Chapitre II. 1858, l’émergence des marchands hadramis à Djedda
p. 71-124
Texte intégral
1Une série de tensions accompagnèrent l’essor commercial du port de Djedda et l’installation de marchands sous protection consulaire européenne au cours des années 1850. Ces tensions culminèrent le 3 et le 4 du mois de ḏū al-qi‘da 1274 (15 juin 1858), à un mois du début du pèlerinage. À la suite d’un accrochage au port qui implique le vice-consul britannique, les négociants arabes de Djedda et les fonctionnaires locaux se réunissent à la douane. Ils lancent une mobilisation de la population djeddawie pour effrayer le vice-consul et son homologue français. Parmi ces marchands réunis autour du kaïmakam dans le bâtiment de la douane, le soir du 15 juin, et parmi la foule des émeutiers, les Hadramis sont les plus visibles et les plus organisés. La mobilisation dégénère. Les consuls français et anglais et dix-huit marchands chrétiens et juifs sont tués ; le principal marchand indien, musulman, est lui aussi attaqué ; les établissements des marchands sous protection consulaire européenne sont pillés, et l’ordre n’est rétabli que par l’arrivée du gouverneur et de ses troupes le 20 juin. Le Cyclops, un navire de guerre britannique qui mouillait au large du port au moment de l’émeute, recueille les rescapés et, en pleine période de pèlerinage, menace de bombarder la ville – et la bombarde effectivement – pour obtenir la condamnation rapide de premiers coupables, désignés pendant l’été par une commission de notables locaux.
2La France, la Grande-Bretagne et la Sublime Porte envoyèrent chacune un commissaire pour participer à une commission d’enquête internationale sur les responsabilités des violences, décider des punitions et fixer les réparations exigibles de la population. L’enquête fut menée pendant l’automne et le compte rendu envoyé au début du mois de janvier 1859. Deux des principales figures de la société négociante djeddawie furent alors exécutées, et plusieurs des plus grands marchands de la ville exilés.
3Les événements de 1858 à Djedda présentent un double intérêt. Les sources arabes, ottomanes et européennes s’accordent pour dire que les grands marchands hadramis de Djedda en furent les principaux personnages, tout en divergeant nettement sur la réalité de leur action. Un faisceau exceptionnel éclaire donc le groupe des marchands de Djedda et le contexte urbain du milieu du xixe siècle, en profitant d’une rare variété de points de vue. Cette variété permet aussi d’étudier l’inscription des tensions de Djedda dans le cadre élargi de l’histoire de la mer Rouge d’abord, de l’Empire ottoman ensuite, et de l’océan Indien enfin.
1. LA FITNA DE DJEDDA
a. La ville et ses tensions
4Ce que les sources ottomanes décrivent comme les « événements [ḥādiseler] » de Djedda et les sources consulaires européennes comme le « massacre » des « chrétiens » fut raconté par Aḥmad ibn Zaynī Daḥlān et Aḥmad ibn Muḥammad al-Ḥaḍrāwī comme une « grave crise [fitna]1 ». Sous la plume des deux oulémas qui devaient se trouver à La Mecque en juin 1858, le terme de fitna a une résonance religieuse forte : les troubles dans lesquels l’unité des musulmans et leur respect de la Loi sont mis à l’épreuve2. Le terme est aussi celui qui fut employé en 1859 dans la version ottomane des conclusions de la commission désignée pour enquêter sur les responsabilités de l’émeute et justifiant l’exécution des deux principaux coupables3. Le texte insiste sur le viol de la protection accordée par la Loi islamique aux « protégés [musta’mīn] » étrangers dans le territoire impérial, et la révolte contre l’autorité impériale que constituait l’attaque de ces protégés. Al-Ḥaḍrāwī rappelle cette violation qu’il attribue, lui, à la méconnaissance par la foule des règles de protection des étrangers et des dhimmis4. Daḥlān est quant à lui plus circonspect dans ses critiques des émeutiers.
5Les sources ottomanes et le récit d’Aḥmad al-Ḥaḍrāwī s’accordent à décrire une foule constituée certes par les habitants de Djedda et des Hadramis, mais surtout par la canaille de la ville (esāfil al-nās, al-ra‘ā’min al-nās, al-ġawġā’) menée par quelques notables, au premier rang desquels ‘Abd Allāh al-Farrān, le muḥtasib de Djedda, et Sa‘īd Bā Ḥusayn al-‘Amūdī, décrit comme le chef (kabīr) des Hadramis de Djedda. Contrairement à ce que pourrait laisser croire l’attention particulière portée au rôle des grands marchands, les tensions de Djedda n’étaient pas le fait d’un petit groupe. Elles s’étaient étendues à une population beaucoup plus large, mobilisée par les notables et par un ensemble de rumeurs inquiétantes cristallisées sur la figure encore nouvelle des consuls européens et des marchands grecs qui résidaient à Djedda. Situons ces tensions dans le cadre de la population et de la topographie de la ville.
6Charles Didier estima la population de la ville entre 15 000 et 20 000 âmes au milieu du xixe siècle, chiffre très difficile à vérifier mais qui est corroboré par l’estimation du consul français en 1864 : « seize ou dix-huit mille âmes », avec 2 000 à 2 500 Indiens et Javanais5. Burckhardt estimait quant à lui la population de Djedda entre 12 000 et 15 000 âmes, mais précisait que ce chiffre était atteint pendant le mois qui précède le pèlerinage. Les chiffres fournis par Charles Didier et le consul français sont donc réalistes si l’on tient compte du développement commercial qui avait commencé à toucher Djedda6. Les éléments remarquables, à en croire les voyageurs, étaient d’abord les Hadramis et les Indiens, puis les Grecs, peu nombreux mais premiers résidents européens et chrétiens à Djedda, et enfin les consuls britannique et français. Dans ce qui restait une petite ville de l’Empire ottoman, le port, où les échanges commerciaux avaient lieu publiquement, où les protégés européens pouvaient faire valoir leurs privilèges commerciaux avec l’aide des consuls, et où les voyageurs européens remarquaient la présence des Hadramis, était le site des interactions entre les marchands et leurs concurrents.
7Ce qui frappe à la lecture des archives consulaires britanniques et françaises des années 1850, c’est la récurrence de tensions et la progressive structuration d’un rapport de force polarisé entre les consuls et leurs protégés (des marchands grecs et indiens surtout) d’une part, et les marchands hadramis d’autre part. La révolte de 1855 visait en partie l’ingérence des puissances étrangères représentées par les consuls de Djedda (chapitre i). D’autres incidents mirent aux prises les consuls avec, plus précisément, le groupe des marchands hadramis. En 1853, le groupe des Hadramis s’opposa à la location par le consul britannique d’une maison, pourtant accordée par le vali du Hedjaz ‘Izzet Pacha, pour servir de consulat7. Le différend est obscur puisque les échanges conservés n’expliquent pas les motifs de l’opposition des Hadramis à l’installation du vice-consul britannique dans une nouvelle maison. Que cette opposition fût liée aux pressions britanniques sur la Porte pour mettre fin à la traite en mer Rouge, ou qu’elle visât l’installation même d’un consulat britannique à Djedda, elle manifestait une première mobilisation efficace des Hadramis contre la présence consulaire britannique, en dépit de l’ordre venu d’Istanbul8. ‘Izzet Pacha dit lui-même craindre le pouvoir de nuisance à Djedda d’une « nation incivilisée » et d’un « peuple nombreux », dont il soupçonne un coup de force contre l’autorité ottomane.
8Le boycott mis en place autour des activités commerciales de Sava Moscoudi révélait leur poids dans les échanges maritimes de Djedda. La mobilisation de leur réseau par les marchands hadramis fut redoutable. Le consul britannique évoqua des courriers envoyés aux « frères et aux amis dans toutes les directions », et l’« intimidation » des autres propriétaires de sambouks pour « faire le vide » autour de la maison grecque sous protection britannique. L’un des motifs du conflit résidait dans une dette de Yūsuf Bā Nāja à un certain « Hodja [ḫawāja] Stephen », sujet anglais, qui pourrait bien être le vice-consul britannique luimême, Stephen Page, dont on sait qu’il possédait un établissement commercial à Djedda, détruit en juin 18589. Le rôle des Sava dans le financement des autres maisons européennes à Djedda explique peut-être l’association faite par les marchands entre le ḫawāja Stephen et la maison grecque. Sur ce différend commercial se greffa rapidement la question de la protection consulaire, qui permettait à Sava Moscoudi et ses associés de recourir aux services du consul pour défendre leurs intérêts, et d’échapper à la juridiction locale. Les marchands hadramis avaient en effet proposé de mettre fin à leur boycott contre l’engagement de la maison Sava de ne plus recourir à la juridiction du consul britannique et de soumettre ses plaintes à des arbitres choisis parmi les commerçants locaux10. Cette réclamation, que n’évoqua pas le consul britannique dans ses rapports, fut mentionnée par son collègue français qui remarque bien qu’elle visait le système de la protection consulaire lui-même.
9Les tensions franchirent un nouveau palier en 1857, à l’occasion d’un différend sur la nomination du chef de la corporation des négociant de Djedda (Bāš tujjār ou šayḫ al-tujjār) de Djedda pour lequel l’administration du grand vizir fut sollicitée. Le fait que les archives consulaires françaises et britanniques n’évoquent pas ce différend indique qu’il avait dû se produire dans le cercle des grands marchands et rester ignoré ou incompris des consuls européens.
10En août 1857, des marchands de Djedda adressèrent une pétition au vali de Djedda pour dénoncer les pratiques du Bāš tujjār de Djedda, le négociant indien Faraj Yusr (annexe VI). Il avait été nommé selon eux par le gouverneur précédent Kāmil Pacha de façon peu honnête et il était accusé de semer le trouble (fitan) entre les grands négociants (tujjār) et les marchands de détail (mutasabbibūn) ottomans et étrangers11. La pétition fait allusion à une série de contentieux connus de l’administration ottomane et opposant notamment la maison du ḫawāja aux marchands hadramis Bā Ḫadlaqī et Bā Nāja. Si le différend concernant le premier de ces marchands n’est pas précisé, la référence aux Bā Nāja porte clairement sur le boycott de l’année précédente au cours duquel Faraj Yusr avait été impliqué comme chef de la corporation des grands marchands. Il était intervenu devant le majlis (conseil) convoqué par le kaïmakam de Djedda pour lire à Yūsuf Bā Nāja et à la « corporation » des grands marchands la plainte de Sava Moscoudi, mais sa position n’est pas précisée par les archives britanniques12. L’accusation portée par les marchands de Djedda, selon laquelle Faraj Yusr n’avait pas défendu leurs intérêts, pointe ce qui avait dû être une position de neutralité ou de partialité pour les intérêts de Sava Moscoudi.
11La rédaction de cette pétition en 1857 s’explique par les tensions accumulées entre les marchands sous protection consulaire européenne et les marchands ottomans de Djedda, parmi lesquels les Hadramis semblent tenir le haut du pavé. Le nombre des signatures et des sceaux (20) indique qu’un effet de nombre était recherché, ce qui relevait d’une pratique classique de la pétition adressée au sultan ou à son administration. Sur les vingt signataires de la pétition adressée au gouverneur du Hedjaz et transmise à la Sublime Porte, quatorze sont des noms hadramis. L’ensemble des marchands qui seront impliqués dans les violences de l’année suivante apposèrent leur paraphe : Sa‘īd ibn Ḥasan (ou Bā Ḥusayn) al-‘Amūdī, ‘Umar Bā Darb, Yūsuf Bā Nāja, ‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār, ‘Abd Allāh Bā Hārūn qui est aussi chef du groupe des sayyids de Djedda (naqīb al-sāda). D’autres signataires comme Sa‘īd Bā Ḫadlaqī et Muḥammad Baġlaf appartenaient aussi à des familles impliquées dans les événements du 15 juin. Enfin, ce portrait de groupe est complété par la présence parmi les signataires de ‘Alī Bā ‘Išin, qui n’est pas mentionné en 1858, mais qui resta l’un des grands négociants de Djedda jusqu’au début du xxe siècle. Avec la contestation du rôle joué par le négociant indien et protégé anglais Faraj Yusr, la lettre adressée par les marchands de Djedda au gouverneur de la province et par lui à l’autorité impériale montre la cohérence du groupe des grands négociants arabes et musulmans de la ville. Dans ce groupe, le poids des marchands hadramis apparaît déjà prépondérant. L’émeute de 1858 permet de mieux en comprendre l’organisation.
La place des consuls européens
« En 1252 [1836] eurent lieu la première arrivée du consul des Anglais à Djedda et son installation. Un pavillon y fut érigé pour lui : c’était le premier pavillon érigé à Djedda – nous n’avons pas connaissance de leur installation à Djedda avant cela13. »
12Aḥmad al-Ḥaḍrāwī rapporte significativement l’arrivée des consuls comme l’événement qui précède directement la fitna de Djedda, dont le récit débute à la phrase suivante. La présence de ces pavillons de navire est attestée jusqu’au début du xxe siècle, à l’époque où de premières photographies permettent de voir les bâtiments consulaires européens à Djedda (photographie 2.1). Ces pavillons devinrent rapidement le symbole de la présence européenne et chrétienne pour les habitants de la ville, à en croire les menaces dont ils firent l’objet au moment de la révolte de 185514. Les consuls en froid avec les autorités provinciales ottomanes pouvaient aussi « amener » leur pavillon, comme le fit le consul britannique à la suite d’un différend avec le gouverneur en 185715.
13La progression britannique le long du trajet entre la Méditerranée et le Raj (Aden fut occupée en 1839, l’îlot de Périm à l’entrée de la mer Rouge en 1857) et la concurrence française touchaient les rivages de la mer Rouge comme les autres. Elles coïncidaient avec l’essor que la route de la mer Rouge prenait aux dépens de la route du Cap et au prix d’un transbordement des marchandises des deux côtés de l’isthme de Suez : un premier vapeur de la compagnie Peninsular and Oriental relia les Indes (Bombay) à Suez en 1837. Si l’East India Company entretenait depuis longtemps un représentant à Djedda, ce fut justement en 1838 qu’un consul britannique, Ogilvie, fut envoyé pour remplacer les marchands musulmans employés jusque-là16.
14Cette transition apparaît aussi dans la disparition progressive de consuls négociants après 1858. Mais l’association entre les activités consulaires et les activités marchandes, en particulier chez les diplomates britanniques à Djedda, contribua jusqu’à cette date à les associer aux autres marchands européens ou sous protection européenne. Elle permet de comprendre l’attaque conjointe des diplomates et des négociants en 1858. Aux yeux des habitants et des marchands de Djedda, ils devaient apparaître comme un groupe homogène. Le vice-consul Cole que rencontre Charles Didier en 1854 était l’agent commercial à Djedda de l’East India Company17. Le vice-consul Page, qui provoqua la fureur des marchands et travailleurs du port le 15 juin, était aussi le propriétaire d’un établissement commercial dont la valeur fut estimée à 52 250 dollars Marie-Thérèse (thalers) après sa mort. Il entretenait un employé au Caire18.
15Dans les années 1870 encore, le consul britannique George Beyts constituait une exception à la fin de cette double activité chez les consuls britannique et français, puisqu’il était l’associé et représentant à Djedda de la firme britannique Wylde, Beyts and Co. et servait d’agent à plusieurs compagnies maritimes. C’était d’ailleurs sur la recommandation de ses associés qu’il avait obtenu le poste consulaire19. En 1876, la firme avait fait l’acquisition d’un navire à Londres pour le compte de la maison hadramie Bā Nāja. Un différend entre Beyts et Muḥammad ibn Yūsuf Bā Nāja sur le montant à payer et les délais de paiement poussa le premier à user de ses prérogatives consulaires et à refuser de soumettre l’affaire au tribunal de commerce. Il entra dans une vive confrontation avec le gouverneur du Hedjaz. Selon le consul français qui rapporta cette affaire et qui blâmait le cumul des activités chez ses homologues européens, Beyts avait même demandé l’envoi d’un navire de guerre britannique20. Le cumul des activités diplomatiques et commerciales n’était cependant plus la règle après le milieu du xixe siècle, à l’exception du consul néerlandais dont le poste fut installé en 1869 ou 1872.
16La présence française suivit la même trajectoire que l’installation britannique. En 1843, le consul Fulgence de Fresnel arriva du Caire et remplaça lui aussi un marchand, bien qu’il ait écrit l’année précédente que la France n’avait pas encore d’intérêts commerciaux à Djedda21. La protection accordée aux sujets nationaux et à une clientèle locale était la fonction la mieux connue des consuls européens dans l’Empire ottoman. Elle permettait aux protégés de recourir à leur assistance lors de litiges avec l’administration ottomane ou avec leurs partenaires ottomans, en profitant des privilèges juridiques et commerciaux des capitulations. À Alep au même moment, lors de la mise en place du code commercial ottoman, l’entretien de liens continus avec le consul français à Urfa faisait par exemple partie des stratégies utilisées par la famille Coche pour recouvrer les prêts qu’elle avait accordés22. Les consuls français et britannique invoquaient régulièrement les traités commerciaux signés entre l’Empire ottoman et les États européens, celui de 1838 en particulier, pour minimiser l’imposition de droits de douane sur les marchandises de leurs protégés. Ils pouvaient en appeler pour cela directement au gouverneur ottoman, ou à Constantinople quand le gouverneur s’opposait à leurs réclamations. Fulgence de Fresnel s’opposa au gouverneur Osman Pacha sur cette question, ce qui entraîna l’interruption temporaire des visites mutuelles protocolaires en 184323.
17Sava Moscoudi recourait régulièrement à cette protection. En 1847, le consul français porta directement à l’ambassadeur de France à Istanbul la plainte de la firme Toma Sava and Co. contre les douanes de Djedda qui refusaient l’expédition de dix caisses de fusils en Abyssinie. Les autorités ottomanes provinciales exigeaient de consulter la Sublime Porte pour autoriser cet envoi, ce que le consul français décrivit, avec un peu de mauvaise foi, comme une entrave au commerce l’obligeant à porter « à l’autorité centrale […] les questions les plus simples, les questions déjà résolues par nos traités de la manière la plus explicite24 ». En 1856, c’est le consul anglais qui intervint pour mettre fin au boycott de la maison de Sava Moscoudi organisé par le négociant hadrami Yūsuf Bā Nāja (chapitre i). La correspondance du kaïmakam de Djedda à la fin des années 1880, Muḥammad ‘Ārifī Pacha, indique que la résistance aux pressions et aux ingérences des consuls était l’une des principales missions des fonctionnaires ottomans au Hedjaz, notamment lorsqu’il s’agissait de restreindre la protection consulaire25. Ce sont ces protégés consulaires qui constituèrent le noyau des victimes du 15 juin 1858. La forte composante grecque et chrétienne des protégés turcs attaqués, ainsi que la présence parmi ces protégés turcs de gens comme Antonio Moscoudi dont les frères étaient protégés anglais et français contribuaient à les associer aux protégés consulaires26.
18Le 15 juin 1858, l’incident qui allait susciter la mobilisation de la foule éclata au port au sujet du pavillon d’un navire, l’Irani, et donc de l’application ou non de la juridiction consulaire britannique. Les archives ottomanes et britanniques éclairent les enjeux du pouvoir que se contestaient les consuls et les autorités provinciales. À travers l’enchevêtrement des procédures, nous apercevons la souplesse des pratiques commerciales des marchands de la mer Rouge et de l’océan Indien, utilisant savamment la concurrence des systèmes juridiques en mettant à profit le caractère transfrontalier de leurs activités.
19L’Irani faisait partie des biens d’un marchand musulman décédé, né sur la côte du Malabar et établi à Calcutta et à Djedda : Ibrāhīm Jawhar. L’esclave affranchi de la mère d’Ibrāhīm, Ṣāliḥ, se vit confier les affaires commerciales, les navires, et la tutelle du fils d’Ibrāhīm Jawhar, Ḥasan, encore mineur à la mort de son père. Lorsque Ḥasan devint majeur, il participa aux activités commerciales comme partenaire de Ṣāliḥ pendant deux à trois ans, puis décida de rompre ce partenariat. D’après le kaïmakam de Djedda rendant compte du jugement du majlis convoqué en avril de la même année pour régler cette rupture, c’est à ce moment que Ṣāliḥ Jawhar décida de renoncer à la protection britannique (Ingiltere ḥimāyatesini terk edip) et de passer sous la protection ottomane, avec les biens qui lui avaient été reconnus à l’issue du jugement ; le navire Irani en faisait partie. À ce majlis, Faraj Yusr participa comme wakīl (agent) du vice-consul britannique alors absent, et le partage des biens paraît avoir été accepté par toutes les parties27.
20D’après le capitaine du navire britannique Cyclops qui mouillait dans la rade de Djedda, Ḥasan, le fils d’Ibrāhīm Jawhar, s’adressa alors au vice-consulat britannique pour contester le partage, et c’est pour échapper à la juridiction britannique que Ṣāliḥ décida de passer sous protection ottomane. Le capitaine anglais vint alors prêter main forte au vice-consul Page, qui contesta le verdict rendu par le tribunal local, monta publiquement à bord de l’Irani pour descendre le pavillon ottoman et faire saisir le navire par les marins du Cyclops. Une cour navale se réunit au consulat dans la journée du 15 juin, en présence de Ṣāliḥ et Ḥasan Jawhar, du vice-consul et de marchands indiens comme Faraj Yusr, qui affirmèrent avoir toujours connu l’Irani comme navire britannique. Ṣāliḥ Jawhar refusa de répondre à cette cour et exigea que l’affaire fût jugée à Calcutta. L’Irani fut confisqué28.
21Par bien des aspects, cette affaire rappelle les tensions de 1856. Elle illustre l’ingérence et le rôle croissant des consuls à Djedda, en particulier du vice-consul britannique en raison de l’importance du commerce avec l’Inde. Le différend est donc plus qu’anecdotique : il mettait en cause la juridiction locale et les pratiques des marchands intéressés au commerce de l’océan Indien. L’Irani était un navire remarquable. Avec 728 tonneaux et demi et une valeur de 70 000 roupies (environ 33 000 thalers), il ne pouvait passer inaperçu dans le port de Djedda au milieu du xixe siècle. Signe de la gravité de cette affaire et du rôle attribué aux consuls, le kaïmakam Ibrāhīm Aġā indiqua par la suite que le consul français avait été sollicité pour une médiation29. Selon le gouverneur du Hedjaz Nāmiq Pacha et selon Aḥmad Daḥlān, c’est lorsque le vice-consul Page monta à bord de l’Irani pour abaisser le pavillon ottoman en l’injuriant et en le foulant aux pieds que la colère des marchands éclata30. Avec le manque de respect pour le symbole impérial et le croissant de l’islam, le geste du diplomate britannique – s’il eut bien lieu – manifestait précisément l’ingérence des consuls que redoutaient et contestaient les marchands de Djedda.
22La présence du consul français, dont les intérêts commerciaux au Hedjaz étaient peu nombreux au milieu du xixe siècle et en grande partie limités à la protection de quelques marchands grecs, indique enfin qu’à la défense des intérêts économiques des protégés consulaires s’ajoutait la volonté de contrôler au plus près les activités des pèlerins et les conditions sanitaires du pèlerinage, au moment où s’agrandissait l’emprise coloniale sur les sociétés musulmanes. La proximité de La Mecque, interdite aux non-musulmans, et les craintes des puissances coloniales au sujet du rassemblement de musulmans du monde entier hors de leur atteinte favorisaient un climat de crainte dans lequel l’accusation de fanatisme revint régulièrement jusqu’à la fin du siècle. Elles facilitaient aussi la lecture confessionnelle des événements. Dès 1846, le consul Fulgence de Fresnel rapportait son sentiment d’être entouré par une « population fanatique » hostile à la présence chrétienne31. Pullen voyait dans les violences du 15 juin 1858 le résultat d’une aversion ancienne des musulmans pour l’installation de chrétiens à proximité des Lieux saints32. Dans le compte rendu qu’il fit de l’enquête, le commissaire français Sabatier estima que le projet d’un « massacre général des chrétiens à Djedda […] date du jour où, dans le but de mettre un terme aux vexations dont leurs sujets chrétiens étaient l’objet pendant le pèlerinage, la France et l’Angleterre prirent la sage résolution d’envoyer des consuls en Arabie33 ».
23Les marchands hadramis et ‘Abd Allāh al-muḥtasib étaient particulièrement redoutés. En 1856, après les premiers incidents opposant les marchands hadramis et le muḥtasib aux consuls, le consul français décrivait déjà les Hadramis comme un « peuple grossier, ignorant et fanatique entre les fanatiques ». En 1857, ces marchands furent décrits comme les personnes les plus hostiles à la présence consulaire, en particulier britannique, et comme la « caste la plus remuante et la plus fanatique de la Péninsule34 ». L’image redoutable des marchands hadramis illustre le peu de prise qu’avaient les consuls sur la société qu’ils découvraient encore et dont ils devaient rendre compte. Désemparés face aux règles locales et perturbés par les troubles qu’ils provoquaient eux-mêmes, l’attitude des consuls face à la population de Djedda en général, et face aux marchands hadramis en particulier, n’est pas sans ressembler à celle des marchands hollandais débarquant à Java, décrite par Romain Bertrand35.
Des factions urbaines : l’alliance avec le muḥtasib
24Le lecteur des archives des deux consulats britannique et français présents à Djedda dans les années 1850 ne peut qu’être frappé par le rôle récurrent attribué au personnage qu’est ‘Abd Allāh al-muḥtasib dans les tensions entre protégés européens et marchands arabes. La mémoire consulaire manifeste là une obsession continue, sans que d’autres sources permettent d’envisager ce personnage autrement que dans sa confrontation avec les diplomates européens. En 1855, il avait été accusé par les deux consuls de Djedda d’organiser avec les Hadramis et les « autres fanatiques » de la ville l’attaque des symboles de la présence consulaire, de réclamer l’expulsion des consuls et de leurs protégés, et d’avoir menacé le qāḍī (juge et président du tribunal) pour obtenir une fatwa déclarant contraire à l’islam la prohibition du commerce des esclaves36. Le groupe était alors décrit comme celui du « parti » à Djedda du chérif ‘Abd al-Muṭṭalib, motivé par son opposition à l’abolition du commerce des esclaves, d’après les consuls européens (chapitre i).
25Le muḥtasib est un personnage pittoresque de l’Islam médiéval. Auxiliaire du qāḍī auquel il était théoriquement subordonné, il était responsable de la régulation du commerce et de la police des marchés. La charge de maintenir du bon ordre que les sources ottomanes appellent iḥtisāb (ḥisba en arabe) fut affermée jusqu’en 1826 à Istanbul37. Bien qu’il soit parfois décrit comme le « fermier » des octrois, le fait que ‘Abd Allāh reçoive un petit salaire mensuel permet de penser que l’affermage était aussi terminé à Djedda. Les attributions précises de sa charge d’iḥtisāb ne sont pas précisées non plus38. L’image que donnent les sources consulaires du personnage de ‘Abd Allāh à Djedda est pourtant celle d’un homme dont l’action et l’influence ne se limitaient pas au contrôle des métiers de l’alimentation, de la qualité et du prix des produits exposés sur les marchés de la ville. Le consul français le décrit comme « chef de la police », ce qui tient à la fonction traditionnelle de la ḥisba dans le domaine économique et moral, qui pouvait amener le muḥtasib à faire intervenir les forces de police de la ville, et à contrôler une force de police spécialement dédiée à la tâche d’interdire le vice39. Ce rôle dans l’ordre urbain, renforcé par la notabilité et le poids économique de ‘Abd Allāh, lui permit par exemple en 1848 de faire évader le responsable d’une tentative d’assassinat sur le consul français Fulgence de Fresnel – un fait que la mémoire consulaire retiendra à sa charge. Il est aussi décrit comme le « fermier des octrois », et avait donc conservé la fonction traditionnelle de la répartition et du contrôle de l’acquittement de taxes, celles qui portent sur l’entrée à Djedda et la sortie des marchandises, et celles de l’ihtisāb portant notamment sur les corporations40.
26‘Abd Allāh est, à notre connaissance, le seul muḥtasib de Djedda à faire l’objet d’une telle attention par les diplomates européens. Cette visibilité tient à ce que son rôle en ville excédait ses fonctions officielles. L’enquête des commissaires dépêchés à Djedda en 1858 permet d’apprendre que ‘Abd Allāh était né en Haute-Égypte. Son père avait été boulanger et possédait une boutique, que ‘Abd Allāh revendit pour se lancer dans le négoce et, aux dires des diplomates britanniques, dans les malversations financières facilitées par ses fonctions41.
27Selon le vice-consul britannique, il avait été démis de son poste en 1854 pour avoir trompé l’administration ottomane dont il était fonctionnaire42. Le fait que l’on trouve à nouveau le même personnage en 1855 avec la même fonction rappelle les difficultés rencontrées par la Porte pour faire appliquer ses décisions et l’impossibilité pour l’administration de se passer d’un homme aussi influent au sein du milieu marchand de la ville. Son rôle dans la révolte de 1855, qui remettait en cause le contrôle ottoman, avait valu à ‘Abd Allāh d’être à nouveau exilé en 1856, à Massaoua. Il apparaît de fait comme douanier du port dans les rapports de l’agent consulaire français sur place en mai de la même année. À Massaoua, ‘Abd Allāh al-Farrān participait au gouvernement de l’île en lieu et place d’un kaïmakam accusé d’ivrognerie par l’agent consulaire qui, connaissant le rôle de ‘Abd Allāh à Djedda reconnut lui-même qu’il s’agissait d’un homme « capable quoique indigne43 ». La peine légère d’un exil à peu de distance dans un port très lié à Djedda, et la facilité avec laquelle ‘Abd Allāh reprit une activité officielle indiquent encore une fois que le muḥtasib possédait de solides appuis dans l’administration ottomane et la notabilité du Hedjaz, et qu’il savait se montrer utile au pouvoir ottoman en mer Rouge. L’exercice de la charge par son fils Muḥammad qui signa comme muḥtasib un document légal en 1879 corrobore cette hypothèse d’appuis familiaux solides au sein du pouvoir ottoman44. Il était le « personnage le plus considérable de Djeddah et par sa fortune et par sa position personnelle45 ». Les sources ne permettent pas d’être précis sur les fondements de son influence au sein du pouvoir ottoman. Mais dès août 1856, le nouveau gouverneur du Hedjaz, Maḥmūd Pacha, le nomma à nouveau muḥtasib de Djedda et maintint sa décision en dépit des protestations des consuls46.
28Dans leurs récentes actions face aux consuls européens, les marchands hadramis avaient eu recours à une proximité fonctionnelle avec le muḥtasib. Si l’on met de côté leur possible proximité idéologique quant à la présence des Européens à Djedda, les fonctions de ‘Abd Allāh le mettaient quotidiennement en contact avec les marchands : dans les marchés dont il devait contrôler le fonctionnement, les pratiques et les comportements, et au port où il intervenait lorsque les marchandises sortaient de la Douane.
29Au moment du différend sur le navire de Ṣāliḥ Jawhar dans la journée du 15 juin, le kaïmakam de Djedda réunit un conseil afin de rédiger un compte rendu de l’incident pour le gouverneur. Le soir, il convoqua le muḥtasib qui avait travaillé à la douane dans la journée. Le muḥtasib se rendit auprès de son supérieur avec le syndic des sayyids de Djedda, ‘Abd Allāh Bā Hārūn, le chef de la corporation des grands marchands, ‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār, tous deux hadramis, et d’autres marchands. À la réunion convoquée par le kaïmakam dans le kiosque de la douane, ‘Abd Allāh al-Farrān amena donc avec lui ceux qui géraient et animaient la vie économique du port et des marchés de Djedda, notamment ceux qui avaient une charge officielle reconnue par les autorités ottomanes et qui intervenaient naturellement dans les procédures judiciaires en tant qu’autorité religieuse et šāhbandar. D’après son interrogatoire, le muḥtasib avait transmis l’ordre du kaïmakam, lui-même encouragé par ‘Abd Allāh Bā Hārūn, de regrouper une foule de Hadramis au port pour « effrayer » le consul britannique qui avait porté atteinte au pavillon ottoman. ‘Abd Allāh était allé trouver Sa‘īd al-‘Amūdī, qui apparaît comme le chef des Hadramis47. Les commissaires britannique et français accusèrent ‘Abd Allāh et Sa‘īd al-‘Amūdī d’avoir mené la foule avec le soutien des grands marchands hadramis et du syndic des sayyids contre le consulat britannique.
30La relation entretenue par ‘Abd Allāh avec les négociants découlait aussi d’une communauté d’intérêts puisqu’ils exerçaient tous des activités négociantes. Au moment de son exécution, la valeur des affaires et du patrimoine que reprirent les fils du muḥtasib fut évaluée à 500 000 thalers, dont une grande quantité de propriétés immobilières situées à Djedda et à La Mecque et un navire servant aux échanges avec l’Inde. Ces activités commerciales faisaient du muḥtasib l’un des grands marchands de Djedda. Il était l’un des partenaires et concurrents des marchands indiens comme Faraj Yusr, et grecs comme Sava Moscoudi, mais aussi des marchands hadramis qu’il retrouvait sur l’opposition aux ingérences consulaires dans les activités commerciales – qu’il s’agisse du commerce des esclaves, de la protection ou de la juridiction consulaire. Les lignes de fracture du milieu négociant à Djedda ne recoupaient cependant pas plus les frontières ethniques qu’elles ne correspondaient aux appartenances religieuses. Plusieurs signes indiquent en effet que le parti pris par le muḥtasib et ses alliés hadramis fut rejeté par d’autres marchands musulmans de Djedda bien qu’ils n’aient pas bénéficié, eux non plus, des avantages juridiques et commerciaux des protégés consulaires.
Des factions urbaines : les divisions de l’élite négociante de Djedda
31Le soir du 15 juin 1858, une foule importante se joignit par opportunisme ou par conviction idéologique aux attaques et au pillage des consulats et des établissements sous protection consulaire britannique et française, mais une autre partie de la population s’y refusa. Après avoir été soupçonné par les commissaires, ‘Abd Allāh Naṣīf fut d’abord défendu comme tous les autres suspects par le vali Nāmiq Pacha. Il fut ensuite reconnu qu’il avait porté secours à Faraj Yusr et empêché le pillage de la maison du négociant indien située en face de la sienne et à distance des principaux lieux de l’émeute, concentrée sur les consulats et l’actuel sūq al-Nadā48. ‘Abd Allāh Naṣīf était pourtant lui aussi un important marchand de Djedda, qui participait notamment au transport de pèlerins et au commerce avec Java avec deux navires sous pavillon ottoman qui revinrent en mai 1859. Le premier transportait 300 pèlerins, des planches, des poutres et du bois précieux, mais aussi des colis de fer-blanc, d’étain, des balles de manufactures (cotonnades), 107 sacs de sucre et 64 de sucre candi, 110 sacs de poivre, etc. Le second, de plus petite capacité, conduisait 55 pèlerins, et du bois sous diverses formes49.
32La fonction particulière de ce notable, que Nāmiq Pacha décrit comme « très âgé », « incapable de se mêler à de telles affaires », « très charitable » et « hospitalier », fournit une explication plausible à son attitude. ‘Abd Allāh Naṣīf était en effet l’agent (wakīl) à Djedda du Grand Chérif Muḥammad ibn ‘Awn, qui avait remplacé deux ans plus tôt son rival le chérif ‘Abd al-Muṭṭalib. Le monopole de ce poste par la famille Naṣīf de façon presque continue pendant toute la durée des chérifats du clan ‘Awn, jusqu’à Ḥusayn ibn ‘Alī ibn Muḥammad ibn ‘Awn (r. 1908-1916), indique une alliance forte entre la famille Naṣīf et le clan chérifien. Cette alliance contraire aux choix manifestés par les grands marchands hadramis et le muḥtasib pouvait être l’une des raisons de l’attitude de ‘Abd Allāh Naṣīf. Sa proximité géographique et peut-être affective et commerciale avec le négociant indien favorisait au moins la décision de le secourir.
33Les archives britanniques contiennent une liste de personnes signalées par les rescapés de l’émeute pour l’aide qu’elles leur ont apportée. Elle ne comporte pas d’esclaves, et aucun nom de forme hadramie. Fait notable aussi, aucun travailleur du port n’est présent, à l’exception du capitaine du port, un fonctionnaire ottoman accusé par les émeutiers d’être favorable aux marchands européens. Aux côtés de ‘Abd Allāh Naṣīf prennent place deux tenanciers de café, un chausseur, une femme (« Nedda ») propriétaire d’un ḥawš (ḫan ou caravansérail) dont les appartements étaient loués en partie à des protégés européens. On y trouve aussi des fonctionnaires ottomans, comme le directeur des entrepôts gouvernementaux, et quelques officiers dont l’attitude contrastait avec la passivité du reste de la garnison de Djedda. D’autres personnes enfin avaient abrité des protégés européens dans leur maison, leur appartement, ou manifesté leur réprobation à l’égard des violences. « Said Mohamed-el-Shamy » était par exemple allé trouver le kaïmakam à la douane pour l’exhorter à calmer les émeutiers. Empêché de parler par le négociant hadrami ‘Umar Bā Darb et ignoré par le kaïmakam, il était rentré chez lui.
34De l’attaque de Faraj Yusr, on ne peut affirmer qu’elle était souhaitée par les marchands hadramis. Mais leur accusation et la contestation de ses activités l’année précédente, ainsi que son rôle dans l’affaire de l’Irani le mettaient en opposition à ce groupe de marchands. Sa protection par un autre grand négociant, ‘Abd Allāh Naṣīf, recoupait peut-être elle aussi le clivage politique déjà exposé. Avec l’attitude d’autres habitants de Djedda comme celle de « Said Mohamedel-Shamy », elle donne une image plus complexe et vraisemblable de la place des marchands hadramis dans la société de Djedda et au sein du groupe des grands marchands. Comme à Damas au moment de la crise du milieu du xixe siècle, les tensions manifestées par les violences de 1858 structuraient des factions rivales50. ‘Abd Allāh al-muḥtasib et les Hadramis apparaissent comme les hérauts de l’une de ces factions, que l’émeute de juin 1858 puis sa lourde répression placent sous une rare lumière.
b. Une émeute polysémique : la mobilisation d’une population urbaine
Des récits aux sources : raconter et comprendre l’émeute
35Si le déroulement général de la journée et de la soirée du 15 juin 1858 fut clairement établi, l’origine de l’émeute et les responsabilités firent quant à elles l’objet d’un vif débat entre les autorités ottomanes du Hedjaz et les commissaires français et britannique qui accompagnaient le commissaire envoyé par la Sublime Porte. Elles contrastent avec le récit que présentèrent Aḥmad ibn Zaynī Daḥlān et Aḥmad ibn Muḥammad al-Ḥaḍrāwī, les deux seules sources arabes et locales sur cet événement.
36La condamnation en août de onze suspects, jugés par un majlis de notables, et des trente-cinq individus « plus ou moins compromis », emmenés par le commissaire ottoman Ismā‘īl Pacha à Constantinople, ne satisfit pas les commissaires. Les têtes étaient jugées trop « obscures » pour être véritablement responsables, et l’affaire paraissait avoir été réglée en « famille » par des notables qui n’avaient fait que sacrifier leurs « esclaves51 ». Le compte rendu de l’enquête menée par les notables et les autorités locales, aboutissant aux premières condamnations, avait été signé par ceux qui allaient rapidement devenir les principaux suspects aux yeux des commissaires envoyés depuis Istanbul : le négociant Salīm Sulṭān, ‘Abd Allāh le muḥtasib, ‘Abd Allāh Naṣīf, Faraj Yusr, ‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār, ‘Abd Allāh Bā Hārūn, ‘Abd Allāh Efendi et Aḥmad Efendi tous deux anciens juges de Djedda, le juge ‘Abd al-Qādir, Ḥasan Bey, colonel d’artillerie, Ibrāhīm Aġā le kaïmakam, Aḥmad Aġā le directeur des entrepôts gouvernementaux, Sa‘īd al-‘Amūdī, sayyid Bakrī Šāmī, Sa‘īd Baġlaf, ‘Umar Bā Darb, Yūsuf Bā Nāja, et d’autres noms de marchands et de fonctionnaires ottomans52.
37La commission voulait établir les responsabilités de ces notables eux-mêmes, et en particulier de ceux qui s’étaient réunis le soir du 15 juin autour du kaïmakam dans le bâtiment de la douane. Elle tint surtout à démontrer la préméditation par les notables musulmans des violences auxquelles l’incident du pavillon de l’Irani avait selon eux servi de prétexte. La démonstration d’un complot, qui s’appuyait essentiellement sur le rôle de ces notables dans les tensions précédant l’émeute de 1858, guidait l’enquête des commissaires français et britannique et leur servait de clé de lecture. Les deux diplomates refusaient de reconnaître à l’incident de l’Irani la moindre valeur explicative, tout comme ils ne se satisfaisaient pas des condamnations du mois d’août. Nous retrouvons le motif de la « grande conspiration » en Inde53. Comme dans la salle des Audiences du Fort rouge de Delhi où l’on jugeait la même année Bahadur Shah, accusé d’avoir organisé la révolte de 1857, le complot mis au jour par le récit des commissaires l’emportait par sa simplicité, sa capacité à rendre rationnelles la paranoïa des diplomates à Djedda et l’horreur suscitée par les meurtres. Il se fondait sur la place réelle des marchands hadramis et du muḥtasib. Elle permettait de présenter un récit dont les personnages étaient déjà connus pour leur hostilité à la présence « chrétienne » au Hedjaz.
38Dans le récit qu’il fit de l’attaque du consulat de France, le chancelier français Emerat affirme que l’accident de l’Irani ne fut qu’un « prétexte » au projet « formé secrètement » de chasser les chrétiens du Hedjaz. Dans une seconde lettre adressée au consul général Sabatier, il dit avoir signalé au vali Nāmiq Pacha, dès le matin de l’arrivée de ce dernier à Djedda, « Abdallah Djoher, Hussein Djoher, Abdallah Motessob Sheik, Sader Baquaroun [le sayyid ‘Abd Allāh Bā Hārūn], le Chef des Négociants [‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār], et enfin le représentant du Grand Chéreef [‘Abd Allāh Naṣīf]54 ». Emerat, qui avait subi l’attaque dans le consulat de France où il avait reçu le secours du kaïmakam, visiblement dépassé par la violence des émeutiers, englobe dans son accusation l’ensemble des grands marchands impliqués dans l’affaire de l’Irani, au prix de quelques confusions. Il est fort possible que ces noms lui aient été indiqués par les autres négociants chrétiens ou juifs rescapés de l’émeute et ramenés en Égypte. C’est en effet après avoir recueilli les témoignages de ces derniers que le capitaine du navire britannique exigea de Nāmiq Pacha une enquête sur la responsabilité de « Salih Said Ben Djohur [Ṣāliḥ Jawhar], Sheikh Abdalgafar [‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār], Abdallah Moutessib, Said Cagalif [s’agit-il de Sa‘īd Baġlaf ?], et Sheikh Ali Bas Ibrahim [?], Cadri Mollah [le qāḍī de Djedda : šayḫ ‘Abd al-Qādir]55 ». La liste qui recensait les personnes présentes autour du kaïmakam à la douane s’affina par la suite56. Elle aboutit, lors des condamnations en 1859, à une liste dont nous avons déjà rencontré la quasi-totalité des noms à l’occasion de l’examen des tensions des années 1850, notamment parmi les signataires de la pétition des négociants de Djedda demandant la fin de l’exercice par Faraj Yusr du poste de šayḫ al-tujjār en 1857.
Exécutés à Djedda le 12 janvier 1859
– ‘Abd Allāh al-Farrān, « muḥtasib »
– Sa‘īd Bā Ḥusayn al-‘Amūdī, « cheikh des marchands hadramis »
Condamnés à la prison et envoyés à Istanbul en janvier 1859
– Ibrāhīm Aġa, « kaïmakam »
– ‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār, « šāhbandar des marchands ottomans »
– Yūsuf Bā Nāja, « marchand »
– ‘Umar Bā Darb, « marchand »
– Sa‘īd Bāġlaf, « marchand »
– Ṣāliḥ Jawhar, « marchand »
– ‘Abd Allāh Bā Hārūn, « marchand » [et šayḫ al-sāda]
– Sa‘īd Bakrī al-Šāmī, « marchand »
– Ḥasan Bey, « colonel »
– Muṣṭafā Aġa, « capitaine des bashi-bazouks »
– Cheikh ‘Abd al-Qādir, « qāḍī de Djedda »
En fuite avant l’enquête « avec la connivence des autorités locales »
– Ṣāliḥ Bā Ḫadlāqī, « marchand »
– Jāsur Ḥasanī, « marchand »
– ‘Alī Bā Sabrayn, « marchand » et « reconnu par les Hadramis comme leur mufti »
Source : FO 195-581, Memorandum – British Claims, Ayrton, Pera, 26/11/1859.
39Le vali du Hedjaz, Nāmiq Pacha, accusé par les commissaires français et britannique de gêner l’enquête et d’influencer le commissaire ottoman, s’opposait quant à lui point par point à ce récit. Dans sa correspondance avec le capitaine Pullen, le vali maintint que c’était l’attitude provocante du vice-consul britannique au port qui avait suscité la colère de la foule présente et entraîné les débordements à l’origine du meurtre des consuls et des dix-huit autres victimes57. Sa défense des notables soupçonnés apparaissait d’autant moins crédible aux commissaires qu’ils insistaient, eux, sur sa négligence, son peu d’empressement à venir mettre de l’ordre à Djedda avant le 20 juin, et les soupçons de sa corruption par les notables de la ville58. Le commissaire français et le capitaine anglais ignoraient, ou passaient sous silence, le fait que l’époque était celle du pèlerinage et que la sécurité de La Mecque et de la route des pèlerins était l’une des missions principales du gouverneur. Leurs soupçons manifestent l’imperméabilité de la société locale aux yeux des diplomates et notamment des jeux de pouvoir qui rendaient les autorités ottomanes locales et les élites marchandes dépendantes les unes des autres, et qui faisaient des tensions des années 1850 bien plus qu’un affrontement entre musulmans fanatiques et chrétiens européens59. Ces soupçons contribuèrent à associer ces autorités locales aux marchands hadramis et au muḥtasib dans la responsabilité des violences puis à les rendre coupables d’en avoir protégé les organisateurs60. La proximité du vali et du kaïmakam avec les marchands accusés fait aussi ressortir par contraste la sévérité avec laquelle la Sublime Porte punit les coupables désignés par l’enquête. Le muḥtasib fut démis dès l’automne sur un ordre exprès de la Porte, avant d’être condamné à mort et exécuté sur la place de la douane en janvier 1859. Le kaïmakam fut condamné à la prison et envoyé à Istanbul, et les marchands accusés envoyés en exil sur l’île de Chypre. Cette sévérité n’était pas le seul résultat des pressions européennes sur la Porte et des commissaires français et britannique sur leur collègue ottoman. Elle tenait aussi au contexte de réaffirmation de l’autorité de la Porte au Hedjaz. La déclaration en arabe et en osmanlı placée en tête du dossier de l’enquête explicite les motifs de cette condamnation sévère pour la provocation de crises (futun) et d’actes séditieux (al-umūr al-muġāyyira li-l-šar‘). L’atteinte à l’amān accordé par l’Empire aux sujets étrangers est nettement rappelée, tout comme l’infraction que constituait le meurtre de sujets ottomans61.
40Les récits d’Aḥmad ibn Zaynī Daḥlān et d’Aḥmad ibn Muḥammad al-Ḥaḍrāwī présentent une vision sensiblement différente, bien qu’ils adoptent aussi une lecture confessionnelle, symétrique de celle des diplomaties française et britannique62. Pour les deux oulémas vivant à La Mecque en 1858, l’origine des violences fut bien l’incident de l’Irani et l’attitude irrespectueuse du vice-consul britannique envers le pavillon ottoman. C’est avec ce différend que Daḥlān commence les premières lignes de son récit, tout comme al-Ḥaḍrāwī. Le spectacle du vice-consul descendant le pavillon, le piétinant et l’insultant provoqua selon le premier la colère des musulmans de Djedda, sans que soit alors mentionnée une quelconque intervention des notables ou du kaïmakam. Les critiques de Daḥlān apparaissent au moment d’évoquer l’enquête menée avec une « ruse maligne » par les commissaires européens. Mais elles touchent aussi les notables qui se dénoncèrent et s’accusèrent mutuellement, pavant la voie à leur propre condamnation et favorisant ainsi l’ingérence des puissances chrétiennes dans le pays des Lieux saints. Le bombardement violent de Djedda qui poussa la population à fuir ne fut interrompu selon l’auteur que par l’arrivée à Djedda d’une délégation menée par les oulémas et dignitaires religieux mecquois qui entamèrent des négociations avec le capitaine du navire britannique. Après avoir rappelé le spectacle désolant des condamnations à mort, Daḥlān clôt significativement son récit en évoquant le projet des commissaires européens d’entrer à La Mecque – heureusement empêché par le nouveau Grand Chérif.
41Aḥmad al-Ḥaḍrāwī insiste quant à lui sur le rôle de la foule et des éléments étrangers en son sein. Il s’agit d’une perspective classique sur les violences exprimées en termes confessionnels, rappelée par Bruce Masters pour les historiens alépins faisant l’histoire des violences de 185063. À Djedda aussi, le petit peuple et les étrangers qui s’en prirent à « toutes les catégories de gens en contradiction avec la religion de l’islam » violèrent par ignorance les convenances et la loi religieuse qui protégeaient les étrangers et les dhimmis. Comme Daḥlān, al-Ḥaḍrāwī rappelle que c’est une délégation des élites mecquoises qui vint mettre fin au bombardement et aux désordres de Djedda.
42Dans ces deux récits proches par l’espace et le temps des événements, l’identification religieuse des groupes qui s’opposèrent lors de la fitna de 1858 (les naṣārā face à l’« islām ») présente une perspective explicative peu étonnante pour des oulémas mecquois et que l’on retrouve pour les autres violences communautaires de l’époque dans l’Empire ottoman. Cette perspective constitue le récit symétrique du récit proposé par les commissaires français et britannique. Mais elle laisse aussi apercevoir des tensions plus profondes, opposant d’abord une ḫāssa (élite) savante et religieuse au petit peuple. Elle met en évidence le rôle de l’élite mecquoise face à l’attitude de marchands djeddawis cosmopolites mettant en péril le Hedjaz, faisant le jeu des puissances chrétiennes, et dont les Hadramis étaient les représentants.
La foule des émeutiers
43La mobilisation d’une foule est un aspect souvent ignoré dans les sources comme dans les études sur les mouvements de révolte en milieu urbain. Elle n’est mentionnée que pour être attribuée au seul rôle des notables, des leaders politiques et religieux tels que les a définis Albert Hourani dans leur rôle d’intermédiaire entre l’État et ses représentants d’une part, et la population d’autre part64.
44Dans un article de 1989, Juan R. I. Cole tente de réévaluer le rôle de la foule dans l’émeute de 1882 à Alexandrie, en étudiant notamment les listes égyptiennes des condamnés. Juan Cole voit dans ces « classes moyennes » de soldats, de petits officiers et fonctionnaires, de marchands et d’employés mobilisés par les chefs (šuyūḫ) de quartiers et de corporations un élément moteur de l’émeute locale antieuropéenne que l’implication des notables ne doit pas occulter. L’argumentation de Juan Cole écarte de ce modèle l’émeute de Djedda, sur la foi de l’étude de William Ochsenwald, centrée sur le rôle des notables, et d’une configuration urbaine qui ne ressemble pas à celle d’Alexandrie : celle d’une ville de taille moyenne, dont la population n’a pas connu les transformations économiques et politiques ayant conduit en Égypte à la radicalisation spontanée d’une foule issue des groupes populaires et des classes moyennes inférieures.
45On retrouve pourtant à Djedda en 1858 les deux phénomènes majeurs relevés par Juan Cole pour expliquer le contexte des violences urbaines de 1882. D’abord, la période était celle d’une phase de faiblesse du pouvoir politique en Égypte comme au Hedjaz où elle était liée à la compétition entre l’administration ottomane de la province et le Grand Chérif d’une part, à la contestation encore récente du pouvoir ottoman d’autre part (chapitre i). Ensuite, le Hedjaz et son économie connaissaient une transformation profonde des rapports avec les représentants européens, manifestée par l’ingérence croissante des consuls dans la vie locale et la concurrence des marchands sous protection consulaire, comme Toma Sava et les autres marchands grecs de la ville. Si le pouvoir des notables peut difficilement être remis en cause en 1858 à Djedda, les troubles récents de la province et l’éclatement des tensions dans un lieu central, comme le port, avaient pu conduire à un processus de bipolarisation semblable à celui du petit peuple d’Alexandrie face aux Européens avant 1882.
46Dix jours à peine après les événements, le capitaine anglais du vaisseau qui mouillait en rade de Djedda le 15 juin et à bord duquel les rescapés des violences avaient trouvé refuge soulignait le poids des Hadramis dans l’origine de l’émeute, et pointait plus précisément les marchands : On the evening of the 15th of June the rising of the Mahometans took place. It originated among the Hadramouts, or mercantile community of Jeddah65. L’équivalence établie dans ce rapport mérite d’être soulignée car elle se réfère directement au poids économique des marchands hadramis à Djedda. Elle renvoie aussi à ce qu’Aḥmad al-Ḥaḍrāwī dit de la foule des émeutiers, en insistant sur la place des Hadramis aux côté des muwalladīn (ceux dont au moins l’un des parents est d’origine étrangère à la société locale) et du reste de la « canaille » populaire composant la foule. Aḥmad ibn Zaynī Daḥlān, après avoir décrit la colère des « musulmans » contre les « chrétiens », revient lui sur l’implication des Hadramis au moment de traiter de l’enquête des commissaires66. La place et la visibilité des Hadramis dans l’émeute étaient une évidence. Les voyageurs arrivant à Djedda étaient eux aussi frappés par la présence des Hadramis sur le port et dans les marchés. D’après leurs descriptions, les Hadramis y côtoyaient les esclaves et les manœuvres noirs, avec qui ils exerçaient les charges rudes comme le portage des marchandises. Le récit livré à ses supérieurs par le commissaire français Sabatier après les premières semaines d’enquête et d’interrogatoires rappelle la banalité de cette « cohue informe composée en grande partie de matelots hadramoutes et d’esclaves nègres ou abyssins qui encombrent à toute heure les rues de Djeddah », retrouvée le soir du 15 juin 1858, et dans laquelle on ne saurait voir selon lui les responsables de l’émeute67.
47Après le bombardement de Djedda par le Cyclops à partir du 25 juillet, plusieurs habitants de Djedda furent mis en cause et condamnés par une commission de notables djeddawis pressée par les menaces du capitaine anglais. Deux listes en ont été conservées. La première mentionne sept personnes que les rescapés du massacre ont signalé avoir vues en train de briser le coffre-fort de la maison Thoma, Sava and Co.68. Elle semble avoir été dressée d’après les témoignages recueillis auprès des rescapés ramenés par le Cyclops, soit directement à bord, soit au Caire. Elle fut établie en même temps que la liste faite par les notables de la ville, ceux-là mêmes qui s’étaient réunis à la douane du port autour du kaïmakam le soir de l’émeute69. Cette seconde liste recense les onze premiers coupables désignés par la commission djeddawie, qui avaient été exécutés le 5 août ou envoyés au bagne à Constantinople avec l’accord du vali70. Elle peut être corrigée avec le rapport du majlis envoyé à la Porte par le vali de Djedda et édité par Sinan Marufoğlu71. Ces listes permettent de se faire une idée de la composition de la « canaille » évoquée par al-Ḥaḍrāwī.
Liste des personnes vues en train de briser le coffre fort de Thoma, Sava and Co.
– Ibrahim Salau el Kahwehgy » (tenancier de café)
– Ibrahim Batekh »
– Ibrahim el Lubbau »
– Walud AbdAllāh el Kungy »
– Khalil en Nahas » (cuivrier)
– Walud el Bayumi es Seraf » (changeur, qui appartenait peut-être à la confrérie soufie Bayyūmiyya)
– Said es Simsar » (courtier), a friend of Mr. Sava
– Mohamad el Helawany » (qui vient de Ḥelwān en Égypte – ḥilwānī – ou confiseur – ḥalawānī)
Source : FO 881-848, Ayrton, Le Caire, 27/07/1858.
Liste des personnes emprisonnées et accusées d’avoir participé au massacre du 15 juin 1858
– Abd Allāh Samkarī, ferblantier, pour le meurtre du consul britannique
– Salīm Bā Kardas, vendeur de tabac, pour le meurtre d’un chrétien
– Sulaymān Qahwajī, tenancier de café, pour le meurtre d’un chrétien
– Muḥammad al-Bayūmī, changeur/banquier, pour le meurtre du consul français et de son épouse
– Mubārak Qārūruh, marin, pour le meurtre du consul français et de son épouse
– Amān, esclave ou affranchi, chausseur-cordonnier, pour le meurtre du consul français et de son épouse
– Faḍl Allāh Abū Nāb, marin, pour le meurtre d’un chrétien
– Ṣāliḥ Murād, pilote, pour le meurtre d’un chrétien
– Abd al-‘Azīz ‘Awāḍ, plongeur, pour le meurtre d’un chrétien
– Abd al-Ḫayr Bā Ḫrayba, boucher, pour le meurtre de Sava Moscoudi
– Faraḥ Ḥaddād, forgeron
– Abdullah ibn Ali Afesh », pilote (mentionné seulement dans le rapport britannique)
– Mustafa ibn Derwish Kharad », fabricant de collier en perles
– Muḥammad Nawwār, vendeur de grain (maïs), pour le meurtre d’un chrétien mais accusé par un seul témoin
– Bilāl, esclave de Bā Nāja, pour le meurtre d’un chrétien mais accusé par un seul témoin
– Alī Turkī, accusé du meurtre de trois membres de l’établissement de Sava Moscoudi : mort en prison.
Sources : FO 881-848, British Consulate, Djedda, 8/08/1858 ; S. Marufoğlu, 2002, p. 60-61.
48De ces vingt et un noms connus de personnes impliquées dans les violences du 15 juin 1858, un grand nombre sont désignés par des noms de métier (laqab), des origines (nisba), ou encore de simples prénoms (ism). À la différence des notables soupçonnés, dont le statut est reflété par un nom de famille, la dénomination de ces suspects pointe leur appartenance à la population ordinaire de Djedda, la ‘āmma. La servitude que l’on s’attendrait à retrouver avec un poids important, d’après les descriptions d’une foule d’esclaves et de Hadramis, n’est indiquée que pour un esclave, Bilāl, qui appartient à Yūsuf Bā Nāja, et un possible affranchi appelé ‘Alī72. La rareté des noms de famille empêche d’évaluer la présence de Hadramis dans la foule, à l’exception de deux noms dont la forme est hadramie : Salīm Bā Kardas, le vendeur de tabac, ‘Abd al-Ḫayr Bā Ḫrayba, le boucher.
49En revanche, la précision du métier soit par le laqab, soit par la mention ajoutée par l’informateur britannique met en évidence le poids des artisans et des métiers du sūq d’une part, et celui des hommes du port d’autre part. Si le premier groupe n’est pas étonnant, puisqu’il recoupe le lieu de l’émeute, le second pointe quant à lui le lieu où cette dernière a éclaté. La mobilisation de marins, de pilotes ou de plongeurs rappelle que c’est devant les travailleurs du port que l’incident de l’Irani avait eu lieu. C’était aussi au port que les tensions avec les marchands sous protection européenne étaient les plus manifestes, qu’il s’agisse de la question des droits de douane ou de tensions comme celles du boycott des navires de la maison Sava and Co. en 1856 dont l’établissement était, rappelons-le, situé juste en face de la douane.
50Le 5 juillet 1858, le vice-consul britannique à Suez, inquiet devant les manifestations de satisfaction de la population apprenant le massacre de Djedda, réclama la mobilisation des autorités locales. Dans la diffusion des rumeurs et des nouvelles, il souligna en particulier le rôle des marins arrivant à Suez et circulant en mer Rouge « en communication quotidienne et directe avec les Hadramis de Djedda73 ». Au moment du bombardement de la ville à partir du 25 juillet, les marchands de Djedda, qui se trouvaient à La Mecque en prévision du pèlerinage ou pour fuir le bombardement, se réunirent autour du vali Nāmiq Pacha et lui proposèrent le service des « nombreux marins (ahl al-baḥr) qui sont entre [leurs] mains » et qui avaient les connaissances et le savoir-faire requis pour couler le navire anglais74. Ces deux indications montrent encore l’importance des marins dans les tensions de 1858, et leurs liens avec les grands marchands de Djedda propriétaires de navires, comme les marchands hadramis.
51Enfin, dans cette foule, la présence d’un « ami » de Sava Moscoudi parmi ceux qui s’en prirent au coffre-fort de la maison, mais aussi le pillage des maisons et des matériaux précieux au Hedjaz, tels que le bois, rappellent qu’une bonne partie des émeutiers étaient motivés par la perspective du butin au moins autant que par leur animosité pour les marchands chrétiens75. Il serait risqué de tirer une conclusion ferme à partir de deux listes préservées dans les archives du consulat anglais et dont la retranscription des noms n’est du reste pas assurée. Remarquons simplement que rien n’indique un engagement restreint aux travailleurs et marchands hadramis de Djedda dans les violences du 15 juin, bien que la composition du groupe des suspects mette en évidence la place du port et le rôle des Hadramis dans la mobilisation de la population. Le massacre des chrétiens fut l’occasion de violences banales, opportunistes, permettant autant de régler des comptes que de mettre la main sur des marchandises et des biens convoités.
Le facteur religieux ?
52Le groupe constitué par les marchands hadramis et le muḥtasib ‘Abd Allāh al-Farrān fut la cible principale des accusations de fanatisme formulées dans les rapports diplomatiques des années 1850. Il était souvent associé à la partie zélée de la population de la ville qui mettait mal à l’aise les consuls récemment installés. Ce trait n’est pas propre aux Hadramis de Djedda, puisque, à la même époque, de l’autre côté de la mer Rouge, le représentant français à Massaoua parlait indistinctement de « faction dévote » ou « hadramoute » pour désigner le groupe dont il redoutait l’hostilité après l’écho des événements de juin76. La confessionnalisation des identités n’était pas non plus un fait propre au Hedjaz. Elle le rattache plutôt à un mouvement plus général au sein des populations de l’Empire ottoman en pleine réforme. En étudiant ce phénomène de communautarisation au Mont-Liban à la même époque, Ussama Makdisi y a vu la conséquence du bouleversement des rapports entre les communautés provoqué par les réformes de l’Empire et par la pénétration économique et politique européenne, qui profitait surtout aux marchands chrétiens et juifs77. L’appartenance religieuse prit une importance croissante dans la définition des identités et des statuts juridiques, comme l’illustre le problème de la protection consulaire. Elle favorisa l’opposition de groupes dont les demandes se recoupaient de moins en moins, tandis que la rhétorique confessionnelle dominait l’expression de ces différends.
53Pourtant, si les tensions successives du milieu du xixe siècle et leur structuration selon des lignes recoupant les différences religieuses ont favorisé une lecture confessionnelle des violences de Djedda, le caractère religieux de la mobilisation, des émeutiers eux-mêmes et de leurs victimes apparaît finalement très peu. Deux traits ressortent des sources utilisées dans ce chapitre et viennent nuancer le prisme d’un « conflit européo-musulman » au Hedjaz, dont l’émeute de 1858 serait la manifestation la plus éclatante78. À côté des autres émeutes urbaines étudiées en Syrie et en Égypte au xviiie siècle et au xixe siècle, et à côté des tensions de 1855 au Hedjaz, les événements de 1858 se singularisent d’abord par l’absence surprenante des oulémas, au moins dans les sources disponibles. Les violences visent ensuite un groupe qui est certes désigné tant par les sources arabes que par les sources européennes comme un groupe chrétien confronté à l’hostilité des musulmans. Mais la diversité de ces victimes, parmi lesquelles on trouve aussi des marchands juifs, et même Faraj Yusr d’une part, et le caractère peu religieux des chrétiens de Djedda d’autre part rappellent que le processus de bipolarisation qui s’imposa pendant les violences et dans le compte rendu qui en fut fait était surtout le résultat de logiques très séculières.
54Les différents récits de l’émeute ne parlent pas du rôle des oulémas. Leur désapprobation de l’émeute est même plausible, d’après les oulémas Daḥlān et al-Ḥaḍrāwī. Cette absence contraste avec l’implication traditionnelle des oulémas dans les protestations, comme lors de la révolte de 1855 lorsque les étudiants en sciences religieuses puis les oulémas se joignirent à la foule. Elle tranche avec le rôle des petits oulémas et étudiants cairotes dans la direction des révoltes urbaines79.
55En 1858, seuls trois oulémas furent clairement accusés dans les sources consulaires, et deux étaient aussi des marchands hadramis. Le šayḫ al-sāda et grand marchand de Djedda, ‘Abd Allāh Bā Hārūn, fut accusé d’avoir mené la foule sur la maison de Sava Moscoudi après s’être rendu à la douane avec le muḥtasib80. Le cheikh ‘Alī Bā Ṣabrayn, un marchand appartenant à une famille d’oulémas, était selon un rapport britannique considéré par les Hadramis comme leur mufti et avait délivré aux émeutiers des fatwas légitimant le massacre des chrétiens. Le cheikh ‘Abd al-Qādir, qāḍī de Djedda, fut le seul non-Hadrami des trois oulémas mentionnés. Aucune information n’est donnée sur les motifs de son accusation. Il fut classé par les commissaires français et britannique dans la troisième catégorie des suspects, celle des « officiers publics qui ont grossièrement négligé leurs devoirs81 ». En accusant le qāḍī, le muḥtasib et le syndic des sayyids, les commissaires visaient les trois institutions municipales responsables de la gestion urbaine et représentant la société djeddawie. Les deux Hadramis apparaissaient avec les autres marchands dans la deuxième catégorie, celle des « complices du soulèvement », et les fonctions religieuses qu’on leur reconnaissait relevaient du groupe des Hadramis plutôt que de l’ensemble de la population de Djedda. Si des oulémas avaient pris part à la mobilisation populaire en 1858, les sources n’en parlent guère.
56Les violences d’Alep (1850), du Mont-Liban et de Damas (1860) avaient visé des groupes minoritaires entrés dans une phase d’affirmation de leur appartenance religieuse82. La prospérité économique des élites minoritaires, qui tranchait avec la crise traversée par une bonne partie des élites économiques musulmanes, permettait la reconstruction d’églises et d’écoles, encourageait les processions dans les rues et l’arrivée de missionnaires. Les victimes du 15 juin 1858 ne ressemblaient pas à ce portrait. Quoique plus tardives, les informations sur la population européenne, qui restait majoritairement grecque et rassemblait les chrétiens de Djedda, montrent qu’elle était peu pratiquante. Cette faible religiosité apparente des Européens de Djedda relevait à la fois de nécessités et de choix. Leur groupe était d’abord très réduit et d’installation très récente en 1858. Il ne dépassait pas le chiffre de cinquante personnes classées comme européennes (diplomates compris), maximum atteint en 1890 d’après les sources consulaires, sur une population djeddawie estimée à 20 000 âmes : six Anglais, cinq Français, neuf Italiens, un Néerlandais, les Grecs constituant le reste83. Les sources consulaires ne mentionnent aucune église à Djedda. En 1869, lorsqu’un prêtre de la mission catholique d’Aden arriva avec le projet de s’établir à Djedda, et que le vali assura le vice-consul de la sécurité du religieux, l’obstacle vint du nombre de membres de la communauté chrétienne : il était insuffisant pour subvenir à ses frais d’installation. Le consul français dut solliciter le ministère pour assurer un traitement convenable au religieux, qui disparut de la correspondance consulaire les années suivantes et avait donc dû repartir84. En 1888 enfin, quand le ministère des Affaires étrangères informa le consul que Rome avait reconnu la nécessité de ne pas installer de prêtre à Djedda, le diplomate manifesta son soulagement, en précisant que cette présence était à la fois dangereuse et non nécessaire, puisque Djedda ne comptait selon lui que quinze catholiques « dont six à peine sont disposés à pratiquer85 ».
57Les violences du milieu des années 1850 s’expriment pourtant dans les diverses sources par un langage religieux. Ce langage a, pour les auteurs, une utilité classificatoire évidente : il permet d’exprimer et de résumer un clivage complexe conduisant à la violence de marchands musulmans hadramis fanatiques contre les Européens chrétiens de Djedda. La sociologie des réseaux souligne d’une part la violence des conflits entre groupes sociaux, qui augmente avec le recoupement des clivages, et d’autre part le rôle intégrateur du conflit qui soude les groupes et les délimite. La coïncidence des clivages segmente alors des cercles sociaux, dont l’entrecroisement est faible, et limite les possibilités de médiation : cette coïncidence est manifeste dans le rejet du rôle du négociant indien Faraj Yusr, un possible médiateur86. Les violences de 1858 marquent une crise, au sens propre, des rapports entre le groupe nouveau des marchands protégés et les marchands locaux, que le développement des collaborations empêcha par la suite. Mais la multiplicité des lignes de tensions qui marquent cette société urbaine au milieu du xixe siècle se retrouve aussi dans les violences du 15 juin 1858.
58La protection consulaire et la concurrence jugée déloyale des marchands protégés des consuls, les clivages politiques, qui avaient conservé leur vigueur de 1855, l’opportunité d’un coup de main sur les marchandises des voisins constituaient des motifs aussi mobilisateurs quoique moins explicites que l’animosité religieuse. La liste des victimes n’était de fait pas qu’une liste de chrétiens. Il s’agissait d’abord de marchands perçus comme liés aux consulats. La composition de la foule n’était quant à elle pas résumée par des fanatiques rassemblés par le groupe des grands marchands hadramis, même si ceux-ci jouèrent, encore une fois, un rôle essentiel dans la contestation du rôle des consuls européens à Djedda.
2. LE RÔLE DES GRANDS MARCHANDS HADRAMIS
a. Le pouvoir d’un groupe
59Le groupe des négociants (ceux que les sources appellent les tujjār) hadramis de Djedda constituait au milieu du xixe siècle un ensemble socio-économique cohérent, une « bourgeoisie commerçante » (A. Raymond), distincte des marchands de détail et des petits revendeurs87. Les premières condamnations en juillet et au début du mois d’août 1858 ont montré cette distinction entre une composante populaire et les grands marchands que cherchait à atteindre l’enquête des commissaires européens, malgré la résistance des autorités ottomanes locales. Leur place dans les structures urbaines, leur notabilité et leur position au sein des systèmes commerciaux auxquels appartenait le port de Djedda permettent de comprendre ce qui faisait le pouvoir de ces grands marchands hadramis.
Le rôle des structures urbaines : le développement des institutions municipales
60Dans les récits des diplomates européens envoyés à Djedda pour enquêter sur le massacre du 15 juin 1858, c’est la réunion d’un majlis autour du kaïmakam de la ville avec les grands marchands, dans le bâtiment de la douane, qui servit d’élément déclencheur. Pour une ville dont l’organisation administrative est très mal connue, cette réunion est une indication importante de l’organisation du pouvoir municipal. Elle s’ajoute à la réunion des notables appelés à statuer sur le sort de l’Irani puis à condamner les premiers suspects exécutés en août, et à l’attestation d’une institution judiciaire présidée par le šāhbandar ou šayḫ al-tujjār, et destinée au règlement des différends entre les marchands.
61Ces différents conseils (majlis), quel qu’en soit le degré de formalisation, sont d’autant plus intéressants que le milieu du xixe siècle fut l’époque de la réorganisation administrative de l’Empire ottoman. Les Tanzimat entraînèrent la création ou l’officialisation de conseils aux différents niveaux administratifs de l’Empire. C’est dans la province syrienne que cette réorganisation a été étudiée le plus précisément88. Elle peut servir de point de comparaison pour la province du Hedjaz puisque les deux provinces ont été sous administration égyptienne jusqu’en 1840.
62Le conseil municipal (majlis al-baladiyya) devint en Syrie le moyen d’associer les notables urbains à l’administration ottomane. Le majlis était désormais le lieu des luttes de pouvoir, notamment entre le gouverneur et le kaïmakam représentant l’autorité impériale d’une part, et les notables locaux d’autre part89. Il reprenait le système ancien du divan (conseil provincial) qui réunissait sous la présidence des gouverneurs dans les capitales des provinces de l’Empire les principaux fonctionnaires, officiers, oulémas et notables, et qui gardait une grande place dans l’administration provinciale. C’est à l’époque du contrôle égyptien en Syrie et en Palestine que fut généralisée la création de ces conseils dans les villes et les villages pour assister le gouverneur, et que la participation fut élargie aux marchands qui faisaient partie de la notabilité provinciale. Ces marchands finirent même par former la « colonne vertébrale » des conseils locaux90. À Jérusalem, un conseil de notables présidé par le syndic des chérifs siégeait ainsi probablement régulièrement dès les années 184091. Aux côtés des fonctionnaires et des notables, les représentants des différentes communautés musulmanes et non musulmanes participaient à ces institutions. Les conseils s’emparaient des sujets administratifs, financiers et commerciaux avec un pouvoir consultatif, et pouvaient aussi se constituer en cour pour la justice civile.
63En 1840, les Ottomans reprirent ce fonctionnement général lorsque les troupes égyptiennes quittèrent la Syrie. Dans ces conseils, les grands marchands musulmans et les oulémas avaient un poids prépondérant au xixe siècle. Les conseils reçurent des pouvoirs étendus sur l’administration et les finances. Le conseil local pouvait par exemple procéder à l’évaluation et à l’affermage des taxes, garder les registres fiscaux, évaluer et fixer les droits de douane, gérer les travaux publics. Le conseil provincial (meclis-i kebīr ou meclis-i eyālet, se réunissant deux à trois fois par semaine) supervisait le travail des conseils de district (meclis-i sancak présidé par le kaïmakam et meclis-i kaza par le mudīr, auxquels participaient aussi les chefs de quartier et les chefs des corporations) et devait surveiller l’application des réformes dans la province. L’appropriation de ces réformes par les notables et l’efficacité avec laquelle ils dirigeaient les affaires de la province ont été réévaluées. Moshe Ma’oz avait relevé par exemple les injonctions adressées par la Porte au conseil provincial de Damas pour qu’il travaille avec plus d’ordre en traitant séparément les affaires civiles et les affaires financières. Il soulignait de façon plus générale l’opposition des notables locaux à la politique modernisatrice des Tanzimat. Mais les rares archives du conseil provincial de Damas et celles de la municipalité de Beyrouth fournissent le tableau d’un groupe de notables qui s’emparèrent dès les années 1840 des thèmes de la réforme et se montrèrent capables de compromis avec l’administration centrale pour défendre de larges intérêts92.
64L’application de ces réorganisations administratives et des conseils fut plus précoce en Syrie qu’au Hedjaz, où elle ne dut être effective qu’à partir de la fin des années 1860 (chapitre i). En 1858, les sources évoquent néanmoins à plusieurs reprises des conseils réunis pour connaître des différends commerciaux ou autour du kaïmakam de la ville pour délibérer des affaires de la cité, mais sans préciser leur qualification. Si un conseil municipal ne fut formellement institué à Djedda qu’en 1873 (chapitre iii), les notables étaient cependant déjà associés depuis longtemps à la gestion de leur ville et du sancak dont elle était le centre.
Le rôle des structures urbaines : la corporation des tujjār
65Au xixe siècle, en Égypte et dans l’Empire ottoman en général, les différends commerciaux furent enlevés à la juridiction des mehkeme (tribunaux jugeant selon la sharia) et attribués à la compétence de nouveaux conseils locaux, puis, à partir des années 1850, à des meclis-i ticaret (conseils de commerce) établis à Beyrouth, Damas et Alep, et dès 1849 à Istanbul. L’existence en 1858 à Djedda d’un tribunal of commerce présidé par le šayḫ al-tujjār ‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār d’après le capitaine Pullen doit être comprise dans ce contexte93. Il n’existe malheureusement pas d’archives de ce tribunal qui aient été mises au jour et qui auraient permis d’en étudier le fonctionnement. Les différents épisodes de tension des années 1850 manifestent toutefois l’existence d’un conseil local spécialisé dans les affaires commerciales. En 1856, les négociants qui suspendirent leurs relations d’affaires avec l’établissement de Sava Moscoudi exigeaient pour les reprendre que ce dernier acceptât de soumettre ses différends à des arbitres locaux, choisis parmi les marchands de la cité. Le conseil convoqué par le kaïmakam pour lire la plainte du négociant grec avait réuni la corporation des marchands et Faraj Yusr, qui en était le chef à cette époque. En 1858 enfin, Faraj Yusr intervint comme représentant et protégé du vice-consul britannique devant un conseil local chargé de répartir le patrimoine d’Ibrāhīm Jawhar, dont l’Irani faisait partie.
66‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār, l’un des marchands hadramis soupçonnés d’avoir joué un rôle éminent dans l’organisation de l’émeute et d’avoir mené la foule à l’assaut du consulat de France, est décrit dans les sources britanniques comme le šāhbandar (syndic des négociants) et le « chef du tribunal de commerce94 ». Le lien entre la fonction du syndic des négociants et l’institution judiciaire commerciale apparaissait donc clairement même s’il s’agissait alors davantage d’un conseil (majlis) que d’un véritable tribunal. Il est fort possible que cette fonction ait acquis à Djedda comme au Caire un rôle « plus officiel et plus indépendant des autres domaines juridiques », comme le décèle Pascale Ghazaleh avec le šāhbandar Aḥmad puis son fils Muḥammad al-Maḥrūqī95. La fonction reflétait l’individualisation du groupe des négociants et de leurs activités commerciales dans la société de Djedda. Mais son exercice par des hommes dont l’influence reposait sur la mobilisation de nombreuses ressources sociales et matérielles rendait l’extension de la fonction variable. La délimitation des fonctions du syndic des négociants dépendait de son poids et de sa capacité à s’imposer face aux autorités et aux autres responsables dont les activités recoupaient parfois les siennes : le vali et le kaïmakam, le qāḍī (juge du tribunal jugeant selon la sharia), le muḥtasib et les chefs de quartier.
67La nomination de ‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār à la tête de la corporation des grands marchands, en 1857, avait été faite sans l’autorisation formelle du gouvernement, tout comme celle de Faraj Yusr qu’il remplaçait et qui était de plus un sujet étranger. Ces deux faits contrevenaient aux règles et aux principes en vigueur, exposés par la Sublime Porte aux autorités provinciales dans un rappel sévère (annexe VI). L’administration rappelait aux autorités provinciales que les noms de chefs de cette corporation, et, le cas échéant, des membres élus du conseil de commerce (ticāret meclisi) devaient être soumis au gouvernement et que l’assemblée était placée sous l’autorité du gouverneur. Ce rappel montrait l’importance de la fonction aux yeux d’Istanbul. Il montrait aussi que l’organisation des marchands dans la province du Hedjaz avait conservé une certaine autonomie vis-à-vis de la Porte. Les négociants d’une place de commerce pouvaient, de fait, demander de leur propre initiative la formation d’un tribunal de commerce et d’un syndic96. Au Hedjaz, l’autonomie conservée découlait en grande partie du manque d’informations de la Porte sur la constitution du groupe des marchands de Djedda. Le conseil des marchands devait être composé des membres des différentes catégories de marchands présentes dans l’Empire : les Avrupa tüccārı (marchands ottomans non musulmans, qui pouvaient obtenir depuis 1802 des privilèges commerciaux semblables à ceux des protégés européens) et Ḥayriye tüccārı (marchands ottomans musulmans qui obtinrent à leur tour des droits similaires à partir de 1806 ou 1810), ainsi que les berātlū (les marchands ayant obtenu un diplôme des consuls étrangers leur accordant la protection consulaire et le bénéfice des Capitulations), sans que la Porte sache qui appartenait à ces catégories à Djedda en l’absence de registres97.
68La mention dans ce rappel de catégories comme les Avrupa et Ḫayriye tüccārı indique que ces statuts pouvaient s’étendre à Djedda, bien que l’administration stambouliote ignorât si de tels marchands se trouvaient effectivement à Djedda. Aucune autre source n’évoque ensuite ces statuts. Cette absence a aussi été relevée chez les marchands de Damas et Beyrouth, qui ne furent pas attirés par de tels diplômes après le milieu du siècle. Les marchands non musulmans y profitaient déjà du statut de protégés acquis pendant la période de l’occupation égyptienne. Quant aux marchands musulmans, les possibilités offertes par ces statuts arrivèrent trop tard pour permettre un réengagement commercial. Au Hedjaz, où le retour ottoman (1840) fut postérieur à l’installation des consulats et de leurs premiers protégés, ces statuts arrivaient aussi trop tard pour intéresser les négociants. Ils se retrouvaient dans une situation similaire à celle de leurs homologues d’Alep, où les diplômes d’Avrupa et Ḫayriye tüccārı furent délaissés après le traité commercial anglo-ottoman de 1838 et le traité franco-ottoman en 1839, qui accompagnèrent la standardisation des systèmes commerciaux et la mise en place des tribunaux de commerce. À partir de 1861, les diplômes n’étaient plus demandés, et ces statuts n’étaient plus mentionnés dans les archives judiciaires alépines. En revanche, le nombre de protégés par les consulats continua d’augmenter98.
69La juridiction du chef (šayḫ) de la corporation des marchands et des membres désignés avec lui était large en principe, puisqu’elle s’étendait aux sujets ottomans protégés par les consulats. En pratique, ces sujets ottomans protégés européens se limitaient cependant à Djedda aux marchands grecs ayant conservé la nationalité ottomane, comme Antonio Moscoudi. La situation juridique intermédiaire dans laquelle se trouvait cette famille éclaire l’insistance des marchands rassemblés autour des Bā Nāja en 1856 pour les soumettre au régime commun des négociants de Djedda. C’est que, à la différence de la province syrienne, le Hedjaz comptait très peu de grands marchands ottomans non musulmans. Ces derniers étaient presque tous grecs, ce qui leur permit après 1830 de renoncer à la sujétion ottomane et de bénéficier de la protection consulaire entièrement. Mais la participation des marchands étrangers au conseil commercial et au tribunal qu’il pouvait constituer en cas de litige permet d’expliquer l’inquiétude du consul français en 1877, lorsqu’un nouveau tribunal commercial fut reformé et composé cette fois-ci uniquement de sujets musulmans ottomans99.
70Enfin, le remplacement de Faraj Yusr par le marchand hadrami ‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār indique s’il en était besoin que la présidence de la corporation revenait à l’un des principaux négociants de la ville. En 1858, les enquêteurs européens chargés de fixer les réparations à exiger évaluèrent sa fortune à 300 000 thalers, dont 70 000 pour des propriétés immobilières à Djedda et quatre sambouks. Ce patrimoine en faisait aux yeux des diplomates britanniques l’un des plus riches marchands accusés d’avoir organisé l’émeute du 15 juin, après ‘Abd Allāh al-Farrān le muḥtasib dont la fortune fut évaluée dans le même document à 500 000 thalers, et Yūsuf Bā Nāja (400 000 thalers)100. Ce poids économique était corroboré par de solides alliances matrimoniales au sein du groupe des grands marchands hadramis.
71Avec le prestige qui devait découler de cette tâche et les contacts rapprochés qu’elle permettait d’entretenir avec les autorités ottomanes et les marchands des différents groupes, la tête de la corporation permettait au chef des négociants de contrôler une part importante de l’activité et des informations commerciales. Il se trouvait dans cette position que les analystes des réseaux sociaux appellent une « centralité d’intermédiarité », position qui dépend moins de la force des liens entretenus avec chacun des groupes (les différents marchands, les autorités ottomanes et consulaires, les fonctionnaires) que de la capacité à être un intermédiaire indispensable dans les échanges et les négociations101. Le poids de la personne du cheikh était enfin renforcé par la probable absence de bâtiment spécialement dédié à ses activités. En 1892 du moins, le négociant hadrami Sa‘īd Bā Jusayr entra en conflit avec le locataire d’une de ses maisons qui n’était autre que le président de la cour commerciale. Le conflit portait sur le loyer, et Sa‘īd Bā Jusayr s’efforçait d’expulser son éminent locataire, Maḥmūd Nadīm. En partant finalement, Maḥmūd Nadīm déplaça aussi son bureau et le tribunal commercial102.
Le rôle des structures urbaines : les quartiers
72À partir de la fin du xixe siècle au moins, chaque quartier (ḥāra) avait un cheikh élu, mentionné lors des cérémonies officielles. Lors de l’allégeance au Grand Chérif Ḥusayn devenu roi, en 1916, la délégation de Djedda incluait ainsi les cheikhs des quartiers de Yaman, Šām et Maẓlûm, représentant leurs habitants (‘an maḥallatihi). Ils venaient aux côtés des fonctionnaires, des cheikhs de corporation, comme celle des porteurs, et des principaux notables de la ville, comme l’« éminent et respecté » cheikh ‘Abd Allāh Bā Nāja qui conduisait la délégation103.
73Peu d’indications permettent de savoir ce qu’il en était à l’époque ottomane, et encore moins dans les années 1850. Les sources sont silencieuses sur l’existence d’une institution municipale, dont le conseil des notables et responsables réunis autour du kaïmakam, comme le soir du 15 juin, devait tenir lieu. Un rapport français non daté sur l’administration de Djedda à l’époque ottomane, rédigé un peu après 1916, indique cependant que les quartiers étaient une structure politique essentielle. D’après ce rapport, le conseil municipal était composé de conseillers élus par les habitants des quartiers, chaque quartier élisant deux conseillers, parmi lesquels les autorités ottomanes choisissaient le président du conseil104. Le rapport ajoute que l’influence du Grand Chérif était en réalité la plus forte dans ces élections et primait celle des autorités ottomanes. Les recettes de la municipalité, produit des taxes sur les sambouks et la pêche, des loyers des immeubles appartenant à la municipalité et des taxes sur les emplacements, faisaient des marchands et propriétaires de navires les principaux contributeurs de ce budget et leur conféraient un poids particulier.
74À cette fonction municipale s’ajoutait l’identification politique des habitants à leurs quartiers représentés par le cheikh. Sa‘īd ibn Muḥammad ibn ‘Ubayd Bin Zaqr (m. 1986), né en 1328/1910-1911 dans le quartier al-Šām, rappelle dans les souvenirs qu’il a laissés à sa famille que chaque quartier avait son cheikh élu, et que les frontières entre les quartiers étaient reconnues de tous. Il évoque aussi les tensions qui accompagnaient le passage des processions rituelles d’un quartier à un autre : « Combien de fois y eut-il des disputes, surtout à l’occasion des célébrations de noces au moment du passage d’un quartier à un autre, qui pouvaient se terminer par des affrontements et la prison105. »
75Les informations sont néanmoins très rares sur ces quartiers et leur fonctionnement à Djedda. Ils ne semblent pas avoir été matériellement délimités, notamment par des portes gardées par des futūwa et fermées la nuit ou en temps de troubles, comme c’était le cas dans les villes égyptiennes ou syriennes à l’époque ottomane. Les sources disponibles sur les tensions des années 1850 ne pointent pas le rôle particulier des quartiers, à l’exception de la mobilisation déjà évoquée des Hadramis en 1853 contre la location par le vice-consul britannique d’une maison. La présence d’une grande partie de ces marchands hadramis dans le quartier de Šām, où étaient installés les consulats à Djedda et où s’étendait l’essentiel du souk principal de Djedda (actuel sūq al-Nadā), est en effet attestée dès le milieu du xixe siècle. ‘Alī bin ‘Abd Allāh Bā ‘Išin se vit ainsi céder un terrain miri dans ce quartier en 1853106. Yūsuf Bā Nāja acheta en 1834 l’un des premiers terrains, encore non construits, sur lesquels allait s’élever la maison familiale dans le quartier de Šām à côté de la mosquée al-Ḥanafī. Le terrain était alors mitoyen de la propriété d’un autre marchand hadrami, Muḥammad Bā Jusayr, dont un autre acte mentionne la présence dès 1814107. La concentration des notables hadramis dans ce quartier recoupe ainsi une grande partie des manifestations des tensions de l’époque. Si l’importance de la ḥārat al-Šām dans la vie économique et le logement des étrangers à Djedda en était la principale raison, il est possible que ce recoupement s’explique aussi par le contrôle politique plus ou moins formalisé des notables hadramis sur le quartier.
Une notabilité politique et commerciale
76Quelle que soit la formalisation précise des institutions urbaines de Djedda dans les années 1850, la présence éminente des marchands hadramis en leur sein est un premier indice de leur notabilité. L’examen de ce groupe de marchands, à l’occasion de l’émeute de 1858, permet cependant d’aller plus loin dans la compréhension de cette présence dans les institutions.
77Alain Degenne et Michel Forsé définissent la notabilité comme une position au sein de réseaux sociaux d’un notable appartenant à plusieurs groupes de relations (des cercles) et capable de faire le lien entre ces groupes. Le notable est un « intermédiaire entre le cercle dont il est issu et d’autres cercles dans lesquels s’exercent des pouvoirs », l’acteur d’un rapport de confiance entretenu avec une clientèle à laquelle il procure des avantages et qui lui permet d’être reconnu comme « notable » dans les cercles du pouvoir. Ce que les deux sociologues résument en qualifiant le notable de « capitaliste du capital social108 ». Cette position est celle que décrivirent les commissaires en 1858, lorsqu’ils recherchèrent dès le mois d’août les « gros » coupables derrière les premiers condamnés : ceux dont le poids économique et la propriété de navires et d’établissements impliquaient l’emploi d’un grand nombre d’habitants. Les marchands hadramis étaient désignés par leur position intermédiaire entre le groupe réputé fanatique des Hadramis, celui des grands marchands et celui des autorités municipales et provinciales accusées de complicité ou de passivité.
78Derrière cette description polarisante des grands marchands hadramis et l’attention portée à leur rôle politique, la position commerciale sur laquelle était fondé leur poids dans la cité et la cohérence interne du groupe ou cercle qu’ils constituaient présentent une particularité remarquable au regard des autres notabilités étudiées dans l’Empire ottoman. Il s’agissait d’une notabilité essentiellement marchande. Elle ne reposait ni sur des propriétés terriennes dans l’arrière-pays de Djedda, ni sur l’exercice de charges dans le gouvernement provincial ou de fonctions officielles, ni sur l’acquisition de fermes fiscales – le Hedjaz étant exempté de la majeure partie des principaux impôts existant dans l’Empire, douanes exceptées.
79Les marchands hadramis distingués en 1858 étaient certes d’importants propriétaires immobiliers, mais leurs propriétés étaient essentiellement urbaines. Elles n’étaient pas du reste le moteur de leur enrichissement : les documents attestent que ces hommes étaient des « négociants (tujjār) » avant d’être des « propriétaires » dans les années 1850-1860. Ce ne sera plus le cas à partir de la fin du xixe siècle, quand les documents des tribunaux les désigneront aussi comme propriétaires de propriétés urbaines (chapitre iii). Les fonctions qu’ils exerçaient étaient surtout civiques : président du conseil commercial, chef des sayyids de Djedda ou de La Mecque, chefs de corporation ou chef des Hadramis de la ville. Dans les années 1880, quelques annuaires ottomans (vilāyet salnāmeleri) permettent de connaître le nom de ceux qui participaient aux conseils d’administration de la province nés des Tanzimat. Les marchands hadramis n’étaient pas à la tête des organes du gouvernement de la province, même s’ils y étaient représentés avec le reste des notables. Leur préférence allait visiblement à l’échelle locale des responsabilités civiques, ce qui est un trait retrouvé chez d’autres notabilités marchandes, dans l’Empire ottoman comme ailleurs109.
80Les caractéristiques commerciales des marchands hadramis les rapprochent aussi des marchands grecs et indiens décrits dans le chapitre précédent. Comme eux, les marchands hadramis étaient d’importants propriétaires de navires dont une partie servait au commerce avec l’océan Indien et la mer Rouge. Comme eux, ils apparaissent comme des financiers occasionnels des autorités ottomanes de la province. En 1857, après le boycott de la maison Sava en 1856 par les marchands hadramis et dans le contexte tendu des années 1850, le gouverneur de la province du Hedjaz refusa de rendre sa visite au vice-consul et négociant britannique Page. Le consul français rapporta alors que « plusieurs navires appartenant aux chefs Hadramaoutes » furent pavoisés pour manifester leur réjouissance110. En 1858, les marchands de Djedda réunis à La Mecque autour du vali proposèrent de mettre à l’œuvre leurs marins et employés pour couler le navire britannique qui bombardait la ville. L’enquête menée pour évaluer le patrimoine des marchands accusés souligne l’importance de la propriété des navires, pour le muḥtasib comme pour les marchands hadramis. Sa‘īd Baġlaf était le propriétaire d’une grande wakāla (caravansérail) et d’une vaste maison, dont la valeur est estimée à 70 000 thalers111. Mais il possédait aussi un navire de 850 tonneaux, d’une valeur estimée à 35 000 thalers. Ce navire est probablement le navire du même Sa‘īd Baġlaf que mentionne le rapport sur le mouvement du port en 1860 présenté par le consul français, et qui amena 300 pèlerins depuis le port de Calcutta112. ‘Umar Bā Darb était le propriétaire d’un navire de 1 000 tonneaux, ‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār de quatre sambouks, Ṣāliḥ Bā Ḫadlaqī de quatre ou cinq, et Yūsuf Bā Nāja de quarante113. Le poids de ce dernier marchand le désignait aussi, comme Faraj Yusr et Sava Moscoudi, pour avancer du numéraire aux autorités ottomanes : ses avances sont attestées dès les années 1268/1851-1852 et 1269/1852-1853. Il en récupérait la contrepartie en exemptions de droits de douane sur ses marchandises, parfois avec peine, à en croire l’intervention de l’administration ottomane pour ordonner un remboursement en 1856114.
81Il s’agissait donc d’une notabilité dont les fondements étaient avant tout commerciaux, bien que cette force commerciale ait des prolongements sociaux par l’intermédiaire des employés, des clientèles et des alliés des marchands hadramis.
82De tels prolongements s’inscrivaient dans le cadre municipal de la vie politique et économique du port de La Mecque. Le groupe des négociants hadramis en était un acteur éminent.
Une clique
83Le groupe des marchands hadramis correspond assez bien à ce que les sociologues des réseaux sociaux ont appelé une « clique115 ». Le groupe restreint qu’ils formaient au sein de la société et des marchands de Djedda se caractérisait par des liens nombreux, denses et pour l’essentiel informels, qui structuraient le groupe. Outre leurs activités et leurs intérêts communs, leur solidarité renforcée par la crise d’adaptation au système commercial qui se mettait en place au milieu du xixe siècle, leurs archives privées familiales indiquent que des interrelations particulièrement fortes renforçaient la cohésion des négociants et favorisaient un sentiment d’appartenance partagé, ainsi qu’un contrôle des comportements individuels visibles dans les alliances familiales, le crédit et la pratique des témoignages mutuels. Arrêtons-nous sur trois familles marchandes impliquées dans les tensions des années 1850116.
84Le poids économique de ‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār et sa désignation comme syndic des négociants en 1857 après la sollicitation des marchands de Djedda indiquaient déjà une forte influence au sein du groupe et des rapports de confiance avec ses principaux membres. Sa fonction fut reprise par son second fils, Muḥammad Ṣāliḥ, qui fut successivement dans les années 1880 membre du majlis al-tijāra, membre nommé du conseil du liva (sous-circonscription du vilayet) de Djedda, puis président du tribunal de commerce117. La succession familiale à la tête de la principale institution commerciale de Djedda reposait sur des liens d’affaires mais aussi matrimoniaux avec les autres grandes familles de la notabilité urbaine, notamment les Hadramis118. ‘Abd al-Ġaffār était ainsi marié à Maryam bint Muḥammad Baġlaf, l’une des autres grandes familles hadramies négociantes à Djedda dont un membre fut accusé en 1858. Son fils aîné avait épousé quant à lui Anīsa al-Ḥabīb bint ‘Abd Allāh al-Ḥabašī (prononcé al-Ḥibšī au Hedjaz). Le laqab « ḥabīb » pourrait indiquer qu’il s’agissait de la grande famille de sayyids hadramis al-Ḥabašī, trait étonnant cependant, puisque les règles de la kafā’a rendaient rares les mariages d’un non-sayyid avec une fille de sayyid119.
85Le second fils de ‘Abd al-Ġaffār épousa aussi une Baġlaf. Avec ses deux premiers fils, ‘Abd al-Ġaffār alliait solidement sa famille au groupe des grands négociants et notables hadramis.
86La famille de Yūsuf Bā Nāja était aussi parente par alliance de la famille Baġlaf, au moins depuis le mariage de Yūsuf avec Ḫadīja bint ‘Umar bin Sa‘īd Baġlaf. Ḫadīja décéda avant le mois d’octobre 1855120. Son héritage rappelle à la fois le caractère marchand de la famille Baġlaf et les transferts de patrimoine auxquels de tels mariages donnaient lieu. Un acte de 1855 mentionne non seulement la part d’héritage qui revint à Yūsuf Bā Nāja, son mari, mais aussi des dettes contractées auprès de lui par la famille Baġlaf. La valeur de la première fut fixée à 1667 thalers, contrepartie des droits de Yūsuf Bā Nāja sur l’héritage de son épouse en propriétés immobilières, en marchandises diverses et en numéraire. Les secondes s’élèvent à 493 thalers. Précisément distinguées du montant de l’héritage familial, elles devaient découler d’affaires commerciales entre les deux familles. Le manque structurel de numéraire au Hedjaz et la tendance conséquente à régler une grande part des affaires sur le mode du troc et surtout grâce au paiement à terme et au crédit faisaient de ces dettes pour des crédits contractés et des échanges non soldés un phénomène très courant jusqu’aux années 1950.
87Pour une raison non mentionnée dans l’acte, Yūsuf Bā Nāja renonça à 560 thalers de ce qui lui était dû. Mais il obtint pour solde du reste un navire en bois à voile (sā‘iyya) tout équipé d’une valeur de 400 thalers. En Oman à l’époque contemporaine, ce terme était employé pour les larges navires allant jusqu’en Inde, en mer Rouge et sur la côte est-africaine. Selon le capitaine français Antoine Guillain qui écrit dans les années 1850, la « saya » était un navire plus long, plus fin et plus adapté à la haute mer que le sambouk. Un rapport anglais de 1890 décrit la « saïyah » comme le navire local (native boat) qui servait aux échanges en mer Rouge, et la chronique de Sālim al-Kindī (m. 1892) désigne à plusieurs reprises par ce terme les navires servant aux échanges entre les côtes hadramies, l’Inde et la mer Rouge121. Yūsuf reçut aussi plusieurs biens immobiliers recherchés par les notables de Djedda : un réservoir souterrain (ṣahrīj) et trois citernes situés à l’extérieur de la ville. Ces équipements permettaient d’alimenter la consommation familiale et le reste de la ville, soit par le biais de fontaines charitables, soit par le biais d’un commerce d’autant plus lucratif que les précipitations étaient rares.
88Les familles de Yūsuf Bā Nāja et de ‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār entretenaient ainsi un lien partagé avec les Baġlaf. Les Bā Nāja et les Bā Ġaffār sont aussi des familles densément liées l’une à l’autre, comme l’attestent les nombreux actes juridiques pour lesquels leurs membres témoignèrent les uns pour les autres.
89‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār apposa sa signature sur l’un des premiers actes d’achat immobilier retrouvés pour Yūsuf Bā Nāja : celui d’un sahrīj près du tombeau d’Ève en 1835. Plusieurs Baġlaf signèrent à ses côtés. Pour l’achat d’une maison dans le quartier al-Maẓlūm de Djedda en 1841, vingt-six témoins apposent leur signature, dont dix-neuf ont des noms hadramis. ‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār, avec deux autres membres de sa famille, en faisait encore partie. La présence régulière des alliés autour de la famille, jusque dans les actes judiciaires les plus privés, forme les « nébuleuses de relations dans lesquelles la répétition est un facteur d’efficacité », identifiées par Pascale Ghazaleh autour des Maḥrūqī et par Beshara Doumani chez les marchands de Naplouse122. Ces pratiques judiciaires répétées en commun manifestaient et renforçaient la cohérence du groupe. L’inaccessibilité des archives du tribunal de Djedda empêche malheureusement d’élargir cette approche judiciaire du milieu négociant.
90Échanges matrimoniaux et alliances marchandes se recoupaient, ce qui n’est en réalité guère étonnant pour des familles de marchands. Mais la densité de ces liens et leur concentration au sein d’un groupe réduit manifestent l’existence d’un sous-groupe plus dense, une clique, au sein du milieu négociant, tout en rappelant son insertion au sein d’un réseau dont la clique n’était qu’un élément.
Des tiers entre la société urbaine et le commerce régional
91Deux ans après l’émeute au cours de laquelle il fut visé et à laquelle il n’échappa que de peu, trois ans après avoir été démis de sa fonction de syndic des négociants à la suite de la plainte de marchands comme Yūsuf Bā Nāja, le négociant Faraj Yusr ‘Awaḍ ‘Abbād servit de témoin aux côtés des Bā Ġaffār, Baġlaf et Bā Hārūn, pour l’achat par Muḥammad Bā Nāja d’un réservoir qui valait 200 thalers et se trouvait au nord de Djedda à côté du tombeau d’Ève. La signature de Faraj Yusr peut paraître d’autant plus étonnante que l’acte rappelle bien que Muḥammad Bā Nāja agit avec l’argent et comme agent délégué de son père Yūsuf, condamné à l’exil après l’émeute de 1858 comme ‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār, Sa‘īd Baġlaf et ‘Abd Allāh Bā Hārūn123. L’incongruité vient à point pour rappeler que le témoignage au tribunal manifeste la notabilité d’un témoin dont la réputation garantit qu’il est digne de foi et renforce la solidité de l’acte, avant de manifester l’amitié des personnes. Elle indique aussi que, deux ans après l’émeute de Djedda, les affaires avaient repris leur cours entre les marchands de Djedda. Parmi eux, les marchands hadramis faisaient le lien entre le système des échanges de la mer Rouge et ceux de l’océan Indien et de la Méditerranée.
92Avec l’océan Indien, le mouvement d’échange le plus manifeste au milieu du xixe siècle restait celui des pèlerins, encore transportés en majorité par de larges navires à voile depuis les ports de l’Inde et de Java, par des navires souvent plus petits et du type sambouk depuis la côte swahélie et le golfe Arabo-Persique. Sa‘īd Baġlaf en transporta 300 entre Calcutta et Djedda en 1859. La taille connue d’un de ses navires (850 tonneaux anglais, un peu plus de 960 m3) et sa valeur estimée par les commissaires à 35 000 thalers le rendent comparable aux navires de Faraj Yusr et à celui que ce dernier achète encore avec ‘Alī Bā ‘Išin en 1871124.
93D’autres marchands possédaient en 1858 des navires de volumes similaires qui participaient aux échanges avec l’Inde et l’Indonésie. ‘Umar Bā Darb possédait un navire de 1 000 tonneaux, et Yūsuf Bā Nāja avait vendu – peu avant le 15 juin 1858 semble-t-il – un navire d’une valeur de 40 000 thalers125. En prenant pour étalon l’estimation faite pour le navire de Sa‘īd Baġlaf, la capacité de celui que Yūsuf Bā Nāja avait vendu peut être évaluée à un peu plus de 970 tonneaux anglais. La cargaison des navires des Bā Darb, Baġlaf et Bā Nâja devait mêler, comme pour ‘Abd Allāh Farrān al-muḥtasib, Faraj Yusr et ‘Abd Allāh Naṣīf la même année, les pèlerins avec une série de marchandises comme le bois, les épices, le riz, le sucre et les textiles. L’existence et la taille de ces navires indiquent que les plus grands des marchands hadramis de Djedda pouvaient participer directement aux échanges avec les Indes britanniques et néerlandaises. Pour la plupart cependant, l’essentiel de leurs activités, à en juger par les indications des sources, se concentrait dans la mer Rouge.
94Les échos des événements de l’été 1858 à Djedda que les consuls européens et leurs agents rapportèrent avec anxiété laissent apercevoir une carte des activités des marchands hadramis en mer Rouge. De ces échanges et circulations matériels (les marchandises) et immatériels (les rumeurs et les craintes), le groupe des marchands hadramis était alors l’animateur principal, en raison de son rôle en juin 1858 à Djedda et de sa position économique. La présence de marchands hadramis en mer Rouge est bien attestée. Les recensements égyptiens de 1848 et 1868 révèlent une forte présence de grands marchands hadramis au Caire, remarquable en particulier dans le quartier commerçant de la Jamāliyya, où existe encore un caravansérail portant le nom d’une de ces familles : Bā Zar’a. Quatorze négociants de 15 ans à 45 ans et décrits comme Hadramis habitaient par exemple la rue de Bāb al-Naṣr en 1848, avec leurs familles et leurs épouses, souvent des esclaves affranchies126. Je n’ai pas pu retrouver dans les cahiers du recensement de 1848 les noms des principales familles étudiées dans ce livre. Ces noms sont en revanche bien présents dans le recensement de 1868, et attestés dès les années 1850 dans le registre des perceptions des douanes de Bāb al-Naṣr. Ces derniers enregistrent les activités régulières de membres des lignages Bā Nāja, Bā Ġaffār, Bā Ḫadlaqī, Bā Junayd, Bā ‘Išin et Bā Hārūn, sans permettre toutefois de connaître la nature des opérations effectuées. En 1868, le quartier de la Jamāliyya était toujours habité par un nombre important de marchands hadramis, qui partageaient souvent les unités d’habitation d’un même caravansérail (wakāla). Ḥasan Bā Nāqa (possible déformation de Bā Nāja), qui séjournait comme étudiant à al-Azhar (mujāwir) avec Muḥammad Aḥmad et Sālim Bā Faqīh, vivait dans la même wakāla que le marchand ‘Umar ‘Abd Allāh Bā Ġaffār. L’importance de ces marchands explique l’existence d’un « chef des négociants hadramis » au Caire, Ṣāliḥ Muḥammad Bā ‘Isā en 1868, qui habitait lui aussi avec d’autres marchands et plusieurs esclaves dans une maison du quartier al-Jamāliyya127.
95En 1859, les réclamations de maisons grecques établies au Caire, et, par l’intermédiaire d’agents ou d’autres maisons grecques, à Djedda révèlent les liens de crédit et donc de commerce qui existaient entre ces deux places et la collaboration des marchands hadramis avec les établissements grecs. Comme en 1860 à Damas, les dettes accumulées avaient pu encourager les violences entre négociants européens et négociants arabes à Djedda. La maison Duca Paleologo, Cochilani and Company, dont l’agent à Djedda se trouvait avec Sava Moscoudi le soir du 15 juin 1858, réclama ainsi le remboursement de sommes dues par des personnes chiefly engaged in trade and connected with Geddah on the Red Sea pour des marchandises acheminées par l’établissement grec à Djedda et dont l’établissement cairote était sans nouvelles. La liste des sommes réclamées fut arrêtée au 31 juillet 1858 et adressée aux autorités britanniques par la maison grecque qui précisait que ses débiteurs habitaient le quartier de Gamaliyyeh128. Au milieu d’autres noms, la liste mentionne un ‘Abd Allāh Bā Nāja pour une transaction de 27 535,20 piastres dont 2 095,25 étaient encore dues le 31 juillet. ‘Abd al-Raḥmān Bā Junayd devait 27 288 piastres, Sa‘īd Bā Junayd 44 600 piastres, et Aḥmad Bā Ġaffār avec un associé 48 905 piastres à la firme Duca Paleologo, Cochilani and Company. Ces réclamations montrent néanmoins la participation des marchands hadramis et des négociants grecs liés à Djedda à un même circuit économique, notamment par le biais des établissements grecs d’Égypte représentés dans le port hedjazi et par des collaborations pour le transport des marchandises, comme le faisait Sava Moscoudi. Le 5 juillet 1858, le vice-consul britannique à Suez se dit d’ailleurs inquiet pour la sécurité des chrétiens de la ville en raison des manifestations de satisfaction de la population musulmane devant les nouvelles répandues par les marins « qui sont en communication directe et quotidienne avec les Hadramis de Djedda129 ».
96Ces liens économiques n’existaient pas seulement avec Le Caire, premier partenaire commercial de Djedda dans les années 1850. L’écho des troubles à Massaoua en 1858 remet en lumière des liens déjà aperçus au sujet des liens de Faraj Yusr et ‘Alī Bā Junayd dans le chapitre précédent. Le même négociant hadrami, dont le frère était installé à Djedda, fut accusé par le vice-consul de France à Massaoua en juillet 1858 d’avoir reçu une barque transportant le produit des pillages de Djedda et des fusils accompagnés d’une lettre adressée par « Benaia » (Bā Nāja), l’invitant à se débarrasser des chrétiens. ‘Alī est alors présenté comme le chef « à la tête des dévots ou fanatiques de l’île, sept ou huit surtout, le Kady et le Mouphty compris », selon une configuration qui reproduit celle que décrivent les commissaires européens à Djedda130. Le mois suivant, alors que le vice-consul n’arrivait pas à obtenir du propriétaire la réparation de la maison du consulat et menaçait de ne plus en payer les loyers au propriétaire local, il rapporta la visite au consulat de ‘Alī Bā Junayd, sollicité par le propriétaire. ‘Alī Bā Junayd vint seul avec son esclave favori dans ce qui semble être une entreprise de médiation. Dans l’hostilité que se plaisait à rapporter l’agent consulaire pour magnifier son courage, c’est bien le rôle d’un notable qui apparaît en creux et que refusa de reconnaître le diplomate. ‘Alī Bā Junayd, comme principal marchand et grand propriétaire immobilier de Massaoua, venait « arranger » un différend entre l’un de ses partenaires et le consul, comme il devait le faire avec les autorités ottomanes auxquelles il était régulièrement associé, puisque l’agent consulaire accuse aussi le kaïmakam de la ville d’avoir confié sa fortune au même négociant hadrami131.
97La circulation des tensions d’une rive à l’autre de la mer Rouge correspondait donc à celle des marchandises échangées par les marchands hadramis et leurs partenaires. Ce sont après tout les mêmes navires qui transportaient les unes comme les autres, et les marchands hadramis de Djedda en étaient d’importants propriétaires. Leurs liens avec les marchands grecs et les marchands indiens n’avaient manifestement pas la densité des liens qui structuraient la clique des grands marchands hadramis. Les tensions et les violences qui opposèrent ces groupes et l’absence de tout indice de mariage entre eux indiquent que les négociants hadramis étaient essentiellement liés par des liens « faibles » à leurs partenaires et concurrents indiens et grecs. Ces groupes avaient des relations d’affaires mais très peu de relations plus intimes, de liens « forts » qui existaient entre les marchands hadramis et qui tendaient à renforcer la cohésion du groupe et à créer des cercles fermés. C’est précisément l’impression que rapporte Heinrich von Maltzan lorsqu’il écrit que les Hadramis de Djedda vivaient essentiellement entre eux et refusaient d’aborder certains sujets tels que la situation de leur région d’origine (le wādi Daw‘an) devant des membres étrangers à leur groupe132. Les liens faibles établissaient toutefois des contacts d’autant plus précieux qu’ils permettaient aux marchands arabes d’accéder à des ressources commerciales et à des informations extérieures à celles qui circulaient au sein de leur groupe, et servaient de « ponts » entre les groupes négociants qui se retrouvaient à Djedda133. Ils permettaient en particulier aux marchands hadramis d’accéder aux marchés méditerranéens et européens par l’intermédiaire des liens avec les établissements grecs d’Égypte, de participer aux échanges et aux transports dans l’océan Indien, et facilitaient le financement de leurs diverses entreprises commerciales par le recours à des sources étrangères de liquidités et de crédit.
b. Une « communauté » hadramie à Djedda ?
98Lorsque Heinrich von Maltzan décrivait les Dô’aner établis à Djedda et en particulier le groupe des grands marchands, il relevait les humbles origines de la plupart d’entre eux. Les Hadramis de Djedda, originaires dans leur quasi-totalité du Daw‘an, accueillaient leurs compatriotes récemment arrivés du Hadramaout et les employaient chez eux, d’abord dans les tâches les plus basses134. Si l’information rapportée par von Maltzan est intéressante, c’est aussi parce qu’elle note la solidarité du groupe dominé par les grands marchands et la diversité des situations. Alors que les grands marchands hadramis restaient à Djedda où ils investissaient leurs économies, ceux dont la réussite avait été plus modeste ou ceux qui avaient échoué à se faire une situation au Hedjaz finissaient par rentrer au Hadramaout.
99Dans la foule des émeutiers du 15 juin 1858 et du pillage qui avait suivi, les sources mentionnaient l’implication des Hadramis, mais aussi la diversité sociale de ce groupe et des autres émeutiers. À côté des Hadramis mobilisés par leur chef, le marchand Sa‘īd al-‘Amūdī, des esclaves, des artisans et des commerçants furent accusés d’avoir pris part aux violences et aux pillages des établissements attaqués. Cette variété correspond simplement à l’éventail social des habitants d’un port comme Djedda. Toutefois, les récits et allusions des sources indiquent la récurrence de deux domaines professionnels auxquels étaient associés les Hadramis récemment arrivés du Hadramaout.
100Les métiers du port (marins, porteurs…) ont frappé les voyageurs débarquant à Djedda. L’emploi de marins sur les navires qui leur appartenaient incita les marchands de Djedda à proposer au vali de couler le navire de guerre anglais en 1858. Il est intéressant de constater que ces métiers furent longtemps attachés aux Hadramis. Dans les années 1870-1880, l’emploi par les familles Bā Nāja et Bā Junayd de marins et de plongeurs dans la pêche de la perle, et sur leurs navires en général, est encore attesté135. Dans la description qu’il laissa de son séjour à La Mecque en 1885, Christiaan Snouck Hurgronje fit une place particulière aux Hadramis, qu’il s’agisse des marchands ou des sayyids dont il observait l’influence sur les pèlerins indonésiens. Selon les informations qu’il recueillit auprès de ses contacts dans la Ville sainte, les Hadramis qui faisaient concurrence aux Indiens pour le contrôle du commerce avaient pour la plupart commencé à Djedda comme porteurs entre le port et la ville ou à La Mecque comme journaliers auprès des commerçants136. En 1921, dans une affaire entre deux marchands indiens jugée par une cour consulaire britannique, deux Hadramis employés par ces marchands furent appelés à témoigner. ‘Abd Allāh ibn ‘Umar et Ṣāliḥ ibn Sa‘īd étaient tous deux installés à Djedda depuis plus de dix ans pour le premier et sept ans pour le second à la date du procès, et la retranscription de leur déposition indique explicitement qu’ils étaient employés par les deux négociants indiens comme porteurs137. Les métiers domestiques (les garçons dans les maisons, les commis de marchands) prennent eux aussi une grande place dans le récit des premiers pas des futurs grands marchands hadramis (chapitre vi).
101La cohésion professionnelle des Hadramis à Djedda reposait sur une organisation plus formelle, même si la plupart des attestations de cette organisation sont postérieures au milieu du xixe siècle. Le socle qui maintenait l’identité et l’unité d’un groupe et qui le distinguait des groupes de migrants transitoires apparaît dans l’organisation communautaire138.
Le « cheikh des Hadramis »
102La « communauté » des Hadramis est explicitement citée comme ṭā’ifa (communauté organisée, corporation) à l’époque de Grand Chérif Ḥusayn (chapitre iv). Elle apparaît d’abord dans l’existence d’un chef, le cheikh des Hadramis, qui hérite selon toute vraisemblance de la position de Sa‘īd al-‘Amūdī, kabīr des Hadramis selon Aḥmad al-Ḥaḍrāwī. L’étendue de son rôle reste obscure, y compris pendant la période hachémite. Il est tantôt mentionné comme cheikh des Hadramis de Djedda, tantôt comme celui des Hadramis au Hedjaz en général, alors que le Hadramaout échappait à la souveraineté de l’Empire ottoman et ne fut placé sous protectorat britannique qu’en 1888 officiellement. Christiaan Snouck Hurgronje mentionne, en 1885, l’existence ancienne à La Mecque d’un cheikh des Hadramis chargé des relations entre les autorités locales et les Hadramis. Il compare son rôle à celui des cheikhs de quartier139.
103Ce cheikh était aussi le chef d’une milice armée recrutée parmi les petits travailleurs du souk et associée à la garde chérifienne lors des cérémonies officielles et des attaques menaçant la ville. C’est peut-être déjà ce rôle que relevait en 1859 le rapport de l’enquête des commissaires anglais, français et ottoman, lorsque le muḥtasib fut accusé d’être allé solliciter Sa‘īd al-‘Amūdī pour qu’il mobilise un groupe des Hadramis armés. Dans la retranscription de son interrogatoire, les propos de Sa‘īd al-‘Amūdī ne font cependant pas référence à une ṭā’ifa particulière, mais seulement à l’ordre qui lui avait été donné par le kaïmakam et les grands marchands de Djedda et transmis par le muḥtasib d’amener des Hadramis au port140. Le commissaire anglais décrit aussi Sa‘īd al-‘Amūdī comme un marchand et le cheikh des « marchands hadramis de Djedda », manifestant l’extension peu précise de son influence141.
104La fonction de cheikh des Hadramis, à Djedda du moins, devait donc s’appuyer sur le contrôle et la responsabilité d’un groupe capable de manier les armes et réputé pour cela. Un tel groupe était formalisé au moins au début du xxe siècle. Il devait exister avant à La Mecque, et à Djedda si l’on en croit la description du rôle de Sa‘īd al-‘Amūdī en 1858. Elle s’étendait grâce à la personnalité du cheikh au groupe des Hadramis dont il était un représentant et un médiateur pour les autorités ottomanes et chérifiennes. Ce pouvoir l’associait aux autres notables de la ville comme les grands marchands hadramis. S’il est encore impossible de préciser les modalités de sa désignation et le degré de formalisation de sa fonction, il constituait évidemment l’un des relais d’influence des grands marchands hadramis de Djedda au sein de la société urbaine.
Le šayḫ al-sāda
105L’autre personnage désigné lors des événements de 1858, et dont le rôle revient régulièrement dans les sources, est le chef ou syndic (naqīb) du groupe des sayyids ‘alawis de Djedda. La fonction du cheikh était l’équivalent pour ces sayyids du naqīb al-ašrāf que l’on retrouve dans les autres villes de l’Empire ottoman au xixe siècle. Il faisait partie des principales institutions du pouvoir urbain, avec le qāḍī et le muḥtasib, avant les réformes des années 1850-1870142. Avec le contrôle des listes officielles des descendants du Prophète et la représentation des sayyids, le naqīb pouvait intervenir dans les conseils administratifs créés par les Ottomans et finissait par représenter la notabilité citadine. Il intervenait dans les litiges commerciaux et le contrôle des corporations. Sa position dans la gestion urbaine quotidienne à Djedda le rapproche de ce que l’on sait du naqīb al-ašrāf dans les villes de Palestine et de Syrie. Il était fréquent que le syndic des chérifs ou des sayyids fût aussi négociant ou membre d’une famille marchande. C’est le cas des chérifs d’Alep au xviiie siècle, disputant aux Janissaires les ressources économiques de la ville, comme de la famille des Bā Hārūn à Djedda143.
106À l’occasion de la révolte de 1855, le šayḫ al-sāda de La Mecque s’était impliqué dans la rivalité des clans chérifiens. Ses liens avec le Grand Chérif qui le nommait et pouvait mettre fin à ses fonctions avec plus ou moins de ménagement étaient manifestes dans le cas du sayyid Isḥāq bin ‘Aqīl, mort dans la prison du chérif ‘Abd al-Muṭṭalib et remplacé par un autre sayyid hadrami (chapitre i). Pour se plaindre de la façon dont il était traité, Isḥāq bin ‘Aqīl s’était adressé en janvier 1854 aux autorités ottomanes du Hedjaz dans une lettre, qui permet de préciser les fonctions du šayḫ parmi les sayyids et les autres Hadramis144. Selon le sayyid Isḥāq, le Grand Chérif prétextait d’une plainte qui lui avait été adressée au sujet des héritages (matrūkāt) des sayyids et d’autres Hadramis. Ces héritages étaient confiés au syndic des sayyids en attendant d’être récupérés par les héritiers des défunts, résidant au Hadramaout ou loin de La Mecque. La conservation et la protection de ces legs était une tâche prolongée, puisque Isḥāq bin ‘Aqīl en avait déjà la charge dans les années 1260. Il avait confiée cette tâche à son frère ‘Abd Allāh lors de son séjour à Istanbul et en avait repris le contrôle à son retour. La charge ne concernait pas, selon la lettre, que les seuls sayyids, mais aussi d’autres Hadramis. Le conflit de sayyid Isḥāq avec le Grand Chérif et les manœuvres entreprises auprès des autorités par les notables et les sayyids pour obtenir sa libération manifestent le poids d’une autorité d’abord religieuse, mais aussi politique et économique. Son autorité, si elle concernait d’abord le groupe des sayyids, s’étendait aussi à l’ensemble des Hadramis. Ce rôle étendu caractérisait aussi la société urbaine à Djedda, où le ribāṭ des Hadramis, aujourd’hui fermé et rattaché au waqf de la famille Bā Dīb, situé dans le quartier de Šām, est aussi connu comme ribāt des sayyids hadramis et siège du syndic des sayyids ‘alawis145.
107L’extension de l’autorité du syndic des sayyids est attestée par plusieurs sources. En 1855, le procès-verbal du règlement de l’héritage de la première épouse de Yūsuf Bā Nāja, Ḫadīja Baġlaf, indique que le sayyid ‘Abd Allāh, fils du sayyid ‘Aqīl, syndic des sayyids ‘alawis, était le tuteur de trois enfants mineurs nés de parents de Ḫadīja146. Parmi les témoins convoqués, la signature de ‘Abd Allāh ibn Aḥmad Bā Hārūn apparaît aussi, mais n’est pas signalée comme celle du naqīb ou šayḫ des sayyids. C’est en revanche le rôle qu’il occupe en 1858, puisqu’il est désigné comme tel par les rapports d’enquête, en plus de sa qualité de marchand. Le lignage des Bā Hārūn continua d’exercer la fonction régulièrement jusqu’au début du xxe siècle, mais la répétition des prénoms dans le lignage empêche de déterminer les relations entre les individus mentionnés. Aḥmad fils de ‘Abd Allāh était syndic des sayyids en 1867, d’après le procès-verbal d’une affaire réglée dans son majlis. L’affaire ne concernait encore une fois pas les sayyids, mais portait sur des modifications apportées par Muḥammad Bā Nāja au waqf fondé par son père Yūsuf et dont il était le gestionnaire (nāẓir)147. En 1879, un conseil réunit les autorités de la province et le représentant du consul britannique pour fixer le paiement d’une indemnité à la famille d’un marin tué lors d’un accrochage avec un navire britannique. Le procès-verbal du conseil est signé par Muḥammad ibn Aḥmad Bā Hārūn en tant que syndic des sayyids hadramis. Sa présence était peut-être motivée par le fait que le marin tué, Mabrūk, était un Hadrami, ce qu’il est impossible de savoir. En 1916, un Aḥmad Bā Hārūn participa encore comme syndic des sayyids à la délégation de Djedda allant faire allégeance au chérif Ḥusayn148.
108L’historien hedjazi ‘Abd al-Quddūs al-Anṣārī cite les mémoires laissés par le marchand hadrami Muḥammad Ṣāliḥ Bā ‘Išin pour indiquer que le pouvoir du syndic des sayyids résultait d’un privilège accordé par le sultan ottoman en 1237/1821-1822. Ce privilège permettait aux Hadramis de conclure leurs contrats et de porter leurs plaintes devant le syndic des sayyids, et de lui confier la protection et la division de leurs héritages. Il avait été maintenu par le chérif Ḥusayn et resta utilisé par les Hadramis de Djedda jusqu’au début du règne saoudien sur le Hedjaz149. Un document tardif mentionnant le rôle du syndic dans les affaires des marchands hadramis confirme le maintien de sa large autorité jusqu’à la fin du règne hachémite. Le 11 décembre 1924, le marchand hadrami ‘Uṯmān Bā ‘Uṯmān Bā ‘Išin se rendit au tribunal de Djedda où le syndic des sayyids, le sayyid Muḥammad ibn ‘Alawī al-Saqqāf, tint une assemblée de justice. En tant qu’exécuteur testamentaire d’un négociant hadrami et tuteur des enfants mineurs laissés, il exigeait le remboursement d’un prêt accordé par le défunt à un autre marchand hadrami. Le débat porta moins sur le remboursement de la dette que sur la validité de la prétention de ‘Uṯmān Bā ‘Uṯmān à l’exiger, et donc sur sa qualité d’exécuteur testamentaire et de curateur de l’héritage. Le syndic intervenait donc pour confirmer la légalité de l’acte testamentaire du négociant hadrami défunt, et le rôle de son mandataire, négociant hadrami lui aussi150.
109L’autorité exceptionnelle du syndic de Djedda au-delà du groupe des sayyids ‘alawis tient au prestige des descendants du Prophète dans la société hadramie et à la caution qu’ils pouvaient apporter aux actes passés devant le tribunal et engageant l’avenir. Une telle caution était aussi celle d’un des rares groupes dont l’ascendance et le prestige permettaient de tenir tête aux chérifs mecquois. La protection des patrimoines dont les héritiers étaient absents ou mineurs, la tutelle d’enfants qui n’avaient pas atteint l’âge de la majorité, ou la surveillance de la gestion d’un waqf familial étaient autant de moyens d’associer par leur chef le groupe des sayyids à l’histoire et l’identité familiales – ce dont la notabilité au sein de la communauté hadramie et de la société djeddawie ne pouvait que bénéficier. Enfin, le groupe des sayyids était le bénéficiaire de fondations établies par les grands marchands hadramis. C’est par exemple ce qui apparaît dans le testament du marchand Muḥammad ibn Aḥmad Bā ‘Išin en 1863, lorsqu’il fit des sayyids ‘alawis établis à Djedda les bénéficiaires ultimes du waqf ahlī établi pour ses frères et ses enfants.
110Dans ces groupes plus ou moins formels auxquels appartenaient les grands marchands hadramis de Djedda, c’est finalement l’ensemble d’une société urbaine et marchande que l’on retrouve. La position intermédiaire de ces marchands entre les différents cercles organisant la société djeddawie définit bien leur notabilité, c’est-à-dire leur position au sein des échanges qui structuraient les activités économiques et politiques de la cité. Le recoupement et la densité de leurs liens prennent l’allure d’une « clique » dont le fonctionnement n’empêchait nullement l’intégration au sein d’un réseau marchand étendu jusqu’à la Méditerranée par l’intermédiaire des marchands grecs, et jusqu’à l’Inde par l’intermédiaire des marchands indiens. On retrouve là trois groupes déjà identifiés par Nelly Hanna autour des Abū Taqiyya dans Le Caire des xvie et xviie siècles : la famille, la communauté d’origine géographique et le groupe des marchands151. Comme pour Ismā‘īl Abū Taqiyya, les liens de chacun des marchands hadramis avec ces trois groupes se tendaient ou s’assouplissaient selon les périodes et les stratégies qu’ils mettaient en place en mobilisant leurs relations.
3. CONCLUSION
a. 1858, une révolte et sa conjoncture mondiale
111Si les diplomates européens furent aussi prompts à accuser de fanatisme la population de Djedda, et en son sein le groupe des Hadramis, et si la Sublime Porte réagit avec une telle sévérité, c’est aussi parce que l’émeute du 15 juin 1858 éclata dans une décennie troublée pour l’Empire ottoman et les empires coloniaux. Les violences de Djedda furent connues en Europe au même moment que les émeutes de Candie qui opposèrent elles aussi des chrétiens et des musulmans152. Le rôle des marchands hadramis au sein de la société urbaine de Djedda s’insérait dans une conjoncture régionale et mondiale qui éclaire à la fois leur rôle dans les réseaux marchands et non marchands parcourant l’Empire ottoman et l’océan Indien, et le regard porté sur eux par les administrations impériales. C’est dans cette conjoncture qu’il convient, pour finir, de réinscrire les événements étudiés dans ce chapitre.
112La succession des violences dites « communautaires » dans l’Empire ottoman inclut l’histoire de Djedda dans la période des Tanzimat. Les réformes, couplées aux bouleversements économiques suscités par le poids grandissant du commerce européen qui profita particulièrement aux notabilités ottomanes chrétiennes et juives, ont précipité l’évolution des relations entre les communautés confessionnelles. Outre leurs facteurs économiques et psychologiques, les affrontements à Alep en 1850, à Mossoul en 1854, à Naplouse en 1856, à Candie en 1858, au Mont-Liban puis à Damas en 1860 frappèrent leurs contemporains parce qu’elles opposèrent des groupes et des sujets ottomans selon des lignes confessionnelles. Ils manifestent le rôle pris par la religion dans la définition des identités, et le développement du communautarisme confessionnel au xixe siècle153. À chaque fois, une conjonction de facteurs locaux et mondiaux et des tensions suscitées par les réformes de l’Empire ottoman et par la pénétration économique européenne se cristallisait sur un différend très localisé : les mesures de conscription et de taxes à Alep en 1850, la nationalité d’un navire à Djedda en 1858154.
113La description de la communauté chrétienne de Djedda ne ressemble pourtant pas à celle des chrétiens d’Alep et du Mont-Liban. Elle était réduite et peu suspecte de manifestation de prosélytisme ou d’affichage religieux. Il n’y avait ni église, ni procession en grande pompe dans le port du Hedjaz, à l’exception de celle qui fut organisée le 20 juin sous la pression britannique pour l’enterrement des victimes155. Contrairement aux capitales syriennes, le port de Djedda ne connaissait pas de crise commerciale affectant lourdement les affaires des commerçants musulmans ottomans : l’activité du port était plutôt en essor, tout comme les chiffres du pèlerinage qui dynamisait les transactions des commerçants. Les tensions des années 1850 rendaient cependant concrète la concurrence redoutable des marchands liés aux consulats européens et favorisés par les mesures du traité de Balta Liman (1838), tandis que la question du commerce des esclaves et la répression de la révolte de 1855 faisaient sentir lourdement la reprise en main de la province par l’État ottoman. Lors de cette dernière révolte, les oulémas et les marchands avaient protesté contre une mesure perçue comme contraire à la lettre de la Loi islamique et imposée par les diplomaties européennes156. Ce sont là des phénomènes rapprochant la situation de Djedda de celle des autres villes de l’Empire, en dépit d’un nombre plus réduit de victimes (22 ou 23 morts)157.
114Très peu d’éléments permettent d’apprécier l’écho de ces événements dans la société de Djedda, et celui des violences de Djedda dans les autres villes de l’Empire ottoman touchées par les violences confessionnelles. Malgré l’envergure et le réseau international de son auteur, la chronique d’Aḥmad Daḥlān ne porte que sur l’histoire du Hedjaz et des Lieux saints, et ne dit rien des troubles de la province syrienne dans les années 1850-1860. Le journal personnel de Na‘ūm Baḫḫāš, un enseignant alépin catholique, fournit à cet égard un rare témoignage de la façon dont ont été connues les émeutes de Djedda dans une ville ayant elle aussi été le théâtre de troubles opposant des musulmans à des chrétiens. Le professeur syrien les évoque avec celles de Crète à la date du 17 juillet 1858, relevant implicitement la concordance frappante. Mais les termes employés distinguent la portée politique des deux événements tels qu’ils ont été connus à Alep. Na‘ūm Baḫḫāš écrit que ceux qui ont été attaqués à Djedda étaient des Européens (Ifranj), et manifeste par là une perception des violences et du rôle des étrangers qui n’était pas uniquement confessionnelle. En Crète, ce sont selon sa chronique des « chrétiens [naṣāra] » et des musulmans qui s’étaient affrontés158.
115Le lien entre les violences confessionnelles était établi bien plus nettement dans les rapports diplomatiques et les journaux européens. La nouvelle des émeutes de Djedda parvint tardivement à Istanbul et en Europe. En l’absence de télégraphe à Djedda avant 1882, c’est le navire du capitaine britannique qui rapporta la nouvelle à Suez avec les survivants du massacre159. La coïncidence de cette nouvelle avec les émeutes de Candie favorisa leur regroupement sous le thème du fanatisme musulman dans l’Empire ottoman déclinant. Le thème fut d’autant plus facilement adopté pour le Hedjaz, dont le pèlerinage et les échanges dont il était le support inquiétaient les puissances coloniales. Les échos de ces inquiétudes en mer Rouge sont explicites.
116Dès le 5 juillet, le vice-consul britannique à Suez se disait inquiet pour les habitants chrétiens du port, en raison des manifestations de joie de la population locale devant les nouvelles du massacre, et en raison des communications régulières entre les marchands et les marins de Suez avec ceux de Djedda. Le 17 juillet, ce fut au tour du vice-consul de France à Massaoua de s’inquiéter des liens de ‘Alī Bā Junayd avec Djedda, et de soupçonner l’existence d’une faction de fanatiques autour du marchand hadrami. Le bombardement de la ville le 25 juillet dut augmenter l’écho du massacre et les craintes des diplomates. Le journal de Na‘ūm Baḫḫāš indique la gravité avec laquelle la nouvelle a pu être reçue en Syrie puisqu’il évoque la destruction des « trois quarts » de la ville et la pendaison de « onze » notables160. Ce fut lorsque la nouvelle atteignit la ville de Hodeïda que l’agent consulaire de France sur place se sentit menacé d’une « catastrophe semblable » à celle connue par son confrère à Djedda161. La circulation des rumeurs et des craintes suivait le réseau des marchands de Djedda et des échanges en mer Rouge, qu’ils fussent marchands ou religieux.
117Les massacres du Mont-Liban et de Damas en 1860 renouvelèrent ces inquiétudes et se greffèrent sur le souvenir des émeutes de Djedda d’autant plus vivement que ces émeutes éclatèrent au moment des négociations sur les réparations à exiger du port hedjazi. Les nouvelles en furent accueillies avec joie à Djedda, d’après le consul français en poste, qui pointe la « haine implacable pour les chrétiens, haine d’autant plus forte ici qu’elle se ravive au souvenir du massacre de 1858 et des condamnations qui en furent les suites162 ». Le rapprochement des événements était facilité par l’expérience similaire, chez les sociétés ottomanes, d’un antagonisme auquel le discours confessionnel donnait une expression claire et mobilisatrice tant pour les administrateurs que pour les populations administrées.
118Une telle expérience rapprochait aussi les violences de Djedda de la révolte indienne qui s’achevait précisément en juin 1858. La surprise des administrateurs britanniques devant la révolte de 1857 et la résistance des révoltés favorisa l’explication des violences par la thèse d’un complot musulman coordonné par l’empereur moghol Bahādur Šāh II163. L’explication permettait de n’accorder que peu d’importance aux incidents précis qui avaient suscité la mutinerie des soldats du Bengale en mai 1857. Les commissaires européens dépêchés à Djedda pour enquêter sur les origines du massacre rejetèrent de façon similaire le motif de l’Irani pour se concentrer sur le rôle des notables et le fanatisme de la population. Le rapprochement des deux soulèvements était aussi encouragé par les contacts établis entre le Hedjaz et l’Inde par les circulations du pèlerinage et du commerce, auxquelles la mondialisation donnait un rapide essor. À Bombay, les nouvelles de la révolte des Cipayes firent naître une Wahhabi phobia, bien que la ville ne connût aucune violence164. De l’autre côté de l’océan Indien, l’arrivée à La Mecque du sayyid Faḍl ibn ‘Alawī, connu de la diplomatie pour avoir soutenu la résistance face aux Britanniques sur la côte du Malabar, fut d’abord pointée par les rapports pour expliquer l’émeute de Djedda. Les contacts établis à la faveur du pèlerinage furent ensuite plus généralement envisagés comme l’origine de l’« exaltation » croissante et de plus en plus menaçante des pèlerins indiens depuis les débuts de la révolte en 1857165.
119De façon étonnante, les rapports diplomatiques ne mentionnent pas les liens des marchands hadramis condamnés avec l’Inde. Ils se concentrent plutôt sur la circulation des idées et des hommes religieux et sur la crainte d’une contestation religieuse de l’impérialisme européen. Mais l’étude des réseaux auxquels les marchands hadramis étaient intégrés souligne le recoupement des échanges religieux et commerciaux, et leur intégration croissante à une économie en cours de mondialisation. Pèlerins, marchandises et nouvelles prenaient place sur les mêmes navires, et les sayyids soupçonnés participaient aux activités commerciales. Les sources mobilisées ici et les connexions qu’elles découvrent décrivent la permanence des réseaux interrégionaux et le resserrement contemporain du monde. Comme pour les marchands de la région du Golfe, les activités des marchands hadramis et leurs résistances face à la pénétration ottomane et européenne illustrent ce double phénomène166.
120Le personnage de Ṣāliḥ Jawhar, impliqué dans l’affaire de l’Irani, illustre les connexions parfois surprenantes de ces réseaux entre la Méditerranée et l’océan Indien auxquels participaient les marchands hadramis. La retranscription de son interrogatoire précise en effet qu’il était né en Morée (actuel Péloponnèse) et qu’il avait été réduit enfant en esclavage. Il appartenait à la famille indienne des Jawhar et était affranchi depuis plus de vingt ans en 1858167. C’est à ce titre que la tutelle et la direction des affaires de Ḥasan ibn Ibrāhīm Jawhar, le fils de son patron, lui furent confiées. La présence de cet affranchi d’origine grecque à Djedda, au service, puis comme associé, d’une famille de négociants de la côte du Malabar et de Calcutta, illustre le recoupement de réseaux marchands dans le port hedjazi. La question de la nationalité du navire que Ṣāliḥ Jawhar avait voulu faire passer du pavillon britannique au pavillon ottoman fait apparaître quant à elle la souplesse de ces réseaux et les rigidités qu’importaient les consuls européens avec le système de la protection consulaire et des droits nationaux168.
b. L’émergence d’une notabilité particulière
Le rôle de l’émeute
121L’événement que constitue l’émeute du 15 juin 1858 fournit une occasion inhabituelle pour étudier le groupe que constituaient les grands marchands hadramis de Djedda au milieu du xixe siècle. La violence de l’émeute et la sévérité de sa répression par les autorités impériales favorisent une concentration d’informations sur ces négociants, qu’il s’agisse de leurs patrimoines, de leurs activités, ou de leurs rapports avec la société de Djedda. Rares sont les moments où il est possible de conjuguer les faisceaux de sources locales et européennes pour éclairer un groupe et en savoir autant sur son organisation d’ensemble que sur ses membres pris individuellement.
122Le groupe des grands marchands hadramis de Djedda présente quelques particularités quant aux fondements de sa notabilité. Si la position d’intermédiaire est une caractéristique des notabilités, la cohérence remarquable du groupe des marchands hadramis les distingue. Elle frappait les observateurs contemporains. Les sources consultées distinguent aussi ces marchands par l’absence d’acquisition de fermes fiscales et le peu d’intérêt pour le contrôle de terres à l’extérieur de Djedda, processus décrits comme essentiels pour d’autres notables ottomans de la même époque169. Le milieu naturel aride et peu propice aux cultures, à l’exception de quelques vallées et de terres en hauteur comme dans la région de Taïf, ainsi que le statut du Hedjaz exempté d’une grande partie des taxes ottomanes expliquent en grande partie ces particularités. Mais ces spécificités découlaient aussi de la constitution récente du groupe et d’activités surtout commerciales. Les investissements fonciers étaient réalisés dans la propriété urbaine ou l’acquisition de citernes, et signalaient les bénéfices réalisés d’abord dans le commerce en mer Rouge et dans l’océan Indien.
123Plusieurs points restent obscurs, comme dans le rôle du cheikh des Hadramis. Ces points d’ombre tiennent au caractère déformant du prisme que constitue l’émeute de 1858 et à la difficulté de sortir les marchands accusés en 1858 de leur face-à-face avec les marchands sous protection consulaire européenne. Dans son étude sur les réseaux marchands régionaux d’Irak aux xviiie et xixe siècles, Hala Fattah a accordé une grande importance à ces mouvements de résistance et d’opposition qui, même temporaires, ralentirent et infléchirent la pénétration des capitaux et entreprises européens170. On peut certes voir dans ce qui se passe en 1858 le signe d’une concurrence accrue entre les marchands arabes musulmans et le négoce européen, obligeant les premiers à s’adapter et tournant irrésistiblement à l’avantage des seconds. Mais Hala Fattah souligne le risque qu’il y aurait à ne considérer les marchands arabes musulmans de la péninsule Arabique et du Golfe – comme du reste de l’Empire ottoman et de l’océan Indien – que comme les intermédiaires ou les clients d’un système dominé par l’Europe. Une telle perspective occulterait tout un ensemble de réseaux et marchés régionaux, d’échanges peu mentionnés dans les sources parce qu’ils concernent des biens de consommation courante ou des matériaux bruts, transportés sur des navires de petite taille et de taille moyenne mal enregistrés par les administrations. Ces marchés, bien que connectés à une économie mondiale, restèrent autonomes et dynamiques tout au long du xixe siècle, notamment dans leurs liens avec l’Inde. Les liens commerciaux, les périodes d’essor et de crise que connurent les marchands et leurs investissements conséquents à Djedda sont l’objet du chapitre suivant.
Une conjoncture nouvelle
124Dans ce milieu du xixe siècle, la concurrence des négociants sous protection consulaire européenne et la nouveauté des ingérences impériales dans la vie économique et politique de la ville étaient deux éléments marquants d’une conjoncture nouvelle. En dépit des imperfections des données et de la courbe qui en est la traduction, l’évolution des importations et exportations au cours de la deuxième moitié du xixe siècle signale la coïncidence de l’émeute avec l’essor brutal des activités dans les années 1850. Il s’agit bien d’une période de crise, concrètement manifestée par le mouvement des navires, l’activité à la fois prometteuse et menaçante des négociants grecs et indiens, l’acquisition récente d’un poids économique et d’une influence sociale qui permettaient aux marchands hadramis de résister aux méthodes de commerce perçues comme déloyales.
125L’émeute de 1858 fut l’une des étapes de l’adaptation des grands marchands de Djedda à un système économique en cours de mondialisation. Dans cette conjoncture nouvelle, le développement des transports de marchandises et des pèlerins était peut-être le phénomène le plus clair d’un essor économique qui transformait la place de Djedda dans les réseaux commerciaux. Cette transformation touchait les activités commerciales des marchands hadramis et de leurs partenaires, leur rôle comme propriétaires de navires et l’organisation du commerce avec l’océan Indien. Elle touchait aussi l’inscription de leurs activités et de leur poids dans l’espace urbain de la ville. Le visage de la ville dominée par les maisons des grandes familles marchandes et par leurs bâtiments commerciaux et charitables est en grande partie hérité de cette nouvelle époque.
Notes de bas de page
1 A. Daḥlān, 1305/1887-1888, p. 321 ; A. al-Ḥaḍrāwī, 2002, p. 43.
2 L. Gardet, « Fitna » (E. I. 2).
3 BBA İ MMS 14-597, 13/07/1275 (16/02/1859).
4 A. al-Ḥaḍrāwī, 2002, p. 44.
5 Ch. Didier, 1857, p. 122 ; CCC Djedda 2, consulat de France, Djedda, 10/11/1864.
6 J. Burckhardt, 1835, p. 18.
7 FO 195-375, Lettre d’Izzet Pacha, La Mecque, 12/11/1853.
8 FO 195-375, British Vice-Consulate, Djedda, 15/11/1856.
9 FO 195-375, « Note rédigée en langue arabe », British Vice-Consulate, Djedda, 8/11/1856 ; FO 195-375, British Vice-Consulate, Djedda, 15/11/1856.
10 CCC Djedda 1, consulat de France, Djedda, 19/01/1857.
11 BBA HR MKT 205, 17/01/1274 (7/09/1857).
12 FO 195-375, Caimacam of Jeddah’s letter to Vice-Consul, British Vice-Consulate, Djedda, 4/11/1856 ; FO 195-375, « Note rédigée en langue arabe », British Vice-Consulate, Djedda, 8/11/1856.
13 A. al-Ḥaḍrāwī, 1909, p. 43.
14 FO 195-375, British Vice-Consulate, Djedda, 27/10/1856 ; CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 9/11/1855.
15 CP Djedda 1, consulat de France, Djedda, 12/04/1857.
16 U. Freitag, 2012.
17 Ch. Didier, 1857, p. 144.
18 FO 881-848, Enclosure, dans no 409, 1859.
19 J. Munro, 2003, p. 166-167.
20 CADN Constantinople 4, vice-consulat de France, Djedda, 4/07/1876 et 10/11/1876.
21 CADN Constantinople 1, agent consulaire de France à Djedda, Le Caire, 11/05/1842.
22 M. Ade, 2008.
23 CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 2/06/1843.
24 CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 17/12/1847.
25 S. Ismā‛īl, 1418/1997-1998, p. 183-190.
26 FO 881-848, Enclosure 3, dans no 88.
27 BBA İ MMS 14-597, Retranscription des interrogatoires du kaïmakam de Djedda, Ibrāhīm Aġā, et de Ṣāliḥ Jawhar, 13/07/1275 (16/02/1859).
28 CP Djedda 2, Captain Pullen, Cyclops, 15/06/1858 et 19/06/1858.
29 FO 195-581, Mémorandum, Ayrton, Pera, 26/11/1859 ; BBA İ MMS 14-597, Retranscription de l’interrogatoire du kaïmakam de Djedda, Ibrāhīm Aġā, 13/07/1275 (16/02/1859).
30 FO 881-848, gouverneur du Hedjaz, La Mecque, 22/06/1858 ; A. Daḥlān, 1305/1887-1888, p. 321-322.
31 CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 7/03/1846.
32 FO 881-848, Pullen, Cyclops, 25/06/1858.
33 CADN 2MI3228, Sabatier, Djedda, 25/11/1858.
34 CP Djedda 1, consulat de France, Djedda, 10/08/1856 ; CCC Djedda 1, consulat de France, Djedda, 19/01/1857.
35 R. Bertrand, 2011, p. 129.
36 FO 195-375, British Vice-Consulate, 13/11/1855 et 24/11/1855.
37 R. Mantran, « Ḥisba » (E. I. 2).
38 FO 195-581, Mémorandum, Ayrton, Pera, 26/11/1859.
39 CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 18/10/1856. Le rôle du muḥtasib à Djedda dans les années 1850 devait relever d’une forme classique dans l’Empire ottoman plutôt que de la ḥisba institutionnalisée du deuxième et surtout du troisième et actuel État saoudien : M. Cook, 2000, p. 168.
40 CADN 2MI3228 Sabatier, Djedda, 25/11/1858 ; R. Mantran, « Ḥisba » (E. I. 2).
41 FO 881-848, Ayrton, Le Caire, 27/07/1858 ; CADN 2MI3228, Sabatier, Djedda, 25/11/1858 ; FO 195-581, Mémorandum, Ayrton, Pera, 26/11/1859.
42 FO 195-375, British Vice-Consulate, Djedda, 27/10/1856.
43 CADN Constantinople, Massaoua 1, agence consulaire, Massaoua, 31/05/1856.
44 FO 195-1251, British Consulate, Djedda, 6/07/1879.
45 CADN 2MI3228, Sabatier, Djedda, 12/01/1859.
46 CP Djedda 1, consulat de France, Djedda, 10/08/1856 ; CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 18/10/1856.
47 BBA İ MMS 14-597, Retranscription du second interrogatoire de ‘Abd Allāh muḥtasib, 13/07/1275 (16/02/1859).
48 2MI 3228, Pullen, Cyclops, à Nāmiq Pacha, Djedda, 31/07/1858, et Nāmiq Pacha à Pullen, s. d. ; A. Daḥlān, 1305/1887-1888, p. 321.
49 CADN 2MI3244, « État général […] pendant le courant de l’exercice 1859 ».
50 L. Schatkowski Schilcher, 1985.
51 CADN 2MI3228, Sabatier, Le Caire, 26/09/1858, et Sabatier, Alexandrie, 22/10/1858.
52 CP Djedda 2, « Rapport de la Mission de France », Djedda, 27/11/1858.
53 K. Wagner, 2010, p. 225-241.
54 FO 881-848, Emerat, Alexandrie, et Enclosure 2, dans no 78, 9/07/1858.
55 FO 881-848, Pullen, Cyclops, 31/07/1858.
56 FO 881-848, Ayrton, Le Caire, 27/07/1858.
57 FO 881-848, Nāmiq Pacha, Djedda, 22/06/1858.
58 FO 881-848, Pullen, Djedda, à l’Amirauté, 25/06/1858 ; CADN 2MI3228, Sabatier, Djedda, 3/11/1858.
59 R. Bertrand, 2011, p. 44-57, rappelle ainsi l’« interprétation paranoïaque » de la vie politique locale par les Hollandais ; A. Daḥlān, 1305/1887-1888, p. 323.
60 CADN 2MI3228, Sabatier, Alexandrie, 26/09/1858 et 22/10/1858.
61 BBA İ MMS 14-597, 13/07/1275 (16/02/1859).
62 A. Daḥlān, 1305/1887-1888, p. 321-323 ; A. al-Ḥaḍrāwī, 2002, p. 43-45.
63 B. Masters, 2001, p. 10-11.
64 J. Cole, 1989, p. 108 ; W. Ochsenwald, 1977.
65 FO 881-848, Pullen, Djedda, 25/06/1858.
66 A. al-Ḥaḍrāwī, 2002, p. 44 ; A. Daḥlān, 1305/1887-1888, p. 323.
67 CADN 2MI 3228, Sabatier, Djedda, 25/11/1858.
68 FO 881-848, Ayrton, Le Caire, 27/07/1858.
69 2MI3228, Sabatier, Le Caire, 26/09/1858.
70 FO 881-848, Vice-consul Calvert, Djedda, 8/08/1858.
71 S. Marufoğlu, 2002, p. 60-61.
72 CADN 2MI3238, Sabatier, Djedda, 25/11/1858.
73 FO 881-848, British Vice-Consulate, Suez, 5/07/1858.
74 A. Daḥlān, 1305/1887-1888, p. 323.
75 CADN 2MI3228, Sabatier, Djedda, 25/11/1858.
76 CADN Constantinople Massaoua 1, vice-consulat, Massaoua, 27/08/1858.
77 U. Makdisi, 2000, chapitre v.
78 D’après le titre de l’article de W. Ochsenwald, qui précise toutefois le poids de la question du commerce des esclaves dans cet antagonisme décrit comme structurel : W. Ochsenwald, 1980.
79 A. Marsot, 1972, p. 153-159 ; A. Raymond, 2010 ; S. Zubaida, 2008, p. 236-238.
80 FO 78-1488, Pullen, Djedda, 3/11/1858.
81 FO 78-1488, Walne, Djedda, 2/01/1859.
82 B. Masters, 1990 ; U. Makdisi, 2000.
83 CCC Djedda 4, vice-consulat de France, Djedda, 10/01/1890.
84 CP Djedda 3, vice-consulat de France, Djedda, 11/12/1869.
85 CP Djedda 5, ministère, Paris, 25/06/1888, et consulat de France, Djedda, 18/07/1888.
86 A. Degenne et M. Forsé, 1994, p. 140-141 et p. 230-232.
87 A. Raymond, 1974, chapitre ix ; N. Um, 2009, p. 79.
88 M. Ma’oz, 1968 ; M. Sharif, 2014.
89 M. Ma’oz, 1968, p. 87-95 ; L. Schatkowski Schilcher, 1985, p. 53-56.
90 M. Ma’oz, 1968, p. 92.
91 Y. Avci et V. Lemire, 2005, p. 93.
92 E. Thompson, 1993 ; M. Sharif, 2014.
93 FO 87-1488, Pullen, 3/11/1858.
94 FO 78-1488, Pullen, 3/11/1858.
95 P. Ghazaleh, 2010, p. 189-194.
96 C’est le cas des négociants chypriotes de Ṭuzla en 1853 : M. Aymes, 2010, p. 149-151.
97 Sur ces catégories de négociants : B. Lewis, « Berātlı » (E. I. 2) ; A. Baġış, 1983.
98 B. Masters, 1992, p. 591-592.
99 CADN Constantinople 4, vice-consulat de France, Djedda, 14/01/1877.
100 FO 195-581, Mémorandum, Ayrton, Pera, 26/11/1859.
101 A. Degenne et M. Forsé, 1994, p. 158.
102 FO 195-1767, British Vice-Consulate, Djedda, 14/12/1892.
103 Al-Qibla, 23, 2/11/1916, p. 3.
104 CADN 2MI3293, « Étude sur l’organisation administrative et judiciaire de la ville de Djeddah ».
105 Muḏakkirāt de Sa‘īd ibn Muḥammad ibn ‘Ubayd Bin Zaqr, VIII, archives privées Bin Zaqr.
106 I ‘lām šar‘ī, Maḥkamat bandar Djedda, 8/7/1269 (17/04/1853), dans ‘A. al-Anṣārī, 1982, annexes.
107 Ḥujja šar‘iyya, 13/07/1250 (15/11/1834), et Ḥujja šar‘iyya, Maḥkamat bandar Djedda, 29/07/1229 (17/07/1814), archives privées Bā Nāja.
108 A. Degenne et M. Forsé, 1994, p. 187.
109 Par exemple les élites marchandes de Londres, York et Liverpool au début de la révolution commerciale de la fin du xviie siècle : P. Gaucy, 2001, p. 78-99.
110 CADN 2MI3235, consulat de France, Djedda, à MAE, 12/04/1857.
111 FO 195-581, Mémorandum, Ayrton, Pera, 26/11/1859.
112 CADN 2MI3244, « État général de la navigation et du commerce du port de Djeddah pendant le courant de l’exercice 1859 ».
113 FO 195-581, Mémorandum, Ayrton, Pera, 26/11/1859.
114 BBA İ MVL 355-15540, 8/10/1272 (12/06/1856), et BBA İ MVL 350-77, 8/10/1272 (15/05/1856).
115 W. Lloyd Warner, 1963, p. 115-116 ; A. Degenne et M. Forsé, 1994, p. 93-96.
116 L’examen plus systématique des liens familiaux est repris dans le chapitre v.
117 Ḥijāz Vilāyet Salnāmesi, 1301/1883-1884 et 1303/1885-1886.
118 Ḥujja šar‘iyya, Maḥkamat bandar Djedda, 24/07/1361 (7/08/1942), archives privées Bā Ġaffār.
119 Nous verrons cependant quelques exceptions, comme pour le fils aîné de Muḥammad Bin Lādin, mais un siècle plus tard.
120 Ḥujja šar‘iyya, Maḥkamat bandar Djedda, 11/2/1272 (23/10/1855), archives privées Bā Nāja.
121 C. Dubois, 2002, p. 63 ; D. Agius, 2002, p. 35, et 2008, p. 267-268 ; FO 195-1689, British Consulate, Djedda, 26/02/1890 ; S. al-Kindī, 2003, p. 87, pour la sā‘iyya d’un marchand hadrami venant d’Inde et transportant 200 passagers, et p. 393.
122 P. Ghazaleh, 2010, p. 98 ; B. Doumani, 1995, p. 65-68.
123 Ḥujja šar‘iyya, Maḥkamat bandar Djedda, 8/04/1277 (24/10/1860), archives privées Bā Nāja.
124 CADN 2MI3244, « État général de la navigation et du commerce du port de Djeddah pendant le courant de l’exercice 1859 ».
125 FO 195-581, Mémorandum, Ayrton, Pera, 26/11/1859.
126 Ta‘dād al-nufūs 2038-000052-23, 1264, p. 522-524 et p. 536-537.
127 Ta‘dād al-nufūs, 2038-000058, p. 229 et p. 285.
128 FO 195-580, Messieurs Duca Paleologo, Cochilani and Company, Le Caire, 12/08/1858 ; sur le rôle des dettes envers les victimes chrétiennes dans les violences de 1860 à Damas : A. Rafeq, 1988.
129 FO 881-848, British Vice-Consulate, Suez, 5/07/1858.
130 CP Massaoua 2, vice-consulat de France, Massaoua, 17/07/1858.
131 Ambassade Constantinople, Massaoua 1, vice-consulat de France, Massaoua, 27/08/1858 et 18/09/1858.
132 H. von Maltzan, 1873, p. 49-50.
133 M. Granovetter, 1973, dans M. Granovetter, 2000 ; A. Degenne et M. Forsé, 1994, p. 144.
134 H. von Maltzan, 1873, p. 48.
135 FO 195-1314, British Consulate, Djedda, 1/10/1880.
136 Ch. Snouck Hurgronje, 2007, p. 6.
137 FO 686-82, Dépositions de ‘Abd Allāh ibn ‘Umar et Ṣāliḥ ibn Sa‘īd, 27/05/1921.
138 G. Sheffer, 2005.
139 Ch. Snouck Hurgronje, 2007 [1931], p. 8.
140 BBA İ MMS 14-597, 13/07/1275 (16/02/1859) ; A. al-Ḥaḍrāwī, 1909, p. 43.
141 FO 195-581, Mémorandum, Ayrton, Pera, 26/11/1859.
142 Y. Avci et V. Lemire, 2005, p. 88-91.
143 M. Winter, 2012, p. 153-154 ; A. Havemann, « Naqīb al-ašrāf » (E. I. 2).
144 S. Marufoğlu, 2002, p. 97-101.
145 Aḥmad Muḥammad Bā Dīb, 2005 : Djedda, innahā ḥaqqan ‘ā’ila muḥtarama, 26/03/2005, <http://badeebjeddah.net/wp/?p=1099>[vérifiéle22/05/2013].
146 Ḥujja šar‘iyya, Maḥkamat bandar Djedda, 11/2/1272 (23/10/1855), archives privées Bā Nāja.
147 Majlis šayḫ al-sāda, 16/02/1284 (19/06/1867), archives privées Bā Nāja.
148 Al-Qibla, 23, 2/11/1916, p. 3.
149 ‘A. al-Anṣārī, 1963, p. 185. Je n’ai pas trouvé trace de ce document dans les archives ottomanes. Cette périodisation est confirmée par les souvenirs de marchands âgés : entretien avec Aḥmad Muḥammad Bā Junayd, 18/10/2011, Riyad.
150 Majlis šar‘ī, Maḥkamat Djedda al-šar‘iyya, 14/05/1343 (11/12/1924), archives privées Bin Zaqr.
151 N. Hanna, 1998, p. 16-20.
152 Le Moniteur universel, 19/07/1858, dans FO 881/848, et ibid., 16/07/1858 ; The British Colonist, 86, 29/07/1858.
153 U. Makdisi, 2000, chapitre v.
154 B. Masters, 2001, p. 164.
155 FO 881-848, Emerat, Alexandrie, 9/07/1858.
156 A. Daḥlān, 1305/1887-1888, p. 317.
157 Sur Alep : B. Masters, 1990 ; sur Damas : L. Schatkowski Schilcher, 1985, chapitres iii et v ; sur Mossoul : S. Shields, 2000, p. 86-89.
158 Cette source m’a été indiquée et transmise par F. Krimsti (Freie Universität) : N. Baḫḫāš, 1855-1865, p. 126.
159 FO 881-848, Captain Pullen, 25/06/1858.
160 N. Baḫḫāš, 1855-1865, p. 131.
161 CP Djedda 2, agence consulaire, Hodeïda, 9/08/1858.
162 CCC Djedda 2, consulat de France, Djedda, 26/08/1860.
163 K. Wagner, 2010, p. 225-241.
164 T. Albuquerque, 1985, p. 112.
165 Échange de lettres entre le consul britannique à Djedda et le gouverneur ottoman dans le dossier FO 78-1488 ; S. Dale, 1975 et 1997 ; T. Buzpinar, 1993 ; CADN 2MI3228, Sabatier, Djedda, 25/11/1858.
166 S. Bose, 2006, p. 14 ; H. Fattah, 1997, p. 9.
167 BBA İ MMS 14-597, Retranscription de l’interrogatoire de Ṣāliḥ Sa‘īd Jawhar, 13/07/1275 (16/02/1859).
168 U. Freitag, 2012.
169 Ph. Khoury, 1990, p. 215 ; B. Doumani, 1995, chapitre iii ; D. Khoury, 1997, chapitres iv et v et Id., 2008, p. 74-75 et p. 87-88.
170 H. Fattah, 1997, p. 208.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Arabie marchande
État et commerce sous les sultans rasūlides du Yémen (626-858/1229-1454)
Éric Vallet
2010
Esclaves et maîtres
Les Mamelouks des Beys de Tunis du xviie siècle aux années 1880
M’hamed Oualdi
2011
Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (viie-xiie siècle)
Dominique Valérian (dir.)
2011
L'invention du cadi
La justice des musulmans, des juifs et des chrétiens aux premiers siècles de l'Islam
Mathieu Tillier
2017
Gouverner en Islam (xe-xve siècle)
Textes et de documents
Anne-Marie Eddé et Sylvie Denoix (dir.)
2015
Une histoire du Proche-Orient au temps présent
Études en hommage à Nadine Picaudou
Philippe Pétriat et Pierre Vermeren (dir.)
2015
Frontières de sable, frontières de papier
Histoire de territoires et de frontières, du jihad de Sokoto à la colonisation française du Niger, xixe-xxe siècles
Camille Lefebvre
2015
Géographes d’al-Andalus
De l’inventaire d’un territoire à la construction d’une mémoire
Emmanuelle Tixier Du Mesnil
2014
Les maîtres du jeu
Pouvoir et violence politique à l'aube du sultanat mamlouk circassien (784-815/1382-1412)
Clément Onimus
2019