans son testament daté de 1863. Une partie des familles marchandes poursuivaient l’acquisition de propriétés par des achats communs, et les géraient en déléguant leur gestion à l’un des membres de la famille. C’était le cas des descendants de Yūsuf Bā Nāja dont les comptes décrivent encore la répartition des dépenses et des bénéfices pour ces propriétés familiales dans les années 1940. C’était aussi le cas des fils de ‘Abd al-Bāṣiṭ Bā Junayd d’après l’inventaire d’une série d’acquisitions immobilières réalisées au cours des années 1860-1870 : Junayd (m. 1877-1878) et ‘Alī, fils de ‘Abd al-Bāṣiṭ Bā Junayd, les achetèrent « en leur nom propre et au nom des autres héritiers de ‘Abd al-Bāṣiṭ118 ».
91Ces propriétés se situaient de plus en plus dans le quartier de Šām, en passe de devenir le quartier huppé de la ville, celui où se concentraient les demeures des fonctionnaires ottomans, les légations européennes et les familles marchandes comme les Bā Junayd, les Bā Jusayr, les Saqqāf et les Bā Ġaffār (carte de Djedda). Le pèlerin persan Hossein Kazem Zadeh le décrivit comme le « plus beau de la ville » en 1912119. Cette proximité favorisait la sociabilité de l’élite négociante, mais traduisait aussi spatialement la participation des grands négociants à la direction de la ville, de ses travaux comme de son destin politique. L’impossibilité de consulter les archives de la municipalité et la rareté des annuaires ottomans pour la province du Hedjaz interdisent pour le moment d’aller au-delà d’indications épisodiques. Dans les seuls cinq annuaires ottomans de la province qui sont connus, les noms des familles hadramies apparaissent cependant régulièrement : comme membres du meclis-i idāre (Sāliḥ Bā Ġaffār en 1883-1884, ‛ Abd al-Qādir Bā Dīb de 1883 à 1889, Aḥmad Bā Zar‛ a en 1887-1888) et du meclis-i temyīz (Aḥmad Bā Hārūn en 1883-1884, ‛ Abd Allāh Bā ‛ Išin en 1885-1886) du district de Djedda, comme membres (Aḥmad Bā Zar‛ ā en 1883-1884, Muḥammad Sa‛ īd Bā Jusayr en 1885-1886, Aḥmad al-Bār et ‛ Abd Allāh bin ‛ Alī Bā ‛ Išin en 1888-1889) et président (Sāliḥ Bā Ġaffār en 1885-1886) du tribunal de commerce de la ville120. Les archives ottomanes attestent la participation continue des marchands hadramis aux institutions urbaines. Celui que les annuaires présentent comme Sāliḥ Bā Ġaffār portait le nom complet de Muḥammad Sāliḥ Bā Ġaffār. Il s’agissait du fils de ‘Abd al-Ġaffār, le syndic des négociants condamné en 1859. Muḥammad Muḥammad Sāliḥ (m. 1886) fut nommé dès 1876, à 29 ans, membre du ticāret meclisi de Djedda. Il en prit la présidence en 1878. En 1884, il fut désigné président du tribunal de commerce (ticāret meḥkemesi) de Djedda, avec un salaire de 2 500 piastres ottomanes. Sa fiche dans les archives du ministère de l’Intérieur indique que ses bons services lui valurent de se retirer de ses fonctions sans être inquiété121. ‘Abd al-Raḥmān, le fils de Yūsuf Bā Nāja, fut aussi décoré avec un autre grand négociant, ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā, en 1899, en tant que membre du meclis-i idāre et du meclis-i temyīz du district de Djedda122.
92Le statut des marchands ne s’exprimait pas seulement dans la taille des maisons et leur localisation. Les négociants l’affichaient avec émulation sur les façades décorées et taillées, sur les portes finement sculptées de leurs maisons, sur les ouvrages de menuiserie permettant la ventilation et l’isolation de la maison, tels que les moucharabiehs (rawšān, pl. rawāšīn à Djedda) qui se développaient parfois en de véritables galeries extérieures. Le bois de teck, importé de Java, et d’autres essences précieuses faisaient partie des cargaisons importées dès les années 1850 par les négociants. Paul Bonnenfant et Jeanne-Marie Gentilleau ont relevé les influences ottomanes sur ces maisons construites pendant la phase d’ottomanisation de la ville : dans le vocabulaire usant des termes salāmlik pour désigner la pièce de réception et de kušk pour les grands moucharabiehs en bois ; dans l’architecture avec la construction d’un petit pavillon aéré au sommet de la maison. Le complexe constitué par la famille Bā Nāja fournit un exemple remarquable de ce mouvement d’acquisition immobilière dans les années 1860-1870.
La maison Bā Nāja
93Dans les archives privées qui permettent de suivre la constitution du bayt des Bā Nāja, la première attestation d’un achat immobilier par Yūsuf Bā Nāja – le premier négociant de la famille connu à Djedda – date de 1834. Par un acte passé devant le tribunal de Djedda en 1834, Yūsuf ibn Aḥmad Bā Nāja acheta à Muḥammad ibn Sa‘īd Bunduqjī un terrain encore non bâti de 392 aḏrā‘ (sing. ḏirā‘) carrés, voisin de la mosquée al-Ḥanafī123. L’achat était déjà substantiel : 190 thalers, et une « bourse au montant inconnu ». L’acte indique que le terrain était voisin, sur le coté est, d’une propriété récemment acquise par Yūsuf Bā Nāja. La transaction s’inscrivait donc dans un double contexte : le mouvement d’urbanisation progressive de Djedda d’une part, à une époque où des terrains vides existaient encore dans ce qui allait devenir le quartier chic de Djedda, et la constitution d’un ensemble résidentiel récemment débutée par le négociant hadrami. La suite des actes permet de retracer, aux côtés d’autres achats dans Djedda et de citernes à l’extérieur de la ville, la constitution de cet ensemble résidentiel par achats successifs aux Bunduqjī dont les propriétés héritées entouraient la maison Bā Nāja à l’est et au sud.
94En 1840, Yūsuf Bā Nāja acheta un terrain non bâti à un autre fils de Sa‘īd Bunduqjī. Le terrain mesurait près de 440 aḏrā‘carrés et fut acquis pour 170 thalers124. L’acte mentionne désormais la maison de Yūsuf Bā Nāja, attenante au terrain acheté. En 1855, la veuve de Muḥammad ibn Sa‘īd Bunduqjī vendit les parts qu’elle détenait dans le ḥawš en pierre qui communiquait par une porte avec la mosquée al-Ḥanafī et jouxtait la maison Bā Nāja à l’est et au nord125. Le ḥawš allait progressivement être intégré à la propriété Bā Nāja puis au waqf fondé par Yūsuf avant sa mort. Sa description dans une liste des propriétés familiales dressée au début des années 1930 précise son organisation126.
95Le ḥawš des Bā Nāja était idéalement situé à proximité du port et relié par une petite rue commerçante au principal marché de Djedda au xixe siècle, le souk al-Nadā. Le porche (bawābek) ouvrait sur cette rue. Il était lui-même encadré par deux boutiques, propriété des Bā Nāja et intégrées elles aussi au waqf de Yūsuf. La cour centrale (barḥa) desservait deux grandes pièces (qā‘a) et de plus petits entrepôts. Au nord du bayt, une autre porte ouvrait sur une impasse menant à la mosquée al-Ḥanafī. Les membres de la famille et leurs hôtes n’avaient cependant pas besoin d’emprunter cette petite impasse pour aller prier. La maison, mitoyenne de la mosquée, avait son propre accès et un espace de prière réservé (muṣallā) sous des arcades en pierre dans la salle de la mosquée. Il est toujours visible aujourd’hui, quoique renommé muṣallā al-malik ‘Abd al-‘Azīz après que le roi Ibn Saoud eut été invité par la famille à y prier.
96En 1861, Muḥammad ibn Yūsuf acheta au nom de son père, exilé après les violences de 1858, une maison mitoyenne en cours de construction, qui communiquait par une petite ruelle avec la maison Bā Nāja. En 1867, il fit construire un bureau et une salle de réception au-dessus d’un rez-de-chaussée qui dépendait du waqf d’une autre famille. Il dut pour cela indemniser les ayants droit du waqf devant le conseil du syndic des sayyids de Djedda. L’ajout était toutefois bien intégré au complexe résidentiel familial, puisqu’il était encadré à l’ouest comme à l’est par la demeure des Bā Nāja127.
97Deux mois plus tard, en août 1867, Muḥammad ibn Yūsuf Bā Nāja faisait l’acquisition d’un terrain miri (propriété sultanienne) voisin mesurant 250 aḏrā‘carrés pour un peu plus de 1 400 piastres – un peu moins de 30 thalers. Le terrain avait été vendu aux enchères par le kaïmakam de Djedda, Muḥammad Nūrī Pacha, dans le cadre des travaux d’assainissement entrepris par les autorités ottomanes et explicitement mentionnés dans l’acte. Il s’agissait de faire disparaître les eaux stagnantes et les immondices qui s’y accumulaient128. La politique d’urbanisme dont le kaïmakam fut un des principaux acteurs profitait ainsi aux négociants. Elle libérait des terrains qui devaient certes être viabilisés mais qui étaient acquis à un prix modeste en comparaison des achats précédents des Bā Nāja. Les circonstances de Djedda étaient alors particulières. Astrid Meier rappelle qu’à Damas, où la majorité des terrains étaient soit en mulk soit en waqf, les ventes de terres miri, propriétés de l’État dont seul l’usufruit pouvait normalement être accordé, étaient très rares129. La volonté des fonctionnaires de moderniser la ville et le port à moindre coût, l’entregent d’une famille de marchands comme les Bā Nāja auprès de l’administration ottomane, et enfin la pression foncière encore faible à Djedda sont les éléments qui peuvent expliquer une telle procédure.
98Comme pour les autres familles marchandes hadramies, la constitution d’un tel complexe s’insérait enfin dans l’acquisition d’un ensemble plus large de propriétés à Djedda comme à La Mecque, où Muḥammad ibn Yūsuf Bā Nāja acheta par exemple trois maisons en juillet 1867. La constitution d’un patrimoine immobilier, au moment du développement urbain qui touchait Djedda comme les autres villes de l’Empire ottoman à l’époque des réformes, ne tenait pas seulement à la nécessité de disposer d’infrastructures commerciales et d’une résidence manifestant le statut des membres de la famille. Il s’agissait aussi d’une stratégie économique pour investir les résultats d’un négoce en plein essor.
Les logiques de l’investissement immobilier
99L’immobilisation de capitaux et la dépense d’un numéraire rare dans des propriétés immobilières par des groupes de marchands sont des traits qui ne sont pas propres aux marchands hadramis de Djedda, ni même à l’aire géographique où se déployaient leurs activités. À Saint-Malo aussi, où l’accumulation des fortunes marchandes coïncida avec la mutation du paysage urbain, des logiques sociales ont présidé aux utilisations non marchandes de la richesse accumulée par les négociants entre le xviie et le xviiie siècle130. Dans la « consommation ostentatoire » et dans l’investissement dans la pierre, André Lespagnol a vu la double volonté des négociants d’améliorer le cadre de leurs activités commerciales et d’affirmer dans l’espace urbain leur réussite matérielle et sociale. Plus proche du Hedjaz, le groupe des grands négociants cairotes du xviie siècle comme Ismā‘īl Abū Taqiyya (m. 1624) prirent aussi en charge un rôle urbanistique délaissé par les émirs mamelouks et les gouverneurs ottomans. La dimension non marchande comptait beaucoup dans ces opérations immobilières et constructions publiques et manifestait selon Nelly Hanna la culture de la responsabilité des élites urbaines dans la construction et l’entretien d’établissements publics. Cette culture mettait en jeu la réputation des grands négociants et leur influence pour obtenir la cession de terrains dans une ville dont le marché foncier pouvait être tendu131.
100De telles utilisations de la fortune ne doivent pas occulter la logique bel et bien économique qui présidait à l’édification de bâtiments et de maisons, et qui ne se résume pas à la consolidation d’un capital accumulé. L’investissement était solide et sûr. Il s’agissait d’une diversification prudente dans l’utilisation des bénéfices commerciaux, que Jonathan Miran juge « typique » au sujet des négociants hadramis de Massaoua à la même époque, et que William G. Clarence-Smith et Ulrike Freitag avaient déjà notée chez les familles marchandes hadramies de Java et de Singapour132. En période de crise commerciale, les gains rapportés par la location des échoppes, entrepôts et habitations étaient particulièrement bienvenus et permettaient de limiter les difficultés financières auxquelles devaient faire face les marchands. Si le numéraire était structurellement rare à l’époque dans la péninsule Arabique, et si ce manque obligeait les marchands à déployer des efforts impressionnants pour solder leurs achats auprès de leurs partenaires locaux et étrangers, l’argent était aussi un capital susceptible d’être ponctionné, sous forme d’emprunts plus ou moins forcés ou de confiscations, par les autorités politiques et militaires de la province. Robert Ilbert y a vu l’une des explications de l’attrait des investissements immobiliers pour les négociants musulmans égyptiens à la même époque133. Ce fut d’ailleurs un motif régulier de tensions entre les marchands et le gouvernement de la province, jusqu’à l’époque du chérif Ḥusayn puis du roi ‘Abd al-‘Azīz. Investir ce numéraire dans l’immobilier permettait enfin d’échapper à la dévaluation des monnaies. L’investir dans la propriété immobilière, surtout si celle-ci était ensuite instituée en bien waqf, c’était donc le perdre pour d’éventuelles affaires commerciales, certes, mais c’était aussi éviter de le perdre tout court.
101Avec les autres négociants de Djedda, les grands marchands hadramis se retrouvaient à la tête du développement urbanistique de leur ville et d’investissements immobiliers dont ils étaient les grands bénéficiaires. En participant à la politique urbaine de l’administration ottomane locale, ils prenaient en main les intérêts de leur ville et de leur port, enracinaient leur présence dans l’espace urbain et dans les institutions, semblables en cela aux notables d’Alexandrie prenant conscience de leur « communauté d’intérêts » à la tête de la ville134. L’ottomanisation de la ville était donc d’abord celle de ses marchands. Intégrés à la direction politique de la cité et du port, confortés dans leur statut de notables après les tensions des années 1850 et la crise de 1858, enrichis par l’essor des échanges commerciaux en mer Rouge, les négociants hadramis de Djedda étaient intéressés à l’administration ottomane au Hedjaz. Cette administration reposait, en effet, en grande partie sur eux. Elle fournissait aussi aux marchands d’intéressants contrats.
b. Fournir l’Empire
Contrats et contentieux
102Les négociants ‘Umar Naṣīf, ‘Alī Bā ‘Išin et Nicolas Dibrusi qui furent honorés en 1870 par le sultan pour leur participation aux travaux à Djedda avaient contribué à un emprunt semblable à celui de 2 000 keyse lancé par le kaïmakam la même année, et financé par les marchands de la ville. Ces emprunts servaient à payer les travaux en cours à Djedda, mais aussi à couvrir le fonctionnement ordinaire d’une administration ottomane dont le budget au Hedjaz était structurellement déficitaire. Le paiement des soldes des soldats et des fonctionnaires, l’approvisionnement des troupes et des magasins du gouvernement fournissaient autant d’occasions de contrats aux négociants dont l’influence garantissait qu’ils seraient remboursés avec profit.
103Ces liens avec l’administration ottomane persistaient au long de la seconde moitié du xixe siècle avec les décorations qui en découlaient, sans que les ordres impériaux précisent les services rendus par ces négociants. ‘Abd Allāh ibn Yūsuf Bā Nāja fut par exemple successivement décoré en 1883, en 1887 et en 1899 avec d’autres marchands hedjazis135. Le cas du deuxième fils de Yūsuf Bā Nāja indique que ces liens découlaient d’un intérêt commercial bien compris par les négociants. Des documents plus tardifs indiquent que ‘Abd Allāh fournissait du blé aux troupes ottomanes stationnées dans la province du Hedjaz. Il se plaignit à l’administration en 1910 pour un contrat qu’il avait honoré quatre années plus tôt sans être payé : la fourniture d’un volume de farine d’une valeur de 516 000 piastres à l’armée ottomane au Hedjaz136. Le contentieux du frère aîné de ‘Abd Allāh, Muḥammad, avec les autorités de la province au début des années 1880, montre que ces contrats enrichissaient déjà les négociants dans les années 1860-1870, à condition de pouvoir influencer les décisions d’Istanbul pour se faire payer ou, au contraire, contester les demandes de remboursement.
104En 1869, Muḥammad ibn Yūsuf Bā Nāja fit charger à Basra sur l’un des navires qu’il possédait, l’Augusta, une cargaison de céréales achetée sur place par les autorités ottomanes. Le chargement était important : environ 150 tonnes d’avoine, d’une valeur d’environ 7 000 livres sterling, transportées de Basra à Djedda pour un fret de 185 000 piastres137. Le blé destiné à remplir les magasins de l’administration ottomane ne constituait cependant qu’une partie de la cargaison totale du navire sur lequel Yūsuf Bā Nāja faisait aussi venir ses propres marchandises depuis le débouché de l’Irak et de la Perse qu’était Basra. Les provinces irakiennes comme celle de Basra étaient des zones de productions agricoles réputées, où de grandes familles marchandes de la Péninsule comme les Bassām investissaient leurs profits commerciaux depuis la deuxième moitié du xixe siècle138.
105Le navire de Muḥammad Yūsuf Bā Nāja coula avec son chargement sur le chemin du retour au large du port de Mascate, où il avait fait escale en route vers Djedda. Le gouverneur du Hedjaz exigea une indemnisation. Après avoir passé deux jours en prison, Muḥammad ibn Yūsuf Bā Nāja accepta de rembourser le fret de la marchandise coulée et en appela à Istanbul. Dix ans plus tard, en 1879, le gouverneur ottoman relança un contentieux qui paraissait avoir été enterré et exigea le remboursement de la cargaison perdue. Muḥammad Bā Nāja était sommé par le gouverneur de prouver que la cargaison avait bien coulé au large de Mascate. Le négociant hadrami dut alors mobiliser toute une partie de son réseau avec le Golfe pour se défendre. Il sollicita une attestation des marchands arabes et indiens de Mascate pour prouver l’accident et ne pas avoir à rembourser la marchandise. Il mit aussi en avant dans une demande d’intercession adressée au consul britannique ses liens avec les maisons marchandes indiennes, au motif qu’elles souffriraient elles aussi d’un jugement à ses dépens. Il obtint enfin l’intervention du sultan de Zanzibar, dont il était l’agent au Hedjaz, auprès du Foreign Office. Cette mobilisation inquiéta la Sublime Porte, et le ministère des Affaires étrangères ottoman pria le consul britannique de ne pas intervenir dans une affaire qui ne concernait que le gouvernement du sultan139.
106Le fret, que Muḥammad Bā Nāja avait remboursé sous la contrainte, constituait l’une des sources des revenus des plus grands négociants de Djedda, ceux qui pouvaient investir leurs capitaux dans la propriété de navires, en totalité ou en association avec un partenaire. Les autorités ottomanes du Hedjaz leur déléguaient le soin de transporter les vivres nécessaires aux troupes et à la population de la province des Lieux saints. Le transport était confié à un capitaine, qui connaissait la route à emprunter et pouvait changer de navire selon les demandes des négociants propriétaires. Le capitaine employé par Muḥammad Yūsuf Bā Nāja en 1869 était un Indien, sujet britannique, que le négociant fit rechercher pour le faire témoigner. Lorsque ce capitaine revint à Djedda, il témoigna devant les autorités et attesta de la perte du navire au large du port omanais. Le rapport du consul britannique indique que le capitaine était depuis passé au service d’un autre grand marchand déjà rencontré, Ḥasan Jawhar140. Cette collaboration entre les négociants propriétaires de navires et les capitaines correspondait à une répartition des rôles classique dans l’océan Indien à l’époque moderne. Le marchand qui possédait un navire en confiait la direction et les marchandises à un capitaine (nāḫūdā) responsable de leur transport et de leur échange dans le port où il se rendait. Comme les capitaines des grands marchands de Surat se rendant à Moka au xviiie siècle, le nāḫūdā était l’agent des grands marchands dont il dirigeait le navire, et partageait avec eux les bénéfices réalisés141.
107Les sources n’indiquent malheureusement pas le terme employé en arabe pour désigner la fonction du capitaine employé par Muḥammad Yūsuf Bā Nāja, ni la façon dont il était rémunéré. Il aurait pourtant été intéressant de savoir si l’équivalent du nāḫūdā existait encore à Djedda dans la deuxième moitié du xixe siècle, ou si l’évolution des activités négociantes et des transports ne faisait plus des capitaines que les employés temporaires des marchands. L’affaire rappelle aussi que ces échanges de moyenne distance sur des navires à voile n’étaient généralement pas protégés des risques de la navigation par des contrats d’assurance. En cas de perte, une négociation parfois tendue s’engageait entre le propriétaire du navire et ses clients. Le problème auquel faisait face Muḥammad Bā Nāja était d’autant plus sérieux qu’à l’absence d’assurance s’ajoutait le fait qu’il possédait seul le navire et devait donc assumer l’entière responsabilité des pertes aux yeux des autorités ottomanes.
108Les contrats avec l’Empire ottoman expliquent en partie l’intérêt pour les négociants d’entretenir des contacts à Istanbul, mais aussi avec les fonctionnaires ottomans de la province du Hedjaz. Le consul britannique rapporta en 1880 qu’une des raisons de la lenteur avec laquelle le gouverneur ottoman procéda au règlement du contentieux qui l’opposait à Muḥammad ibn Yūsuf Bā Nāja, au sujet du chargement de l’Augusta, tenait au refus du négociant hadrami de payer un pot-de-vin142. Les motifs de cette relance par le gouverneur étaient en réalité moins commerciaux que personnels. ‘Abd Allāh Bā Nāja, le frère cadet de Muḥammad, était alors en conflit avec le gouverneur du Hedjaz au sujet de la propriété immobilière qu’il venait d’acquérir face au ḥarām à La Mecque et dont les occupants, des fonctionnaires ottomans, refusaient de partir. ‘Abd Allāh refusait de revendre la maison au prix auquel il l’avait achetée. La propriété lui avait en effet été vendue à prix d’ami. Autre complication, l’ensemble auquel elle appartenait comprenait une partie en waqf. Ces difficultés politiques et juridiques ralentirent considérablement la transaction, et obligèrent les Bā Nāja à mobiliser à nouveau leurs appuis à Istanbul. Le sayyid hadrami Faḍl ibn ‘Alawī écrivit lui-même au palais du sultan à ce sujet en 1885143.
109De tels contentieux fournissent de rares informations sur les activités des négociants comme les Bā Nāja et sur leurs relations avec l’administration ottomane au Hedjaz et à Istanbul. Il faut supposer, a contrario, que la majorité des contrats ne donnaient lieu à aucune contestation et profitaient également aux négociants et aux fonctionnaires de l’Empire. Les complications auxquelles les frères Bā Nāja durent faire face au début des années 1880 permettent aussi d’observer l’étendue de leurs activités et de leur réseau en mer Rouge et dans l’océan Indien. Les échanges de Muḥammad ibn Yūsuf Bā Nāja entre Basra et Djedda mobilisaient un capitaine indien, des correspondants arabes et indiens dans les ports visités, dont le témoignage pouvait être sollicité dix ans après l’accident de 1879. Ce sont ces activités marchandes entre la péninsule Arabique, l’empire omanais et le Golfe qui permirent au négociant de faire intervenir le sultan de Zanzibar et, par son intermédiaire, le consul britannique à Djedda.
110Pour la Porte, Muḥammad ibn Yūsuf Bā Nāja restait avant tout un marchand ottoman à qui elle pouvait réclamer des comptes comme à tous ses sujets, quand bien même il appartenait à une élite de négociants aux activités transnationales. Les Bā Nāja faisaient partie de ces marchands « estimés » qui possédaient des navires capables de transporter de gros volumes depuis le Golfe, qui pouvaient mobiliser un réseau commercial arabe et indien et plusieurs milliers de livres sterling, et qui participaient activement au développement urbain des villes du Hedjaz et du port de Djedda.
111Les problèmes des Bā Nāja avec l’administration ottomane et les efforts qu’ils consacrèrent à la défense de leurs intérêts et de leurs propriétés s’expliquaient aussi par un contexte commercial qui n’était plus celui du milieu du siècle. À partir de la fin des années 1870, le port de Djedda connut un net déclin de ses échanges. Il affecta l’ensemble du réseau des négociants hadramis, mais il mit aussi en lumière leurs activités de repli, dont l’investissement immobilier et les échanges de marchandises par navire à voile faisaient partie.
3. LA CRISE DES ANNÉES 1880-1890
a. Une « crise » commerciale
112Les documents privés et les informations précises sur les affaires des négociants hadramis pendant cette période sont très rares. Il est donc nécessaire de rattacher les mentions de leurs activités au cadre général de l’évolution des échanges commerciaux pour comprendre la façon dont les négociants de Djedda ont ressenti une crise commerciale sur laquelle nous avons peu de détails locaux.
113Entre 1876 et 1878, la dynamique d’essor qui caractérisait les importations du port de Djedda s’inversa. Elle ne devait reprendre qu’au début des années 1890. Si l’on se fonde sur les rapports consulaires, ce ralentissement ne fut perçu que progressivement au cours des années 1880. Dans son rapport sur le mouvement commercial du port en 1878, le vice-consul de France mettait encore en avant le « développement assez important » du commerce de Djedda après l’ouverture du canal de Suez, en comparant les chiffres de 1878 à ceux de 1864. C’est en 1881 qu’un rapport sur le mouvement commercial de l’année 1880 s’attarda pour la première fois sur le rôle de l’ouverture du canal et de l’augmentation du trafic des vapeurs dans la chute des exportations de Djedda. Cinq ans plus tard, en 1886, le vice-consul décrivit un commerce « singulièrement déchu de sa splendeur primitive ». Reprenant la comparaison avec les chiffres de l’année 1864, il soulignait alors la division par 2,5 de la valeur totale des importations et par 7 de celle des exportations144. Un même décalage est observable pour la fin des années 1890. Alors que les importations repartaient doucement à la hausse au début de la décennie, les rapports sur le commerce en 1900 analysaient encore les raisons du déclin du port. Le redémarrage ne fut sensible que lorsqu’il prit de l’ampleur à partir des années 1902 et 1903145.
114La crise qui touchait le port du Hedjaz était moins une chute de la quantité des marchandises échangées qu’une chute de leurs valeurs, ce qui explique en partie sa perception tardive par les observateurs (annexes III.1 et V). Le maintien d’un certain volume des échanges est visible dans le mouvement maritime du port, qui ne connut qu’une baisse temporaire entre 1880 et 1883. En revanche, la valeur totale de ces échanges chuta, et celle des exportations plongea. Le port restait donc actif, mais il perdait sa fonction d’entrepôt et donc son importance relative parmi les autres ports de la mer Rouge.
115Dans cette chute en valeur, la baisse du prix des textiles en coton et du café yéménite, des céréales et du riz, concurrencé par les plantations américaines ou asiatiques, devait jouer un rôle majeur mais mal documenté par les statistiques consulaires. Les importations de riz et de céréales depuis l’Inde et l’Asie du Sud-Est étaient elles aussi orientées à la baisse par l’essor général des productions coloniales146. La crise que connaissait Djedda manifestait ainsi la poursuite de son intégration à un système économique mondialisé. Cette intégration rendait le port particulièrement sensible à la Grande Dépression (1873-1896) qui culmina en 1893. À l’époque où l’Europe, l’Amérique et l’Australie étaient touchées par une dure récession, il eût été surprenant que les activités du port hedjazi ne connussent aucune répercussion. Le ralentissement de l’essor des exportations de l’Empire ottoman débuta précisément à la fin des années 1870, comme à Djedda. Les termes de l’échange se détériorèrent pendant toute la durée de la Grande Dépression : le prix des manufactures de coton importées baissait (35 % sur la période), mais celui des exportations ottomanes et en particulier des produits bruts baissait encore plus (48 %)147. L’Égypte était dans une situation similaire de crise économique et financière, liée à la chute des cours du coton et aggravée par les dépenses provoquées par les guerres contre l’Éthiopie et par la révolte mahdiste au Soudan (1882-1898). L’Inde connut une série de mauvaises récoltes et de famines au cours des années 1890, signalées par un fort ralentissement démographique – et même une diminution en Inde de l’Ouest frappée par la peste à la même époque. La progression des productions agricoles (riz, jute et blé) et industrielles (toiles de coton), et la dépréciation continue des monnaies en argent, comme la roupie, face à l’or, avaient toutefois permis aux exportations indiennes de rester compétitives jusqu’au début des années 1890148.
116La sensibilité de l’économie hedjazie à l’évolution générale des échanges, qu’accentuait l’ouverture du canal de Suez, était couplée à des facteurs plus propres au port de Djedda.
117La répétition des épidémies continua d’affecter le Hedjaz jusqu’à la fin des années 1890. Des épidémies de choléra éclatèrent encore en 1890 et en 1891. Elles furent particulièrement graves en 1893 avec 33 000 morts, près d’un sixième des pèlerins réunis à Arafat, et reprirent en 1895. La peste frappa la région de façon continue entre 1897 et 1899. Elle incita les autorités et la notabilité locale des marchands à étendre les mesures d’hygiène, mais les contraintes d’isolement furent très mal supportées par la population149. L’obsession des administrations européennes pour le contrôle des pèlerins les encourageait à imposer des mesures sanitaires telles que les dispositifs quarantenaires, renforcés autour de La Mecque au moment précis où ils disparaissaient partout ailleurs dans le monde150. Le 3 mars 1899, la mise en quarantaine d’un groupe de pèlerins avec les marchandises destinées au marché mecquois provoqua la colère des habitants de Djedda. L’émeute attaqua et pilla le camp de la quarantaine. Les désordres en ville durèrent plusieurs jours, entraînant la fermeture des marchés151.
118Les limitations imposées au mouvement des pèlerins et au commerce par les mesures de contrôle sanitaire, ainsi que le blocus britannique au large du Soudan à partir de 1885 pénalisaient d’autant plus les marchands qu’elles s’ajoutaient à une instabilité politique chronique. Les révoltes fréquentes des tribus, comme celle des Ḥarb en 1883, perturbaient les transports terrestres, et les violences s’étendaient parfois aux rues de La Mecque et de Djedda. En juillet 1883, les bédouins occupaient la route entre Djedda et La Mecque. Ils avaient coupé le télégraphe installé l’année précédente entre les deux villes et menaçaient les villages situés aux environs de Djedda. Le 20 juillet, la ville fut brièvement attaquée152. Ces attaques se répétèrent jusqu’à la fin du siècle. La route de Djedda à La Mecque fut ainsi constamment attaquée entre 1896 et 1898 par les Bédouins qui réclamaient le paiement des subsides versés par la Porte, souvent payés en traites dévaluées, et une nouvelle révolte se produisit en 1901. Aux révoltes des tribus s’ajoutaient les mutineries des soldats dont les soldes n’étaient pas versées et dont l’approvisionnement était très irrégulier. Les garnisons de La Mecque et Djedda se mutinèrent en 1884, 1891, 1894, 1896 et 1901 en occupant les mosquées. Elles réclamaient le paiement de leurs soldes et, leur service étant terminé, leur renvoi chez elles153.
119Ces révoltes étaient avant tout le résultat du retard avec lequel étaient versés les soldes des soldats et les subsides des tribus. La province du Hedjaz, qui ne pouvait compter que sur les rentrées du pèlerinage et des douanes puisqu’elle était exemptée de l’essentiel des taxes ottomanes, subissait de plein fouet la crise des finances de l’Empire après la banqueroute de 1875. L’instabilité des tribus et des troupes était, de plus, encouragée par des conflits politiques récurrents entre le gouverneur ottoman de la province et le Grand Chérif. La rivalité entre les deux autorités se traduisait nettement dans la rotation des fonctionnaires à la tête du gouvernement de la province et de Djedda. De 1878 à 1889, neuf kaïmakams se succédèrent à Djedda ; sept entre 1895 et 1899. Après le départ d’Osman Pacha en 1886 à la demande du Grand Chérif, sept gouverneurs furent nommés au Hedjaz jusqu’au gouvernorat d’Ahmet Ratib Pacha (1892-1908). C’est cette concurrence entre le pouvoir chérifien et celui du gouvernement ottoman qui se greffa en 1895 sur le mécontentement des tribus bédouines du Hedjaz et les tensions suscitées par les mesures sanitaires de plus en plus intrusives.
120Les révoltes mettaient aussi à rude épreuve les affaires des négociants. En 1896, les marchands de Djedda fermèrent leurs magasins après l’agression de l’un d’entre eux par des mutins. En 1901, le consul français rapporta leur exaspération devant les ponctions exigées par le Grand Chérif. En 1904, l’administration ottomane devait 10 000 livres turques aux marchands de Djedda pour la fourniture de nourriture aux soldats. Les ponctions des autorités ottomanes et chérifiennes sur les réserves de numéraire des marchands étaient d’autant plus lourdes que la crise était aussi monétaire, et le numéraire toujours rare. En juillet 1879, le conseil (meclis-i idāre) de Djedda décida de dévaluer les pièces turques pour éviter la disparition des pièces d’argent, dont le métal était moins cher à Djedda qu’au Yémen, où elles étaient revendues. La décision du conseil suscita la protestation des marchands, la fermeture des magasins et un début d’émeute. La rareté de l’argent obligeait les marchands au détail à accepter la monnaie de cuivre, que refusaient les négociants. La disparition de l’argent et son renchérissement bloquaient le circuit économique entre les négociants et le commerce de détail. Il fallut une négociation pénible entre les autorités ottomanes, les principaux négociants, les chefs de corporation et les marchands de détail pour faire rouvrir les magasins154. Le manque de numéraire était un problème structurel du commerce entre la mer Rouge et l’océan Indien, et reflétait le déséquilibre croissant de la balance commerciale du port de Djedda. Signe de ce manque, les marchands hadramis pouvaient privilégier le troc pour leurs échanges. Sa‘īd ibn Muhammad ibn ‘Ubayd bin Zaqr (m. 1986) rapporte par exemple que, à la fin du xixe siècle, les affaires de son père, négociant en marchandises alimentaires entre Bombay, Mukalla et Aden, prenaient souvent la forme du troc155.
121La crise que traversaient les marchands de Djedda tenait donc à la conjoncture mondiale d’une part, et aux caractéristiques politiques et économiques de la province du Hedjaz d’autre part. Pendant cette période, les négociants purent compter sur la résilience de leur réseau en mer Rouge, sur la continuité des affaires du pèlerinage et du commerce avec l’Inde, et sur le marché immobilier pour faire face à la crise.
L’évolution des échanges maritimes en mer Rouge
122L’ouverture du canal de Suez en 1869 et le développement des lignes de vapeur passant par la mer Rouge apparaissent comme la première cause du déclin relatif de l’activité commerciale de Djedda dans la région156. Les années 1880 correspondent au début de ce que Colette Dubois a appelé la « troisième phase » de la révolution des transports en mer Rouge. De nouveaux ports furent développés par les puissances impériales européennes sur l’exemple d’Aden. Les progrès technologiques permettaient désormais aux vapeurs de doubler Djedda sans avoir besoin de s’arrêter pour se ravitailler en charbon. Les tonnages de plus en plus importants de ces navires, qui dépassaient désormais 5 000 tonneaux, leur faisaient préférer les ports en eaux profondes construits par les puissances coloniales : Djibouti, Port-Soudan, et surtout Aden157. Le poids croissant de la vapeur allait de pair avec la chute des échanges par voile.
123Ce déclin des transports par voile débuta dès les années 1840 et s’accentua à partir de 1869 au profit des transports à vapeur. Ce mouvement général, ressenti par les consuls observant les mouvements du port de Djedda, pose néanmoins un problème de documentation. Nous ignorons d’abord comment les navires à voile étaient comptés par la douane et l’administration sanitaire. Une partie d’entre eux ne payaient pas de taxes, soit parce qu’ils les avaient payées à Suez ou dans d’autres ports de la mer Rouge, lorsque les marchandises avaient officiellement pénétré le territoire de l’Empire ottoman, soit parce qu’ils échappaient tout simplement au contrôle de la douane, comme le montrent plusieurs contentieux opposant l’administration à des marchands et capitaines de navires. La comparaison des périodes pour lesquelles les relevés de l’administration sanitaire fournissent des statistiques permet ensuite de mieux apprécier ce déclin, qui fut plus prononcé à Djedda que dans le reste de la mer Rouge. Entre 1875-1884 et 1900-1904, deux périodes pour lesquelles des séries statistiques continues sont disponibles, le volume échangé dans les ports ottomans de la mer Rouge par des navires à voile baissa de 49,5 % pour l’ensemble des pavillons et 48,4 % pour le seul pavillon ottoman. À Djedda, le tonnage total moyen annuel échangé passa dans le même intervalle de 51 149 tonneaux sur la première période à 17 966 tonneaux sur la deuxième période. Le volume du trafic baissa de 64,9 % pour l’ensemble des pavillons et de 62,1 % pour le pavillon ottoman.
124La baisse du volume des échanges par voile autour des années 1880 fut donc forte et joua un grand rôle dans la chute des exportations de Djedda vers les autres ports de la mer Rouge. Le « décrochage » entre le système « arabe » et le système « européen » est réel158. Il est aussi limité dans le temps. La baisse ralentit en effet fortement pour être quasiment stoppée au début des années 1900. Le port ressentit par ailleurs de façon exceptionnelle la chute de la part des marchandises transportées sur des navires à voile, en raison des services réguliers des vapeurs qui desservaient bien Djedda, et dont l’utilisation fut rapidement adoptée par les marchands. Cette chute, plus marquée à Djedda que dans la mer Rouge prise dans son ensemble, peut expliquer l’insistance des rapports consulaires sur la fin de la navigation de commerce à voile et sur le poids de la navigation à vapeur, dont les mouvements sont bien mieux suivis et documentés.
125Après une forte baisse dans les années 1880-1890, tout laisse croire à un maintien ou, si l’on préfère, à une inertie de la navigation à voile pour les transports en mer Rouge. Les 240 navires à voile que comptait encore le port de Djedda en 1902 avaient toujours un marché en mer Rouge159. Ils n’étaient cependant plus responsables de la réexportation des produits importés d’Inde et d’Égypte à Djedda. Les rapports commerciaux envoyés par les diplomates européens dans les années 1880 ne mentionnent plus de réexportations de textiles, désormais anglais en majorité, de blé égyptien et de riz indien160. Les exportations comptabilisées étaient celles des peaux, de la gomme arabique, des produits de la pêche perlière (perles et nacre) et du café.
126Le café, encore réexporté depuis Djedda au milieu du xixe siècle, était désormais importé en grande partie d’Indonésie et d’Amérique. Même le moka, expédié désormais d’Aden, était mélangé à du café importé des Indes. Les importations étaient essentiellement destinées à la consommation locale : le café n’était plus mentionné parmi les exportations. Il s’agissait d’ailleurs de chiffres réduits comparés aux 1,9 million de francs de café importé de Hodeïda et aux 3,1 millions de francs de café exporté par Djedda vers Suez en 1857. En 1888, le vice-consul français estimait les importations de café à 800 000 francs, soit entre 413 et 430 tonnes d’après les prix indiqués. En 1854-1855, son prédécesseur avait estimé les exportations annuelles de café vers Suez à 1 400 tonnes.
127Ce changement reflétait l’évolution des échanges en mer Rouge : le développement des plantations américaines et asiatiques faisait baisser les prix du café, et donc la valeur des importations et exportations ; le Yémen exportait désormais directement son café, depuis Hodeïda et depuis le port franc britannique d’Aden, sans passer par Djedda.
128Le port de Hodeïda prenait un poids croissant dans les échanges en mer Rouge, notamment dans le commerce du café, aux dépens de Djedda161. Dans cette concurrence, l’activité des maisons négociantes indiennes jouait un rôle essentiel : par leurs achats en gros à Bombay et le jeu sur les taux de change des monnaies, elles contrôlaient une part croissante du commerce en mer Rouge. À leurs côtés, les maisons grecques, établies au Yémen depuis le retour des Ottomans à partir de 1872, intervenaient elles aussi dans le commerce du port yéménite. Le port de Hodeïda réussit ainsi à capter une partie du commerce d’Aden, comme le remarque Michel Tuchscherer pour le commerce du café, contrôlé à Hodeïda par les maisons indiennes de Bombay et les maisons grecques. La concurrence des ports d’Aden, de Port-Soudan, mais aussi des plus petits ports désormais gérés par les puissances coloniales et bénéficiant de liaisons maritimes par vapeur directes avec l’Europe, détournait de Djedda une partie du commerce de la mer Rouge162.
b. Les marchands restent à flot
129En contraste avec la crise commerciale dont les statistiques consulaires et ottomanes permettent de discerner les grands traits, la documentation indique que le port et la ville continuaient à se moderniser dans le dernier quart du xixe siècle, et que des marchands habiles continuaient à réaliser de belles affaires et à s’enrichir.
130Les travaux du port entrepris par les autorités ottomanes avec la collaboration des notables de Djedda avaient été poursuivis, motivés par l’attention croissante pour le mouvement et l’hygiène des pèlerins. L’autoritaire Osman Pacha, à la tête du vilayet du Hedjaz de façon continue entre 1882 et 1886, fit agrandir l’enceinte du ḥaram de La Mecque et construire plusieurs bâtiments officiels. Il ouvrit aussi une école publique, peut-être la première, à Djedda. Elle était le signe que la politique scolaire hamidienne touchait aussi le port du Hedjaz163. Au cours des années 1890, la ville et le port de Djedda connaissaient encore une série de travaux. Un débarcadère fut mis en place pour améliorer le contrôle des pèlerins à leur arrivée. Relié à l’office sanitaire, il comprenait en 1895 un appontement et de petites guérites pour surveiller le débarquement des pèlerins. Sa construction avait encouragé le comblement et la régularisation de la côte. Le quai du port fut modernisé et avancé de quelques mètres sur la mer, pour donner plus de fond aux sambouks qui transbordaient les marchandises et les passagers depuis les vapeurs et les grands navires à voile mouillant au large. Les photographies jointes à son rapport par le consul français montrent l’inauguration du débarcadère, sous les pavois à la gloire de l’Empire ottoman et de son pādişāh. Un groupe de notables de la ville visite, au milieu des matériaux de construction, le nouvel espace où était débarqués, taxés et examinés les pèlerins (photographies 3.3 et 3.4). Quoique irrégulier, le mouvement des pèlerins ne descendait pas au-dessous des 35 000 arrivées par la voie maritime à Djedda. Ces travaux auraient dû être prolongés par la construction d’un nouveau bâtiment des Douanes, avec un abri en dur pour les marchandises débarquées qui attendaient d’être emportées par les négociants. Le projet fut toutefois repoussé en 1896164. En 1899, au début d’une vaste entreprise de nettoyage des rues et des bâtiments, la commission formée pour surveiller et diriger les opérations fut placée sous la direction du président du tribunal commercial et de six autres notables : les négociants gardaient la main sur la politique municipale165.
131Le climat était assez propice en 1890 pour que le vice-consul français encourage l’établissement d’une maison de commerce française qui prendrait exemple sur les maisons Van der Chys et Gallimberti, ou sur celle du marchand algérien et sujet français ‘Abd al-Qādir al-Tilmisānī. Le chef de la première était arrivé jeune à Djedda. Il avait acquis en une vingtaine d’années une fortune d’environ un million de francs selon le diplomate français. Il cumulait la direction d’une maison marchande, des agences à Djedda de la compagnie italienne Rubbatino et de deux compagnies de Rotterdam, et la charge de consul de Suède et de Norvège. Le chef de la maison Gallimberti était l’agent du Lloyd austro-hongrois. Il exerçait aussi la charge de vice-consul d’Autriche166. Pour toutes ces maisons, l’agence d’une compagnie maritime et le trafic du pèlerinage avaient été les principaux moteurs de la réussite.
Le pèlerinage comme bouée de sauvetage
132Pendant les années 1880, 41 200 pèlerins débarquèrent chaque année à Djedda en moyenne, contre 36 000 pendant la décennie précédente. Au cours des années 1890, le Hedjaz dans son ensemble accueille près de 46 000 arrivées annuelles par voie de mer en moyenne. En dépit d’importantes variations, le trafic des pèlerins se maintenait. Il connaissait même un léger essor, qu’accélérerait la reprise économique mondiale des années 1900.
133Les espèces monétaires que les pèlerins apportaient avec eux venaient remplir les caisses des négociants, toujours à la recherche d’argent frais pour solder leurs achats auprès des maisons indiennes et européennes. La présence des pèlerins au Hedjaz dynamisait le commerce d’importation, devenu le moteur du port hedjazi. Le pèlerinage restait un élément essentiel de l’économie hedjazie, sur lequel les négociants comptaient d’autant plus que la conjoncture économique était morose. La concurrence pour capter le flux des pèlerins entraînait la formation d’ententes monopolistiques entre les principaux négociants responsables d’agences de compagnies maritimes. Les autorités de la province étaient quant à elles intéressées à ce trafic par la collecte des droits de passage et par les dividendes reversés par les compagnies des monopoles.
134La première mention d’un monopole sur les pèlerins apparaît en 1884 dans les sources consulaires britanniques, une année qui correspond justement à une période de creux dans les arrivées de pèlerins à Djedda (annexe IV). Cette année là, le négociant britannique et agent de la British Shipping Company J. S. Oswald dénonça le monopole mis en place par P. N. Van der Chys, son concurrent néerlandais et agent de compagnies maritimes, sur les pèlerins javanais et malais. Le négociant britannique se plaignit de la complicité du Grand Chérif et du consul néerlandais, qui autorisaient les guides des pèlerins javanais et malais à forcer leurs clients à prendre leur ticket de retour aux compagnies représentées par Van der Chys. Le Grand Chérif recevait alors une part des profits réalisés sur les tickets de chaque pèlerin embarqué par les compagnies du monopole. Parmi ces compagnies, on trouvait la Holt et l’Ocean Steamship Company, mais aussi la compagnie de ‘Umar al-Saqqāf reliant Singapour à Djedda167. En réalité, J. S. Oswald avait lui aussi été associé avec son partenaire Ḥasan Jawhar à ce monopole créé l’année précédente, avant d’en être écarté.
135La pratique des monopoles continua jusqu’en 1889, quand une nouvelle entente fut formée pour capter le trafic des pèlerins indiens. Il s’agissait alors d’une clientèle de taille pour les négociants et agents maritimes, encore plus importante que la clientèle des pèlerins indonésiens et malais. En 1888, 11 766 pèlerins indiens avaient été débarqués à Djedda, contre 8 856 « Javanais168 ». La mise en place d’un autre monopole était donc une affaire prometteuse. Les associés bénéficiaient de la participation du Grand Chérif et de celle de Yūsuf Qudsī, drogman du consulat britannique, responsable des pèlerins indiens. Ils n’avaient en revanche pas associé le gouverneur ottoman, Nāfiz Pacha, à leur entreprise. Ce dernier intervint au mois d’août, c’est-à-dire en plein pèlerinage. Il fit arrêter les guides des pèlerins indiens et menaça le drogman ainsi que les deux autres grands négociants qui avaient participé à l’arrangement : ‘Umar Naṣīf et ‘Abd Allāh Bā Nāja. Le premier intervenait dans sa fonction d’agent du Grand Chérif à Djedda et réussit à convaincre le gouverneur de relâcher les courtiers qui avaient été employés pour contraindre les pèlerins indiens. Quant au second, ses échanges avec l’Inde fournissaient les connaissances nécessaires pour mettre en place un tel système169. Il est intéressant de remarquer la mise en cause des Bā Nāja pour les pèlerins indiens, tandis que la famille Saqqāf était impliquée dans le monopole sur les pèlerins javanais et malais. L’implication de ces deux grandes maisons marchandes hadramies correspondait à leurs champs d’activité particuliers. Pour ‘Umar al-Saqqāf, la participation à un cartel permettait de faire face à la concurrence des grandes compagnies maritimes néerlandaises soutenues par l’État colonial170.
136Le renvoi du gouverneur, à l’instigation du Grand Chérif, permit au monopole de se reconstituer par la suite. Les accords de ce type entre les agents des compagnies maritimes, les grands négociants et les autorités de la province se perpétuèrent avec quelques arrangements au cours des années 1890, en dépit de la proclamation impériale de 1894 sur la liberté des pèlerins de choisir leur compagnie maritime171. Ils mirent régulièrement aux prises les consuls, responsables des ressortissants des colonies européennes, avec le gouverneur ottoman et le Grand Chérif qui étaient rétribués par les compagnies et qui pouvaient user de leurs relations à Istanbul pour échapper aux contrôles et à d’éventuelles sanctions. Les tensions atteignirent un degré particulier au moment de l’attaque de 1895 sur les diplomates européens en poste à Djedda (chapitre i). Ces monopoles furent finalement acceptés, sauf pour les pèlerins indiens et malais, que l’administration coloniale britannique obligeait à prendre leurs tickets aller-retour avant le départ pour le Hedjaz.
Le recours à l’immobilier
137Le transport des pèlerins et le commerce du pèlerinage n’étaient pas les seules sources de bénéfices en période de crise. La poursuite des investissements immobiliers réalisés par l’élite de Djedda faisait toujours de la propriété immobilière un refuge appréciable. Elle permettait de mettre les bénéfices réalisés dans le négoce à l’abri des crises monétaires et des prélèvements plus ou moins obligatoires. Ces propriétés immobilières étaient de plus louées, notamment aux pèlerins attendant à Djedda leur départ pour La Mecque ou le navire du retour. Les plus spacieuses et les mieux situées étaient louées en bail aux diplomates.
138L’intérêt de cet investissement était accru par le régime de la propriété spécifique à la province. L’administration d’Abdülhamid II surveillait avec inquiétude l’acquisition de terres et de propriétés immobilières au Hedjaz par des musulmans qui n’étaient pas sujets ottomans. Les fonctionnaires du sultan dénonçaient régulièrement l’emprise des sujets étrangers sur les activités et les propriétés de l’Empire. Ils y voyaient un danger pour le contrôle par le sultan calife du plus sacré des « territoires bien protégés » de l’Empire, et un moyen d’ingérence pour les diplomaties européennes dans la gestion de la province. Le Conseil d’État prépara par conséquent un mémorandum en 1882 pour renouveler l’interdiction de toute acquisition immobilière par les musulmans indiens, algériens et russes, après un premier rappel en 1878. L’absence de recensement et de cadastre permettant d’enregistrer les propriétaires, liée à l’absence d’impôts, rendait cette interdiction difficile à appliquer. Les juges des tribunaux rechignaient à appliquer strictement ces mesures et à résister aux demandes des vendeurs et des acquéreurs. Le gouverneur du Hedjaz Osman Nuri Pacha dénonça encore en 1885 la passivité du gouvernement face au poids croissant des sujets étrangers dans la province. Il pointait en particulier les sujets javanais et indiens, qui restaient selon lui bien plus longtemps que le temps nécessaire au pèlerinage et profitaient de l’exemption fiscale propre à la province tout en étudiant dans les écoles de l’État172.
139Les dispositions particulières au Hedjaz permettaient aux négociants de louer au prix fort leurs propriétés aux étrangers. Un marché particulier concernait les consulats, obligés de louer pour leurs activités de larges bâtiments aux plus grands propriétaires de Djedda. En 1895, le consul français fit part au ministère de son projet de changer de bâtiment. Il signala que seul le vice-consul d’Autriche-Hongrie, négociant établi depuis une quinzaine d’années, avait pu conclure un long bail pour se faire construire une maison à l’européenne. On pouvait louer une telle maison pour 2 000 francs par an, d’après le montant indiqué par le consul pour l’un des bâtiments qu’il avait en vue. Les consulats d’Angleterre et de France étaient selon lui dans un état déplorable et aggravé par les récentes pluies. Le consulat de France fut alors déplacé dans l’une des maisons de la ville appartenant au négociant hadrami ‘Umar al-Saqqāf, selon des conditions particulièrement avantageuses pour le propriétaire. En 1909, le consul en poste rapportait que le loyer était passé des 60 livres sterling initiales à 100 livres sterling par an, un peu plus de 2 500 francs français, « de plus de deux tiers le plus fort loyer payé à Djeddah173 ». Le bâtiment était certes situé dans le quartier de Šām, mais selon le même rapport consulaire, le kaïmakam louait une maison similaire pour un loyer deux à trois fois inférieur. Le consulat d’Angleterre était quant à lui loué pour 120 livres sterling à cette date, et situé dans le même quartier de Šām, le « quartier le plus beau de la ville » en 1910-1911174.
140Bien que les indications en soient plus tardives, d’autres familles de négociants hadramis participaient à ce marché particulier. Au début des années 1920, ‘Abd al-Raḥmān Bā Junayd était le propriétaire du bâtiment où était établi le consulat de Hollande, pour lequel il réclamait en 1921 plus de 100 livres sterling de loyer annuel175. Quant à la famille Bā Nāja, elle possédait toujours en 1932 les maisons louées par les consulats d’Italie, de Turquie et d’Égypte176.
Le maintien du commerce avec l’Inde
141Les sujets javanais et indiens n’étaient donc pas les seuls à profiter de la réglementation particulière à la province des Lieux saints. Mais leur désignation par le gouverneur en 1885 coïncide avec la mention continue dans les sources de leurs activités commerciales au cours de ces années et avec l’essor des importations indiennes poursuivi jusqu’au milieu des années 1890. Un rapport consulaire sur le commerce du port de Djedda estimait encore en 1900 que les marchandises indiennes constituaient les deux tiers des importations, relativisant ainsi les changements apportés par l’ouverture du canal de Suez : « Fidèles à de très anciennes relations d’affaires avec des coreligionnaires de l’Inde, les Arabes ont continué à leur demander à peu près tout ce qui est nécessaire à leurs besoins d’ailleurs restreints177. » Le dynamisme des négociants indiens au Hedjaz et en particulier à La Mecque avait été remarqué par Christiaan Snouck Hurgronje lors de son séjour en 1885. À côté de leur négoce, l’orientaliste signala leurs activités de prêt. Dans ce domaine, les négociants hadramis étaient leurs premiers concurrents178. C’était aussi en raison des liens d’affaires avec les négociants indiens que les négociants hadramis, comme ‘Abd Allāh et ‘Abd al-Raḥmān Bā Nāja, furent sollicités à deux reprises par les autorités de la province en 1899.
142Le maintien du commerce avec l’Inde pendant la période de crise commerciale des années 1880-1890 ressort assez clairement dans l’omniprésence des négociants indiens dans la vie commerciale de Djedda. L’origine britannique de l’essentiel de notre documentation sur ce point accentue certainement cette impression. Bénéficiant de la protection consulaire britannique, et en position de force dans le négoce d’importation, les marchands indiens apparaissent comme un groupe solidaire et particulièrement actif au cours des années 1890.
143En 1896, ces marchands dénoncèrent le système de portage en vigueur sur le port de Djedda. Ils mirent en cause le comportement du chef de la corporation des porteurs (šayḫ al-ḥammālīn) pour réclamer le droit d’employer leurs propres porteurs179. Un accord passé devant le tribunal commercial de Djedda entre les marchands et les porteurs, dix ans plus tôt, stipulait en effet que les premiers avaient le droit d’employer les porteurs de leur choix, mais qu’en raison de la pauvreté des seconds, les marchands continueraient à recourir à leurs services selon une grille tarifaire consensuelle. Le document, signé par les autorités ottomanes, le qāḍī et le syndic des sayyids de la ville, comportait les tarifs adoptés pour chaque type de marchandise. La coutume avait été suivie et les porteurs de la corporation restaient de facto les seuls admis dans l’enceinte de la douane, d’où les marchandises pouvaient être enlevées une fois les taxes acquittées. En 1896, les marchands indiens protestèrent ensemble auprès du consul après que leurs marchandises eurent souffert des intempéries alors qu’elles étaient entreposées dans la douane. Ils accusaient le chef de la corporation d’avoir tardé à enlever leurs marchandises, de privilégier les négociants arabes et de pratiquer des tarifs trop élevés. Leurs protestations conduisirent au remplacement, temporaire, du chef de la corporation par le kaïmakam de Djedda.
144À la même époque, les marchands indiens se plaignirent aussi du négociant hadrami Sa‘īd Bā Jusayr. Né à Djedda et maîtrisant le droit ottoman, il était employé comme drogman du consulat britannique depuis 1890 au moins et représentait à ce titre le consul au tribunal commercial lors des affaires impliquant les négociants indiens. Son renvoi en 1900 et les explications données par le consul britannique révèlent la capacité de nuisance tout autant que l’influence du personnage, et son utilité pour le consulat britannique180. Ses rapports privilégiés avec les marchands indiens, en tant que négociant et représentant du consul devant les tribunaux de la ville, furent justement la cause de son renvoi. Sa‘īd Bā Jusayr avait usé de sa charge de drogman pour faire pression sur les négociants indiens avec qui il était en affaires. Il obtenait ainsi des marchandises à des prix inférieurs à ceux du marché et payait avec retard ce qu’il devait aux négociants indiens. Ces derniers craignaient, en le dénonçant, de s’aliéner celui qui les assistait au tribunal et auprès des autorités de la province. Quelle que soit leur nature, les relations de Sa‘īd Bā Jusayr avec les marchands indiens l’avaient assez enrichi pour qu’il investisse, lui aussi, dans d’importantes propriétés immobilières à Djedda. Il acheta ainsi la maison où le président du tribunal commercial de l’époque, Maḥmūd Nadīm, logeait et exerçait sa fonction181.
145Le maintien du commerce avec l’Inde est enfin visible à travers l’émergence et les activités à Djedda d’autres maisons marchandes spécialisées dans le commerce avec la colonie britannique. C’est le cas des ‘Alī Riḍā. La famille était probablement originaire de la côte iranienne du golfe Arabo-Persique, de la région de Linga. Zaynal, l’aîné, et son frère cadet ‘Abd Allāh (m. 1933) sont les deux premiers négociants de la famille ‘Alī Riḍā évoqués par les sources à Djedda. Ils s’établirent au Hedjaz dans le dernier quart du xixe siècle, selon les sources consulaires britanniques, dès 1284/1867-1868 selon l’historien Muḥammad ‘Alī al-Maġribī. Zaynal était sujet ottoman depuis « environ quinze ans » en 1908 ; il était alors l’un des principaux négociants et agents de compagnie maritime de la ville182. Zaynal ‘Alī Riḍā avait épousé la fille de l’agent du Grand Chérif à Djedda, ‘Umar Naṣīf, ce qui signalait son intégration à l’élite de la ville183. Comme son frère, il avait aussi pris une épouse dans la famille des Zāhid, une famille d’importants négociants de Bombay, probablement originaire d’Iran aussi. L’alliance entre les deux familles participait d’une stratégie commerciale poursuivie par les générations suivantes (chapitre v). Les fils de Zaynal continuèrent à résider régulièrement à Bombay : Yūsuf, né en 1885 ou 1889 et parfait persanophone, y résidait la moitié de l’année dans les années 1930 ; Muḥammad ‘Alī passait encore la plupart de son temps entre la France et l’Inde dans les années 1950184.
146Le profil de la famille de Zaynal et ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā est celui des marchands « entrepreneurs » qui diversifièrent leurs activités au-delà du seul commerce, grâce aux bénéfices réalisés dans le commerce avec l’Inde185. La diversification était quantitative, puisqu’elle résultait d’une accumulation de capitaux, et qualitative, puisqu’elle prenait la forme d’investissements dans la terre et dans les activités productives telles que l’industrie et l’artisanat, les transports maritimes et les services offerts à la population. Elle est illustrée par ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā d’une part, et Muḥammad ‘Alī ibn Zaynal ibn ‘Alī Riḍā d’autre part. ‘Abd Allāh, chef de la maison marchande Ḥajj ‘Abd Allāh ‘Alī Riḍā and Co., exerça en même temps les fonctions de kaïmakam de Djedda sous le règne du chérif Ḥusayn et au début du règne saoudien au Hedjaz.
147Son neveu, Muḥammad ‘Alī Riḍā, né à Djedda vers 1880, mit à profit le réseau familial dans le Golfe et en Inde, ainsi que sa connaissance de l’anglais et du persan acquise auprès de son père. Ses activités de négoce commencèrent avec son installation à Bombay, un peu après 1905. Muḥammad ‘Alī Riḍā commença par utiliser les capitaux confiés par des marchands pour l’exportation vers Djedda de marchandises indiennes, puis se spécialisa dans le commerce de la perle. Il s’approvisionnait dans les ports de Koweït, Dubaï et Bahreïn, où son cousin ‘Abd al-Ġaffār était aussi l’un des principaux négociants en perles. Muḥammad ‘Alī Riḍā intégra la pêche et l’exportation régionale des perles à une filière commerciale allant jusqu’aux consommateurs européens. Il ouvrit pour cela des bureaux de vente à Londres et à Paris, tandis que Bombay restait le siège de ses activités dans l’océan Indien. Il y passait encore dans les années 1950 une grande partie de son temps.
148Muḥammad ‘Alī Riḍā est surtout connu pour avoir fondé l’école al-Falāḥ à Djedda en 1905, et des écoles du même nom à La Mecque en 1911-1912, à Dubaï entre 1928 et 1930 et à Bombay en 1931-1932. D’après Muḥammad ‘Alī al-Maġribī, qui affirme rapporter les propos de Muḥammad ‘Alī Riḍā lui-même, l’idée lui en était venue à l’époque de la turquification entreprise par le régime des Jeunes Turcs, qui accentuait la place de la langue turque dans la seule école de Djedda, la madrasa rušdiyya186. Muḥammad ‘Alī Riḍā consacrait à cette école ce qui lui revenait des bénéfices de la maison marchande familiale où il travaillait et que dirigeait son père Zaynal. D’autres marchands de Djedda participèrent aussi au financement de l’école, par le biais de donations de numéraire ou de terrains, et par la fondation de waqfs au bénéfice de l’école187. Les activités commerciales de Muḥammad ‘Alī Riḍā étaient fortement liées au début de l’école, d’après Muḥammad ‘Alī al-Maġribī : le départ du marchand pour l’Inde, son engagement dans les échanges avec Djedda et le commerce des perles avaient eu pour seul objectif de financer l’école al-Falāḥ. La géographie des écoles recoupait quant à elle le réseau négociant de la famille ‘Alī Riḍā, de Djedda à Bombay.
149Dans ces sources consulaires qui leur accordent beaucoup d’importance, le commerce avec l’Inde apparaît très dynamique tout au long de la dernière décennie du xixe siècle. Les négociants indiens intervenaient dans la vie du port et pouvaient réclamer en groupe le dédommagement des pertes dont ils attribuaient la responsabilité aux autorités de la province. Les bénéfices du commerce avec l’Inde faisaient encore la fortune de négociants établis à Djedda, hadramis et non hadramis. Ils étaient réinvestis dans l’immobilier et, pour au moins un cas, dans une institution édilitaire. Le poids de l’Inde dans les sources et dans la vie économique de Djedda contraste avec la discrétion des établissements et des négociants européens.
L’éviction des maisons européennes ?
150Au cours des années 1880-1890, la ville de Djedda vit disparaître une grande partie de sa petite population européenne. Encore faut-il préciser que la catégorie « européenne » restait mal définie bien qu’elle recoupât souvent celle de « chrétienne ». Les Grecs n’étaient pas encore systématiquement considérés comme des Européens. Ils constituaient cependant toujours, comme en 1858, la plus grosse partie de la population chrétienne et sous protection consulaire européenne de Djedda. Quant aux sujets musulmans des empires coloniaux, ils étaient parfois comptés dans la population « européenne », en particulier quand il s’agissait de grands marchands.
151Si peu de chiffres précis sont disponibles sur la population européenne de Djedda à l’époque, le vice-consul de France à Djedda signalait dès 1881 la reprise en main du commerce de Djedda par les négociants arabes. Le développement de la navigation à vapeur et l’ouverture de lignes plus nombreuses et rapides entre l’océan Indien et la Méditerranée permettaient aux négociants de Djedda de communiquer plus facilement avec l’Europe et de se passer progressivement des intermédiaires européens pour leurs transactions188. Le cœur de l’activité des maisons européennes qui restaient était l’agence des compagnies maritimes qui desservaient Djedda, plus que le commerce en nom propre. C’était donc moins l’hostilité de la population à la présence d’une population chrétienne que l’évolution des échanges en mer Rouge et l’intégration croissante du port hedjazi au système économique mondial qui étaient les premiers motifs du faible nombre de maisons européennes à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle.
152En 1890, le vice-consul français recensait à Djedda neuf Italiens, six Anglais, cinq Français non musulmans, trois Maltais, un Hollandais, un Espagnol, et cinquante Grecs, diplomates compris. En 1906, son successeur ne comptait plus que trois négociants européens, tous trois agents de compagnies maritimes. En 1912, dix Européens habitaient Djedda, dont les six consuls, et douze à quatorze Grecs « généralement nés dans le pays et ne parlant guère que l’arabe189 ». Cette précision indique que le départ massif des résidents grecs, probablement à l’occasion de la guerre de 1897 entre l’Empire ottoman et son ancienne province, n’avait pas concerné les plus intégrés, désormais entièrement assimilés à la population de Djedda. Les quatre maisons européennes restantes, jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, étaient les maisons Robinson et Cie, Gellatly Hankey and Co., Livierato Frères et la maison Caracanda190.
153Cette présence faible n’était cependant pas une réelle éviction, tant le recours aux compagnies de vapeurs britanniques et au courtage des maisons européennes restait indispensable pour une partie des échanges internationaux des négociants arabes de Djedda. Ces derniers avaient toutefois repris en main le commerce local des marchandises européennes. Ils en gardèrent le contrôle après le retour de la croissance à partir de la fin des années 1890.
Ce que l’on ne sait pas
154Les négociants hadramis avaient établi de nombreuses relations d’affaires avec l’administration ottomane au Hedjaz. Les contrats de fourniture à l’armée, les prêts, la participation aux projets d’urbanisme et les entreprises commerciales auxquelles étaient intéressés des fonctionnaires ottomans formaient un ensemble de relations dont bénéficiaient mutuellement la notabilité marchande et l’administration ottomane. Ces relations étaient soutenues et parfois conditionnées par des relais à Istanbul. La famille Bā Nāja y envoyait l’un de ses hommes de confiance, un affranchi nommé Sufyān. Deux des fils de ‘Abd al-Raḥmān Bā Junayd poursuivaient leurs études à l’École des tribus en 1904. La présence d’une figure de l’establishment religieux rassemblé à Istanbul par le sultan telle que le sayyid hadrami Faḍl ibn ‘Alawī put aussi servir de relais auprès de la Porte et de Yıldız. Il y a là une partie du réseau des négociants hadramis de Djedda qui pourrait encore être éclairée avec les archives ottomanes : l’administration était par exemple assez bien renseignée pour refuser la gratuité de la scolarité des fils Bā Junayd, au motif que leur père n’avait pas assez participé aux efforts financiers pour le chemin de fer du Hedjaz et qu’il était trop riche.
155Le maintien de l’activité des navires à voile, dont la chute stoppa au début des années 1890, laisse penser qu’une partie des échanges restaient sous-enregistrés, ou échappaient totalement à l’enregistrement. C’était le cas des activités illégales, comme la contrebande, dont on découvre l’existence seulement lorsqu’elles furent empêchées et suscitèrent l’attention de l’administration, en raison de leur ampleur, de leur gravité ou de l’importance des personnes impliquées. Elle était essentielle pour des marchands confrontés aux limites posées par l’administration impériale à l’importation de certaines marchandises comme les monnaies étrangères ou au commerce des esclaves. Le négociant hadrami de Djedda ‘Abd Allāh Bā ‘Išin essaya ainsi pendant plusieurs années de récupérer 4 350 thalers qu’il avait introduits en contrebande et que la douane avait confisqués en 1892. Le Conseil d’État lui-même fut sollicité après le jugement rendu par le meclis-i temyīz de la province191. En 1911, celui qui était peut-être le fils de ‘Abd Allāh Bā ‘Išin fut à son tour soupçonné de s’être livré à la contrebande d’espèces monétaires envoyées par son partenaire, un autre négociant hadrami établi à Aden192. Les détails de l’affaire, exposés au consul par Muḥammad ibn ‘Abd Allāh Bā ‘Išin et les fonctionnaires ottomans de Djedda, montrent qu’il ne s’agissait pas d’un cas exceptionnel. Les endroits de la rade connus pour le débarquement clandestin portaient un nom spécifique connu à Djedda (Munkaba). Ce furent plutôt la somme et le statut des négociants concernés, capables de contester la décision de la douane et d’espérer recouvrer leur argent, qui firent de ce cas une affaire remontant à Istanbul. L’implication des négociants hadramis, l’importance des sommes en jeu et le réseau commercial que ces affaires laissent entrevoir indiquent qu’il s’agissait d’activités dynamiques, quoique discrètes, et nécessaires, quoique illégales, pour alimenter les ports rattachés à la province du Hedjaz en monnaies internationales. Elles étaient par ailleurs encouragées par la rivalité des puissances européennes et les conflits en mer Rouge (chapitre iv)193.
156Le commerce terrestre avec l’intérieur de la Péninsule et en particulier les liens avec le réseau caravanier reliant Djedda au Bilād al-Šām, au Najd et au golfe Arabo-Persique, est tout aussi peu documenté. L’insertion du port de Djedda dans ces échanges est pourtant attestée par la présence de familles marchandes du Najd, comme les Bassām, dans les institutions politiques de Djedda et du Hedjaz. Aḥmad al-Bassām fut ainsi membre élu du conseil d’administration du district de Djedda en 1887-1888 aux côtés des négociants hadramis ‘Abd al-Qādir Bā Dīb et Aḥmad Bā Zar‘a194. Sulaymān ibn ‘Abd Allāh al-Bassām faisait partie des notables de la province au début du xxe siècle, en tant que négociant et agent de l’émir du Najd (‘Abd al-‘Azīz Āl Sa‘ūd)195. La présence de cette famille impliquée dans les échanges caravaniers de la péninsule Arabique et dans le commerce avec le golfe Arabo-Persique et l’Inde atteste de la participation des négociants de Djedda à des échanges terrestres encore mal connus. Elle rappelle que le négoce auquel se livraient les marchands de Djedda ne se limitait pas aux échanges maritimes entre la mer Rouge et l’océan Indien.
157Comme les échanges empruntant les navires à voile, comme les activités qui échappèrent à l’enregistrement administratif et consulaire, le commerce avec l’intérieur de la péninsule Arabique fait partie des activités dont le dynamisme a probablement résisté à la crise. Il soumettait aussi les affaires des négociants de Djedda à d’autres aléas : les relations de la province du Hedjaz avec l’émirat des Rashīd, autour de Ḥā’il, et avec l’émirat celui des Sa‘ūd, qui reprirent Riyad en 1902 et menaçaient le Hedjaz.
4. CONCLUSION : LA REPRISE DES ANNÉES 1900
158En 1906, l’un des négociants de la famille Bā Junayd acheta à Djedda un navire à voile avec sa cargaison de poutres de bois, pour 2 100 roupies (environ 140 livres sterling), à un capitaine indien musulman196. Le propriétaire du navire, un négociant indien et sujet britannique établi dans l’archipel de Lamu, intervint pour faire annuler la vente qu’il n’avait pas autorisée. Le consul britannique à Djedda fit alors saisir le navire et remplacer le pavillon ottoman par le pavillon précédent, celui de l’État indien de Kutch. Le négociant hadrami refusa quant à lui de remettre la cargaison de bois, évaluée à 1 300 roupies. Il porta l’affaire au tribunal commercial de la ville, qui annula la vente du navire et condamna le capitaine indien à rembourser le prix d’achat du navire. Le tribunal confirma aussi le séquestre du bois au profit de Bā Junayd, qui les vendit à un autre marchand indien établi à Djedda. Entre temps, cette décision du tribunal fut rejetée par la cour consulaire qu’avait réunie le consul britannique.
159Il n’y eut aucun embrasement dans le port au sujet de cette affaire, qui rappelait pourtant étrangement l’étincelle de 1858. Le consul britannique lui-même ne releva pas la similitude, alors que les violences de 1858 n’avaient pas été oubliées. Il s’engagea dans une procédure de négociations entre les différentes institutions juridiques et commerciales de Djedda auxquelles il était habitué, pour défendre les intérêts des sujets de l’Empire britannique.
160En cinquante ans, l’atmosphère et la structure des échanges commerciaux avaient changé, sous l’influence de l’essor commercial puis de la crise que connut successivement le port de Djedda. Les transactions comme les différends entre les marchands hadramis et les marchands sous protection consulaire étaient devenus des affaires coutumières. Les contacts avec les consuls européens étaient réguliers, et les marchands hadramis comme les Bā Nāja et les Bā Jusayr avaient compris le bénéfice qu’ils pouvaient tirer de l’administration britannique dans l’océan Indien.
161Dans la rade de Djedda, les navires à vapeur étaient bien plus nombreux et les navires à voile plus rares. Le port avait perdu une grande part de son rôle de redistribution dans la mer Rouge. Les négociants ne pouvaient plus se passer désormais d’être présents ou d’entretenir des agents à Hodeïda et à Aden aussi bien, sinon plus qu’à Djedda. Les importations dépassaient désormais largement les exportations, ce qui aggravait le déficit commercial et exacerbait le besoin de numéraire pour solder les achats. Le pèlerinage, mais aussi d’autres trafics plus discrets n’en étaient que plus importants dans l’économie de Djedda et les affaires des marchands hadramis. D’après un chiffre fourni par W. Ochsenwald, qui contredit les estimations du Moniteur officiel du commerce français, les importations connurent même un pic étonnant en 1905, avec 2 494 000 livres turques de produits importés à Djedda, soit environ 57,5 millions de francs. Le chiffre s’accorde néanmoins au nombre particulièrement élevé des pèlerins arrivant par voie de mer – c’est-à-dire à Djedda pour l’écrasante majorité – cette année-là. Les 66 500 arrivées dans les ports du Hedjaz suscitèrent une hausse certaine des importations, synonyme d’appréciables rentrées pour les négociants197.
162L’essor des années 1850-1870 et leur association au pouvoir ottoman avaient permis aux grands négociants, comme les Bā Nāja, les Bā Ġaffār et les Bā Junayd, de renforcer leur emprise sur les institutions et sur l’espace de la ville et du port. C’est dans l’un de ces vastes caravansérails construits ou acquis par les négociants que la cargaison de bois avait dû être mise à l’abri par Bā Junayd, comme un autre Bā Junayd l’avait fait, en 1880, pour une cargaison et dans une affaire similaire. Le cadre de l’Empire ottoman était établi et les négociants hadramis avaient su en profiter pour intégrer les institutions politiques et décrocher d’intéressants contrats. Ils bénéficiaient aussi des aménagements réservés à la province des Lieux saints : une structure politique double sur laquelle ils pouvaient jouer pour défendre leurs intérêts, l’exemption des impôts et la tolérance pour la traite des esclaves africains.
163Pourtant, quelques traits des échanges commerciaux auxquels se livraient les négociants hadramis avaient perduré. Les échanges avec les négociants indiens continuaient de structurer le commerce maritime de Djedda, qu’il s’agisse des importations d’Inde ou des mouvements de redistribution plus régionaux. Les Bā Junayd pouvaient acheter la cargaison d’un marchand indien établi en Afrique de l’Est et apparemment gujarati, puis la revendre à un autre négociant indien établi à Djedda, sans susciter l’étonnement. Le réseau des marchands hadramis restait efficace dans ces échanges régionaux, où l’on utilisait la voile aux côtés des grands vapeurs pour continuer de commercer aux différentes échelles d’un système mondialisé.
164Le début du xxe siècle marquait pour le port de Djedda le début d’un nouvel essor commercial. Il était porté par la croissance rapide en volume et en valeur des importations, et par l’augmentation du nombre des pèlerins y débarquant jusqu’au début de la Première Guerre mondiale (annexe IV). Cet essor était général. Il touchait les échanges empruntant la vapeur autant que les échanges par voile, dont les volumes augmentèrent légèrement au début des années 1900. Il coïncide enfin assez nettement avec la reprise commerciale mondiale, dans l’Empire ottoman et en Inde particulièrement. Dans la colonie britannique, une période de moussons favorables à partir de 1901 rompit la série de mauvaises récoltes. Avec la reprise mondiale des échanges, elle favorisa le redémarrage des exportations et des importations jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, à l’exception des mauvaises récoltes de 1908-1909198.
165Au-delà de cette conjoncture, les facteurs de la reprise au Hedjaz sont plus mystérieux. L’insécurité des routes entre Djedda et La Mecque, et les mutineries ne disparurent pas complètement. En 1904, une nouvelle mutinerie de soldats syriens, qui réclamaient le paiement de leurs soldes et leur retour au foyer, terrorisa les souks de Djedda. Cette fois cependant, la mosquée où ils s’étaient réfugiés fut assiégée et attaquée par les autres troupes tenues en main par le vali199. Le nouveau Grand Chérif en 1905, ‘Alī ibn ‘Abd Allāh ibn ‘Awn, réussit à ramener l’ordre au sein des tribus grâce au versement des subsides et à la faveur d’une bonne série de précipitations. La province retrouvait donc une certaine stabilité politique, visible dans la longévité des Grands Chérifs et des gouverneurs ottomans, qui ne pouvait qu’être favorable aux échanges commerciaux200. Cette stabilité se prolongea jusqu’à la crise de 1908.
Notes de bas de page
1 D. Quataert, 1994, p. 828-829 ; Ş. Pamuk, 2009, xii, p. 109.
2 D. Quataert, 1994, p. 839-840.
3 W. Clarence-Smith, 2005.
4 CCC Djedda 2, consulat de France, Djedda, 19/08/1864.
5 CCC Djedda 2, consulat de France, Djedda, 10/11/1864.
6 CCC Djedda 3, consulat de France, Djedda, 5/02/1874.
7 CCC Djedda 4, vice-consulat de France, Djedda, 15/11/1881.
8 CCC Djedda 3, vice-consulat de France, Djedda, 16/02/1873 ; CCC Djedda 4, vice-consulat de France, Djedda, 22/12/1877.
9 CCC Djedda 3, vice-consulat de France, Djedda, 20/02/1871, 16/02/1873 et 5/02/1874 ; CCC Djedda 4, vice-consulat de France, Djedda, 28/01/1875 et 16/01/1876 ; L. Chantre, 2012, p. 181.
10 CCC Djedda 4, vice-consulat de France, Djedda, 10/01/1890.
11 H. Fattah, 1997, p. 207.
12 S. Ṣābbān, 2004, p. 91-92 et p. 244-245.
13 CCC Djedda 3, vice-consulat de France, Djedda, 10/04/1873.
14 FO 195-1314, British Consulate, Djedda, 8/09/1880, 14/09/1880 et 20/09/1880.
15 Actes d’achat de ‘Alī Bā ‘Išin et Ḥasan Jawhar, 28/04/1288 (17/07/1871), reproduits dans ‘A. al-Anṣārī, 1982 : annexes ; ‘A. al-Anṣārī, 1963, p. 179.
16 FO 195-2061, British Consulate, Djedda, 10/01/1899.
17 FO 195-2061, British Consulate, Djedda, 27/03/1899.
18 FO 195-1251, Lettre de Muḥammad Bā Nāja au consul britannique, 24/12/1879 ; FO 195-1482, British Consulate, Djedda, 3/09/1884.
19 L. Subramanian, 1996, p. 273-286.
20 Cl. Markovits, 1999, p. 891-892, et 2007, p. 114-115.
21 FO 195-1251, British Consulate, Djedda, 29/12/1879.
22 FO 195-2224, British Consulate, Djedda, 25/05/1906.
23 M. ‘A. al-Maġribī, 1982, p. 203-205.
24 Une branche du lignage Bā ‘Išin distincte de celle du marchand évoqué dans le paragraphe précédent.
25 FO 195-2198, British Consulate, Djedda, 18/03/1905.
26 G. Douin, 1937, p. 457.
27 CADN Constantinople 4 : vice-consulat de France, Djedda, 31/10/1888.
28 W. Clarence-Smith, 1988 ; J. Ewald, 1988.
29 Sur Midi dans les années 1920 : FO 686-28, British Consulate, Djedda, Jeddah Report, 1 au 20/01/1922 et 1 au 29/07/1923.
30 J. Miran, 2010 ; FO 685-1, Report on the Establishments Required to Carry on the Duties of HM’s Consul at Jeddah, 1879.
31 M. Oualdi, 2010, p. 385-386.
32 E. Toledano, 1982, p. 51 et p. 220-221 ; A. Buez, 1873, p. 38 et p. 107-108 ; Ch. Rigby, 1970, p. 335.
33 CADN Constantinople 4, vice-consulat de France, Djedda, 15/05/1879 ; CP Djedda 5, consulat de France, Djedda, 12/04/1889. L’esclavage resta important jusqu’à la crise de 1929 en Arabie Saoudite, où il ne fut aboli qu’en 1962 : R. Botte, 2010, p. 132-143.
34 R. Botte, 2010, p. 122-123 ; J. Miran, 2010, p. 675.
35 J. Ewald et W. Clarence-Smith, 1997, p. 290 ; W. Clarence-Smith, 2002 ; E. Toledano, 1982, p. 58.
36 FO 195-375, British Vice-Consulate, Djedda, 13/11/1855 et 4/08/1856.
37 CCC Djedda 1, consulat de France, Djedda, 19/01/1857.
38 Ph. Fargues, 2003, p. 31-32.
39 Dār al-waṯā’iq al-qawmiyya, ta‘dād al-nufūs, 2038-000052, 1264/1848, p. 522-524, et 2038-000058, 1285/1868, p. 285.
40 FO 195-1689, British Consulate, Djedda, 26/02/1890.
41 FO 686-103, British Agency, Djedda, 27/08/1923.
42 FO 686-103, British Agency, Djedda, 18/08/1924.
43 FO 686-104, Government House, Singapore, 15/07/1925, et British Agency, Djedda, 6/07/1925 ; E. Lee, 1991, p. 166-167 ; FO 686-104, Chief Secretary to the Government of Bombay, Political Department, 2/10/1925.
44 BBA Y PRK UM 5-59, 5/03/1300, cité dans S. Ṣābbān, n. p., p. 44.
45 J. -L. Miège, 1982.
46 45 % en 1878 et 43 % en 1880 d’après les rapports consulaires de ces années.
47 J. -L. Miège, 1982.
48 K. Chaudhuri, 1983 ; T. Albuquerque, 1985, p. 11-28.
49 J. Miran, 2009, p. 67.
50 C. Dubois, 2002, p. 63.
51 CCC Djedda 4, vice-consulat de France, Djedda, 15/11/1881.
52 CADN Constantinople 4, vice-consulat de France, Djedda, 31/10/1888.
53 S. Chiffoleau, 2012, p. 91.
54 C. Dubois, 2002, p. 64.
55 Hicāz vilāyet salnāmesi, 1309/1891-1892, p. 273.
56 S. al-Kindī, 2003, p. 393 ; copie de ṣak, Maḥkamat bandar Djedda, 25/07/1319 (27/11/1901), archives privées Bā Nāja.
57 FO 195-1251, British Consulate, Djedda, 29/12/1879.
58 CCC Djedda 4, vice-consulat de France, Djedda, 4/07/1876.
59 FO 195-1314, « Translation of Letter of Plaintiffs », 18/09/1880, et British Consulate, Djedda, 17/09/1880 et 24/08/1880.
60 FO 195-1482, British Consulate, Djedda, 3/09/1884.
61 CADN 2MI3247, vice-consulat de France, Djedda, 24/03/1873.
62 CADN 2MI3247, R. Jorelle, Djedda, à Messieurs Cowasjee Dinshaw et [ ?], Djedda, 20/10/1874.
63 CADN 2MI3246, R. Jorelle, Djedda, au gérant du vice-consulat de France, 29/07/1875.
64 A. Raymond, 1973, p. 301.
65 CADN 2MI 3235, consulat, Djedda, 9/03/1857.
66 V. Divekar, 1983.
67 Ch. Buckley, 1965, p. 564 ; E. Lee, 1991, p. 165 ; W. Clarence-Smith, 2002 et 2005.
68 FO 195-1730, British Consulate, Djedda, 28/04/1891.
69 S. al-Kindī, 2003, p. 359.
70 Cet accident, qui relève l’intérêt pour les assurances maritimes des négociants hadramis, fut rapporté dans les journées britanniques à Londres et Singapour. Il inspira l’un des passages du roman de Conrad, Lord Jim, dont les sources ont été étudiées par N. Sherry, 1966, p. 43-64.
71 CCC Suez 4, consulat de France, Suez, ministère, 5/11/1880.
72 G. Douin, 1937, p. 260.
73 J. -L. Miège, 1982, p. 94.
74 M. Pearson, 2000, p. 200 ; J. Miran, 2009, p. 74-77.
75 A. Villiers, 1948.
76 W. Clarence-Smith, 2002.
77 FO 195-1314, British Consulate, Djedda, 24/08/1880 et 8/11/1880.
78 J. -L. Miège, 1982, qui reprend l’analyse des consuls européens : CCC Djedda 4, vice-consulat de France, Djedda, 2/07/1879 et 15/11/1881.
79 D. Quataert, 1994, p. 830 ; Ş. Pamuk, 2009, p. XII-110.
80 CCC Djedda 4, vice-consulat de France, Djedda, 15/11/1881.
81 ‘A. al-Anṣārī, 1963, p. 178, et 1982, p. 280 ; W. Ochsenwald, 1984, p. 95-96.
82 R. Douin, 1936, p. 252-253 et 260, et 1938, p. 531.
83 CCC Djedda 4, vice-consulat de France, Djedda, 2/07/1879.
84 CADN 2MI3246, Jorelle, Djedda, 1/03/1875.
85 FO 195-1251, British Consulate, Djedda, 29/12/1879.
86 CADN Constantinople 5, consulat de France, Djedda, 24/01/1890.
87 S. Serels, 2012, p. 79-80.
88 FO 195-2126, British Consulate, Djedda, 15/11/1902.
89 J. Miran, 2009, p. 105.
90 FO 195-2126, British Consulate, Djedda, 15/11/1902.
91 F. Anscombe, 2009.
92 Ph. Khoury, 2003, chapitre ii ; L. Schatkowski Schilcher, 1985, chapitre iv.
93 E. Toledano, 1997 ; A. Meier, 2010.
94 S. Deringil, 1998, p. 12-13 et p. 31.
95 Y. Avci et V. Lemire, 2005, p. 95-97.
96 S. Yerasimos, 1992, p. 21 ; T. Kuehn, 2002, p. 336.
97 CADN Constantinople 3, kaïmakam, Djedda, au vice-consul de France, 26/03/1873 ; P. Sluglett, 2010, p. 539.
98 CADN Constantinople 4, vice-consulat de France, Djedda, 14/01/1877, et vali du Hedjaz à vice-consulat de France, Djedda, 16/12/1273.
99 CADN Constantinople 4, vice-consulat de France, Djedda, 20/12/1884.
100 CADN Constantinople 4, vice-consulat de France, Djedda, 5/04/1878, et vali du Hedjaz à vice-consulat de France, Djedda, 08/04/1878.
101 T. Kuehn, 2002, p. 331, et 2011, p. 13 et p. 80-89.
102 S. Chiffoleau, 2012, p. 190.
103 Ibid., p. 86 ; M. Sharif, 2014, chapitre vii.
104 S. Marufoğlu, 2002, p. 94-96 et p. 179.
105 Ph. Pétriat, 2014.
106 S. Marufoğlu, 2002, p. 119-123 et p. 196.
107 S. Ṣābbān, 2004, p. 52.
108 CCC Djedda 3, vice-consulat de France, Djedda, 6/03/1869.
109 S. Ṣābbān, 2004, p. 128.
110 Ibid., p. 202 et p. 214. Un keyse est une bourse de 500 piastres. Selon les taux de change renseignés par les consuls dans les années 1880, 2 000 keyse représentaient plus de 5 200 livres sterling.
111 CCC Djedda 3, vice-consulat de France, Djedda, 15/02/1869 et 3/03/1869.
112 C. Dubois, 2002 p. 66-67 ; J. Miran, 2009, p. 145-151.
113 La population était évaluée à 25 000 âmes. Hicāz vilāyet salnāmesi, 1306/1888-1889, p. 261-262 ; I. Rif‘at Bāšā, 1925, p. 22-24.
114 BBA Y PRK UM 6-59, 1/03/1301 (31/12/1883), dans S. Ṣābbān, n. p., p. 25.
115 Sur les composantes débattues d’un style architectural de la mer Rouge : D. Matthews, 1953 ; N. Um, 2008, p. 152-156.
116 P. Bonnenfant, 1991, p. 774-783 ; Id. et J. -M. Gentilleau, 1994 ; G. King, 1998, p. 32-51.
117 N. Um, 2009, p. 138-158.
118 Ces dispositions seront examinées dans le chapitre v.
119 H. Kazem Zadeh, 1912, p. 21.
120 Hicāz Vilāyet Salnāmesī, 1301/1883-1884, 1303/1885-1886, 1305/1887-1888 et 1306/1888-1889 ; S. Soydemir, E. Kemal et O. Doğan (éd.), 2008.
121 BBA DH SAİD 2-1032.
122 BBA DH MKT 2255-135, 5/06/1317 (11/10/1899), et BBA DH MKT 2283-12, 8/8/1317 (12/12/1899).
123 Ḥujja šar‘iyya, Maḥkamat bandar Djedda, 13/07/1250 (15/11/1834), archives privées al-Saqqāf. Le ḏirā‘est une unité de longueur mesurant 50 à 75 cm. Dans ce dernier cas, 392 aḏrā‘carrés équivaudraient à 294 m2.
124 Ḥujja šar‘iyya, Maḥkamat bandar Djedda, 28/01/1256 (1/04/1840), archives privées al-Saqqāf.
125 Ḥujja šar‘iyya, Maḥkamat bandar Djedda, 5/12/1271 (19/08/1855), archives privées al-Saqqāf.
126 Bayān al-‘aqqār al-waqf al-kā’in bi-Djedda [Liste des biens waqfs situés à Djedda], 23/12/1350 (31/3/1932), archives privées Bā Nāja.
127 Mustanad du majlis du syndic des sayyids Aḥmad Bā Hārūn, 16/02/1284 (19/06/1867), archives privées Bā Nāja.
128 Ḥujja šar‘iyya, Maḥkamat bandar Djedda, 12/04/1284 (13/08/1867), archives privées Bā Nāja.
129 A. Meier, 2002, p. 204.
130 A. Lespagnol, 1997, p. 735-754.
131 N. Hanna, 1998, p. 121-127.
132 J. Miran, 2012, p. 137 ; W. Clarence-Smith, 1997, p. 293, et 2005, p. 227 ; U. Freitag, 2002, p. 118-120. Pascale Ghazaleh fait une remarque similaire à propos des investissements immobiliers et des waqfs de Muḥammad al-Maḥruqī au Caire au début du xixe siècle : P. Ghazaleh, 2010, p. 363.
133 R. Ilbert, 1996, p. 135.
134 Ibid., chapitre v et p. 299-300.
135 BBA İ DH 872-69690, 26/02/1300 (6/01/1883) ; BBA İ DH 1041-81818, 3/11/1304 (24/07/1887) ; BBA DH MKT 2255-135, 5/06/1317 (11/10/1899).
136 BBA ŞD 447-38, 21/12/1328 (24/12/1910).
137 BBA DH MKT 1339-10, 19/08/1299 (6/07/1882), et FO 195-1314, British Consulate, Djedda, 14/09/1880. Au début des années 1880, d’après les taux de conversion fournis par les rapports consulaires, 135 000 piastres valent environ 750 livres sterling.
138 H. Fattah, 1997, p. 77-78 et chapitre ii.
139 BBA HR TO 259-30, 24/07/1880.
140 FO 195-1314, British Consulate, Djedda, 14/09/1880.
141 N. Um, 2009, p. 82-86.
142 FO 195-1313, British Consulate, Djedda, 2/03/1880 ; FO 195-1251, British Consulate, Djedda, 29/12/1879.
143 BBA Y PRK AZJ 10-84, 29/12/1302 (29/10/1885).
144 CCC Djedda 4, vice-consulat de France, Djedda, 2/07/1879, 15/11/1881 et 2/03/1886.
145 CCC Djedda 5, vice-consulat de France, Djedda, 10/11/1901.
146 A. Bagchi, 2003, p. 163.
147 D. Quataert, 1994, p. 830 ; Ş. Pamuk, 1984.
148 K. Chaudhuri, 1983, p. 835-836 ; B. Tomlinson, 1993, p. 53 et 74. Sur la dépréciation des monnaies en argent et donc des ġurūş dans l’Empire ottoman au xixe siècle : Ş. Pamuk, 1994.
149 CADN Constantinople 7, vice-consulat de France, Djedda, 8/06/1897 et 30/06/1897 ; FO 195-2027, British Vice-Consulate, 30/09/1898 ; FO 195-2061, British Consulate, Djedda, 4/03/1899 et 6/03/1899.
150 S. Chiffoleau, 2012, p. 189.
151 CCC Djedda 5, consulat de France, Djedda, 3/03/1899, 5/03/1899 et 8/03/1899.
152 CP Djedda 4, vice-consulat de France, Djedda, 19/07/1883 et 20/07/1883. Sur l’histoire politique de cette période au Hedjaz : W. Ochsenwald, 1984, p. 186-209.
153 CADN Constantinople 7, vice-consulat de France, Djedda, 2/07/1896, et CADN Constantinople 9, vice-consulat de France, 11/10/1901 et 29/11/1901.
154 FO 685-1, British Consulate, Djedda, 11/07/1879.
155 Mémoires de Sa‘īd ibn Muḥammad ibn ‘Ubayd Bin Zaqr, II, archives privées Bin Zaqr.
156 ‘A. al-Anṣārī, 1963, p. 178.
157 C. Dubois, 2002.
158 J. -L. Miège, 1982.
159 FO 195-2126, British Consulate, Djedda, 15/11/1902.
160 CADN Constantinople 4, vice-consulat de France, Djedda, 31/10/1888 ; CCC Djedda 4, vice-consulat de France, 10/01/1890.
161 M. Tuchscherer, 2003, p. 65.
162 CADN Constantinople 4, vice-consulat de France, Djedda, 31/10/1888 ; ‘A. al-Anṣārī, 1963, p. 178.
163 W. Ochsenwald, 1984, p. 189 ; B. Fortna, 2002 ; S. Somel, 2001.
164 FO 195-1943, British Consulate, Djedda, 17/01/1896 et 16/09/1896.
165 FO 195-2061, British Consulate, Djedda, 30/10/1899 ; Ph. Pétriat, 2014.
166 CCC Djedda 4, vice-consulat de France, Djedda, 10/01/1890.
167 FO 195-1482, British Consulate, Djedda, 27/09/1884 ; FO 195-2061, British Consulate, Djedda, 5/05/1899.
168 CADN Constantinople 4, vice-consulat de France, Djedda, 9/09/1888.
169 FO 195-1653, Abdurazzaq, Djedda, 15/05/1889.
170 W. Clarence-Smith, 2002.
171 W. Ochsenwald, 1984, p. 102-104.
172 S. Ṣābbān, n. d., p. 54-58 ; S. Deringil, 1998, p. 56.
173 CADN Constantinople 6, consulat de France, Djedda, 7/11/1895 et 4/12/1895 ; CADN Constantinople 9, consulat de France, Djedda, 18/02/1909.
174 H. Kazem-Zadeh, 1912, p. 21.
175 Consulat de Hollande, Djedda, 17/12/1921, archives de La Haye : copie consultée à la Dārat al-malik ‘Abd al-‘Azīz (Riyad) (référence : 39-1511).
176 Bayān al-‘aqqār…, 23/12/1350 (31/03/1932) et cahiers de comptes de ‘Abd al-Qādir Karāma Bā Nāja, 1350, p. 11-12, archives privées Bā Nāja.
177 CADN Constantinople 9, « Rapport sur le mouvement du commerce et de la navigation du port de Djedda en 1900 ».
178 Ch. Snouck Hurgronje, 2007, p. 6.
179 FO 195-1943, British Consulate, Djedda, 17/01/1896 et 16/09/1896.
180 FO 195-2105, British Consulate, Djedda, 16/09/1901.
181 FO 195-1767, British Consulate, Djedda, 14/12/1892.
182 M. ‘A. al-Maġribī, 1981, p. 140 ; FO 195-2286, British Consulate, Djedda, 7/11/1908.
183 FO 195-2083, British Consulate, Djedda, 25/01/1900.
184 FO 371-23275, Personalities in Saudi Arabia, British Consulate, Djedda, 10/06/1939 ; FO 371-114873, List of Personalities in Saudi Arabia, British Consulate, Djedda, 14/09/1955.
185 G. Gilbar, 2003, p. 11-14.
186 M. ‘A. al-Maġribī, 1981, p. 279-292.
187 ‘A. al-Anṣārī, 1963, p. 153.
188 CCC Djedda 4, vice-consulat de France, Djedda, 15/11/1881.
189 CCC Djedda 4, vice-consulat de France, Djedda, 10/01/1890 ; CADN Constantinople 9, consulat de France, Djedda, 20/11/1906 ; CADN 2MI3244, consulat de France, Djedda, 20/04/1912.
190 CADN 2MI3244, consulat de France, Djedda, 22/04/1912 ; W. Ochsenwald, 1984, p. 205.
191 BBA ŞD 584-25, 17/3/1312 (18/09/1894) ; BBA İ DH 1320-56, 19/09/1312 (16/03/1895).
192 FO 195-2376, British Consulate, Djedda, 20/03/1911.
193 C. Farah, 2002, p. 192-211.
194 Hicāz Vilāyet Salnāmesī, 1305/1887-1888.
195 I. Rif‘at Bāšā, 1925, p. 20.
196 FO 195-2350, British Consulate, Djedda, 30/05/1910.
197 Ochsenwald, 1984, p. 94. Les chiffres du Moniteur officiel du commerce français sont quant à eux étonnamment bas au regard de la conjoncture (24 400 000 francs d’importations) : CADN 2MI3244, Moniteur officiel du commerce français, 31 janvier 1907, p. 101. Pour le chiffre des pèlerins : FO 195-2198, British Consulate, Djedda, 19/07/1905.
198 Kirti N. Chaudhuri, 1983, p. 836.
199 CPC Nouvelle Série Turquie – Politique intérieure : Arabie, Yémen, consulat de France, Djedda, 14/03/1904.
200 Sur cette stabilité politique à la tête de la province : Ochsenwald, 1984, p. 209-215.
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