Chapitre I. Faire du commerce à Djedda en 1850
p. 17-69
Texte intégral
1La proximité du Ḥaram mecquois et la position du port dans la mer Rouge entre la Méditerranée et l’océan Indien donnaient au négoce de Djedda un caractère particulier. Les marchandises apportées par les navires indiens y étaient transbordées sur les navires sillonnant la mer Rouge et remontant pour une bonne partie jusqu’à Suez. Le port accueillait aussi un nombre croissant de pèlerins. Leur présence pendant plusieurs semaines activait les marchés de Djedda, de La Mecque et de Médine, dont la population doublait pendant plusieurs semaines. En 1860, près de 24 000 pèlerins arrivèrent à Djedda par la mer1. Le total des pèlerins réunis à Arafat avoisinait 73 000 personnes, dont 49 000 étaient venues par la voie terrestre. Si le chiffre est légèrement inférieur aux estimations des années précédentes, il permet de mesurer l’ampleur que prenait l’activité économique du port et des marchés chaque année autour du mois de ḏū al-ḥijja.
2Avec les transbordements de navire à navire et le ravitaillement en charbon de vapeurs dont le nombre allait augmenter rapidement à partir du milieu du siècle, le port de Djedda était un lieu de connexion des grandes voies maritimes avec les routes secondaires de la mer Rouge, d’une part, et avec les voies terrestres de la péninsule Arabique, d’autre part. Le déchargement des navires était d’ailleurs pris en charge par les corporations spécifiques des sambouks et des porteurs, tandis que leur chargement et leur transport à dos de dromadaires vers La Mecque et l’intérieur de la Péninsule relevaient d’une autre corporation, celle des muḫarrijūn (ceux qui exportent hors de la ville). La double administration ottomane et chérifienne du Hedjaz veillait au bon fonctionnement de cette interface : les droits de douane et les taxes constituaient les seuls revenus d’une province exemptée des impôts ordinaires qui pesaient sur le reste de l’Empire ottoman.
3L’organisation urbaine de la ville reflétait cette position intermédiaire qui est celle de la plupart des ports de la mer Rouge et de l’océan Indien. Au xixe siècle, c’est vers ces villes portuaires que se déplacèrent les centres de gravité politiques et économiques de la région, tandis que la pénétration européenne bouleversait la hiérarchie des ports dans l’océan Indien, notamment dans leurs liens avec leur arrière-pays2. À la différence d’autres ports de la mer Rouge et de l’océan Indien toutefois, Djedda ne connut pas de présence « coloniale » européenne.
4Avec quelques aménagements particuliers qui tenaient à sa position aux marges de l’Empire et à la présence des Lieux saints, le Hedjaz restait une province ottomane, soumise à la souveraineté du sultan. Le relais que constituait le port entre l’océan Indien et la mer Méditerranée, son rôle dans le système économique de la mer Rouge, et le voisinage de La Mecque encouragèrent cependant l’installation de communautés variées, dont les Européens et leurs consuls ne représentaient qu’une petite partie. Comme dans le port de Moka à l’époque moderne, la présence européenne y était visible sans être associée à une supériorité politique et commerciale, à l’époque où les grands ports de la mer Rouge (Aden, Suez, Hodeïda, Djibouti, Port-Soudan et Massaoua) passaient sous le contrôle des empires coloniaux britannique, français et italien3.
5La caractérisation insultante que les Najdis et les qabīliyyūn (ceux qui appartiennent à des tribus nobles) attachent parfois encore aux habitants du Hedjaz rappelle la constitution cosmopolite de la société hedjazie : ṭarš al-baḥr, ceux dont la mer a « éclaboussé » le rivage de la Péninsule et qu’elle a déposés sur les plages. La variété des habitants de Djedda frappait aussi les voyageurs. Le Suisse Burckhardt en arriva même à écrire que la population de la ville, comme celle de Médine et La Mecque, était composée « presque exclusivement d’étrangers », à l’exception des familles de chérifs. Parmi ces étrangers majoritaires, Burckhardt citait d’abord les gens du Hadramaout et du Yémen, une « centaine » de familles indiennes établies à Djedda, des Malais et des Omanais, des Égyptiens et des Syriens, des Maghrébins (de « Barbarie ») et des Turcs, dont il précisait qu’ils avaient adopté les mœurs arabes4.
6Depuis la visite de l’explorateur allemand Niebuhr, qui signalait en 1762 que seules les maisons des marchands sur le front de mer étaient bâties en pierre et que le reste de la ville était fait d’un « amas de chétives cabanes arabes », la physionomie urbaine de la ville au milieu du xixe siècle avait changé5. Les cabanes n’avaient pas disparu mais elles étaient progressivement repoussées hors de l’enceinte de la ville depuis le début du xixe siècle. Ce déplacement signalait le développement de l’urbanisation et la densification d’un bâti qui restait toutefois incomplet. Burckhardt signalait l’espace vide et les terrains vagues qui demeuraient à l’intérieur des murs le long de la muraille. Il mentionnait encore un quartier habité par les gens de Souakin, près de la porte de Médine mais peut-être encore à l’intérieur de la ville. Les constructions en cabanes et la réputation d’un lieu où l’on pouvait boire de l’alcool et trouver les prostituées de la ville indiquent qu’il s’agissait vraisemblablement d’une population de travailleurs pauvres immigrés, employés au port et dans les marchés comme porteurs, ou comme marins et plongeurs sur les navires6. La description que Maurice Tamisier fit des gens de Souakin qu’il observa à Djedda en 1834, et dont il soulignait l’implication dans le commerce des esclaves, laisse penser que ces cabanes abritaient aussi une population d’origine servile. À l’extérieur de l’enceinte, aux portes de Médine et de La Mecque, Burckhardt remarquait aussi les faubourgs constitués de « quelques cabanes de joncs, de roseaux et de branchages », habitées selon lui par les Bédouins et les habitants pauvres de la ville et, à la porte de La Mecque, les « nègres pèlerins » et les conducteurs de chameaux7.
7C’est dans la seconde moitié du xixe siècle, avec le dynamisme urbain dont les marchands hadramis de Djedda furent des acteurs importants, que les habitats précaires disparurent de l’espace entre les murs (chapitre iii). La périphérie orientale de la ville resta quant à elle occupée par le village « africain », situé à l’extérieur de la porte de La Mecque. Il regroupait les Bédouins (badū) sur le site d’où partaient les caravanes vers La Mecque, et là où étaient déposés les fruits et les légumes cultivés dans la région d’al-Ṭā’if (Taëf) et du wādi Fāṭima, avant que les porteurs ne les transportent vers les souks de la ville.
8Une distinction souple a pu permettre aux résidents de se regrouper autour de certaines activités commerciales et de certains quartiers, chaque communauté ayant sa propre mosquée. Mohamed El-Amrousi précise toutefois que ces quartiers n’étaient pas homogènes et qu’ils étaient tous organisés, en l’absence de grande mosquée à Djedda, autour de l’épine dorsale que constituait le bazar8. Le peu d’informations disponibles sur l’organisation urbaine de la ville ancienne de Djedda impose de travailler à partir de rares indications sur la répartition de la population. Même en recensant les indications disponibles dans les sources consulaires et les voyageurs, une répartition ethnique dans l’espace de la ville reste très difficile à voir. D’abord parce que la dénomination de chaque quartier ne reflète pas ou plus, contrairement à ce qu’avance Mohamed El-Amrousi, une composante ethnique majoritaire. Comme le prouvent les actes de la maḥkama šar‘iyya (le tribunal de la ville) qui délimitent les propriétés vendues, les mentions « Yaman » et « Šām » sont employés à Djedda comme synonymes de sud et nord et non comme les indicateurs de l’origine yéménite ou syrienne majoritaire des habitants. Si une ségrégation apparaît au cours du xixe siècle, elle relève plutôt des différences de richesses et des activités. Les maisons des grands marchands indiens, comme les maisons Nūrwālī et Jūḫdār, privilégiaient par exemple la proximité avec les artères commerciales du souk al-‘Alawī, plutôt qu’un regroupement dans le quartier indien désigné au xixe siècle comme la qaṣbat (quartier) al-Hunūd, où les habitants « indiens » avaient une zāwiya particulière qui existe encore aujourd’hui et sert de mosquée9.
9Il est cependant possible que l’invisibilité d’un regroupement ethnique concerne surtout les grands marchands, ceux sur lesquels portent les rares indications conservées dans les sources. Le cas des résidences des marchands hadramis à Djedda montre que leur installation dépendait moins de motivations ethniques que des raisons sociales qui les poussèrent à s’installer dans les zones huppées de la ḥārat (quartier) al-Maẓlūm et ḥārat al-Šām, où s’installèrent aussi les consulats et le siège du kaïmakam (carte de Djedda, p. 8).
10Même dans ces quartiers chic, les grandes demeures en pierre des habitants les plus aisés et des représentations consulaires côtoyaient les habitations plus modestes accolées les unes aux autres et les logements communautaires charitables (ribāṭ10) financés par les revenus de waqfs et destinés la plupart du temps aux habitants démunis (veuves, vieillards, pèlerins indigents). La diversité sociale survécut au mouvement continu de gentrification. De rares mentions des archives consulaires indiquent même que, dans la deuxième moitié du xixe siècle, des « Européens » (des Grecs, qui constituent le gros de la population « européenne » résidant à Djedda) pouvaient louer un logement dans des ensembles habités par des Arabes et musulmans. La modestie de leurs moyens financiers rassemblait les locataires d’un bâtiment divisé en logements ou de maisons mitoyennes, indépendamment de leurs origines géographiques. En 1885, un incident éclata lorsqu’une femme égyptienne fut aperçue dans la cour d’une maison « occupée par plusieurs personnes, mais en majorité par des Européens ». Les voisins accoururent et l’un d’eux commença à réclamer la mort des « chrétiens » avant d’être saisi par la police qui intervint rapidement11. L’épisode eût été impossible dans une société habituée à une stricte ségrégation ethnique, et les circonstances indiquent que l’incident ne portait pas tant sur le voisinage d’Européens, fussent-ils chrétiens, que sur la transgression d’une norme plus universelle : la ségrégation des sexes.
11La présence à proximité de La Mecque d’une population européenne, habituellement désignée comme « chrétienne » par les sources arabes et européennes, donnait à la ville de Djedda un statut particulier. Cette présence européenne, essentiellement négociante et très limitée, était la conséquence paradoxale de la proximité du ḥaram (l’espace sacré de la mosquée) mecquois. Le marché de la Ville sainte et du pèlerinage attirait les marchands et les agents des maisons européennes. L’interdiction faite aux non-musulmans de pénétrer dans les Lieux saints faisait de Djedda une zone spéciale, où les transactions étaient conclues indépendamment et parfois malgré les différences religieuses des partenaires. L’impression d’habiter un endroit particulier, soustrait à l’espace islamique et sacré environnant, était celle de plusieurs contemporains. Trente ans après les violences de 1858 contre les protégés européens, le consul français tenta de rendre compte de cette situation : « Djeddah devient à l’Hedjaz ce que Tanger est pour le Maroc : une ville sacrifiée par l’Islam à l’Europe envahissante. Elle fut presque distraite du territoire […]12. » Un ensemble de règles encadraient néanmoins cette présence non musulmane, et les Européens de Djedda ne constituaient pas réellement une communauté chrétienne. Djedda n’était donc pas vraiment a port city beyond Muslim space13.
12Le port participait à des systèmes de commerce maritime de plus en plus liés entre eux. Ces connexions renforcées et accélérées profitèrent au site où s’articulaient les systèmes commerciaux en mer Rouge au milieu du xixe siècle : le système du grand commerce de l’océan Indien encore lié au rythme de la mousson et du pèlerinage, celui du grand commerce égyptien qui trouvait à Djedda son ouverture sur l’océan Indien, et enfin celui des ports de la mer Rouge et de leur arrière-pays africain ou hedjazi. Les activités à Djedda des négociants arabes, indiens et grecs mettent en évidence l’articulation concrète de ces systèmes.
1. AUX MARGES DE L’EMPIRE OTTOMAN
13La position particulière du Hedjaz au sein de l’Empire ottoman tenait d’abord au contrôle des Lieux saints. Au début du xixe siècle, le contrôle du Hedjaz échappa deux fois aux Ottomans, lorsque les troupes du premier émirat saoudien prirent La Mecque en 1803 puis à nouveau en 1805, jusqu’à l’expédition égyptienne de 1811. Le Hedjaz demeure sous le contrôle de Muhammad ‘Alī et ses fils jusqu’en 1840, quand l’évacuation du gros des troupes égyptiennes permet à Istanbul de reprendre le contrôle direct des Lieux saints. Le Hedjaz est réintégré dans un Empire ottoman en pleine réforme. La gestion politique de la province reflète à la fois sa position géographique marginale au sein de l’Empire et sa place centrale dans le dispositif de légitimation du sultan, « serviteur » et « gardien » des Lieux saints. Elle coïncide avec une nouvelle phase économique, puisque le port de Djedda renoue avec l’essor commercial après la fin heurtée du xviiie siècle et les troubles du début du xixe siècle, tout en accueillant de nouveaux concurrents pour les négociants locaux. La révolte de 1855-1856 fut l’une des dernières étapes de l’adaptation des différents acteurs locaux à la tutelle d’Istanbul et au poids grandissant des puissances européennes.
a. Une principauté largement autonome
Une province aux marges de l’Empire
14La position géographique du Hedjaz rendait la province ottomane bien plus proche du Caire que d’Istanbul, et son intégration à l’Empire ottoman à la suite de la conquête de l’Égypte (1516-1517) avait traduit cette position à l’extrémité méridionale de l’Empire, à la limite avec le Yémen.
15Constatant cette position marginale au sein de l’Empire, Suraiya Faroqhi classe le Hedjaz parmi les « principautés dépendantes » soumises au sultan14. Le régime de vassalité préservait l’autonomie politique de la province, notamment le système de gouvernement chérifien que les Mamelouks avaient déjà laissé en place. John Meloy a mis en évidence le caractère « saisonnier » que pouvait avoir la domination de sultans mamelouks à l’époque de l’émirat d’un chérif comme Ḥasan ibn ‘Ajlān (m. 1426). Avant que les sultans n’investissent plus lourdement le domaine des activités commerciales au cours du xve siècle, la manifestation directe de leur pouvoir se restreignait au temps du pèlerinage15. Après la conquête ottomane au début du xvie siècle, les Grands Chérifs de La Mecque nommés et reconnus à la tête de la province par Istanbul recevaient le titre d’émirs. Le statut du Hedjaz, grâce à la présence des Lieux saints, le distinguait cependant des autres principautés : la province ne payait pas de tribut au sultan et n’acquittait que très peu de taxes, à l’exception des droits de douane. En particulier, elle n’était pas soumise au régime d’imposition personnelle, ce qui prive l’historien du Hedjaz de sources fiscales détaillées et de recensements16. Elle recevait de l’Empire et des autres provinces comme l’Égypte un flot net de numéraire et de marchandises. Au xixe siècle, le Hedjaz coûtait bien plus cher à l’Empire qu’il ne lui rapportait, et les droits de douane restaient la principale source régulière de financement local17.
16L’importance des droits de douane mérite d’être rappelée pour deux raisons. Le contrôle du revenu des douanes structurait la relation entre les deux autorités politiques du Hedjaz : l’émir ou Grand Chérif de La Mecque et le vālī (gouverneur) ottoman. Depuis le xvie siècle, ces deux autorités se partageaient le produit des douanes des ports du Hedjaz, dont Djedda était le plus important18. Le partage organisait aussi la compétition pour le pouvoir entre les différents clans chérifiens, organisés autour de la personne du Grand Chérif19. La crise de 1855 indique que les rivalités entre les clans chérifiens continuaient d’organiser la vie politique de l’émirat hedjazi au milieu du xixe siècle. L’importance des revenus commerciaux conférait un poids peu ordinaire aux marchands qui fréquentaient Djedda, ou qui y résidaient, dans l’équilibre des pouvoirs politiques du Hedjaz. Leurs alliances avec les émirs de La Mecque ou leurs concurrents dans les autres clans chérifiens, ou encore avec le gouverneur ottoman et ses subordonnés étaient des stratégies mises en place avec plus ou moins de succès par les marchands pour préserver leur influence sur les activités de Djedda.
17Comme au xvie siècle, la province se situait au xixe siècle sur l’extrémité méridionale de l’Empire ottoman, à la frontière avec le Yémen que les armées ottomanes perdirent et reconquirent à plusieurs reprises, et au contact des expansions européennes (Portugais au xvie siècle, Britanniques, Français et Italiens au xixe siècle)20. La reprise des expéditions ottomanes au Yémen à partir de 1849 pour la région de la Tihama et de 1872 pour Sanaa réactualisa la position frontalière du Hedjaz face aux révoltes du Yémen et aux avancées européennes en mer Rouge.
18En dépit de son éloignement d’Istanbul, la région des Lieux saints tenait enfin une place essentielle dans le dispositif de légitimation du pouvoir du sultan, garant de la bonne conduite du pèlerinage et de la protection des sanctuaires de La Mecque et Médine21. La question de la protection des deux Lieux saints retrouva à l’époque des Tanzimat, et en particulier pendant le règne du sultan Abdülhamid II (1876-1908), une importance nouvelle, manifestée par la reprise du titre califal face à la pénétration européenne multiforme dans l’Empire22. Le titre de « serviteur des deux Lieux saints » fut remis à l’honneur pour souligner la portée universelle d’un califat retrouvé et réinventé. L’attention pour le Hedjaz se développa aussi en Europe dans la seconde moitié du xixe siècle, au moment où les puissances coloniales s’inquiétaient d’une conjonction de risques pour les pèlerins sujets de leurs empires coloniaux : les contagions épidémiques, le panislamisme et le rôle des confréries23. L’Empire renouvelait quant à lui les interdictions faites aux sujets non ottomans d’acquérir des propriétés immobilières au Hedjaz, ce qui était toléré depuis 1867, pour protéger ses domaines de l’ingérence des puissances impériales européennes24. Les marchands ottomans de Djedda profitèrent de cette situation juridique particulière, notamment les propriétaires des résidences consulaires. Le statut de la province leur permit aussi d’être exemptés jusqu’aux années 1880 des mesures impériales d’interdiction du commerce des esclaves.
Le pouvoir des chérifs
19La principale source pour l’histoire de l’émirat de La Mecque au xixe siècle, la Ḫulāṣat al-kalām d’Aḥmad bin Zaynī Daḥlān (m. 1304/1886), met en évidence les luttes entre les factions hachémites et le rôle souvent décisif d’Istanbul dans la nomination, le maintien ou le renvoi d’un émir. Istanbul était une étape indispensable pour les prétendants à l’émirat, comme pour ceux qui en étaient déchus et qui venaient trouver à Istanbul un refuge sous la surveillance du sultan. Le récit par Daḥlān de la succession des émirs au cours des années 1850 relève à plusieurs reprises cette étape. Lorsque, en 1851, le chérif Muḥammad ibn ‘Awn fut démis de ses fonctions, ce fut sur un ordre envoyé par la Porte qui le sommait de se rendre à Istanbul avec ses deux fils et auquel le chérif obéit. Comme d’habitude dans ce genre d’interrègne, les rumeurs allaient bon train au Hedjaz au sujet du chérif à qui la Porte allait destiner l’émirat25. Le vocabulaire employé par Daḥlān tout comme le récit qu’il fait par la suite de la révolte de l’émir ‘Abd al-Muṭṭalib en 1855 manifestent sans ambiguïté les logiques très politiques de l’émirat de La Mecque.
20De l’époque préottomane, le chérif de La Mecque avait gardé le droit d’entretenir une armée de mercenaires et d’esclaves, notamment pour assurer la sécurité du pèlerinage dont il était le premier responsable. Ils formaient une police et une garde personnelle qui servaient de noyau aux contingents que le titulaire de l’émirat de La Mecque pouvait rassembler pour rétablir l’ordre dans la province ou rappeler sa propre suzeraineté ou celle du sultan d’Istanbul aux pouvoirs tributaires – comme le premier émirat saoudien26. De la responsabilité du chérif dans la bonne tenue du pèlerinage à La Mecque découlait aussi son pouvoir dans la désignation des chefs des corporations qui intervenaient dans l’organisation du ḥajj, comme celle des guides des pèlerins (muṭawwifūn)27. La juridiction des membres de la famille du Prophète (niqābat al-ašrāf) faisait aussi partie des attributions du Grand Chérif, bien qu’elle semble avoir été déléguée aux syndics des sayyids pour les non-hachémites (chapitre ii).
21L’administration des tribus du Hedjaz resta le domaine réservé de l’émir de La Mecque jusqu’à la fin de l’Empire ottoman28. Elle était liée à la responsabilité du pèlerinage, puisque la sécurité des routes du Hedjaz et la fourniture des dromadaires qui transportaient les pèlerins dépendaient de ces tribus.
22Un incident impliquant les tribus et l’émir de La Mecque fournit un exemple du subtil jeu de relations que ce dernier entretenait avec les tribus et de la place du pèlerinage dans ces relations. À la fin du mois de juin 1895, plusieurs membres du corps consulaire européen furent attaqués, alors qu’ils se promenaient à l’extérieur des murs de Djedda, par un groupe de Bédouins. Le vice-consul anglais, un médecin indien musulman, et le consul de Suède furent tués. Le gérant du consulat de Russie et le chancelier du consulat de France furent blessés. L’attaque avait eu lieu dans le contexte d’une tension croissante au sujet du contrôle sanitaire du pèlerinage entre les représentants des puissances européennes d’une part, le chérif et ceux qui profitaient du pèlerinage d’autre part. D’après le gouverneur ottoman, les Bédouins avaient pris leurs victimes pour des médecins de la quarantaine alors nombreux à Djedda et à La Mecque puisque l’accident eut lieu au moment du pèlerinage. Au même moment d’ailleurs, une foule composée d’habitants et de Bédouins des tribus des Banū Rašīd et ‘Utayba détruisit l’étuve à désinfection de La Mecque.
23Les soupçons des consuls se portèrent rapidement sur le Grand Chérif. Au motif que la tribu ‘Utayba impliquée dans l’incident de La Mecque lui était dévouée et n’aurait pu agir sans son ordre ou son approbation, le Chérif fut soupçonné d’avoir participé à la destruction d’une machine qui symbolisait le contrôle des puissances étrangères sur le pèlerinage par l’intermédiaire de la commission sanitaire et qui remettait en cause les bénéfices que lui-même et ses clients tiraient des pèlerins29. Pour la tribu des Ḥarb dont différents clans avaient fourni les assaillants des membres du corps consulaire, c’était en revanche l’hostilité de la tribu pour le Grand Chérif qui était invoquée. L’hostilité des Ḥarb tenait à la redistribution douteuse par le chérif de La Mecque des subsides en nature envoyés par le gouvernement ottoman pour dissuader les tribus d’attaquer les routes du Hedjaz. Pour expliquer le retard avec lequel il réagit, l’émir de La Mecque avança le besoin des dromadaires, dont les Ḥarb étaient les principaux fournisseurs, pour le pèlerinage. La nécessité de maintenir la sécurité des routes lui faisait aussi redouter les conséquences de l’envoi d’une expédition punitive30. L’argument est crédible puisque les responsables de la tribu des Ḥarb exigèrent pour livrer les meurtriers à La Mecque l’envoi de trois otages choisis parmi les « protégés » du Grand Chérif, selon le consul anglais : un secrétaire de l’émir et deux négociants qui contrôlaient la location des dromadaires aux voyageurs se rendant de Médine à La Mecque. Les Bédouins fournisseurs de dromadaires étaient particulièrement mal disposés envers ces négociants qui contrôlaient l’organisation d’une activité lucrative à laquelle l’émir de La Mecque était intéressé31. Parmi ces deux marchands, l’un était un négociant hadrami : Ṣāliḥ Bā Wazīr. La fonction de son homologue à Djedda est aussi tenue pendant longtemps par une famille hadramie, la famille des muḫarrijīn Bā ‘Išin. L’accident de 1895 illustre la centralité des affaires du pèlerinage dans l’administration de province et dans les rapports de pouvoir organisés autour de l’émir de La Mecque entre les tribus, les marchands et les représentants européens.
24Un dernier élément constitutif du pouvoir des émirs de La Mecque résidait dans leur relative longévité à la tête de la province, surtout face à l’autre tête du gouvernement du Hedjaz, le gouverneur ottoman. Sur toute la seconde moitié du xixe siècle à partir du règne du chérif ‘Abd al-Muṭṭalib (r. 1851-1855 puis 1880-1882), cinq chérifs se succédèrent à la tête de l’émirat de La Mecque32. Au total, l’émirat de La Mecque ne changea que huit fois de titulaire entre 1840 et 1916, et deux chérifs furent émirs de La Mecque à deux reprises. La succession des gouverneurs était bien plus rapide et dépendait en grande partie de leurs rapports avec les chérifs.
b. Le retour dans l’Empire ottoman : révoltes locales, pouvoir central
Le contrôle ottoman : le rôle du vali
25La réintégration de la province du Hedjaz à l’Empire ottoman à partir de 1840, après l’occupation des Lieux saints par les troupes najdies et après la campagne égyptienne, fut progressive et accompagnée de plusieurs réformes administratives. La division de l’histoire des provinces ottomanes en phases de décentralisation, comme au xviiie siècle avec l’émergence de dynasties locales à la tête des provinces et de puissants notables provinciaux, et en phases de centralisation, comme à l’époque des réformes de l’Empire jusqu’au règne du sultan Abdülhamid II et au gouvernement des Jeunes Turcs, a été délaissée au profit d’approches plus soucieuses d’étudier les relations mutuellement intéressées entre les sociétés locales et les administrateurs envoyés par Istanbul, la « localisation » ou l’enracinement progressif du personnel turc33.
26L’application au Hedjaz des réformes décidées par la Sublime Porte pour reprendre le contrôle de sa province fut lente. L’impossibilité d’imposer l’interdiction du commerce des esclaves en est l’illustration. L’application des lois de 1864 et 1871 sur l’administration des provinces fut elle aussi tardive, et d’abord limitée aux trois grandes villes de Djedda, La Mecque et Médine, selon Saleh Muhammad Al-Amr34. Ce dernier estime que les notables locaux ne participaient que très peu aux organes censés les associer à l’administration de la province et qu’ils n’avaient que peu de pouvoir face au chérif et au vali, ce qui est discutable puisque les grands marchands participaient par exemple aux institutions municipales de Djedda.
27À partir de 1868, après la loi sur les vilayets de 1864, un conseil de province (meclis-i vilāyet) consultatif fut créé à La Mecque, et en 1873 un meclis-i belediye (conseil municipal) institué à Djedda. Ces conseils locaux restèrent toutefois peu actifs jusqu’aux années 188035. Comme dans d’autres provinces, l’administration ottomane reprenait essentiellement l’existence d’institutions préexistantes. En 1858 déjà, les marchands de Djedda se réunissaient régulièrement avec le kaïmakam – le fonctionnaire ottoman à la tête du sancak (subdivision de la province) de Djedda et subordonné du gouverneur du vilāyet –, et un tribunal commercial était actif. Comme dans la province syrienne après l’occupation égyptienne, le pouvoir des notables était néanmoins institutionnalisé et s’en trouvait renforcé face au pouvoir central représenté par le gouverneur. Le maintien du rôle des grands marchands et l’intégration aux nouvelles institutions des instances traditionnelles (le muḥtasib, le syndic des sayyids) caractérisèrent Djedda comme les villes des autres provinces ottomanes36.
28Jusqu’en 1865, la province du Hedjaz était officiellement celle de Ḥabeš (Abyssinie), signe de l’importance que la Sublime Porte attachait au contrôle des deux ports de la côte africaine reliés à Djedda. En 1849, à la mort de Muhammad ‘Alī, l’Empire ottoman récupéra les ports de Massaoua et Souakin qui avaient été cédés une première fois au khédive en 1846. Massaoua et Souakin formaient depuis deux kazas placés sous l’autorité du sancak de Djedda. La province comptait alors quatre sancaks : celui du Najd, au nom de la suzeraineté officielle du sultan d’Istanbul sur les émirats des Āl al-Rašīd et des Āl al-Sa’ūd, et dont le tribut à l’Empire alimentait les caisses de la province ; celui de La Mecque ; celui de Médine ; celui de Djedda. Les deux ports africains repassèrent sous le contrôle égyptien en 1865 contre l’engagement du khédive Ismā‘īl de faire cesser le commerce des esclaves et de verser un tribut compensant la perte par l’Empire des droits de douane, taxes et ventes des monopoles sur l’extraction du sel autour de ces deux ports, et en particulier de Souakin37. C’est à partir de cette date (1865) que la province, détachée de son vis-à-vis africain, prit le nom « vilayet du Hedjaz ». Le vilayet s’étendait alors de Yanbu‘al-Baḥr à al-Qunfuḏa, jusqu’à ce que Médine devienne à son tour un sancak indépendant, en 190838. Cette variation dans la délimitation du vilayet faisait aussi varier l’extension des pouvoirs du gouverneur de la province.
29Le gouverneur était essentiellement responsable de l’appareil administratif ottoman, qui se développait avec les mesures des Tanzimat, et des troupes stationnées dans le Hedjaz, à une époque où la province servait de base arrière pour la longue reconquête du Yémen39. C’est à ce titre qu’il intervenait dans la nomination des principaux fonctionnaires : le kaïmakam, à la tête de la ville de Djedda, et d’autres responsables, comme le muḥtasib (contrôleur des marchés). Parmi les conseillers élus par chaque quartier de la ville pour siéger au conseil de la municipalité, il désignait aussi celui qui en serait le président. L’influence du Grand Chérif restait toutefois déterminante dans la plupart de ces élections locales40.
30Les difficultés financières de l’Empire et de la province, lorsqu’elles empêchaient le paiement régulier des soldats conscrits et leur approvisionnement en nourriture dans la seconde moitié du xixe siècle, concernaient donc tout particulièrement le gouverneur. Il était le premier personnage ottoman de la province impliqué dans la recherche de fonds pour couvrir le déficit permanent du budget, ce qui explique sa proximité avec les principaux marchands qui acceptaient d’avancer les sommes recherchées, et ses relations tendues avec ceux qui refusaient. À la fin de l’année 1854, pour payer les soldes des troupes ottomanes, le gouverneur ‘Izzet Pacha dut par exemple solliciter les marchands du Hedjaz et parmi eux les marchands hadramis. D’après les propos rapportés par le vice-consul britannique, les Hadramis refusèrent d’avancer le moindre thaler et affirmèrent que « si la Porte n’est pas en mesure de gouverner la province du Hedjaz, elle n’a qu’à l’abandonner », ce qui poussa le gouverneur à les emprisonner pour obtenir d’eux les fonds nécessaires41. Les tensions qui opposaient les marchands hadramis de Djedda au représentant britannique au moment où ce dernier s’adressait au vali, c’est-à-dire en 1856, jettent quelques doutes sur l’exactitude des propos rapportés. Ils devaient du moins se référer à des événements réels, probablement plus liés à un contexte précis (les menaces d’interdiction de la traite, l’hostilité entre le Grand Chérif et la Porte) ou à des demandes excessives du vali, qu’à une position anti-ottomane des négociants, dont plusieurs sont connus pour avoir avancé de l’argent aux autorités provinciales. Des relations beaucoup plus fructueuses pouvaient du reste associer le gouverneur aux mêmes marchands (chapitre iii). Le gouverneur intervenait d’ailleurs dans le choix du chef de la corporation des tujjār (grands négociants) à Djedda en motivant ou non l’approbation par la Porte du choix des marchands42.
31C’était avec l’émir de La Mecque que les relations du gouverneur étaient le plus compliquées. Le recoupement de leurs attributions, notamment pour la gestion du pèlerinage ou la sécurité de la province, provoquait de fréquentes tensions, dont la Sublime Porte se satisfaisait peut-être en y voyant un moyen de limiter le pouvoir des deux hommes. La rapidité avec laquelle se succédaient les gouverneurs renforçait néanmoins la position des chérifs de La Mecque : de 1848 à 1913, le poste de gouverneur changea trente et une fois de titulaire. Même si plusieurs gouverneurs revinrent (‘Uṯmān Pacha en 1882-1886 puis en 1887-1892) ou restèrent en poste longtemps (Aḥmet Rātib Pacha de 1895 à 1908), le pouvoir des chérifs était plus stable.
La révolte de 1855
32La révolte qui éclata au Hedjaz en 1855 révélait les tensions créées par la réintégration de la province dans l’Empire ottoman des réformes. La mobilisation s’enracinait dans la question de la traite des esclaves que la Sublime Porte, sous la pression de la Grande-Bretagne, interdit progressivement à partir des années 1840. L’interdiction concerna d’abord les esclaves « blancs », Circassiens et Géorgiens, avant de s’étendre au commerce des esclaves africains.
33La question de la traite des esclaves et de son abolition était l’un des points de cristallisation des partisans des réformes et de leurs opposants. Elle était d’autant plus mobilisatrice au Hedjaz que les côtes de la région, et le marché de La Mecque en particulier, étaient de hauts lieux de la traite. Cette question sensible, qui mobilisa les marchands, fut aussi utilisée d’un côté par la Porte pour écarter le chérif et de l’autre par le chérif pour contrer cette manœuvre43. La révolte se greffait sur la rivalité structurelle entre l’émir de La Mecque, le chérif ‘Abd al-Muṭṭalib ibn Ġālib, et l’autorité ottomane. La révolte exprimait enfin la contestation du poids croissant des puissances étrangères, dont les marchands du Hedjaz voyaient la manifestation concrète avec l’action des consulats européens récemment installés à Djedda.
34En avril 1855, de grands marchands de Djedda adressèrent une lettre aux principaux oulémas et chérifs de La Mecque. Ils y faisaient part de leur inquiétude devant les mesures de la Porte et de ses fonctionnaires pour mettre fin au commerce des esclaves. Selon Ahmet Cevdet Pacha, c’est l’émir de La Mecque, le chérif ‘Abd al-Muṭṭalib lui-même, qui avait suscité la lettre, pour exciter l’opposition aux Ottomans. Les développements de Daḥlān sur l’hostilité entre le gouverneur et l’émir de La Mecque, qui s’était réfugié dans sa résidence de Taëf depuis plus d’un an par peur d’être capturé par les soldats ottomans, indiquent que le temps était à la mobilisation de partis opposés.
35Lorsque le général Rāšid Pacha arriva à Djedda en octobre 1855, la rumeur courait qu’il était venu pour démettre l’émir de La Mecque et le remplacer par un chérif du clan rival, celui des ‘Awn. C’est à ce moment que le gouverneur Kāmil Pacha, alors à Djedda, ordonna à son kaïmakam à La Mecque de rassembler les marchands d’esclaves et fit lire l’ordre du gouvernement central interdisant la vente des esclaves44. L’ordre n’interdisait toutefois pas l’esclavage en tant que tel, puisque, au moment où il fit lire le décret, le pacha permit le dernier débarquement d’une cinquantaine d’esclaves à Djedda45. C’était bien l’importation d’esclaves et leur vente sur les marchés qui étaient interdites, c’est-à-dire la traite, non le fait de détenir des esclaves.
36Dès le 4 novembre, le consul français note l’« émotion assez vive » que cause la mesure et rappelle qu’elle ne fait qu’amplifier les tensions existantes entre l’émir de La Mecque et Kāmil Pacha : un affrontement éclate entre les troupes ottomanes et des habitants de La Mecque, qui fait plus d’une centaine de morts46. Les étudiants en sciences religieuses de la ville puis les oulémas se joignent à la foule, dont Daḥlān ne peut s’empêcher de mentionner la forte composante vulgaire (ġawġa’al-nās : le bas peuple), pour exiger du qāḍī qu’il demande au gouverneur et au gouvernement central de revenir sur une décision contraire à la lettre de la Loi islamique. C’est à partir de ce moment que Daḥlān parle de « grave crise (fitna ‘aẓīma) ». Les manifestants prennent les armes, et des échanges de tirs ont lieu avec les soldats jusque dans l’enceinte du Ḥaram de La Mecque. Au moment où il est officiellement déposé par ordre de la Porte, et son opposant le chérif Muḥammad ibn ‘Awn nommé à sa place, ‘Abd al-Muṭṭalib prend le contrôle de la Ville sainte avec l’aide des tribus.
37La révolte se greffait bien sur des tensions politiques entre la Sublime Porte et le Hedjaz. Elle se greffait aussi sur des rivalités locales entre le clan des chérifs ‘Awn, dont était issu le précédent émir de La Mecque (Muhammad ibn ‘Awn), et ‘Abd al-Muṭṭalib. Ce dernier avait démis de son poste le sayyid hadrami Isḥāq bin ‘Aqīl, šayḫ des sāda de La Mecque. Selon la chronique de Sālim al-Kindī (m. 1892) qui rapporte les échos de ce conflit au Hadramaout, cette démission avait eu lieu en 1851, en même temps que le changement d’émir décidé à Istanbul. En arrivant au pouvoir, ‘Abd al-Muṭṭalib avait donc fait remplacer le sayyid Isḥāq, partisan du clan ‘Awn et proche du gouverneur et du šayḫ ül-islām de l’Empire, par le sayyid Muḥammad ibn Muḥammad al-Saqqāf, dont al-Kindī rapporte qu’il conseillait le chérif « toutes les nuits47 ». ‘Abd al-Muṭṭalib avait fini par faire capturer et amener Isḥāq bin ‘Aqīl à Taëf où il était mort en prison. La capture du sayyid avait dû renforcer la volonté du gouverneur et des partisans du clan ‘Awn de mettre fin à l’émirat de ‘Abd al-Muṭṭalib48. En décembre 1855, le consul français décrit les groupes de chérifs mecquois qui « passent d’un camp à l’autre, dans la même journée », et poursuit : « Chacun fait ses conditions. L’on dirait une guerre de la fronde dans l’islam49. » Daḥlān mentionne en effet la présence des chérifs dans les deux camps jusqu’à la fin de la révolte en mai-juin 1856, quand ‘Abd al-Muṭṭalib fut fait prisonnier. Derrière les menaces qui avaient visé le qāḍī à La Mecque de la part des oulémas et d’une partie des chérifs, se cachaient donc aussi des rivalités locales. Le groupe des sayyids n’en était pas exempt, à en juger par le ralliement du sayyid Muḥammad al-Saqqāf au nouveau Grand Chérif.
38Le 9 novembre 1855, les troubles s’étendirent à Djedda où une émeute éclata à la suite de la lecture du firman ordonnée par Kāmil Pacha. Selon la correspondance du vice-consul britannique à Djedda, les émeutiers s’en prirent aux drapeaux consulaires des deux représentations diplomatiques de Grande-Bretagne et de France, qu’ils tentèrent de descendre, et cherchèrent à « chasser ou à massacrer » les personnes placées sous protection britannique ou française. Le récit du consul de France est plus circonstancié : il rapporte seulement que des « mots menaçants » contre les pavillons consulaires se sont fait entendre50. L’association des consulats européens aux motifs de mécontentement des révoltes de 1855 que tenta de rassembler ‘Abd al-Muṭṭalib était justifiée. La question de la traite des esclaves, dont l’abolition était réclamée par la diplomatie britannique, récapitulait l’ensemble des traités commerciaux favorisant les marchands sous protection européenne, et plus largement les réformes mises en place dans l’Empire.
39Ceux qui s’en prirent aux symboles de la présence consulaire européenne à Djedda étaient, d’après les consuls, menés par le muḥtasib de la ville, ‘Abd Allāh, et ses « partisans », et par les Hadramis et par d’« autres fanatiques ». L’apparition du groupe des Hadramis alliés avec le muḥtasib ‘Abd Allāh et placés au sein des « fanatiques » de la ville est un phénomène que l’on retrouvera en 1858. La proximité du fonctionnaire chargé de contrôler les marchés avec les marchands est d’autant moins étonnante que ‘Abd Allāh al-muḥtasib était aussi engagé dans des activités commerciales de grande envergure (chapitre ii). D’après le viceconsul britannique, les marchands d’esclaves étaient « en majorité » des Hadramis, « tous plus ou moins engagés dans le commerce des esclaves51 ». La participation des marchands hadramis à la traite est en réalité très difficile à évaluer et traduisait surtout leur participation générale au système commercial de la mer Rouge (chapitre iii). La proximité des Hadramis avec le muḥtasib concordait avec le soutien apporté par ce dernier au chérif ‘Abd al-Muṭṭalib. À la fin du mois de décembre, quand ‘Abd al-Muṭṭalib se replia de La Mecque à Taëf avec ses derniers partisans, ‘Abd Allāh al-muḥtasib l’y rejoignit52. Mais la position précise des grands marchands hadramis en 1855 reste obscure.
40La révolte de 1855-1856 les concernait cependant à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle portait sur la traite des esclaves, à laquelle les sources consulaires associent les négociants hadramis de la mer Rouge. La mobilisation autour de l’émir de La Mecque recoupait aussi des factions entre clans chérifiens et entre élites hedjazies dont les traductions nous échappent en grande partie. Mais lors des violences de juin 1858, l’alliance des Hadramis avec ‘Abd Allāh al-muḥtasib réapparaît contre les menées des consuls européens et en particulier celles du consul britannique.
41Cette révolte illustre enfin les difficultés que rencontrait la Sublime Porte dans la réaffirmation de son autorité sur une région stratégique. Elle faisait face aux résistances de la société locale et aux contradictions mêmes de la politique ottomane au Hedjaz. Au fond, l’émir ‘Abd al-Muṭṭalib ne fit que poursuivre une tradition bien enracinée et perpétuée jusqu’au chérif Ḥusayn (en 1916) en s’opposant au gouverneur ottoman au nom de l’islam. Le gouvernement stambouliote ne lui en tint pas rigueur longtemps puisqu’il fut à nouveau désigné émir de La Mecque dans les années 1880.
42Le cadre politique du Hedjaz traduisait sa position particulière dans l’Empire ottoman. En dépit de troubles épisodiques, il offrait une importante marge de manœuvre aux notables locaux. Les négociants bénéficiaient des revenus du pèlerinage et de la situation fiscale et légale privilégiée de la province. Ils défendaient ces privilèges quand il le fallait et furent associés à l’administration provinciale de façon croissante. L’importance du commerce dans la vie politique du Hedjaz, dont les questions de la traite des esclaves et du partage des revenus fiscaux sont les signes, fut accentuée par l’essor contemporain du commerce maritime entre la Méditerranée et l’océan Indien. À partir du milieu du xixe siècle, il favorisa la concurrence entre le Grand Chérif et le vali, mais aussi entre les négociants arabes, indiens et européens établis à Djedda.
2. UNE PLATEFORME COMMERCIALE ENTRE L’OCÉAN INDIEN ET L’ÉGYPTE
43Le début du xixe siècle marque pour le port de Djedda l’entrée dans une nouvelle phase d’essor commercial, à laquelle participent les marchands hadramis. C’est à cette époque qu’on les voit émerger et mener leurs activités entre les deux pôles du négoce de Djedda : l’Inde, avec les ports de Bombay et Calcutta en particulier, et l’Égypte avec le port de Suez.
a. L’Inde et l’Indonésie : les grandes affaires et le pèlerinage
44Les rapports commerciaux directs entre le Hedjaz d’une part et l’Asie du Sud d’autre part ne sont en rien une nouveauté du xixe. Carter Findley relève ainsi que les représentants ottomans à Bombay et Calcutta étaient nommés sur la recommandation du gouverneur de Djedda et qu’ils portaient le titre d’agents (vekīl) des marchands du Hedjaz53. La mer Rouge formait le couloir principal des échanges de l’Empire ottoman avec l’Inde, l’Indonésie et les autres ports de l’océan Indien. Ces échanges encourageaient l’installation de communautés de marchands indiens dans les ports au sud de Djedda, selon le partage de la mer Rouge qui prévalut jusqu’au début du xixe siècle.
45Burckhardt avait remarqué ces Indiens, une « centaine » de familles établies dans la ville, auxquelles s’ajoutaient pendant la mousson des Banians arrivant et repartant avec les navires de l’Inde54. Dans l’origine de ces familles, dont Burckhardt écrit que la plupart viennent de Surate et quelques-unes de Bombay, c’est le développement du dernier port aux dépens du premier qui transparaît. L’essentiel des échanges de Djedda avec l’Inde occidentale se faisait en effet avec Bombay à partir du milieu du xixe siècle. L’attrait renouvelé du port de Djedda pour ces marchands indiens était aussi dû au déclin progressif de Moka, accéléré par le développement du port franc d’Aden et l’instabilité politique dans les territoires yéménites. Ce déclin renforça au milieu du xixe siècle la position centrale de Djedda dans le commerce de la mer Rouge pour les négociants indiens55.
46Les exportations de marchandises indiennes étaient dominées dans la première moitié du xixe siècle (1814-1850) par quatre marchandises : la soie brute, l’opium, l’indigo et le coton. C’est à partir de 1850 que l’on assiste à un élargissement de la gamme des exportations des ports de Surat, Bombay, Calcutta et de la côte du Malabar. Aux côtés des marchandises précédentes, le riz birman acheminé depuis Calcutta, le blé indien, le jute, le thé, des graines oléagineuses telles que le sésame et les textiles de coton font leur apparition56.
47Deux documents permettent de dresser un tableau des échanges du port de Djedda au milieu du xixe siècle. Il s’agit de deux états de commerce, dressé l’un pour la période allant de décembre 1854 à mai 1855 (la période commerciale, structurée par la mousson, et celle du pèlerinage qui se déroule cette année-là au début du mois de septembre), l’autre pour l’année 1857 (tableaux 1.1 à 1.4). Ces deux documents présentent quelques biais : le premier en particulier ne porte que sur le pic annuel de l’activité du port et ne comptabilise pas quatre navires qui arrivent de Bombay après le mois de mai 1855, pourtant chargés, d’après un rapport suivant, de tissus d’Inde et d’Europe représentant 0,7 à 1,3 million de francs. Quelques irrégularités dans les totaux par marchandises ou par ports sont dues soit à des erreurs de relevé, soit au fait que tous les échanges n’ont pas été retranscrits dans le détail – ce qui peut expliquer pourquoi certains totaux en bas de colonnes ou en fin de ligne diffèrent de la somme des valeurs mentionnées dans le relevé. Leur détail en fait néanmoins des documents utiles pour observer le commerce de Djedda.
48Deux ports assuraient alors l’essentiel des importations indiennes de Djedda. Bombay récupérait progressivement les activités de Surate. Calcutta expédiait les produits du Bengale et des régions voisines comme les deltas de l’Irrawady et du Mékong, où plusieurs groupes de marchands indiens finançaient la culture du riz depuis le début du xixe siècle57. De décembre 1854 à mai 1855, un peu plus de 12 000 francs de marchandises (du gingembre, des cordes et ficelles, du bois en planches et des épices) en furent importés, moins que Massaoua (31 000 francs) et surtout moins que Calcutta (2,6 millions de francs environ) qui était au premier rang pour les importations de Djedda. Les informations pour 1857 regroupent dans la même case le Bengale et la côte du Malabar, mais la part de cette dernière devait contribuait de façon secondaire aux plus de 4,7 millions d’importations.
49Calcutta était donc l’origine de près du quart des importations de Djedda au milieu du xixe siècle (22,7 % en 1857, 27,6 % en décembre 1854-mai 1855, mais ce dernier chiffre ne tient pas compte des arrivées de Bombay). À ces chiffres s’ajoutent ceux des importations de Bombay et Surate (pour 2,5 millions en 1857), ce qui porte à 35 % la contribution de la colonie britannique aux importations de Djedda.
50C’était essentiellement du riz (Calcutta) et des textiles de coton (Bombay et Calcutta) que les marchands de Djedda achetaient à leurs partenaires indiens. Les autres marchandises arrivaient loin derrière, bien qu’elles atteignissent des montants importants : 326 075 francs de sucre et 179 125 francs de gingembre et d’épices importés du Bengale par exemple. La participation des marchands indiens à la mise en culture du riz en Asie du Sud-Est laisse penser qu’une bonne partie de ce riz était réexportée depuis Calcutta. De même, avec le déclin de l’industrie textile en Inde à la même époque, une part croissante des exportations de textiles de coton devait être une réexpédition de marchandises importées d’Angleterre, ou d’autres textiles manufacturés en Europe.
51Les échanges avec Java, par le port de Singapour, étaient dominés par trois denrées produites : le sucre, le bois, et les épices (dont le poivre et le gingembre). Ces trois produits figurent dans le haut de la liste des achats à Java des négociants de Djedda.
52Les exportations vers les ports de l’océan Indien étaient moins variées, et peu de marchands hadramis devaient y participer puisqu’elles se réduisaient à une seule marchandise, le sel, qui faisait l’objet d’un monopole mis aux enchères chaque année58. Le sel était produit dans les salines aux environs de Souakin, rattaché à la province de Djedda jusqu’en 1865. Son utilité était double. Il servait d’abord à lester les navires revenant en Inde. Mais il constituait aussi une marchandise qui pouvait être revendue en Inde avec un bénéfice de 60 à 120 % au début des années 186059. Sans que l’on sache ce qu’il advient de ce système monopoliste dans les années 1860, il constituait une affaire intéressante pour les marchands et notables de Djedda, dont on connaît au moins trois acquéreurs, tous les trois liés au groupe des marchands hadramis : ‘Abd Allāh al-muḥtasib en 1856, le négociant grec Sava et le négociant indien Faraj Yusr en 1271/1854-185560. À côté de ces denrées commerciales, les pèlerins indiens et indonésiens constituaient l’autre chargement lucratif des négociants dont les navires reliaient Djedda aux ports de l’océan Indien.
Le transport des pèlerins
53Les premiers chiffres disponibles du nombre de pèlerins arrivant à Djedda datent des années 1850. Les administrations coloniales développaient alors la surveillance des déplacements de leurs sujets. Le pèlerinage à La Mecque, qui regroupait les sujets musulmans dans un lieu hors du contrôle des puissances impériales européennes, était le déplacement de personnes le plus surveillé dans l’océan Indien et la mer Rouge. De La Mecque, les administrateurs coloniaux craignaient que les sujets musulmans ne reviennent avec des idées hostiles aux pouvoirs européens – ce que cristallisa le thème du panislamisme – et des maladies. Cette surveillance se traduisit par l’enregistrement statistique des pèlerins, qui fournit au chercheur une source impressionnante d’informations. Quand ces comptes sont précisément tenus, ils viennent s’ajouter aux états du commerce et de la navigation que produisaient tous les consulats européens dans les ports de l’Empire ottoman. La forme même des premiers relevés indique que le transport des pèlerins était très rarement séparé du transport des marchandises dans les années 1850, avant que les grandes lignes de vapeur n’entrent sur le marché du pèlerinage. Les mouvements de Djedda de 1859 et 1860 mentionnent côte à côte les planches, les sacs de riz, les noix de coco et les pèlerins61.
54Aussi peu surprenant qu’il soit, ce trait rappelle d’abord que le négoce était rythmé par la mousson qui s’imposait aux hommes comme aux produits. Les trois-mâts mobilisés pendant l’époque du mawsim utilisaient donc le mieux possible leur capacité pour transporter à temps ces deux sources de profits : les pèlerins, les marchandises. La diversification était d’autant plus importante que les navires venant de Singapour, de Calcutta et de Bombay ne pouvaient faire qu’un aller-retour vers Djedda chaque année. D’après le mouvement de 1860, il fallait environ deux mois pour venir de Singapour et un mois de Calcutta, sur des trois-mâts de plus de 500 tonneaux qui arboraient le pavillon anglais le plus souvent, les pavillons ottoman et hollandais plus rarement. 23 878 pèlerins arrivèrent à Djedda par voie de mer pour le pèlerinage de 1860, dont près de 9 000 venaient de l’Inde britannique et des Indes néerlandaises62. Le mouvement de 1860 indique que la médiane du tonnage des quinze navires recensés est de 589 tonneaux.
55Parmi les noms des propriétaires des navires figurent le négociant indien Faraj Yusr et le négociant hadrami Sa‘īd Baġlaf. ‘Abd Allāh Naṣīf, d’une famille connue à Djedda pour être l’agent des Grands Chérifs de La Mecque, possédait au moins deux trois-mâts trafiquant avec les ports de Java. Le 8 mai 1859, l’un de ses navires arriva à Djedda. Il rapportait de Java, probablement par le port de Singapour, 300 pèlerins. Il rapportait aussi 1 400 planches et 1 300 poutres, du bois précieux, de l’étain, 107 sacs de sucre et 64 de sucre candi, et 110 sacs de poivre. Le 30 mai, un deuxième navire appartenant au même ‘Abd Allāh Naṣīf débarqua à Djedda 55 pèlerins et encore du bois, en plus petite quantité, ce qui laisse supposer qu’il s’agissait d’un navire plus petit que le premier. Le 22 mai, le navire de ‘Abd Allāh al-muḥtasib accosta avec à son bord 100 pèlerins de Java. Parmi les marchandises qui avaient traversé l’océan avec les pèlerins, le relevé recense 2 000 planches, 1 000 poutres, 1 balle de mouchoirs, 100 quintaux de café, 335 sacs de sucre et 120 (le chiffre est peu lisible) de sucre candi, 2 caisses de thé et 90 sacs de poivre.
56La nature des produits importés correspond aux échanges décrits plus haut. Le bois, ordinaire ou dans ses essences plus précieuses, le sucre et les épices (comme le poivre) dominent les échanges entre Djedda et l’Indonésie. D’autres produits trouvaient une place, plus réduite, dans ces importations, comme le café indonésien, moins cher mais aussi réputé de moins bonne qualité que le café yéménite63. Il pouvait s’agir soit de marchandises qu’emportaient les pèlerins afin de les revendre pour financer leur séjour dans les Lieux saints, soit d’une véritable stratégie commerciale consistant à importer un produit rare en mer Rouge où le café yéménite dominait le marché.
57Avec la composition très variée des cargaisons et le lien structurel qui liait le commerce de Djedda au pèlerinage vers La Mecque, ces quelques exemples signalent qu’au milieu du xixe siècle les marchands arabes de Djedda pouvaient échanger directement avec les Indes, y compris les Indes néerlandaises, sans passer par l’intermédiaire des marchands indiens.
58Pour les diplomates en poste à Djedda à la fin des années 1850, néanmoins, les deux plus grands négociants de la ville n’étaient pas arabes.
Faraj Yusr, marchand indien et ottoman
59Les marchands indiens, et plus particulièrement ceux du Gujarat, avaient acquis au xviie siècle une position éminente dans les échanges commerciaux de la moitié sud de la mer Rouge64. Jusqu’à la fin du xviiie siècle, la mer Rouge était en effet restée divisée de part et d’autre du port de Djedda. Les marchands égyptiens en contrôlaient fermement la moitié nord mais ne s’aventuraient généralement pas au sud de ce port. Il y avait donc une répartition ancienne des contributions au système commercial de la mer Rouge, favorisant l’installation de résidents indiens dans les ports du sud. Si ces réseaux marchands indiens sont bien connus dans l’océan Indien, leur présence au xixe siècle dans les ports de la mer Rouge a été moins étudiée. L’extrémité que pouvait constituer pour leurs réseaux les ports de la mer Rouge rend leur présence à Djedda d’autant plus intéressante65. À proximité de La Mecque et dans une marge sur laquelle l’Empire ottoman réaffirmait son contrôle, les marchands indiens étaient des acteurs économiques essentiels, pour leurs clients et fournisseurs arabes comme pour le pouvoir ottoman et la principauté chérifienne. Même le Foreign Office, pour son consulat à Djedda, recourait aux services de ces sujets musulmans assez riches pour ne pas avoir besoin d’être payés en retour, et surtout assez bien intégrés pour servir d’intermédiaires réguliers entre le consulat britannique et la société hedjazie.
60Deux groupes marchands indiens sont connus à Djedda au xixe siècle, bien que les attestations précises en soient rares puisque la plupart des sources ne relèvent que la présence massive des Indiens en général : la caste des Memons et celle des Mappillai. Le premier groupe est originaire de la région du Kutch (Gujarat), connu pour ses activités commerciales et son réseau marchand s’étendant en Afrique de l’Est, en Birmanie et au Sri Lanka (Ceylan) notamment. Un rapport du consul anglais, au sujet des plaintes adressées par des firmes indiennes à propos du mauvais traitement de leurs marchandises par les porteurs de Djedda en 1896, indique que ces firmes étaient représentées par des « Meimouns66 ». Le second groupe est attesté indirectement à Djedda tout au long de la seconde moitié du xixe siècle par les activités d’une famille marchande musulmane originaire de la côte du Malabar : la famille Jawhar. Les sources consultées ne parlent en revanche pas de Banians, pourtant présents dans les années 1860 à Massaoua où ils sont responsables avec les Hadramis de l’essentiel du commerce, d’après Douin67. John Burckhardt en mentionne quelques-uns à Djedda en 1814, pendant la période de la mousson, mais il devait s’agir d’une présence saisonnière68.
61L’absence de marchands hindous pouvait aussi relever d’une discrétion volontaire à proximité des Lieux saints musulmans, un problème pratique que les Indiens du Kutch, musulmans hanéfites en grande partie, ne rencontraient pas. La description que Claude Markovits fait de ces derniers présente plusieurs traits rappelant l’émigration hadramie. Pour la plupart, ces marchands quittaient l’Inde comme employés de commerce ou petits marchands69.
62Faraj bin Yusr ‘Awaḍ ‘Abbād, que les sources appellent le plus souvent Faraj Yusr, devait être l’un de ces émigrés même si, à l’époque où de premières sources parlent de lui, il s’agissait déjà d’un négociant notable du port de Djedda et d’un partenaire indispensable des pouvoirs impériaux ottoman et britannique en mer Rouge. Il m’a été impossible de déterminer à quel groupe il appartenait, et les sources reflètent peut-être là une discrétion volontaire. Dès 1854, Faraj Yusr était une figure éminente du port de Djedda, le plus important personnage du groupe de marchands indiens qui contrôlaient alors, avec les Hadramis, le commerce de Djedda, selon le témoignage de Charles Didier. C’est ce voyageur qui fournit le seul et bref portrait du marchand indien disponible à notre connaissance : « Presque noir, d’une fort belle taille, et doué d’une physionomie à la fois douce et fine extrêmement agréable. » Les informations que Ch. Didier recueille lors de son séjour à Djedda lui permettent d’affirmer que Faraj Yusr faisait partie des plus riches marchands indiens dont la fortune atteignait peut-être « trois ou quatre millions de francs70 ».
63Dans les années 1850, le négociant indien possédait une flotte de navires à voile de gros tonnage, et des sambouks pour la mer Rouge. Comme les marchands déjà rencontrés, Faraj Yusr opérait à la fois dans le système commercial de l’océan Indien (les échanges saisonniers avec les Indes) et celui de la mer Rouge qui en dépendait.
64En 1858, il possédait huit « navires », d’après le capitaine du bâtiment militaire qui mouillait alors dans la rade de Djedda71. Le cadre de la discussion dont rendait compte le capitaine implique qu’il s’agissait de navires de fort tonnage, comme les navires transportant les pèlerins et les marchandises, et dont la médiane s’élevait en 1860, nous l’avons vu, à 589 tonneaux. Les mouvements étudiés plus haut viennent confirmer cette hypothèse. Celui de 1859 relève huit navires dont Faraj Yusr était le propriétaire72. Celui de 1860 relève sept troismâts dont il indique, pour quatre d’entre eux, les tonnages. Ils se situaient bien parmi les plus gros navires accostant à Djedda, de 578 à 856 tonneaux. À la différence de ‘Abd Allāh Naṣīf et ‘Abd Allāh al-muḥtasib, les navires de Faraj Yusr arboraient le pavillon anglais, et Faraj Yusr fut toujours signalé dans les sources comme un sujet anglais.
65La provenance de ces navires fournit une cartographie résumée des échanges de longue distance qu’il conduisait. En 1859, deux des navires de Faraj Yusr arrivèrent de Java, un de Bombay et cinq de Calcutta. En 1860, sur les quatre navires dont la provenance est renseignée, l’un venait de Bouchehr (golfe Arabo-Persique) et les trois autres de Calcutta. Le poids du port du golfe du Bengale dans les activités de Faraj Yusr est confirmé par d’autres témoignages. Calcutta constituait visiblement le siège indien de ses affaires, et Faraj Yusr y retournait régulièrement.
66Quant aux chargements de ces bâtiments, ils correspondaient au schéma d’approvisionnement général du Hedjaz. La plupart de ses navires transportaient des pèlerins : près de 800 en 1859. Ceux qui voyageaient vers La Mecque partageaient l’espace du navire avec des marchandises variées. Le bois, sous forme de planches, de poutres ou de plus petites unités pour les essences rares, était largement présent dans les navires venant de Java. Les navires de Calcutta fournissaient quant à eux au négociant indien des épices (poivre, cannelle, gingembre…), du sucre et du riz. Celui de Bombay contenait aussi des cotonnades (36 paquets). Le trois-mâts de 741 tonneaux qui arriva le 17 février 1860 à Djedda apportait de Calcutta, avec 61 pèlerins indiens, quelque 11 097 sacs de riz, 10 colis de sucre, 270 sacs de poivre et 1 600 noix de coco.
67Ces quantités et l’importance de Calcutta dans les affaires de Faraj Yusr font regretter de n’avoir pas plus d’informations sur la façon dont le marchand utilisait ses capitaux, notamment pour savoir si ses activités étaient limitées au commerce ou s’il investissait aussi dans la production agricole (riz ou sucre) dans la région du golfe du Bengale ou le delta de l’Irrawady, comme les Chettiars et comme d’autres marchands indiens ayant leur siège à Calcutta.
68Trait plus extraordinaire pour un négociant indien de son envergure, les activités de Faraj Yusr à Djedda ne se limitaient pas au commerce avec l’Indonésie et l’Inde. Il avait aussi développé un réseau commercial en mer Rouge, où il avait pour partenaires des marchands hadramis. Ce volet apparaît au début de l’année 1858, à propos d’échanges avec le port de Massaoua. La présence des marchands indiens dans ce port de la côte africaine n’a rien d’étonnant. La période allant des années 1830 aux années 1860 fut marquée par l’expansion des communautés de marchands indiens en Afrique de l’Est, notamment dans les territoires sous le contrôle de Zanzibar, avant une deuxième accélération de ces migrations à partir des années 1880. Les marchands originaires du Gujarat (Kutch, péninsule de Ḫātiāwar, Sind) étaient en particulier très investis dans les réseaux commerciaux entre l’Inde et l’Afrique de l’Est, la péninsule Arabique et le Golfe. Les Kutchis participaient par exemple au financement du commerce des esclaves jusqu’à ce que leur qualité de sujets britanniques les en empêche à partir des années 1870, ainsi qu’à la culture et au commerce du riz à grande échelle73.
69C’est à un incident que l’on doit le relevé précis des activités du négociant indien avec Massaoua par l’administration britannique. En janvier 1858, l’agent consulaire britannique à Massaoua s’adressa à son supérieur, le consul à Djedda, au sujet d’un transport d’esclaves sur un sambouk dont Faraj Yusr se trouvait être le propriétaire74. L’ambiguïté de la responsabilité vient d’abord de ce que le sambouk était visiblement destiné au transport des marchandises qui le remplissaient, parmi lesquelles les esclaves – trois hommes éthiopiens (« Gallas ») – n’étaient qu’un ajout. L’agent (wakīl) de Faraj Yusr à Massaoua, ‘Alī Bā Junayd, affirma d’abord que ces marchandises et les trois esclaves avaient été commandés par le négociant indien. Les rumeurs dont l’agent consulaire se fit l’écho indiquaient cependant que leur embarquement avait été décidé par ‘Alī Bā Junayd lui-même qui souhaitait les envoyer à son frère à Djedda, Muḥammad Bā Junayd, propriétaire des trois esclaves. Sur cette mise en cause, les archives consulaires britanniques ne donnent pas plus d’informations. La participation d’un sujet britannique au commerce des esclaves, directement ou indirectement, était formellement interdite, et c’est pour cette raison que l’agent consulaire à Massaoua réclamait à son supérieur à Djedda que Faraj Yusr écrivît à son agent pour lui interdire ce type de commerce sur les navires dont il était le propriétaire. Nous savons seulement que ‘Alī Bā Junayd avait passé outre les protestations du représentant de la Grande-Bretagne et fait embarquer les trois esclaves pour Djedda.
70La participation directe de Faraj Yusr à la traite en mer Rouge reste donc incertaine. Plus probable est sa participation indirecte, notamment par la marge qu’il laissait à ses agents tels que ‘Alī Bā Junayd pour charger ses navires à leur discrétion. Il faut toutefois relever que le chargement en question n’était peutêtre pas commercial. Les informations de l’agent consulaire disent bien que les esclaves appartenaient au frère de ‘Alī, Muhammad Bā Junayd.
71Ce que nous apprenons à cette occasion, c’est surtout que le marchand indien participait à un commerce régional par l’intermédiaire d’agents tels que ‘Alī Bā Junayd, connu par ailleurs pour appartenir à l’une des plus importantes familles de marchands de Massaoua et de Djedda. La possession de sambouks permettait à Faraj Yusr de faire expédier à Djedda des marchandises importées du continent africain, sur lesquelles les états de commerce connus, tels que celui de 1857, permettent de faire quelques hypothèses : des céréales, du café et des peaux. Elle permettait aussi de procéder aux échanges inverses, et notamment d’écouler dans les ports de la mer Rouge liés à Djedda les produits importés d’Inde et d’Indonésie. Elle illustre l’intérêt pour un marchand de l’ampleur de Faraj Yusr d’être actif dans les différents systèmes articulés par Djedda pour maîtriser l’ensemble d’une chaîne d’approvisionnement et de redistribution des marchandises. Cela impliquait pour Faraj Yusr de résider longtemps à Djedda, ce qui est avéré au moins jusqu’à la fin des années 1850, à en juger par la densité de ses apparitions dans les archives ottomanes et consulaires. La crise de 1858, au cours de laquelle il fut gravement menacé dans sa personne et ses biens, le poussa peut-être à y vivre moins souvent. Au début des années 1870, Faraj Yusr n’y résidait plus mais s’y fait représenter par des agents indiens, comme Muḥammad Ṣāliḥ Sindī (du Sind)75.
72Faraj Yusr devait aussi faire des affaires au Yémen dans le port de Hodeïda, avec des marchands grecs cette fois-ci. Il y possédait au moins une maison et avait contracté des dettes auprès des marchands du port au début des années 1870. Cette propriété immobilière est connue lorsque, pour rembourser une dette contractée par le marchand indien auprès d’un marchand grec nommé Eustratiadis, établi à Hodeïda, une partie de la maison fut saisie et vendue. La vente rapporta 800 dollars Marie-Thérèse (thalers), ce qui ne suffit pas à rembourser la dette de Faraj Yusr qui était alors en Inde76.
73Les affaires de Faraj Yusr, par leur volume et leur durée, en faisaient une personnalité notable du port de Djedda. En juin 1873 encore, le négociant français Richard Jorelle apprit que Faraj Yusr devait venir prochainement à Djedda et transmit les informations qu’il avait reçues de ses contacts à Calcutta, selon lesquels le marchand indien faisait encore de « bonnes affaires ». Les informations de Jorelle sont précieuses. Il conseillait son correspondant, un négociant et sujet britannique d’Istanbul dont il était l’agent à Djedda (de Castro), sur la méthode à adopter pour se faire rembourser des créances d’un montant considérable : deux traites d’une valeur totale de 2 650 livres sterling et une reconnaissance de dette de 3 000 livres sterling. Or Faraj Yusr avait adopté une redoutable stratégie pour protéger ses biens puisqu’il enregistrait la propriété de ses navires et de ses marchandises sous des prête-noms, les rendant ainsi insaisissables. Lorsque, en novembre, Jorelle apprit que le marchand indien était décédé à Calcutta, il réclama la saisie de ses propriétés immobilières à Djedda : « plusieurs immeubles », ce par quoi il faut vraisemblablement entendre les maisons en pierre à plusieurs étages qu’affectionnaient les marchands de la ville et dont une grande partie furent construites au cours des années 1860-1870 (chapitre iii)77. Les descendants de ce marchand indien étaient encore actifs dans le commerce de la mer Rouge au début du siècle suivant. En 1901, l’agent consulaire britannique à Harar avertit le consul à Djedda que « Haji Ahmed Abdul Cadir Faraj Yusr » était sur le point de revenir d’Abyssinie pour prouver sa filiation à Djedda et prendre le contrôle de l’héritage de son père ‘Abd al-Qādir78.
74L’ampleur des activités commerciales de Faraj Yusr se traduisit concrètement dans la vie de la cité dès le début des années 1850. Il était probablement associé aux membres des groupes soufis de la ville, les arbāb al-ḫibra wa al-ma‘rifa, et au groupe des grands marchands, comme en témoigne l’acte de cession d’un terrain miri (sultanien) dans le quartier de Šām de Djedda en 1853. À cette occasion, « Faraj bin Yusr ‘Awaḍ ‘Abbād » fut convoqué avec les autres principaux marchands et autorités de la ville pour témoigner de la validité de l’acte de cession du terrain à un autre grand négociant, ‘Alī bin ‘Abd Allāh Bā ‘Išin79. Cette association aux autorités locales tenait au fait que Faraj Yusr ne se contentait pas de faire du négoce entre l’Inde et les autres ports de la mer Rouge à partir de Djedda au milieu du xixe siècle, mais participait aussi avec sa fortune personnelle à l’appareil impérial ottoman et aux infrastructures urbaines.
75Qu’il s’agisse du volume de ses fonds propres ou de son intégration à un réseau indien réputé pour ses capacités de crédit, le marchand indien apparaît à plusieurs moments comme le « banquier » régulier de la province du Hedjaz et un notable local finançant de véritables entreprises d’urbanisme, comme ses homologues ottomans. Un document de la Sublime Porte en 1850 indique que Faraj Yusr avait sollicité l’autorisation de financer la restauration d’une partie de la voirie de Djedda80. Un décret sultanien de 1860 montre que le marchand était disposé à financer la rénovation de canaux amenant de l’eau saine à Djedda depuis l’arrière-pays. ‘Abd al-Quddūs al-Anṣārī et Muḥammad ‘Alī al-Maġribī rapportent aussi cette action édilitaire de Faraj Yusr, auquel on attribue à Djedda la rénovation des canaux d’adduction d’eau, construits par le sultan mamelouk al-Ġawrī au début du xvie siècle, et le percement d’une nouvelle source à l’est de la ville dans les années 1270/1854-186481. En 1854, deux décrets portent sur le remboursement d’emprunts consentis par Faraj Yusr : 1 600 keyse avancés avec le marchand ottoman Salīm ‘Alī bin Sulṭān, et 5 600 keyse avancés tout seul82. En 1856, Faraj Yusr apparaît encore comme une source de numéraire pour l’administration ottomane du Hedjaz avec, entre autres, le marchand hadrami ‘Umar Bā Darb. Tous deux avaient avancé de l’argent pendant deux années « difficiles », en 1852-185483. La lecture de ces textes ne permet pas de savoir quelle marge d’intérêt pouvaient retirer les marchands auxquels empruntait l’administration ottomane, ni avec quel bénéfice ils étaient remboursés par les traites ou des bons à faire valoir sur les douanes. Selon William Ochsenwald, des profits de 5 % étaient un minimum, et ceux de Faraj Yusr ont pu atteindre 18 % grâce à un taux de change négocié à son avantage et grâce à ses connaissances à Istanbul84. Quoi qu’il en soit du taux d’intérêt, de telles avances garantissaient des relations privilégiées avec les autorités ottomanes. C’est aussi en 1854-1855 que Hadji Faraj Yusr obtint le monopole du sel, une marchandise particulièrement intéressante pour un marchand indien, puisque le sel constituait le gros des chargements de retour des navires vers les Indes.
76L’administration ottomane était contrainte de recourir à ces personnages pour obtenir les liquidités et les approvisionnements nécessaires à une province dont les circuits économiques échappaient à Istanbul. Le recours à des protégés européens pour couvrir les dépenses de fonctionnement d’une province ottomane, avancer l’argent ou racheter les mandats servant au paiement des soldes des fonctionnaires et des soldats ottomans est un phénomène déjà remarqué par Linda Schatkowski Schilcher en Syrie au milieu du xixe siècle85. Comme les protégés européens de Damas auxquels recourut l’administration ottomane en Syrie, Faraj Yusr avait accès à des sources d’approvisionnement en liquidités et en marchandises plus compétitives que celles des autorités provinciales. Comme pour les marchands hadramis, cette participation intéressée aux efforts de l’administration ottomane dans ses provinces et son rôle d’évergète local lui valurent les honneurs du sultan. En 1858, Faraj Yusr se vit ainsi accorder l’accès au quatrième degré de l’ordre du mecīdī nišānı, l’ordre du sultan Abdülmecid Ier (r. 1839-1861)86.
77Son association à l’administration locale et provinciale intégrait Faraj Yusr au groupe des « honorables (mu‘teberānından) marchands de Djedda » reconnus par le pouvoir ottoman. Elle lui permit d’occuper la fonction de bāš tujjār (šāhbandar des marchands) en dépit du fait qu’il était sujet britannique, jusqu’à ce que les marchands hadramis protestent auprès du vali du Hedjaz pour obtenir son renvoi (chapitre ii). Les autorités ottomanes n’avaient pas vu, jusque-là, le moindre inconvénient à ce qu’il assume ces fonctions, alors que le négociant indien assumait aussi à la même époque des fonctions quasi officielles auprès des consuls britanniques. Pendant l’absence du consul britannique en 1858, Faraj Yusr avait été désigné comme son wakīl et c’est à ce titre que le négociant indien participa au tribunal commercial réuni par le gouverneur du Hedjaz Nāmiq Pacha pour régler le litige impliquant deux sujets britanniques indiens87. Sur les 2 418 livres sterling que Faraj Yusr réclama comme indemnité après les destructions de 1858, 372 correspondaient à une avance faite au consulat pour payer les frais d’un navire sous pavillon britannique. Vingt livres correspondaient à une dette du vice-consul britannique qu’il fut « forcé » de payer par les habitants de Djedda. Vingt autres livres lui étaient enfin dues pour des « services » rendus au consulat, équivalents probables d’honoraires. Le rôle du négociant ne se limitait donc pas à financer le consulat britannique. Il travaillait pour le consulat, notamment comme intermédiaire et représentant lors des affaires exigeant une connaissance linguistique et technique du monde marchand de Djedda. Il était aussi visiblement considéré par les habitants de Djedda comme responsable potentiel des dettes du vice-consul88.
78Ces fonctions qui faisaient de Faraj Yusr un vice-consul par intérim constituaient en réalité une pratique régulière des représentants britanniques. James Onley a étudié pour la Résidence du Golfe le rôle des grands marchands arabes, indiens et persans employés comme native agents par les représentants britanniques. Ces derniers mettaient à profit les connaissances linguistiques et techniques et le réseau régional des négociants, qui coûtaient très peu cher à l’administration impériale. Les familles employées retiraient de cette fonction une influence locale accrue et l’assurance d’une protection de leurs personnes et de leurs biens face aux pouvoirs locaux89. Pour un négociant indien de Djedda comme Faraj Yusr, une telle position avait un réel intérêt, même si elle l’exposait aux yeux des marchands hostiles à la diplomatie britannique. Aḥmad bin Zaynī Daḥlān écrit dans son récit de l’émeute de 1858 que Faraj Yusr fut attaqué « parce qu’il était l’avocat du consul des Anglais », ce qui reflète peut-être la réputation du marchand90. Cette position caractérise aussi les nouvelles stratégies d’intermédiation internationale des entrepreneurs indiens par la finance et les liens avec l’Empire britannique, ainsi que l’abandon de ce que Christopher Bayly et Sanjay Subrahmanyam ont appelé le modèle du portfolio capitalist indien91.
79D’autres marchands indiens d’une envergure comparable étaient établis à Djedda. C’était le cas des Jawhar. Comme Faraj Yusr, les membres de cette famille étaient impliqués dans le commerce avec les Indes et les échanges au sein de la mer Rouge. Ils possédaient au milieu du xixe siècle des navires qui reliaient Djedda à Calcutta et restèrent longtemps des figures marquantes du port hedjazi, où ils étaient encore actifs dans les années 1880. Comme Faraj Yusr, ils étaient liés à l’appareil impérial britannique, dont ils servirent les intérêts et qui les soutint à plusieurs reprises. Comme lui enfin, ils menaient leurs activités autour de Djedda avec les marchands hadramis pour partenaires et concurrents.
b. Une exception de taille : les échanges équilibrés avec l’Égypte
80À la fin du xviiie siècle, les importations en provenance de Djedda auraient représenté près de la moitié du total des importations égyptiennes (382,5 millions de francs sur 834,4 millions en 1783), et de nombreux tujjār cairotes entretenaient des agents à Djedda92. Certains y possédaient aussi des entrepôts. Les marchands en café faisaient de fréquents voyages au Hedjaz, chaque année pour le marchand Ahmad ibn ‘Abd al-Salām, selon Jabartī. Ils entretenaient un réseau d’agents en mer Rouge – surtout à Djedda, dont André Raymond écrit pour le xviiie siècle qu’elle est le « point terminal du commerce égyptien93 ». L’Égypte restait au xixe siècle un pôle essentiel du réseau marchand de la mer Rouge qui y trouvait son ouverture sur la Méditerranée, dont les réseaux marchands ne se prolongeaient que rarement jusqu’à Djedda94. À sa mort en 1827, le chef de la corporation des tujjār cairotes Muḥammad al-Maḥrūqī avait à Djedda pour 4,6 millions de paras de textiles, des châles et tapis de prière, des lingots d’or, et pour 3 millions de marchandises confiées à des agents indiens. C’est d’ailleurs avec une lettre de recommandation adressée par ce même marchand au négociant al-Jīlānī que John Lewis Burckhardt arriva à Djedda en 181495.
Le poids continu du café dans les échanges avec Suez
81La description que Burckhardt fait du commerce de Djedda signale le poids continu du café dans les échanges avec l’Égypte, d’où il était réexpédié en partie vers le reste de l’Empire ottoman. Les négociants qui se livraient à ce négoce étaient d’après lui surtout des marchands du Hedjaz installés au Caire, capables de faire face aux risques qu’entraînaient la variation rapide des prix et la concurrence du café non yéménite (Antilles, Indonésie)96. Les échanges commerciaux de la mer Rouge au milieu du xixe siècle furent marqués par le regain du café yéménite, qui bénéficiait de la fin du monopole mis en place par Muḥammad ‘Alī et d’une série de troubles politiques affectant le commerce97. Les échanges de café comme des autres marchandises faisaient du port de Suez le premier correspondant de Djedda. À l’exportation (5 833 750 francs en 1857) comme à l’importation (3 523 500 francs en 1857), les échanges entre les deux ports se distinguaient dans le mouvement commercial de Djedda. Suez était le seul port avec lequel la balance commerciale était largement positive pour Djedda98.
82La répartition des échanges avec l’Égypte au milieu du xixe siècle suit en grande partie les tendances héritées du siècle précédent. Djedda vendait à Suez de grandes quantités de café (pour plus de 1,5 million de francs de décembre 1854 à mai 1855, pour 3,1 millions en 1857), du coton filé (pour 750 000 francs en 1857) et des cotonnades, importées de Bombay mais de plus en plus souvent fabriquées en Angleterre, des peaux (plus de 400 000 francs en 1857), de la gomme arabique importée de Souakin, des perles et de la nacre, des épices (dont le poivre). L’origine des exportations de Djedda vers Suez rappelle bien les deux cercles qui structuraient l’univers commercial des grands marchands hadramis : la mer Rouge et l’océan Indien.
83Le café yéménite était le produit le plus remarquable des productions de la mer Rouge. Il était importé par les marchands de Djedda depuis les ports yéménites, dont al-Ḥudayda (Hodeïda) (pour 1,9 million de café exporté en 1857) et al-Luḥayya (Loheïa) (1,4 million) prirent la tête au milieu du xixe siècle. Ces deux ports yéménites étaient utilisés par les marchands non européens depuis le xviie siècle pour le commerce du café, notamment par les marchands venant de Djedda. Michel Tuchscherer remarque que ce sont aussi ces deux ports qui fournissaient aux négociants d’Aden le gros de leurs achats de café dans la deuxième moitié du xixe siècle99. Leur importance a souvent été sous-estimée en raison de l’utilisation préférentielle par les marchands européens du port de Moka jusqu’en 1850, quand Aden devint un port franc et que s’y déplacèrent les maisons européennes, arabes et indiennes. Les chiffres du commerce de Djedda au milieu du xixe siècle ne font que confirmer la réévaluation du rôle de Hodeïda et Loheïa ainsi que leur lien avec Djedda100. Avec les textiles indiens, la progression du café, qui passa devant les épices, permit aux négociants de Djedda de maintenir une balance commerciale positive avec Suez et d’acheter à leurs homologues égyptiens les produits textiles (coton filé et non filé, soie) recherchés : pour 1,9 million de francs entre décembre 1854 et mai 1855, pour 3 millions en 1857.
84L’autre marchandise achetée en Égypte et importée à Djedda était le blé : pour près de 570 000 francs de décembre 1854 à mai 1855, et 2,9 millions en 1857, sans compter les céréales que l’Égypte expédiait au titre du tribut dû à l’Empire ottoman et dont une partie était versée en nature au Hedjaz, ou au titre des fondations pieuses dédiées aux Lieux saints101. Le port de Qusayr jouait encore un grand rôle dans l’exportation de cette marchandise : il en était la principale source d’importation (avec d’autres céréales telles que le maïs et le millet) en 1854-1855, mais fut distancé en 1857 par le port de Loheïa et rattrapé par ceux de Qunfuḏa et Souakin. Un siècle plus tôt, l’équilibre de la balance commerciale égyptienne reposait en grande partie sur l’échange du blé contre le café yéménite et les textiles indiens. Dans le document de succession de l’émir Sulaymān Djāwīš al-Qāzduġlī, mort en 1739 à la veille du départ de ses marchandises par la caravane du pèlerinage vers La Mecque, c’est le blé, avec les draps du Languedoc et les espèces métalliques, que les négociants cairotes échangeaient à Djedda102. Le déclin des importations de blé depuis Qusayr permit à Djedda d’afficher une balance commerciale excédentaire pour ses échanges avec l’Égypte. Ce déclin était peut-être lié au monopole mis en place par le vice-roi Muhammad ‘Alī, dont Pascale Ghazaleh écrit qu’il « brisa » les liens entre l’importation du café et l’exportation du blé103.
85Le fonctionnement du commerce autour de Djedda au milieu du xixe siècle correspond à celui qu’ont déjà mis en évidence les travaux d’André Raymond et Michel Tuchscherer pour le xviiie siècle, et par Pascale Ghazaleh pour la fin du même siècle. Le Hedjaz était resté la plateforme du « commerce oriental » de l’Égypte. La progression du café yéménite dans les échanges, aux côtés des épices et des textiles indiens, connut son aboutissement au xixe siècle. Djedda demeurait la place d’échange des marchands égyptiens qui souhaitaient acquérir les produits de la mer Rouge et les marchandises indiennes. Les marchandises échangées ne faisaient cependant pas de Djedda le simple emporion de la mer Rouge où s’échangeaient les produits égyptiens et ceux des Indes. À côté du blé, du café et des textiles, d’autres produits proprement régionaux s’inséraient dans ce grand commerce. Les peaux et cuirs en sont un exemple. Djedda importa pour 320 250 francs de peaux en 1857 depuis les ports de Massaoua, Souakin et Hodeïda. Elle en exporta pour 407 500 francs à Suez la même année, ajoutant probablement aux peaux importées le produit des sacrifices du pèlerinage. Produits de l’arrière-pays des ports des côtes africaines, yéménites et hedjazies, ces peaux constituaient une part non négligeable (7 %) du montant des exportations vers l’Égypte. Les produits de la pêche perlière, malgré le déclin de cette activité dans la deuxième moitié du xixe siècle, étaient encore vendus pour 187 500 francs en 1857 aux négociants de Suez et du Caire. Enfin, même si elles n’apparaissent qu’épisodiquement dans les sources et si elles manquaient continuellement aux négociants, les monnaies en métaux précieux et notamment en argent continuaient de soutenir les échanges. Les liquidités utilisées par les marchands pour solder leurs achats, comme le dollar Marie-Thérèse (thaler), passent de la Méditerranée vers l’Asie au gré des échanges de café, d’épices et des textiles indiens et anglais.
86Le regain des échanges de café, le déclin apparent des importations de blé depuis l’Égypte et la réalité d’une exportation de produits locaux structurant les échanges avec les ports de la mer Rouge faisaient du Caire et de Suez des marchés essentiels pour les affaires des marchands de Djedda. Le solde positif de ces échanges facilitait l’acquisition d’un numéraire précieux pour les échanges avec les Indes. Dans ces échanges entre Djedda et l’Égypte, un autre groupe de marchands se distinguait.
L’installation des maisons grecques
87Il n’y avait pas de résident européen à Djedda au début du xixe siècle. Carsten Niebuhr avait fait ce constat en 1762, et ‘Alī Bey le renouvela en 1806 en ajoutant que quelques « coptes » résidaient à Djedda dans une maison particulière près du port104. En 1814, John Lewis Burckhardt ne rapporta que la venue saisonnière à Djedda de marchands grecs, « gens des îles de l’Archipel » qui venaient échanger des marchandises d’Égypte. Il nota un détail intéressant. En 1814, ils n’étaient plus obligés de porter un habillement particulier comme ils l’étaient « sous les chérifs », ce qui indique l’abandon d’une mesure discriminatoire liée à la ḏimma et que l’occupation des troupes saoudiennes et wahhabites avait dû réactualiser peu de temps auparavant. Les derniers juifs de Djedda étaient quant à eux partis depuis une quarantaine d’années lorsque Burckhardt arriva à Djedda. Ils en avaient été chassés, selon ses informations, par le chérif Surūr, prédécesseur du chérif Ġālib105.
88La présence temporaire de marchands grecs et celle, permanente, de coptes s’inscrivaient dans la continuité commerciale qui liait Djedda au Caire. Elle fournit un indice intéressant pour comprendre l’apparition, à la fin des années 1830, de maisons marchandes grecques, liées à d’autres maisons du Caire. Ces installations apparaissent liées à l’expansion des firmes de la diaspora grecque à partir de la fin du xviiie siècle et à une évolution des formes institutionnelles adoptées par ces maisons marchandes. Le système de la maison marchande était alors organisé autour d’une maison mère, qui servait souvent de support à un partenariat commercial général entre plusieurs marchands ou familles marchandes, et se développait en créant des branches internationales par la conclusion de partenariats limités106. Le cas de la firme Paleologo and Co., connue par ses réclamations à la suite des destructions de 1858 à Djedda, indique que ce modèle de la maison marchande était aussi pratiqué en mer Rouge. Doukas Paleologo, un Grec de Lemnos, avait obtenu la naturalisation britannique en 1846. Il était du moins capable d’en produire le certificat. Sa maison marchande avait son siège à Manchester, probablement parce qu’elle était liée au commerce des textiles anglais. En 1858, il résidait cependant à Lemnos, où il exerçait les fonctions d’agent consulaire britannique. Au Caire, il s’allia avec Georges Cochilani, et tous deux fondèrent une firme commune, D. Paleologo, Cochilani and Co., dont 55 % du capital appartenait au premier, 25 % au second, et les 20 % restants à un autre négociant grec résidant à Manchester et originaire de Cythère (Cerigo), Georges Triandaffilidi. C’est cette entreprise commune fondée sur la mise en commun de capitaux qui permit à chacune des maisons de participer au commerce de Djedda, en y finançant une maison dont la gestion était confiée au négociant grec et résidant sur place, Sotiri Moldovano. Cette maison possédait en 1858 une réserve de numéraire s’élevant à 3 200 livres sterling, et pour 2 500 autres livres sterling de marchandises107.
89Ce modèle est celui des premières maisons marchandes que l’on connaît à Djedda, comme la maison Toma, Sava et Compagnie (parfois appelée « Toma Sava » par les sources), liée à la maison Myrialiaki A. d’Antonio et Compagnie et d’autres du Caire108. Maurice Tamisier, qui séjourna à Djedda entre janvier et mai 1834 comme secrétaire du médecin en chef de l’expédition des troupes envoyées par Muḥammad ‘Alī en Arabie, avait été l’un des premiers à noter la présence permanente de « quelques Grecs » à Djedda, pratiquant le commerce de la quincaillerie109. Le passage d’une résidence temporaire des marchands grecs venus d’Égypte à l’installation permanente put être favorisé par l’expédition égyptienne en Arabie et par la continuité politique créée par le contrôle égyptien sur le Hedjaz. Le passé ottoman encore récent d’une grande partie de ces marchands grecs facilitait cette installation et les relations avec le pouvoir impérial.
90Les Grecs constituèrent jusqu’au début du xxe siècle l’écrasante majorité du petit nombre d’habitants décrits par les consuls français et britanniques comme « européens » à Djedda. De leur évocation par les archives consulaires, il ressort d’une part que leur nombre variait avec la conjoncture économique et d’autre part que le gros de ces résidents étaient de petits commerçants tenant une boutique à Djedda, sans commune mesure avec les grandes maisons de commerce européennes. Ils étaient en 1871 quatre épiciers et un boulanger, établis depuis deux ou trois ans, selon le vice-consul français, et une trentaine de Grecs installés depuis plus longtemps110. En 1912, le consul de France ne compte à Djedda que dix Européens, dont les six consuls, et « douze à quatorze Grecs généralement nés dans le pays et ne parlant guère que l’arabe111 ».
Sava Moscoudi, marchand grec et ottoman
91Les premières mentions d’une présence commerciale européenne permanente à Djedda se réfèrent à la maison Sava. Elles coïncident d’une part avec l’installation des deux premières représentations diplomatiques européennes au Hedjaz, celles de la Grande-Bretagne (1836) et de la France (1839), et d’autre part avec l’arrivée de résidents chrétiens dans la ville.
92Charles Didier, qui visita Djedda en 1854, écrit que les chrétiens y étaient désormais très bien traités et qu’ils pouvaient circuler en « costume européen », chose impossible auparavant selon lui. Les impressions qu’il consigna devaient se fonder autant sur une lecture attentive de Burckhardt – dont il reprend régulièrement les expressions – que sur l’expérience originale de son séjour au Hedjaz. Mais les chrétiens dont Charles Didier rapporte la situation confortable se limitaient à son époque à une maison, celle des « frères Sava » : Sava, Georges et Léonidas Moscoudi112.
93Sava était l’aîné des trois frères et le chef de famille. En 1858, cela faisait plus de vingt ans qu’il était arrivé à Djedda, ce qui permet d’affirmer que son installation avait coïncidé avec celle des représentations de la Grande-Bretagne et de la France113. La coïncidence, que l’on retrouve pour les autres maisons grecques, s’explique par le mécanisme de la protection consulaire dont les frères Moscoudi profitaient habilement. L’entreprise familiale était en effet placée sous protection consulaire anglaise, chose peu étonnante pour une maison qui était la correspondante à Djedda de maisons de commerce du Caire, elles aussi sous protection anglaise. Mais les frères Moscoudi étaient placés individuellement sous des protections consulaires variées : Sava et Georges étaient des protégés français, Antonio était un protégé ottoman, Léonidas était un protégé anglais ou français114. La variété de ces affiliations consulaires ne pouvait être qu’une stratégie commerciale permettant de profiter de tous les bénéfices des capitulations et traités liant l’Empire ottoman aux puissances européennes, sans renoncer entièrement à la sujétion ottomane. La contradiction des sources consulaires françaises et britanniques au sujet de Léonidas Moscoudi est en elle-même révélatrice du point auquel la diversification des affiliations était poussée.
94Comme la plupart des marchands grecs de Djedda, la famille Moscoudi était originaire de l’île de Lemnos115. Charles Didier put encore rencontrer en 1854 le « vieillard patriarche » de la famille, dont il écrit qu’il regrettait tellement son île natale qu’il était sur le point d’y retourner116. L’organisation de l’établissement était à la fois familiale et très masculine. Sava Moscoudi en était le chef, ce qui explique la confusion récurrente des sources quand elles désignent l’établissement comme la « maison Sava ». Il était associé à un nommé Thoma (un associé de la maison Myrialaki, d’Antonio and Co.) et à son frère Georges (Girgis)117. Ce dernier menait en parallèle des affaires en son nom propre. L’absence de femmes peut s’expliquer par le fait que les frères Sava n’étaient pas mariés. En 1858, les indemnités qui furent proposées pour leur famille ne firent état que de leur mère et de leurs sœurs, toutes sur l’île de Lemnos118. Sava Moscoudi employait d’autres Grecs qui menaient tous des activités commerciales en parallèle et en association. C’est le cas du nommé Nicolas Savidis, directeur des bureaux et de la correspondance de la maison Moscoudi, qui possédait 15 930 francs déposés dans la caisse de la maison, ou des Triandophilo, père et fils, tous deux employés chez Sava Moscoudi et dont la fortune était estimée en 1858 à 35 000 francs.
95La plupart des renseignements disponibles à propos de cette maison familiale sont fournis par les enquêtes menées par les représentants de la France et de la Grande-Bretagne après le massacre du 15 juin 1858 dont Sava, Georges et Léonidas furent les victimes (chapitre ii). Plusieurs mentions antérieures permettent toutefois d’affirmer que le négoce de Sava Moscoudi et de ses associés en mer Rouge était déjà prospère à la fin des années 1840. En 1847, le consul français au Caire, sous l’autorité duquel était alors placée la représentation de Djedda, rapporta la plainte du même négociant au sujet de dix caisses de fusils qu’il destinait à l’Abyssinie et dont les autorités de la province refusaient l’expédition avant d’avoir obtenu l’autorisation d’Istanbul119. Ce recours aux autorités consulaires, enclines à se plaindre de chaque entrave au commerce – fût-ce le commerce des armes – et à se référer au représentant français à Istanbul pour forcer les décisions du gouverneur du Hedjaz, justifiait la stratégie des frères Sava quant aux protections consulaires. Charles Didier relevait déjà en 1854 l’importance du Soudan et de l’Abyssinie, aux côtés de l’Égypte, dans les affaires des frères Sava120. Dans les dessins et photographies du périple qu’il entreprit en mer Rouge vers le Yémen et l’Abyssinie en 1856, Auguste Bartholdi leur accorda une large place. Il profita lui aussi de recommandations de marchands cairotes auprès des frères Sava, qui possédaient aussi un établissement à Hodeïda, où Girgis (Georges) Sava accueillit Auguste Bartholdi (photographies 1.1 et 1.2)121. L’établissement photographié par Bartholdi servait à l’expédition vers Djedda de marchandises telles que le café, le blé ou la gomme arabique, si l’on se fie aux mouvements commerciaux du port à la même époque. Les colis apparaissent devant la magnifique porte principale de l’établissement et devant les magasins à l’intérieur du ḥawš. La proximité des styles architecturaux de Hodeïda et de Djedda, visible sur ces photographies, permet d’imaginer ce à quoi pouvait ressembler leur établissement au Hedjaz.
96Ce commerce se faisait au moyen des navires que la maison de Djedda possédait en partenariat avec les maisons du Caire dont elle était l’agent, comme la Myrialaki, d’Antonio and Co. Certains des navires confiés à Sava Moscoudi étaient la propriété intégrale de ces maison cairotes, d’autres étaient possédés en partenariat122. Parmi les neufs navires dont elle était la seule propriétaire, sept (dont cinq à Hodeïda) avaient une capacité évaluée à 100 ardebs, un autre de 150 ardebs et le neuvième de 300 ardebs. Les navires en copropriété étaient dans leur ensemble plus gros : un de 700 ardebs, un de 500 ardebs, un de 300 ardebs, trois de 200 ardebs, un de 100 et deux de 50 ardebs. L’ardeb pouvait correspondre au xixe siècle en Égypte à cinq bushels anglais, soit environ 182 litres. Les navires utilisés par Sava Moscoudi et ses associés avaient donc des capacités allant de 112 (700 ardebs) à 8 (50 ardebs) tonneaux de mer anglais, la médiane se situant à 16 tonneaux123.
97Outre ses liens avec les maisons marchandes du Caire, la maison Sava servait d’entrepôt à une grande partie des négociants européens de Djedda, soit parce qu’il s’agissait de marchandises négociées en commun, soit parce qu’elles étaient consignées dans les magasins de Sava Moscoudi. La maison avait un emplacement idéal, puisqu’elle était située sur le port, en face du bâtiment de la douane, et séparée par une petite place du ḥawš du Grand Chérif124. En 1858, le commissaire anglais envoyé à Djedda pour enquêter sur le massacre estimait à près de 400 000 dollars Marie-Thérèse (thalers) le montant des pertes des associés de la maison Sava après le pillage de l’établissement, dont 341 745 thalers étaient portés au préjudice de la maison Myrialaki, Anastasi d’Antonio and Co. du Caire. Il s’agissait de la valeur des marchandises diverses : des balles de soie de Perse, des bijoux, des titres financiers et des espèces, sans compter les capitaux investis en commun avec les frères Moscoudi. Un tel montant plaçait la Myrialaki, Anastasi d’Antonio and Co. devant l’autre grande maison grecque cairote représentée à Djedda et placée sous protection anglaise, la maison Paleologo, Cochilani and Co., dont la destruction de l’agence entraîna des pertes évaluées à 106 875 thalers125. Le commissaire français évaluait quant à lui les pertes personnelles (meubles et effets personnels) à 60 000 francs pour Sava Moscoudi, 40 000 francs pour son frère Georges, qui faisait aussi des affaires en son nom propre, et 2 000 francs pour Léonidas qui était employé comme commis par Sava126.
98Ce réseau commercial en mer Rouge et ses liens avec les grandes maisons marchandes du Caire faisaient de Sava Moscoudi le principal marchand européen de Djedda. L’établissement qu’il dirigeait avec l’aide de ses frères était bien le plus important des établissements non arabes de la ville. Signe de cette importance et de ces liens d’affaires avec les financiers du Caire, les voyageurs européens qui arrivaient à Djedda s’y dirigeaient naturellement, et plusieurs mentionnèrent la disposition des frères Sava à leur avancer de l’argent. Charles Didier obtint ainsi d’eux « tout l’argent dont [il] avai[t] besoin », avancé avec un taux d’escompte de 5 % contre une traite tirée sur une maison marchande du Caire127.
99Les avances financières, intéressées, de Sava Moscoudi ne bénéficiaient pas qu’aux étrangers puisqu’il lui arrivait, comme Faraj Yusr et comme les négociants arabes de Djedda, d’être sollicité par les autorités ottomanes de la province. Un document de la Sublime Porte daté de septembre 1856 mentionne par exemple la somme de 16 000 riyals à rembourser au « noble marchand » (ḫawāja) Sava128. Comme Faraj Yusr, l’implication de Sava Moscoudi dans le commerce de la mer Rouge et la prospérité de ses affaires le désignaient aux yeux des autorités provinciales pour avancer l’argent qui manquait au Trésor. Ce rapport privilégié avec l’administration ottomane fut peut-être ce qui permit à Sava Moscoudi, comme Faraj Yusr, d’obtenir le monopole du sel en 1854-1855. La protection consulaire européenne recherchée n’empêchait nullement la conservation du lien avec l’Empire ottoman, dont Lemnos fit partie jusqu’en 1912. Antonio Moscoudi, le frère de Sava, gardait toujours la nationalité ottomane comme d’autres Grecs installés à Djedda et originaires de Lemnos. Le maintien de l’île dans l’Empire ottoman après 1830 favorisait l’installation de ces Grecs à Djedda tout comme elle facilitait les affaires qu’ils faisaient dans l’Empire ottoman.
100Si l’envergure de leur négoce les distinguait du reste des Grecs installés à Djedda à partir du milieu du xixe siècle, les Moscoudi représentent toutefois bien cette migration particulière, prolongement de la diaspora grecque en Méditerranée et en Égypte en particulier, qui constitua l’essentiel de la population chrétienne de Djedda jusqu’au xxe siècle. Les négociants grecs formaient le pendant en Méditerranée des négociants indiens comme Faraj Yusr dans l’océan Indien. Leurs activités à Djedda intégraient un peu plus le négoce du port au commerce mondial. La participation des marchands hadramis à ces activités éclaire le fonctionnement des différents réseaux de commerce et leur connexion à Djedda.
101L’histoire des Grecs de Djedda s’est quant à elle poursuivie bien au-delà du début du xxe siècle. Lorsqu’il visite le marché de Djedda en 1938, Carlo Alfonso Nallino relève que l’une des boutiques les mieux fournies, une droguerie-épicerie (vende tutti i generi di pizzicheria e drogheria), est tenue par un Grec et connue sous le nom de son ancien propriétaire, mort l’année précédente, qui devait être une figure locale : Achille129.
c. La mer Rouge, plus qu’un corridor entre l’océan Indien et la Méditerranée
102La documentation disponible pour suivre l’activité des petits ports de la mer Rouge est évidemment bien plus pauvre que les archives permettant de suivre les ports indiens et Suez. Cet état documentaire fait du commerce régional en mer Rouge un système presque absent du paysage commercial s’étendant de l’océan Indien à la Méditerranée tel qu’il a été décrit par les historiens, à quelques exceptions près130. Il constituait pourtant un domaine essentiel des activités des marchands hadramis de Djedda : un réseau de ports en mer Rouge qui liait les côtes africaine et asiatique, et qui constituait un système dynamique, relié aux échanges de l’océan Indien par les ports de Djedda et de Hodeïda.
103En 1857, le rapport sur le commerce de Djedda qu’adressa le nouveau consul français au ministère relève en creux la part que joue le commerce régional dans les échanges dont le port est le cadre au milieu du xixe siècle131. Les troubles qui n’avaient cessé qu’au milieu de l’année précédente avaient bien perturbé le mouvement commercial. Les marchands avaient néanmoins passé, selon les informations du diplomate, de nombreuses commandes durant la deuxième moitié de l’année 1855, ce qui devait amener une trentaine de navires de l’Inde l’année suivante, selon les décalages qu’imposait le rythme de la mousson. Le chiffre représente le haut d’une fourchette qui variait au cours des années 1850 entre 20 et 40 navires venant chaque année des « Indes », c’est-à-dire du sous-continent indien en droiture mais aussi de l’archipel indonésien après une étape à Bombay ou Calcutta. À cette date, la part des vapeurs et celle des navires à voile dans ce chiffre est inconnue. Mais le rythme des arrivées et des départs, qui restait celui de la mousson, indique que la voile continuait de dominer les échanges. Même les navires à vapeur partaient et arrivaient selon le même rythme. La plupart des navires venant des Indes arrivaient ainsi entre novembre et avril, et attendaient la mousson du sud, c’est-à-dire l’inversion des vents dans la moitié sud de la mer Rouge et dans l’océan Indien à partir du mois de mai, pour repartir132. En 1856, trois navires, partis de Bombay deux mois après la fin de la saison du mawsim, avaient coulé pour avoir pris le large trop tard133.
104Au milieu du xixe siècle, il n’existait pas encore de service de vapeurs reliant régulièrement les ports de la mer Rouge, même entre Suez et Djedda. C’était donc la navigation à voile et le cabotage qui prenaient en charge l’essentiel des échanges, y compris avec Suez. Les sambouks reliaient le port égyptien en une trentaine de jours, quand le vice-consul français estimait que des vapeurs feraient le trajet en trois à quatre jours134. Ils tissaient un réseau secondaire entre les ports où étaient réparties les marchandises venant des Indes par Djedda, qui collectait à son tour les produits expédiés vers l’océan Indien. Cette navigation de cabotage faisait l’essentiel de l’animation du port. Elle était plus étalée dans le temps que les quelques mois pendant lesquels les navires indiens arrivaient et repartaient.
105En 1856, malgré les troubles dont le Hedjaz venait tout juste de sortir, 855 « barques » avaient débarqué des marchandises à Djedda, 782 y avaient été chargées et étaient reparties vers les autres ports de la mer Rouge. Le rapport consulaire précise que ces chiffres incluent « une dizaine » de navires venus du golfe Persique. La taille des navires qui assuraient ce commerce au sein de la mer Rouge, et de la mer Rouge au golfe Persique, variait entre 50 et 200 tonneaux selon le rapport, et le consul en estime la moyenne à 90 tonneaux. Les navires utilisés par l’établissement de Sava Moscoudi avaient des capacités comprises entre 110 et 8 tonneaux de mer anglais, la capacité moyenne des 18 navires recensés étant de 30,5 tonneaux. Selon l’annuaire ottoman de 1891-1892, le volume des navires appelés sambouks pouvait aller jusqu’à 80 tonneaux135. Ils se situaient dans la catégorie des navires utilisés pour les échanges intrarégionaux que décrivait le consul français pour l’année 1856. Les quarante sambouks possédés par le marchand hadrami Yūsuf Bā Nāja avaient vraisemblablement une capacité moyenne proche (36,4 tonneaux) de celle des navires utilisés par Sava Moscoudi (chapitre ii). Ce sont les transports pris en charge par ces navires, de faible capacité au regard des navires des Indes, qui assuraient l’essentiel de l’activité du port et le gros des échanges au sein de la mer Rouge avec les ports comme Massaoua pour l’Abyssinie, et Suez pour l’Égypte.
106En 1855, un rapport du même consulat estimait le nombre des bâtiments de « gros tonnage » desservant Djedda et responsables de l’importation des marchandises indiennes entre 35 et 40136. C’est ce créneau des échanges de gros tonnages qui devait passer progressivement à la vapeur, sans que celle-ci chasse complètement la voile des échanges en mer Rouge d’une part, et entre la mer Rouge et l’océan Indien d’autre part. Dans l’année 1863-1864, le mouvement maritime du port comptabilisait 757 entrées et sorties de navires dont 38 de vapeurs : 6 pour le pavillon anglais et 32 de la compagnie égyptienne al-‘Azīziyya. Le reste du mouvement était assuré par les « barques », soit encore 719 voiliers (entrées et sorties réunies)137.
107Le rapport sur le mouvement commercial de 1855 indique que les marchands arabes et indiens qui contrôlaient le commerce du port étaient tous propriétaires de boutres de différentes tailles. Les huit navires que possédait Faraj Yusr dans les années 1850, comme d’autres marchands indiens, n’appartenaient pas à cette catégorie puisqu’il s’agissait de bâtiments d’une capacité de plusieurs centaines de tonneaux qui faisaient le lien avec l’Inde. Le négociant indien possédait aussi des sambouks pour ses échanges au sein de la mer Rouge, notamment avec le port de Massaoua, et pour le transport d’esclaves138. Les navires du type sambouk assuraient la plus grande partie des échanges en mer Rouge et des opérations dans le port, à côté des grands bâtiments venus des Indes dont ils réexpédiaient les chargements et à qui ils fournissaient les produits commandés par leurs correspondants en Inde ou, à défaut, le lest nécessaire aux navires. Il y avait là, selon le consul, une concurrence sérieuse s’opposant à l’ouverture d’un service de vapeurs entre Djedda et Suez. Les marchands de Djedda tiraient en effet des bénéfices « énormes » des sambouks avec lesquels ils expédiaient la « plus grande partie des marchandises » de Djedda139.
108La propriété des sambouks était une caractéristique des grands marchands de Djedda. C’est sur le sambouk du cheikh ‘Abd al-Ġaffār, un « riche marchand de Djeddah », qu’embarqua par exemple Charles Didier en 1854 depuis Tor (à la pointe du Sinaï) pour rejoindre la porte de La Mecque140. La possession de sambouks concernait plus particulièrement encore les marchands hadramis du port. Un rapport du consul français rédigé en 1857, au moment d’un grave différend commercial entre Sava Moscoudi et les marchands arabes de Djedda, affirme que « [p]resque toutes les barques qui font le cabotage entre Djeddah et Suez sont dans les mains des Hadramoutes141 ». La gravité de la crise qui opposa le groupe des marchands arabes menés par les Hadramis de Djedda à la maison grecque indique qu’il ne s’agissait pas là d’une simple exagération de la part du consul français. Sous la conduite de la famille du marchand hadrami Yūsuf Bā Nāja, les marchands arabes refusèrent en effet de charger leurs marchandises sur les navires de la maison Toma and Sava, et de laisser cette dernière charger ses marchandises sur leurs navires. L’initiative conduisit au boycott des activités de l’établissement de Sava Moscoudi et à un préjudice évalué à 10 000 thalers, que le consul anglais se fit fort de réclamer auprès du gouverneur du Hedjaz142.
109Après les textiles importés, le café était la deuxième marchandise (en valeur) importée à Djedda. Dans les années 1854-1857, le café que les marchands égyptiens achetaient à Djedda (pour plus de 3 millions de francs en 1857) venait principalement de Hodeïda et Loheïa, et en plus petites quantités des autres ports yéménites : al-Qunfuḏa, Jizan et Moka. Une petite quantité de café importé de Massaoua (pour 14 910 francs entre décembre 1854 et mai 1855 et 25 000 francs en 1857) pourrait aussi révéler l’intérêt des marchands pour les productions éthiopiennes, à moins qu’il ne s’agisse d’une réexportation par les négociants du port africain143. Le café était dans son écrasante majorité expédié à Suez. En extrapolant à partir des relevés qu’il avait établis pour la période allant de décembre 1854 à mai 1855, le consul français estime que Djedda expédiait à Suez près de 1 400 tonnes de café sur un an. Mais Djedda expédiait aussi du café à Yanbu, destiné en grande partie aux marchands égyptiens (pour 1,125 million de francs en 1857). S’il s’agissait d’un produit central dans le système commercial de la mer Rouge, c’est aussi parce qu’il n’était pas expédié vers l’océan Indien. Les ports où le café était exporté depuis Djedda étaient exclusivement des ports de la mer Rouge. Les marchands indiens pouvaient certes se procurer du café à Aden, mais surtout auprès de sources bien plus proches et profitables, comme l’île de Ceylan ou celle de Java.
110La vente du café finançait d’abord les achats des textiles de coton et des tissus variés auprès des marchands indiens ou égyptiens. Le textile (coton filé et non filé, mais aussi soie et soie brute) était la première importation de Suez. Avec les tissus de coton indien ou anglais importés d’Inde, ils permettaient d’équilibrer les achats dans les ports comme Hodeïda et Loheïa. Avec ces deux derniers ports toutefois, la vente des textiles de coton ne suffisait pas à rééquilibrer la balance commerciale. Elle était déficitaire de 750 000 francs environ avec Hodeïda entre décembre 1854 et mai 1855 et de 2,2 millions en 1857. L’importance de ce déficit découlait du fait que les ports yéménites exportaient, en plus du café, les céréales dont le Hedjaz avait besoin pour nourrir sa population. Le blé, le maïs et les autres céréales figuraient au deuxième rang des exportations de Loheïa vers Djedda, au troisième rang juste après les épices indiennes des exportations de Hodeïda entre décembre 1854 et mai 1855, au deuxième rang dans les deux ports pour l’année 1857. Hodeïda exportait ainsi pour près de 445 000 francs de céréales vers Djedda, et Loheïa 650 000 francs en 1857.
111L’autre grand port qui polarisait le réseau commercial auquel appartenait Djedda était Souakin. Le port soudanais venait au deuxième rang des exportations de Djedda en 1857, avec 780 000 francs de marchandises exportées, essentiellement des textiles (700 000 francs). Outre la place de Souakin dans les exportations de Djedda, le port était la première source d’importation à Djedda d’un autre produit régional, la gomme, que les marchands djeddawis revendaient à Suez (pour 312 500 francs en 1857) et à Qusayr en 1854-1855. Souakin distançait la deuxième source d’importation de la gomme arabique qu’était Hodeïda, qui en fournissait pour 16 905 francs entre décembre 1854 et mai 1855, et n’en fournit pas en 1857. La gomme faisait partie de ces produits régionaux qui, comme le café, permettaient aux marchands de Djedda d’équilibrer un peu leurs échanges avec les autres ports. Elle jouait à ce titre le même rôle que les peaux aperçues précédemment.
112Au sein de la mer Rouge, les relations de Djedda avec les ports égyptiens et africains mettent en évidence un système commercial qui ne se réduit pas à l’importation et à la réexportation de produits indiens ou méditerranéens. Cette échelle régionale souligne le rôle de Djedda dans la redistribution de produits européens, égyptiens, indonésiens et indiens, mais aussi de productions locales dont la valeur n’était pas négligeable et pouvait, comme le café, équilibrer les échanges avec Suez – et donc financer d’autres importations. Les échanges de longue distance, servis par de grands voiliers et de premiers vapeurs, coexistaient avec le cabotage et les petites liaisons maritimes, plus difficilement mesurables mais non moins essentiels pour l’activité des marchands de la mer Rouge. Le rôle du port de Djedda ne saurait être compris sans considérer ces différentes échelles du négoce que les marchands hadramis conjuguèrent de façon remarquable.
3. CONCLUSION : LES MARCHANDS DE LA MER ROUGE ET L’ESSOR DU MILIEU DU XIXe SIÈCLE
113Après le déclin du commerce en mer Rouge qui se prolongea jusqu’au début du xixe siècle, l’activité des marchands de Djedda à l’échelle de la mer Rouge et à l’échelle de l’océan Indien manifesta à partir des années 1840 un dynamisme certain, relevé par d’autres historiens. En s’appuyant sur les écrits de Théophile Lefebvre, Colette Dubois constate que Djedda paraît reprendre de la vigueur à cette époque face au port de Moka. Les années 1800-1860 marquent le début de la vapeur en mer Rouge, et les navires, jusqu’au milieu des années 1870, faisaient escale à Aden ou Djedda, au moins pour se ravitailler en charbon144. Ce mouvement accéléra la fin de la division de la mer Rouge en une moitié nord réservée aux marchands arabes, et une moitié sud dominée par les réseaux indiens. L’expansion égyptienne en mer Rouge et le développement de la navigation réunifièrent cet espace commercial et l’ouvrirent notamment aux marchands sous protection européenne.
114La dynamique des échanges était aussi celle de l’Empire ottoman. Les termes de l’échange pour l’Empire s’améliorèrent eux aussi au début du xixe siècle, principalement grâce à la baisse du prix des manufactures en coton importées d’Inde et de plus en plus d’Angleterre et d’Europe145. Une telle dynamique était donc liée au sous-continent indien, et ce lien fut maintenu tout au long du xixe siècle, y compris pendant la dépression des années 1880-1890. Deux phénomènes économiques dans l’Inde occidentale concernèrent plus particulièrement les échanges dont Djedda était la place.
115À partir des années 1840, la culture du coton y fut développée, y compris dans la province du Sind, et prit souvent la place d’autres marchandises que l’on retrouvait jusque-là dans les exportations indiennes, telles que le blé et l’indigo. Ce coton indien avait deux destinations. Le marché intérieur en captait l’essentiel, tandis que les essais de culture de plants exogènes devaient favoriser l’exportation commerciale d’un coton de meilleure qualité et plus compétitif en direction des manufactures d’Angleterre et du continent européen.
116La mondialisation soutenue par l’expansion des empires européens remodela aussi les réseaux interrégionaux et favorisa l’émergence de nouveaux acteurs dans l’ensemble de l’océan Indien, comme le montre l’essor conjoint des marchands gujaratis et de l’empire omanais146. Faraj Yusr et Sava Moscoudi illustrent ce phénomène à Djedda, en ce qui concerne les réseaux marchands grecs et indiens qui s’étendaient à la mer Rouge. Le développement des échanges et du pèlerinage, la maîtrise des intermédiations financières et des institutions marchandes, et l’adaptation des activités aux cadres impériaux (ottoman et britannique en particulier) permettaient à ces négociants d’entretenir un réseau sur plusieurs échelles : le grand commerce avec l’océan Indien et l’Égypte, le commerce de plus petite charge avec les ports de la côte africaine. L’émigration hadramie fut aussi touchée par ces changements. J. Burckhardt fut l’un des premiers voyageurs à remarquer leur présence commerciale active à Djedda en 1814, et la mention des marchands hadramis devint presque un topos pour les visiteurs européens de la suite du xixe siècle. La collaboration et la concurrence parfois tendue des marchands hadramis avec les marchands grecs et indiens indiquent qu’ils formaient un groupe capable d’entretenir un réseau commercial entre l’océan Indien et l’Égypte, et de s’adapter avec profit au cadre impérial ottoman réaffirmé.
117En compilant les chiffres disponibles dans les archives des consulats britannique et français de Djedda, il est possible de construire une courbe représentant l’évolution du montant annuel des importations et des exportations en prix constants pour la décennie 1854-1864, avec toutefois trois difficultés suscitées par le traitement de données économiques prises à des sources variées et non sérielles. En exposant ces difficultés, je présente le traitement réalisé pour les données utilisées dans tout le reste de ce travail.
118Le premier chiffre disponible pour cette décennie correspond en fait à cinq mois allant de décembre 1854 à mai 1855. Le consul français lui-même précisait dans son rapport que l’état qu’il présentait ne tenait pas compte des arrivages de Bombay, qui devaient porter le chiffre des seuls textiles importés par cette voie à « trois ou quatre millions ou plus ». 327 997 francs de cotonnades et tissus divers sont déjà enregistrés en provenance du « Bengale ». Quant au café, il estime que le mouvement pour le reste de l’année sera d’une « quantité à peu près égale » au chiffre des cinq premiers mois. Rien que pour les échanges avec Suez, le consul estime quand dans le cas « le plus défavorable », le mouvement du reste de l’année sera égal aux deux tiers des cinq mois connus. Il est donc raisonnable de rapprocher le chiffre connu et transmis par le consul français de son montant probable à la fin de l’année en ajoutant les quatre millions de francs au chiffre connu des importations, et en augmentant de deux tiers celui des exportations en raison du poids de Suez et du café dans ce montant. Nous obtenons ainsi deux chiffres très hypothétiques, mais vraisemblablement proches des montants annuels des importations et des exportations : 13 378 858 d’importations (pour 9 378 858 francs connus), et 6 990 024 francs d’exportations.
119Une deuxième difficulté tient au chiffre étonnant du montant des importations pour 1861. Le chiffre fourni par les archives du consulat français, lui-même repris au consulat britannique (le tableau y est anglais), est de 672 657 livres sterling, soit environ 16 818 425 francs d’après les taux connus en 1859147. Il s’agit d’abord d’un chiffre très bas en comparaison du chiffre de 1859 et de celui de 1863-1864. Pour la même année 1861, William Ochsenwald indique quant à lui un chiffre des importations à 2 220 000 livres turques sans en indiquer la source, soit environ 51 millions de francs d’importations. Le chiffre est cette fois d’autant plus anormalement élevé que William Ochsenwald avance un chiffre très faible d’exportations : 199 000 livres turques en 1861, contre 618 000 en 1859 et 910 000 en 1863-1864148. Les années 1860 et 1861 ne sont pas marquées par des événements particuliers qui pourraient expliquer une chute des importations, à l’exception d’inondations à La Mecque en 1861. Quel que soit le chiffre retenu pour 1861, il reste difficile de l’expliquer, relativement et absolument.
120Une dernière difficulté vient de la périodisation des relevés, qui adoptaient tantôt l’année civile européenne quand les relevés étaient construits par les consuls eux-mêmes à partir de leurs informations, tantôt l’année administrative ottomane et tantôt l’année hégirienne quand les consuls reprenaient les chiffres communiqués par l’administration de la province ou par les marchands musulmans. L’administration sanitaire, dont les statistiques sont précieuses, prenait ainsi pour référence l’année ottomane, qui débute en mars et finit à la fin du mois de février suivant. Pour les années 1863 et 1864, deux chiffres seulement sont disponibles dans les sources consulaires : le montant des importations et celui des exportations pour la période allant de juin 1863 à juin 1864149. L’année de référence est donc l’année hégirienne 1280. J’ai choisi de reprendre ces chiffres en les affectant à l’année 1864. Les chiffres des années grégoriennes 1862 à 1865 étant inconnus, il n’y a pas de recoupement possible et ces chiffres annuels restent utiles pour suivre l’évolution du mouvement commercial de Djedda.
121Ces trois difficultés manifestent les limites du corpus de sources dont les statistiques présentées dans ce travail sont tirées. Il s’agit d’un corpus très hétérogène. Il arrive même que les chiffres donnés par les consuls français et britannique pour une même année diffèrent de façon sensible. Les chiffres qu’ils donnent sont, de plus, eux-mêmes pris à des sources variables : leurs propres comptabilités, les informations données par les douanes ou par l’administration sanitaire, et celles qu’ils collectaient eux-mêmes auprès des marchands. Le corpus est ensuite irrégulier : les chiffres de certaines années sont inconnus et les périodes de référence peuvent varier. Il est enfin structurellement imprécis, puisque les cargaisons de certains navires n’étaient pas comptabilisées, soit parce qu’elles avaient déjà acquitté les droits de douane en entrant dans la mer Rouge, soit parce qu’elles passaient en contrebande, soit encore parce que personne n’était là pour les compter.
122Malgré ces difficultés, il est possible de construire une courbe décennale (1854-1864) qui illustre l’évolution du mouvement commercial de Djedda et donc son activité marchande (graphique 1.1). Cette courbe peut être poursuivie sur le reste du xixe siècle (chapitre iii et annexes 3-1). La courbe le montre bien : le mouvement commercial de Djedda, malgré les troubles de l’année 1855 et l’émeute de 1858, connaît un essor important et assez régulier. Cet essor est le résultat de la nouvelle conjoncture de la mer Rouge. Il était ressenti concrètement par les marchands de Djedda et par les candidats à l’installation dans cette ville, qui constataient l’augmentation du volume des marchandises échangées, du montant des affaires traitées et probablement des bénéfices engrangés.
123Cet essor eut aussi une influence visible sur la société de Djedda, qu’il s’agisse des groupes dont il permit l’émergence dans l’activité économique et politique de la ville, des relations des négociants avec les autorités ottomanes et chérifiennes, ou du rôle des consuls européens et de leurs protégés attirés par un port en plein développement. Les violences qui éclatèrent en 1858 apparaissent à ce titre comme l’une des dernières étapes de l’adaptation de la société de Djedda – et en particulier des ses marchands – au contexte nouveau que créait le développement des échanges commerciaux.
Notes de bas de page
1 CCC Djedda, 2, consulat, Djedda, 3/08/1860.
2 M. Pearson, 2000 ; K. McPherson, 2002.
3 N. Um, 2009, p. 9.
4 J. Burckhardt, 1829, p. 14 ; Id., 1835, p. 19.
5 C. Niebuhr, 1779, p. 216, et 1774, planches 53 et 55 ; N. Um retrouve un schéma urbain semblable pour Moka à la même époque : N. Um, 2009, p. 96-97.
6 J. Burckhardt, 1835, p. 12.
7 Ibid., p. 11 et 17 ; M. Tamisier, 1840, p. 89-90 et p. 131.
8 M. El-Amrousi, 2001, p. 74 et p. 84-85.
9 A. al-Ḥaḍrāwī, 2002, p. 55.
10 À Djedda, d’après leurs vestiges, ils prennent la forme de pièces individuelles disposées autour d’une cour centrale : voir le ribāṭ Bā Dīb et le ribāṭ Bā Nāja qui existent encore, quoique désaffectés.
11 CADN Constantinople 4, vice-consulat, Djedda, 15/10/1885.
12 CP Djedda, consulat, Djedda, 09/09/1888.
13 M. El-Amrousi, 2001, chapitre ii.
14 S. Faroqhi, 2004, p. 77.
15 J. Meloy, 2010, chapitre iii.
16 CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 30/06/1855.
17 S. Faroqhi, 2004, p. 84-86 ; W. Ochsenwald, 1984, p. 169-178.
18 S. Faroqhi, 1994, p. 156-157.
19 J. Meloy, 2010, p. 50 ; S. Faroqhi, 2004, p. 47, écrit que cette décision fut prise après l’aide apportée par les chérifs pour repousser le raid portugais de 1542.
20 D’Alòs-Moner, 2012.
21 S. Faroqhi, 1994, p. 7-10.
22 G. Veinstein, 2006 ; K. Karpat, 2001, p. 243-244.
23 L. Chantre, 2012, chapitre i.
24 S. Deringil, 1998, p. 56-60 : sur la crainte obsessionnelle du vali ‘Uṯmān Nūrī Pacha, et sur le renouvellement de cette interdiction en 1882 pour les musulmans indiens, algériens et russes ; K. Karpat, 2001, p. 230 ; CADN Constantinople 6, consulat de France, Djedda, 7/11/1895.
25 A. Daḥlān, 1305/1887-1888, p. 315-316.
26 A. Vassiliev, 2000 p. 91-93 ; W. Ochsenwald, 1984, p. 171-172.
27 CADN Constantinople 7, vice-consulat de France, Djedda, 14/06/1895.
28 CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 30/06/1855.
29 CADN Constantinople 7, vice-consulat de France, Djedda, 14/06/1895.
30 FO 685-3, British Consulate, Djedda, 17/06/1895.
31 FO 195-1894, British Consulate, Djedda, 28/10/1895.
32 S. Al-Amr, 1978, p. 253-254.
33 J. Hathaway, 2008, p. 80-81 ; H. Fattah, 1997, p. 208 ; S. Faroqhi, 2004, p. 96.
34 S. Al-Amr, 1978, p. 67-76.
35 W. Ochsenwald, 1984, p. 169.
36 P. Sluglett, 2010, p. 535 ; N. Lafi, 2005, p. 29-30.
37 G. Douin, 1937, chapitre v ; W. Ochsenwald, 1984, p. 163.
38 A. Özgen, 2001, chapitre vi : p. 75 et suiv.
39 CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 30/06/1855.
40 W. Ochsenwald, 1984, p. 142-143 ; CADN 2MI3293, « Étude sur l’organisation administrative et judiciaire de la ville de Djeddah », n. d. (après 1916).
41 FO 195-375, Note du vice-consul britannique au vali, Djedda, 15/11/1856.
42 BBA HR MKT 205-72, 11/12/1273.
43 CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 4/11/1855 ; E. Toledano, 1982, p. 135.
44 A. Daḥlān, 1305/1887-1888, p. 317-318.
45 FO 195-375, British Vice-Consulate, Djedda, 13/11/1855.
46 CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 4/11/1855.
47 S. al-Kindī, 2003, p. 226.
48 A. Daḥlān, 1305/1887-1888, p. 317.
49 CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 13/12/1855.
50 FO 195-375, British Vice-Consulate, Djedda, 27/10/1856 ; CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 9/11/1855.
51 FO 195-375, British Vice-Consulate, Djedda, 13/11/1855 et 4/08/1856.
52 FO 195-375, British Vice-Consulate, Djedda, 24/12/1855.
53 C. Findley, 1980, p. 385.
54 J. Burckhardt, 1835, p. 19.
55 M. Tuchscherer, 2003, p. 63.
56 K. Chaudhuri, 1983, p. 844.
57 Les Chettiars et les Memons en particulier : Cl. Markovits, 1999.
58 W. Ochsenwald, 1984, p. 163.
59 CCC Djedda 2, consulat de France, Djedda, 19/08/1864.
60 FO 195-375, British Vice-Consulate, Djedda, 16/01/1854, et gouverneur du Hedjaz à Vice-Consulate, Djedda, 25/12/1856.
61 CADN 2MI3244, « État général de la navigation et du commerce du port de Djeddah pendant le courant de l’exercice 1859, Gros navires venus de l’Inde et autres points en dehors du détroit ainsi que de Suez » ; CADN 2MI3244, consulat, Djedda, « Mouvement de la rade de Djeddah pendant l’année 1860 ».
62 CCC Djedda 3, consulat, Djedda, 3/08/1860.
63 M. Tuchscherer, 2003, p. 65.
64 M. Tuchscherer, 2002.
65 Cl. Markovits, 1999 ; W. Clarence-Smith, 1989, p. 18-21.
66 FO 195-1943, British Consulate, Djedda, 17/01/1896.
67 G. Douin, 1937, p. 257-259.
68 J. Burckhardt, 1835, p. 19.
69 Cl. Markovits, 1999, p. 899 et p. 906.
70 Ch. Didier, 1857, p. 161.
71 FO 195-579, Pullen, Djedda, 19/06/1858.
72 Pour deux de ces navires, la typographie utilisée est incertaine : elle peut soit indiquer que le propriétaire est le même que celui de la ligne supérieure, en l’occurrence Faraj Yusr, soit qu’il n’est pas connu. Mais la précision générale avec laquelle les propriétaires et les capitaines sont rapportés m’incline à privilégier la première hypothèse.
73 Cl. Markovits, 1999, p. 892-893 et p. 899.
74 FO 195-579, British Consul Agent, Massaoua, 24/01/1858 et 6/02/1858.
75 CADN 2MI3247, R. Jorelle à M. de Castro, Constantinople, 23/06/1873.
76 CADN 2MI3247, R. Jorelle à M. de Castro, Constantinople, 23/06/1873.
77 CADN 2MI3247, R. Jorelle à M. de Castro, Constantinople, 23/06/1873 et Jorelle à consulat britannique, 18/11/1873.
78 FO 195-2105, British Consulate, Djedda, 7/01/1901.
79 ‘A. al-Anṣārī, 1982, annexes.
80 BBA A MKT MVL 32-89, 25/11/1266 (2/10/1850).
81 BBA İ MVL 5453, 21/08/1276 (14/03/1860), cité dans S. Ṣabbān, n. p., p. 43-44 ; M. al-Maġribī, 1990, p. 434-436.
82 Le dictionnaire de James Redhouse donne l’équivalence 1 keyse pour 500 piastres. BBA İ MVL 316-13320, 22/01/1271 (15/10/1854).
83 BBA İ DH 310-19768, 7/02/1271 (30/10/1854), et MVL 350-76, 8/02[ ?]/1272.
84 W. Ochsenwald, 1984, p. 172.
85 L. Schatkowski Schilcher, 1985, p. 80-86.
86 BBA İ DH 411-27228, 23/01/1275 (2/09/1858).
87 FO 881-848, Namick Pacha à Pullen, 22/06/1858.
88 BBA HR SYS 96-23, Claims of British Subjects and Protégés…, 7/03/1859.
89 J. Onley, 2004 et 2007.
90 A. Daḥlān, 1305/1887-1888, p. 321.
91 Ch. Bayly et S. Subrahmanyam, 1988.
92 A. Raymond, 1973, p. 149.
93 Ibid., p. 297.
94 D’après un document de 1864, le riche marchand défunt de Naplouse Hajj Ḥasan Safar avait trois agents au Caire, mais un seulement à Damiette et à Djedda, ce qui semble déjà exceptionnel : B. Doumani, 1995, p. 71.
95 P. Ghazaleh, 2010, p. 165-172 ; J. Burckhardt, 1835, p. 4.
96 J. Burckhardt, 1835, p. 22-24. La livre ottomane était divisée en 100 piastres (ġurūš) et chaque piastre en 40 paras.
97 CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 12/08/1855 ; M. Tuchscherer, 2003, p. 57-58.
98 CADN Constantinople 1, État du commerce en 1854-1855, consulat de France, Djedda, 12/08/1855 ; CADN Constantinople 2, État du commerce en 1857, consulat de France, Djedda, 3/04/1858.
99 M. Tuchscherer, 2003, p. 62.
100 H. Um, 2009, p. 42-46.
101 W. Ochsenwald, 1984, p. 172 et p. 174.
102 M. Tuchscherer, 1988, p. 175.
103 P. Ghazaleh, 2010, p. 224.
104 C. Niebuhr, 1792, p. 236 ; Ali Bey, 1993, p. 44. « Coptes » désignait peut-être des chrétiens orthodoxes égyptiens – ce qu’étaient les marchands grecs de Djedda.
105 J. Burckhardt, 1835, p. 19.
106 Pour la description de ce système : I. Pepelasis Minoglou, 2005.
107 FO 881-848, Duca Paleologo and Co., Manchester, 8/12/1858.
108 FO 195-580, F. Ayrton, Representing Messieurs Myrialaki A. d’Antonio and Company, Le Caire, 16/02/1859.
109 M. Tamisier, 1840, p. 91-92.
110 CADN Constantinople 2, vice-consulat de France, Djedda, 11/07/1871.
111 CADN 2MI3244, consulat de France, Djedda, 20/04/1912.
112 Ch. Didier, 1857, p. 160-161.
113 CADN 2MI3228, consulat de France, Djedda, 14/01/1859.
114 FO 881-848, Enclosure 3, dans no 88, Pullen, 1858 ; CADN 2MI3228, consulat de France, Djedda, 14/01/1859.
115 FO 881-848, Enclosure 3, dans no 88, Pullen, 1858.
116 Ch. Didier, 1857, p. 160-161.
117 La liste des réparations réclamées pour cette dernière maison en 1858 mentionne ainsi la maison « Toma, Myrialaki, d’Antonio and Co. » : FO 881-848, « Claims of British Subjects and Protégés… », Enclosure, dans no 409, 1859.
118 Sur ce point et sur les employés et associés de Sava Moscoudi : CADN 2MI3228, Sabatier, Djedda, 14/01/1859.
119 CADN Constantinople 1, consulat de France, Le Caire, 17/12/1847.
120 Ch. Didier, 1857, p. 160-161.
121 R. Hueber et J. -M. Schmitt, 1994.
122 FO 195-580, F. Ayrton, Le Caire, 16/02/1859.
123 J. Redhouse, 2011 [1890], « irdabb », p. 65 ; W. Hinz, 1955, p. 39-40.
124 CADN 2MI3228, Sabatier, Djedda, 25/11/1858 et 12/01/1859.
125 FO 881-848, « Claims of British Subjects and Protégés », Enclosure, dans no 409, 1859.
126 CADN 2MI3228, Sabatier, Djedda, 14/01/1859.
127 Ch. Didier, 1857, p. 160-161.
128 BBA A MKT NZD 193-75, 9/01/1273 (9/09/1856).
129 C. Nallino, 1939, p. 166.
130 N. Um, 2009 ; J. Miran, 2009 ; M. Tuchscherer, 2003.
131 CADN 2MI3235, consulat, Djedda, 9/03/1857.
132 CADN Constantinople 1, consulat, Djedda, 12/08/1855.
133 CADN 2MI 3235, consulat de France, Djedda, 9/03/1857.
134 CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 12/08/1855.
135 Hicāz vilāyet salnāmesi, 1309/1891-1892, p. 273. Nous verrons dans le chapitre suivant d’autres types de navires, parfois désignés comme sambouks aussi. Le rapport du capitaine Antoine Guillain en 1856 distingue le buggala, navire à deux mâts et à voiles triangulaires dont la taille pouvait aller jusqu’à 250 tonneaux ; le boutre (dhow), de 30 à 100 tonneaux ; la saya, plus longue et étroite que le précédent : C. Dubois, 2002, p. 63.
136 CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 10/01/1855.
137 CCC Djedda 2, consulat de France, Djedda, 10/11/1864.
138 FO 195-579, British Consul Agent, Massaoua, Djedda, 6/02/1858.
139 CADN Constantinople 1, consulat de France, Djedda, 12/08/1855.
140 Ch. Didier, 1857, p. 94 : s’agit-il de ‘Abd al-Ġaffār Bā Ġaffār ?
141 CCC Djedda 1, consulat de France, Djedda, 19/01/1857.
142 FO 195-375, Note au gouverneur du Hedjaz, 8/11/1856.
143 Je reprends ici l’étude des deux états de commerce utilisés plus haut, pour la période allant de décembre 1854 à mai 1855 et l’année 1857.
144 C. Dubois, 2002, p. 60 ; J. Miran, 2009, p. 67-69.
145 D. Quataert, 1994, p. 830.
146 S. Bose, 2006, p. 27.
147 CADN 2MI3244, Return of the Exports at the Port of Jedda in the Year 1861.
148 W. Ochsenwald, 1984, p. 94.
149 CCC Djedda 2, consulat de France, Djedda, 10/11/1864.
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