Chapitre 2
La formation d’un groupe à statut. Reconsidérer la socialisation aux institutions européennes1
Texte intégral
1L’analyse des différents usages de la figure de l’eurocrate est un bon moyen d’éclairer la construction de la fonction publique européenne et la formation de ses atouts sociopolitiques. Résoudre l’énigme de la construction sociohistorique de cette fonction publique assez improbable suppose toutefois de comprendre comment ces agents aux origines et cultures différentes font groupe, c’est-à-dire intériorisent le sens d’une appartenance commune qui en font autre chose que des gens très divers dotés de différentes cultures, « different people with different cultures » comme on dit à Bruxelles. Pour ce faire, il est fondamental de reconsidérer la socialisation aux institutions européennes sous un angle plus sociologique qu’on ne le fait habituellement.
2La socialisation des élites européennes est en effet assez centrale dans la théorie de l’intégration européenne. Elle est dans la théorie mère au principe de la conversion d’un ensemble d’acteurs et de groupes sociaux qui, par hypothèse, doit entraîner une intégration politique accrue. S’ils sont très loin d’être les seuls relevant de ce processus, les fonctionnaires européens n’en représentent pas moins une forme d’avant-garde qui fait d’eux un cas limite pour étudier comment se concrétise ce processus, les chemins qu’il emprunte dans leur cas ou, par extrapolation, ceux qui sont fermés à d’autres groupes.
3S’agissant de ce groupe, la littérature passée ou récente insiste surtout sur la faiblesse des institutions européennes en tant qu’instance de socialisation. Les fonctionnaires européens feraient finalement assez peu l’objet de processus de socialisation communs au sein des institutions comme le montreraient leurs prises de position très hétérogènes sur un ensemble de problèmes (Hooghe, 2001 et 2005). Ces thèses ont l’avantage de rappeler que la socialisation (primaire et en partie secondaire) de ces agents s’opère en effet majoritairement dans un cadre national ou que les institutions européennes étant, au moins à un premier niveau, fort loin de correspondre à des institutions totales2, il existe une grande diversité de processus de socialisation. Indépendamment même des questions de méthode que posent ces analyses (par exemple, peut-on analyser un processus à partir de ses issues présumées ? une idéologie postulée est-elle l’indicateur d’une conversion ?), ces thèses nous semblent pourtant négliger un point relativement essentiel lorsqu’il s’agit de socialisation. C’est que celle-ci ne se mesure pas nécessairement à l’aune de préférences politiques communes, mais plus au fond à celle de la formation d’un habitus plus ou moins ajusté à la position sociale et institutionnelle qu’ils occupent et aux situations pratiques auxquelles ils sont confrontés en tant qu’agents sociaux (et pas seulement des institutions).
4Cette façon légèrement différente de formuler le problème a pour conséquence de souligner une dimension qui, à de rares exceptions près (Shore, 2000 et 2010), échappe à l’analyse des fonctionnaires européens et à leurs prises de position. En plus d’insister sur la dimension processuelle de la socialisation (Checkel, 2005 ; Baisnée et al., 2010), elle consiste en effet à pointer que leur socialisation ne consiste pas seulement dans leur adaptation individuelle aux fonctionnements d’un ensemble d’organisations et aux façons de faire et de penser qui les caractérisent, mais dans un processus plus général d’entrée dans une classe de « gardiens de l’Europe », pour utiliser l’expression d’Ellinas et Suleiman (2012), en formation. C’est du même coup dans la relation qui se noue entre les agents et cette « classe » d’eurofonctionnaires ou, plus exactement, ce « groupe à statut » ou Stand au sens originel de Weber (c’est-à-dire une position d’élite individuelle et collective, dont la permanence est garantie par un statut, par un éthos tendanciellement lié au service de l’Europe et à l’action publique, etc.) qu’il faut ici comprendre tout à la fois le moteur et le principe de variation du processus de socialisation.
5Ce chapitre a pour but de préciser cette hypothèse et d’en souligner quelques conséquences sur la formation du groupe jusque dans les années 2000. Pour ce faire, on s’interrogera ici sur la contribution des institutions européenne à l’institution de cette « classe » et des agents qui la composent en différentes étapes. On commencera ainsi par rappeler la dimension collective de ce processus en précisant les contours, et au passage, la conceptualisation du groupe social qui est ici en jeu. On soulignera ensuite la façon dont l’entrée dans les institutions européennes contribue à transformer (différentiellement selon la trajectoire) la position objective des agents entrant dans le groupe. On s’interrogera ensuite sur un ensemble de processus par lesquels se produit, ou plus souvent, se vérifie l’éthos des eurofonctionnaires. Une fois précisés ces différents points, on indiquera quelques conséquences de cette façon de poser le problème sur la compréhension de leur prise de position collective, de leur socialisation différentielle ou encore de leur relation aux autres groupes qui peuplent les institutions (fonctionnaires nationaux, lobbyistes, etc.).
Un groupe à Statut, ou les eurofonctionnaires comme groupe social
6Avant de dire en quoi la socialisation des fonctionnaires se définit pour une part par un processus d’intégration au sein d’un groupe social, il convient de préciser ce qu’on entend par « groupe » et quelle est, au moins à grands traits, la forme qu’il revêt dans ce cas. L’existence d’un groupe ne va en effet ici pas de soi, compte tenu notamment de l’hétérogénéité des provenances nationales de ses membres (voir notamment Stevens et Stevens, 2001). Pour des raisons qui tiennent tout à la fois à cette caractéristique et au prisme induit par les paradigmes relativement dominants dans ce champ d’études, les auteurs se sont surtout intéressés aux préférences individuelles des fonctionnaires européens ou aux profondes divisions sectorielles existant au sein des organisations européennes et, tout particulièrement, au sein de la Commission. Traiter des fonctionnaires comme d’un groupe ne revient pas à contredire l’ensemble de ce que la littérature a produit, mais plutôt à pointer que ce qui les fait se mouvoir tient tout autant à des processus collectifs.
7Si l’on met de côté, au moins provisoirement, ses divisions internes, le groupe se donne en premier lieu à voir sous différents aspects, plus ou moins objectivés. Les fonctionnaires européens, dont le périmètre ne recoupe pas celui de tous les agents travaillant dans les institutions européennes (agents temporaires, experts nationaux détachés, contractuels), se distinguent tout d’abord des autres par le fait que le statut juridique commun dont ils disposent garantit leur permanence. Fondé sur des principes d’indépendance et de permanence régulièrement rappelés par la jurisprudence et les commentaires, ce statut comprend ainsi un ensemble de droits et d’obligations qui encadrent leur carrière jusqu’à la retraite (Andreone, 2008), y compris des privilèges garantis par la loi, pour utiliser la définition wébérienne classique. Il faut souligner deux autres points importants. D’abord, les statuts ont eu des effets profonds dans toutes les institutions européennes en créant un corps unique au sein des différentes organisations et agences, que les juristes appellent le principe d’unicité du statut (ibid.) qui constitue une différence de taille avec d’autres organisations internationales, qui ont chacune leurs propres statuts. Ensuite, malgré l’échec au fil de l’histoire de plusieurs tentatives d’unifier toutes les institutions européennes (pour inclure, au-delà de l’Union européenne, le Conseil de l’Europe ou l’OCDE par exemple), la doctrine, souvent citée dans les commentaires des juristes, repose sur le concept d’un corps supranational plutôt que sur celui d’une fonction publique d’État (voir encadré ci-dessous). Qui plus est, les fonctionnaires européens ont fait l’objet d’une sélection spécifique aux fonctionnaires (qui sont obligatoirement recrutés sur concours) quand les autres ont été sélectionnés différemment. À l’issue de leur recrutement, ils sont nommés – on reviendra plus loin sur ce terme – et à ce titre dépendant de leur institution, soit ce que le statut appelle l’autorité investie du pouvoir de nomination. Le groupe dispose en outre de ses porte-parole officiels, soit les syndicats de fonctionnaires européens autrement appelés « organisations socioprofessionnelles », qui les représentent dans le cadre de la politique du statut et dans plusieurs aspects de la politique du personnel (conseils de discipline, commission de promotion, politiques de recrutement, etc.). Pour élargir leur « base », les syndicats de fonctionnaires européens incluent certes d’autres agents (contractuels, personnels des délégations, etc.), mais leur mot d’ordre consiste toujours dans un appel aux valeurs de la fonction publique européenne, notamment autour des termes « compétence, indépendance et permanence ».
Groupe à statut, statuts et l’État : retour sur une archive
La doctrine du droit de la fonction publique européenne est le fruit d’une construction perpétuelle et le statut fait, depuis l’origine, l’objet d’innombrables discussions, aménagements et révisions, sans compter l’énorme jurisprudence. Sa genèse a été peu étudiée (avec les exceptions notables de Conrad [1989 et 1992] et Mangenot [2008 et 2012]) et l’on a surtout retenu certains de ces acteurs clés, comme Jacques Rueff, polytechnicien et économiste français, libéral sur le plan économique, qui était en charge du statut lorsqu’il était membre de la Cour de justice de la CECA. Rueff parle d’un corps de fonctionnaires supranationaux qui était créé, comme d’un « corps de fonctionnaires nationaux pour lesquels la nationalité était la supranationalité » (cité par Mangenot, 2012). Cet encadré présente ce texte moins connu de Maurice Lagrange dont le statut de juriste donne à penser qu’il était le fondateur de la doctrine. Comme l’indique l’un des meilleurs historiens de l’administration sous Vichy, Lagrange était avant de partir à l’Europe l’un des principaux artisans de la « Révolution nationale administrative » préconisant notamment un statut de la fonction publique unique et était assez typique de ces fonctionnaires qui « se sentaient portés par une certaine idée de l’État, qu’ils avaient pour mission de faire advenir » (Baruch, 2014). Le texte qui suit (extrait des Archives Jean-Monnet à Lausanne, AMH 4/1/29) traite, dans un des passages coupés, du « statut comme devant constituer l’embryon du futur statut des futures fonctionnaires de la future fédération européenne ». À la manière d’une archive foucaldienne, beaucoup de choses sont en effet déposées dans ce texte.
Quelques réflexions sur le statut des fonctionnaires de la Communauté
A. De la nécessité d’un statut
On distingue traditionnellement « statut » et « contrat ». C’est une distinction juridique précise qui définit la nature du lien unissant l’agent à l’Administration : le statut est un ensemble de règles établies unilatéralement par une autorité publique agissant en vertu de son pouvoir propre (législatif ou réglementaire) et auxquelles les agents sont soumis du seul fait de l’acte, unilatéral lui aussi, qui les investit (ex. note de nomination) : toutes les modifications ultérieures du statut sont applicables de plein droit aux agents en fonction, sans que ceux-ci puissent se prévaloir d’un « droit acquis » au maintien des dispositions en vigueur lorsqu’ils sont entrés au service. Le contrat fait au contraire la loi des parties ; il ne peut être porté atteinte aux clauses qu’il contient que dans les conditions mêmes qui y sont fixées ; il comporte normalement des clauses relatives à la durée, au préavis et à l’indemnité due en cas de résiliation.
Sans doute peut-on concevoir – et il existe en fait – de nombreuses modalités qui tendent à rapprocher plus ou moins les deux systèmes : le contrat peut renvoyer pour presque tout aux dispositions d’un règlement et même contenir une clause par laquelle le signataire accepte d’avance toutes les modifications futures du règlement décidées unilatéralement par l’Administration (que reste-t-il alors de la notion de contrat ?) ; inversement, un texte statutaire peut garantir le maintien des droits acquis. Tandis qu’un contrat peut être assorti de nombreuses garanties (avancement, pensions, discipline, etc.), un statut peut n’en comporter que fort peu.
Mais ces déformations ne sont pas bonnes, car les deux systèmes répondent à des objets différents. En réalité, le système du « statut » n’est autre chose que le procédé juridique le mieux adapté au caractère particulier du service public et à la nécessité de continuité qu’il implique. L’intérêt général, qui toujours doit prédominer, exige que l’agent qui entre au service se soumette par avance à toutes les modifications qui pourrent [sic] dans l’avenir être commandées par cet intérêt général ; il exige aussi que le fonctionnaire soit totalement indépendant vis-à-vis de l’extérieur et pleinement dévoué à sa tâche. Voilà pourquoi la notion même de contrat, qui implique une libre discussion entre les parties des clauses qu’aucune d’elles ne peut ensuite dénoncer, convient mal au service public.
Mais il est évident qu’une pareille sujétion ne peut être imposée aux intéressés sans aucune contrepartie : cette contrepartie, c’est la stabilité au moins relative de leur situation, c’est la garantie d’une carrière normale, qui ne doit pouvoir être interrompue prématurément que dans des cas bien déterminés : faute grave, incapacité physique, insuffisance professionnelle, dégagement des cadres par voie de mesure générale comportant les compensations pécuniaires appropriées. Telles sont les conditions strictement indispensables pour pouvoir obtenir de l’intéressé cette indépendance, ce dévouement total à l’intérêt public, ce « sens de l’État », qui ont fait la grandeur et la force des corps de fonctionnaires dans le passé, et que jamais un « contrat », si avantageux soit-il, ne pourra susciter.
Or, comment ne pas voir la nécessité toute spéciale de créer le plus tôt possible cet état d’esprit dans notre Communauté, où les fonctionnaires doivent être particulièrement dégagés de liens non seulement « nationaux » mais d’intérêt privé ? […]
Ceci nous amène à la conclusion ; le vrai danger que doit redoute l’Administration, c’est non pas l’existence d’un Statut (dès lors évidemment qu’il est raisonnable), c’est sa propre faiblesse. En l’obligeant à prendre ses responsabilités tout en la mettant en garde contre l’arbitraire, le Statut fortifiera en définitive son autorité.
M. LAGRANGE
Avocat général à la Cour de justice de la Communauté européenne du charbon et de l’acier
8Par ailleurs, les fonctionnaires européens sont dans leur ensemble conscients d’appartenir à ce groupe, ne serait-ce que parce qu’ils doivent faire avec ou contre les représentations sociales de « l’eurocratie » qui se sont imposées à l’extérieur, comme on l’a vu dans le chapitre précédent. Ils partagent du reste un ensemble de représentations communes de leur fonction et de leurs ressources. Beaucoup d’entre eux s’identifient ainsi volontiers à leur fonction de servir ou d’incarner la définition de l’intérêt général européen, quand bien même sa définition peut prendre des formes très différentes sur le plan individuel (perspective européenne, valeur ajoutée européenne, intégration des points de vue au niveau européen…). Compte tenu qu’en l’état, la structuration politique de l’UE ne passe pas par un processus de monopolisation assimilable à celui qui a permis la formation des États, les fonctionnaires n’ont pas le monopole de l’incarnation de l’intérêt communautaire – d’autres, tels que les représentants nationaux, désirent également l’incarner (Smith, 2004), et il s’agit là exactement de la lutte en jeu dans le champ bureaucratique de l’Union européenne – mais ils bénéficient indéniablement d’un avantage comparatif pour le revendiquer3. Comme me le confiait un fonctionnaire en lien avec ses homologues nationaux (homme, 40 ans, français, diplômé d’un Institut d’études politiques [IEP] de province, Collège de Bruges) : « Ce n’est pas toujours facile avec mes collègues fonctionnaires des États membres évidemment, mais il reste que moi je n’ai pas d’intérêt particulier à défendre et je suis le seul à pouvoir parler au nom de l’intérêt communautaire. Certains ont beau représenter des États membres puissants, ils ne sont, au moins au départ, que les porteurs d’un intérêt particulier. »
9Conforme à la politique de recrutement qui a prédominé jusqu’au début des années 2010 (voir chap. 5) et à la place de l’expertise dans les politiques européennes, la compétence sur le fond est aussi au centre des représentations qu’ils ont d’eux-mêmes. Serait-ce pousser le trait que dire que beaucoup d’entre eux se pensent comme le prolongement moderne et transnational du mythe hégélien du fonctionnaire incarnant « l’image de la réalité de la raison » contre les turpitudes et les intérêts matériels des États membres ou de ceux des groupes économiques et sociaux ? Oui, au sens où, habitués à être critiqués sur la place publique, ils ont pris l’habitude de ne pas le revendiquer publiquement. Les protocoles d’enquête permettant d’entrer plus nettement dans l’intimité du groupe tendent toutefois à montrer que cette représentation existe dans une grande mesure (Ross, 2008). Sous cet angle encore, le stigmate de technocrate étudié dans le chapitre précédent n’a longtemps représenté qu’un demi-problème tant il renvoyait en creux à la compétence intellectuelle et technique.
10Cela étant posé, l’existence de ce collectif ne signifie pas que le groupe représente un monolithe. Il faut le souligner parallèlement au rappel de ces formes communes. Comme d’autres groupes, il est le produit de l’existence d’un ensemble de positions objectives plus ou moins proches (c’est-à-dire aussi différentes) et d’un travail social d’unification du groupe. Sur le plan de la diversité, la position sociale occupée diffère en fonction de l’institution d’appartenance, de la position hiérarchique dans les corps des administrateurs ou des assistants, de l’appartenance à un secteur donné (on n’a pas nécessairement les mêmes conceptions de l’Europe en travaillant dans le secteur de la politique régionale et celui de la concurrence). Quand bien même ils se ressembleraient ou finiraient par se ressembler, leur origine (nationale, sociale, scolaire et universitaire) et leur socialisation antérieure diffèrent. Le groupe est aussi très loin d’être figé dans ses formes ; il évolue historiquement et se modifie en partie à la faveur des politiques institutionnelles et des transformations morphologiques dont il fait l’objet, parmi lesquels les élargissements successifs ne sont évidemment pas négligeables. Pour donner quelques chiffres, le groupe a considérablement évolué sur le plan morphologique, de 280 agents en 1953, à 680 en 1957, à 11 000 en 1967 (Ferral, 2000, p. 414), à quelque 40 000 dans les années 20104. Cette croissance n’a du reste pas toujours été linéaire, au sens où les effectifs ont été réduits à plusieurs reprises (comme lors de la fusion des exécutifs en 1967 par exemple). Les élargissements successifs ont aussi fait changer les choses, notamment depuis l’élargissement de 1995. Si, comme le souligne fort justement Carolyn Ban (2013), étudier la socialisation n’implique pas seulement de regarder ce que l’organisation fait à l’individu, mais tout aussi bien son contraire, on comprend facilement que la fonction publique européenne a toutes les chances d’être en partie différente aujourd’hui de ce qu’elle était il y a trente ans.
11Ni cette diversité ni ces évolutions n’ont pour autant entraîné la dilution du groupe, au moins jusqu’ici (voir chap. 6 pour les derniers élargissements). À l’image des dynamiques existant dans d’autres groupes sociaux, ces tensions sont en effet contrebalancées par des processus d’unification. Ces processus relèvent de politiques interinstitutionnelles telles que la politique du statut, la définition des grilles hiérarchiques, les politiques de formation (dont la création de l’École européenne d’administration est un symbole sur le plan interinstitutionnel) ou, bien sûr, la politique de recrutement qui, on y reviendra, en a jusqu’à présent été un des instruments majeurs. Mais d’autres facteurs, plus sociaux, sont à prendre en compte. Parmi ceux-ci, les dynamiques introduites par un processus de décision qui multiplie les lieux de concertation et de coordination politique tendent à limiter l’éparpillement (ce qui ne signifie pas que la « cohérence des politiques », grande thématique qui parcourt la réforme de la « gouvernance européenne » depuis une dizaine d’années, est pour autant atteinte). Les concurrences internes qui vont de pair avec ces processus de coordination sont un autre facteur d’unification tendancielle du groupe. Contre une thèse sous-jacente dans l’essentiel de la littérature sur la Commission (par exemple Cram, 1994 ; Stevens et Stevens, 2001), ces concurrences ne sont en effet pas nécessairement centrifuges quand bien même elles seraient intenses. Dans ces luttes internes se fabriquent ou se développent des ressources (comme l’accroissement de l’expertise du dossier, la capacité à l’argumenter, une compréhension au moins partielle de la structure des concurrences dont il fait l’objet, le test des armes politiques pour le faire advenir) qui créditent les fonctionnaires européens d’un ensemble d’avantages décisifs par rapport à d’autres groupes. Outre le fait qu’ils sont permanents (c’est-à-dire qu’ils bénéficient d’un temps et simultanément d’un rapport au temps plus favorables que ceux des autres pour réaliser cet apprentissage), l’âpreté des concurrences internes, l’investissement qu’elles requièrent ou encore le fait qu’elles se situent dans des échanges (d’informations, de coups ou de soutiens) relativement réguliers à moyen terme contribuent aussi à internaliser les enjeux et à clore le groupe sur lui-même. Il suffit de participer fortuitement à la discussion de deux fonctionnaires pour comprendre toute la distance qui les séparent des agents hors milieux. Enfin, le groupe se mobilise régulièrement, notamment lorsqu’est en jeu la redéfinition de son statut ou des avantages qui lui sont liés. Les organisations qui représentent ses intérêts contribuent par leurs mobilisations et leur négociation à entretenir l’unité relative des formes symboliques du groupe, de ses « missions » et de son rôle, mais aussi à l’inscrire dans l’objectivité de ses formes juridiques et salariales5.
12Reste un dernier élément, plus rarement abordé par la littérature savante, mais pourtant crucial : c’est celui de la position sociale relativement commune que confère l’appartenance au groupe, autrement dit encore ici, un corps administratif situé à mi-chemin entre une classe sociale et un groupe professionnel dont la particularité est que le statut lui garantit, outre certains privilèges, une position sociale relativement élevée, reconnue et distincte d’autres groupes. L’identité du groupe, ou plus justement les modes d’identification de ces agents, ne flotte en effet pas dans l’air. Elle est tenue et bornée par la position sociale que confère l’appartenance à ce groupe. En étant nommé (ici à vie) dans ces institutions, les fonctionnaires n’entrent pas seulement dans une organisation mais dans une position d’élite administrative située quelque part entre la bourgeoisie économique internationale (sous différentes espèces) et la noblesse d’État (Bourdieu, 1996). S’ils sont proches de ces groupes et entretiennent des relations avec eux sous différentes formes (provenance ou destination sociale, concurrence, compensation, contournement, etc.), notre hypothèse est ici qu’ils s’en distinguent simultanément en relevant plutôt de ce que l’on pourrait appeler une « bourgeoisie de robe » transnationale. À la différence de la bourgeoisie économique internationale, ils doivent leur position au capital culturel et informationnel (l’expertise) et à la permanence que lui confère le statut de fonctionnaire. À la différence de la noblesse d’État, la part importante de leurs dispositions et de leurs ressources transnationales et les interdépendances qui vont de pair avec leur position font qu’ils représentent un corps de service public hors l’État (voir pour une partie d’entre eux contre l’État). C’est là un élément majeur pour analyser leur socialisation.
La production institutionnelle d’une position sociale
13Pour comprendre ce que les institutions font aux agents, il faut du même coup rompre avec la tentation de voir dans les fonctionnaires européens des agents sociaux occupant cette position comme toute autre position professionnelle, au sens d’une job position et, simultanément, dans les institutions européennes des instances dont la « fonction » de socialisation se résume à celle de l’intégration dans une organisation. L’effet des institutions nous semble en effet plus fondamentalement tenir à ce qu’elles instituent les agents et leur position dans les différents espaces sociaux que représente la société de leur État membre d’origine, celle où ils résident et vivent (à Bruxelles et Luxembourg notamment6), et celle enfin de la « société européenne » qu’ils imaginent. Si les institutions socialisent, c’est ainsi d’abord parce qu’elles agissent comme des agences de distribution ou de redistribution durable de différents types de capitaux économiques et sociaux dont l’effet est de propulser (avec plus ou moins de force selon leur position d’origine) les agents dans des positions sociales convergentes. Cette assertion qui insiste sur la base matérielle de l’attachement et la croyance à l’institution est dans son principe très loin d’être propre aux institutions européennes. Elle invite toutefois ici à mieux comprendre que, sous l’apparente diversité de leurs origines, existe en réalité une forte homogénéité des positions sociales occupées objectivement par les eurofonctionnaires. Pour le dire autrement, en exerçant un effet d’homogénéisation de ces positions, les institutions produisent tout à la fois la proximité sociale objective des agents qui font groupe et, symétriquement, la distance qui les sépare des autres au sein des milieux européens.
14Pour commencer par le plus matériel, même si ce n’est pas nécessairement le plus simple tant la question est cœur d’enjeux politiques, l’entrée dans la fonction publique a tout d’abord un effet dans l’acquisition du capital économique de ses membres. Celui-ci se manifeste dans le salaire des fonctionnaires, entre 4 700 et 19 000 euros par mois pour les administrateurs en 2018, impôt prélevé à la source et non inclus un ensemble d’indemnités7. Ce salaire, garanti et évolutif, est évidemment déterminant pour la position objective de ces agents. Mais il revêt une autre dimension. Depuis l’origine, ce salaire destiné à recruter des agents compétents et dans une grille qui pouvait attirer des agents du privé (et notamment au sein des secteurs concernés par l’intégration européenne), a fait l’objet de polémiques, mais aussi de combats et de mobilisations récurrentes contre les États membres au Conseil, comme lors des grandes grèves de 1981, puis tous les dix ans par la suite lors de la réouverture des débats sur la « méthode d’adaptation des salaires ». On aurait tort de réduire ce combat à une défense de privilèges au sens ordinaire du terme, ce qui n’empêche pas qu’elle le soit aussi. Ces polémiques revêtent ainsi de part et d’autre une dimension « physique » ou épidermique qui indique qu’il s’agit d’une propriété essentielle du corps et de sa construction en tant que tel. Le salaire est, tout particulièrement ici où les formes communes ne vont pas de soi, une forme de matérialisation de l’identité comme membre du Stand. Pour les fonctionnaires, il représente, au-delà de l’avantage matériel, une attestation de leur haut degré de compétence, une compensation légitime à la vie d’expatrié, et une forme de garantie de leur indépendance, notamment par rapport aux possibles corruptions liées aux enjeux économiques dont ils ont la gestion. Marqueur social, il permet aussi de se comparer avec d’autres groupes évoluant dans les milieux internationaux et notamment à Bruxelles : moins que les salariés des multinationales, autant que les fonctionnaires expatriés et plus que les fonctionnaires au sein des États membres, comme le montrent les documents de justification produits par les fonctionnaires. À l’été 1999, la direction générale du personnel de la Commission a commandé à un cabinet de consultants une étude pour comparer les salaires de ses fonctionnaires, étude qui conclut : « Dans les institutions européennes, le niveau de rémunération nette est inférieur à la rémunération nette annuelle du personnel de grade comparable occupé dans les cinq multinationales participantes ; inférieur à la rémunération nette annuelle du personnel de grade comparable occupé dans les représentations permanentes des cinq États membres participants ; cependant, la rémunération annuelle du personnel non expatrié travaillant dans les institutions européennes est supérieure à celle des fonctionnaires nationaux des cinq États membres participants ; proche de la rémunération nette annuelle perçue, à grades comparables, dans l’ensemble des organisations internationales participantes ; il est cependant supérieur au niveau de rémunération observé à l’OTAN » (PLS Consult A/S, 2000, p. 14).
15Si le salaire, notamment dans sa dimension garantie, est sans aucun doute ici une pierre angulaire, le capital économique qu’instituent les institutions se mesure aussi en termes de patrimoine. S’il manque de chiffres pour l’affirmer, les fonctionnaires fraîchement nommés deviennent (même si ce n’est pas nécessairement vrai pour tous) propriétaires de leur lieu d’habitation. Les institutions les aident à la faire, que ce soit sous une forme formelle ou informelle, par l’intermédiaire de leur syndicat (qui, dans la gamme des services, propose une aide notariale), voire indirectement si l’on pense au crédit que procure leur statut auprès des organismes bancaires. La distribution résidentielle des fonctionnaires ne s’opère ainsi pas au hasard, mais elle est orientée (par les rencontres, les agences immobilières, les collègues). Dans le cas de Bruxelles, il s’agit des quartiers avoisinant les institutions et de l’est et du sud de la capitale notamment, vers lesquels ont tendance à migrer les fonctionnaires en fonction de l’avancement dans la carrière (voir tableau ci-dessous).
Tableau 1 : Classement des Communes bruxelloises selon le nombre de fonctionnaires européens8
5 premières communes | Nombre d’eurofonctionnaires (total toutes institutions : 14 658 |
Bruxelles-ville Ixelles Etterbeek Woluwe-Saint-Lambert Woluwe-Saint-Pierre | 2 399 1 939 1 753 1 752 1 611 |
5 dernières communes | Nombre d’eurofonctionnaires (total toutes institutions : 14 658 |
Jette Berchem-Sainte-Agathe Koekelberg Ganshoren Saint-Josse | 148 69 64 50 44 |
16Sur un autre plan, la présence dans les institutions conforte également les eurofonctionnaires dans l’acquisition d’un capital multiculturel. Les fonctionnaires sont souvent déjà fortement dotés de capital culturel, notamment institutionnalisé, comme l’attestent le niveau de diplôme requis et la part importante de titulaires de doctorats que l’on trouve dans les institutions. La possession du concours tend de plus à accroître cette dimension sous sa forme tout à la fois institutionnalisée et incorporée. Si les questionnaires à choix multiples portant sur la culture générale européenne n’existent plus aujourd’hui, la maîtrise des langues et le jugement sur l’aptitude à évoluer en milieu culturel lors de la prestation orale en demeurent des éléments importants. Quoi qu’il en soit et à niveau de culture supposée égale, l’entrée et surtout par la suite l’expérience au sein des institutions joue clairement dans le sens de transnationalisation de ce capital et de sa fructification. Le travail au sein des institutions mais aussi la vie culturelle qui l’accompagne, ne serait-ce que sous la forme minimale de la lecture des journaux et magazines internationaux et propres au groupe, en donne un aperçu : jadis, le Bulletin du personnel, aujourd’hui la Commission en direct, les revues syndicales ou encore les magazines d’expatriés, tels The Bulletin. Pour prendre l’exemple de ce dernier, il contient tout à la fois des conseils de visite des musées, des recettes culinaires multinationales ou encore des panoramas des figures artistiques ou culturelles marquantes du pays qui prennent la présidence de l’UE avant chaque présidence tournante (sous des formes qui, pour les situer, seraient l’équivalent transnationale de l’« intelligence en action » analysée par Pinto [1984] dans le cas du Nouvel observateur). À cela s’ajoutent les formes incorporées de ce capital observables dans la maîtrise des usages de la communication interculturelle : absence d’humour ou de mot d’esprit localement situé lorsqu’on est en compagnie multiculturelle, ou au contraire, capacité au bon mot dans la culture de l’autre en relation plus bilatérale, etc.
17Pour poursuivre, l’entrée et la carrière dans les institutions ont un effet sur la transformation du capital social, soit le volume de relations sociales disponibles. Cette transformation est double. Elle tient tout d’abord à l’intégration à des réseaux transnationaux liés au contexte de travail. Mais cette intégration dans la société des eurofonctionnaires va au-delà. Hors travail, les membres du groupe se reconnaissent vite, lorsqu’ils ne se connaissent pas déjà. L’observation ethnographique montre bien comment, lors d’une soirée par exemple, il y a ceux qui « en sont » et ceux qui « n’en sont pas » (Shore, 2010). Si la frontière est encore mince chez les jeunes, l’entre-soi est plus restrictif à haut niveau. Les agents évoquent alors souvent leur relation à leurs homologues en recourant à l’image du « club », expression entendue à plusieurs reprises pour qualifier ce niveau et du reste objectivée dans la politique de formation du « leadership club » prodiguée par l’École européenne d’administration. Pour me parler de la réunion des directeurs généraux, un ancien directeur général évoquait qu’il s’agissait d’un « club », lorsqu’un autre, pour marquer sans doute sa distance à son interviewer, me disait : « Il est impossible de comprendre ce qui se passe lorsqu’on n’est pas membre du club. » Quel que soit son niveau hiérarchique, la position d’eurofonctionnaire donne de plus accès à des agents dotés de positions de pouvoir ou de médiation homologues, au sein du monde économique par exemple. À cela s’ajoute ce que l’on pourrait appeler un processus de recapitalisation des relations nationales. Les fonctionnaires se trouvent vite placés dans des positions qui leur font rencontrer des agents de leur État membre d’origine mais dans une tout autre position que celle qu’ils occupaient auparavant ou auraient occupée à âge et qualification égale. C’est le cas lorsqu’ils sont dans des positions professionnelles de négociation avec des fonctionnaires des États membres ou lorsqu’ils sont sollicités pour conseil. Il est fréquent qu’ils se trouvent, du même coup, placés dans une position de surplomb, position qu’on peut lire dans des jugements du style « mes compatriotes sont vraiment incompétents sur le fonctionnement des institutions ; c’est une accumulation d’erreurs ». À cela s’ajoutent encore les contacts hors institution dans le monde plus large de la communauté expatriée et dans le cadre de la vie familiale (parents d’élèves, voisins, connaissances liées aux activités sportives et culturelles familiales).
18À ce premier stade, on peut dire que les institutions exercent un effet de position qui place les fonctionnaires, et ce quelle que soit leur origine sociale initiale, dans une communauté transnationale d’expatriés. Celle-ci a des effets sur leur style de vie et sur leur façon de penser le monde (comme le naturalisme de la mobilité transnationale, de la diversité linguistique ou tout élément relevant du sens commun du groupe), comme en attestent, par effet miroir, les revues évoquées plus haut. Il reste que cette conclusion provisoire doit être assortie de trois nuances importantes. La première est que le point de vue général ne doit pas minimiser les différences internes. La dotation provenant des institutions est inégale en fonction du niveau hiérarchique, et la position des membres varie selon l’origine familiale et la position du conjoint. Entre les catégories d’assistants et de hauts administrateurs ou entre les administrateurs en début de carrière et ceux en fin de carrière, il existe plus qu’une distance hiérarchique. Les travaux anthropologiques qui étudient l’évolution de la localisation à Bruxelles en fonction du déroulement de la carrière en sont une bonne illustration. Si l’on excepte le plus haut de la hiérarchie et sans doute les plus héritiers d’entre eux, il n’est ensuite pas sûr ici que l’on ait affaire à une très haute bourgeoisie. Comme l’indiquent d’autres travaux (Favell, 2008), Bruxelles n’est ni Londres ni Paris et ses communes de l’ouest. Son intérêt, c’est-à-dire aussi l’ensemble des illusions qui y sont attachées, est double. Sur le plan matériel, il s’agit d’une capitale secondaire qui, ce faisant, permet à des agents de positions sociales originellement secondaires d’occuper des situations qu’ils n’occuperaient pas ailleurs (ne serait-ce que parce que le marché de l’immobilier est sans commune mesure avec celui d’autres capitales). Mais, siège d’un pouvoir politique supranational en construction, elle est investie d’une dimension qui autorise bien des compensations symboliques, au moins pour certaines fractions comme celles des petites et moyennes bourgeoisies ascendantes. Bien que l’hypothèse mérite bien d’autres développements (les chiffres sur l’origine des fonctionnaires ne sont pas disponibles), elle est permise par les repères ethnographiques comme par les études faites sur les entrants.
19Enfin, s’il existe une intersection certaine avec la communauté des expatriés du privé (notamment lorsqu’il s’agit des avocats qui sont proches sous les deux variables du capital économique et culturel), deux éléments les en distinguent, au moins jusqu’à présent. D’une part, ce sont les seuls à disposer statutairement de la permanence et de pouvoir inscrire leur présence dans le temps long, ce qui crée de fait des dispositions différentes par rapport à d’autres agents a priori proches (y compris au sein de la machine, comme les membres de cabinet, les experts nationaux détachés ou les temporaires, qui ont toutefois la particularité d’être assimilés dans le statut). Le second, c’est qu’ils sont les seuls à bénéficier du capital collectif propre au groupe. Pour le dire autrement, ils sont non seulement les seuls à être membres du groupe, mais les seuls à incarner les institutions européennes, à bénéficier du crédit (variable selon les gens) attaché au statut d’eurocrate et, au-delà de la représentation, à être investis du pouvoir de pratiquer au nom des institutions européennes et d’utiliser leurs ressources, du moins en fonction des compétences que leur reconnaît l’institution.
La production institutionnelle d’un éthos du service public européen
20Pour comprendre ce qui se joue avec l’acquisition de cette position, il faut du même coup changer de point de vue. La fabrication institutionnelle de cette classe de « serviteur de l’Europe » ne tient pas en effet seulement à des dotations de type matériel. Les effets de sens sont ici tout particulièrement importants. Pour entrer dans les institutions, y progresser et finalement se voir autoriser à les incarner à différents niveaux, il faut se voir reconnaître un ensemble de compétences sociales, comme celle d’être conforme à l’éthos du groupe et à l’hexis de ses membres. Plus qu’à l’obtention de postes successifs, cette « carrière », qui est au demeurant pour la plupart des fonctionnaires en titre une longue carrière9, doit se comprendre ici comme une succession d’étapes où ils se voient reconnaître cette compétence à incarner l’institution, soit l’Amtscharisma ou « charisme de fonction » (ou de service) dans la terminologie de Weber (ou, si l’on préfère rester dans le registre des capitaux de Bourdieu, un capital symbolique spécifique au champ de l’eurocratie) qui leur permet d’exercer. Notre hypothèse est ainsi que c’est dans la relation à cet à-venir, et donc dans la probabilité tout à la fois objective et subjective de franchir les étapes successives et dans le travail sur soi que cela implique, que l’institution forme les dispositions qui permettent aux agents d’être conformes à ce qu’on attend d’eux et, pour le dire ainsi, d’autant plus aptes à incarner l’institution qu’ils sont habités par elle. Moins par inculcation raisonnée ou rationnelle, donc, que sous la forme circulaire de la promesse tacite donnée à ceux qui sont jugés les plus prometteurs de les élire parmi la minorité qui aura accès au cœur du système, ce « saint du saint » comme l’on dit lors des visites des institutions.
21Ce processus n’a évidemment rien de spécifique. Il est au principe du concours comme forme sociale (Eymeri-Douzans, 2001a) et au demeurant de la socialisation à d’autres institutions comme l’ont montré les travaux sur l’Église (Suaud, 1978 ; Lagroye, 2006). Pour comprendre ce processus dans le contexte particulier des institutions européennes, il est toutefois souhaitable de lever quelques malentendus. Si ce processus est possible ou l’a été longtemps, c’est sous une forme singulière et, en l’espèce, en dépit d’un ensemble de pressions a priori relativement contraires et contradictoires. Tout, en effet, pourrait donner à penser, et c’est au demeurant souvent ce à quoi s’en tiennent de nombreux observateurs10, que les institutions sont dépourvues de la capacité de fabriquer un corps de fonctionnaires relativement homogène. Tout d’abord, pendant longtemps, les politiques institutionnelles explicitement chargées de fabriquer ce corps ont semblé relativement faibles. Les politiques de formation, par exemple, n’ont historiquement pas été centrales, pas plus que la définition d’une mémoire de groupe, au-delà en tout cas de la commémoration des pères fondateurs qui passait principalement par des canaux extérieurs aux institutions. Plus que dans le corps en tant que tel, c’est au sein des directions générales, dont le fonctionnement et les « cultures » organisationnelles (Abélès et al., 1993 ; Cini, 1996a et 1996b) sont très divers, que les fonctionnaires se forment ou font l’apprentissage des normes institutionnelles. On peut dire que globalement les processus de définition de la fonction publique ne sont en outre jamais allés de soi.
22Comme noté dans les études d’historiens bien trop rares (Conrad, 1992 ; Dumoulin, 2007 ; Mangenot, 2008), l’existence même d’une fonction publique européenne est longtemps apparue très improbable. La chose relèverait presque d’une contradiction dans les termes : peut-il exister une fonction publique sans État (Coombes, 1968) ? Historiquement, cette existence a du reste été largement contestée. Elle ne figurait pas dans le projet des pères fondateurs. La formule célèbre (et surtout fréquemment célébrée) de Jean Monnet selon laquelle les institutions européennes représentent le « laboratoire » d’un homme nouveau est très largement rétrospective. Le président de la CECA n’avait pas envisagé de créer une fonction publique spécifique et c’est si ce n’est contre lui du moins sans lui qu’elle s’est inventée, au moins au départ. Elle doit plus à des processus collectifs qu’à un projet. La conception même de ce projet se heurtait du reste à la volonté de représentants des États membres. Dans les différentes instances intergouvernementales où s’est débattu le projet d’une fonction publique européenne, les représentants de la France ont souvent traîné les pieds. Plus au fond, on peut dire que les États membres ont toujours cherché à la contrôler, par les politiques de nomination à haut niveau et plus généralement par le processus au demeurant jamais complètement contrôlé de définition de la bonne forme du groupe. Qu’ils relèvent des États membres ou des institutions européennes, les agents mobilisés par ce dossier ont ainsi souvent projeté cette « nouvelle » fonction publique comme un prolongement de la leur. Cette perception ne relève pas seulement d’une forme de naturalité mimétique. Elle est un enjeu de domination majeur au sens où les procédés visant à faire advenir cette réalité ont pour effet de conférer aux agents de son État membre une position centrale.
23Cette concurrence entre modèles a des effets sur les instruments politiques de la fabrication du corps. Les concours (voir chap. 5) sont ainsi l’objet de variation de conceptions importantes. Comme le rapporte cet ancien membre de jury, les interprétations sont communes sur la nécessité d’un personnel de haut vol, mais elles divergent lorsqu’il s’agit des indicateurs pour la mesurer. Pour les uns (par exemple membres d’un pays des 6 à l’exception des Pays-Bas), il s’agit de la culture des candidats :
Songez, me dit un ancien président de jury, que j’ai posé une question sur le traité de Westphalie. Vous savez ce que le candidat m’a répondu ? Il m’a demandé si l’UE avait été impliquée ! Il faut maintenant du raisonnement verbal et numérique, comme dans les business schools, comme si cela mesurait quoi que ce soit de l’intelligence et la capacité des gens à travailler pour l’Europe ; c’est aberrant. Figurez-vous que maintenant, c’est même une consultante qui vient nous expliquer comment recruter nos collègues.
24Pour cet autre (un Néerlandais), c’est plutôt les skills et plus largement l’aptitude au management qui compte.
À l’époque où les concours ont été mis en place, je me souviens des plaintes des Anglais ou des Néerlandais confrontés aux questions de type « Aïda : opéra de Verdi », qui n’avaient rien à voir avec les institutions pour lesquelles les participants candidataient ! En France, la réponse était simple : « C’est la culture » ! Alors les Anglais ont compris qu’il fallait changer cela, car on avait fabriqué une réglementation hostile aux Anglais. Ils ont investi la DG Admin et petit à petit on a vu apparaître des tests de RVN (raisonnement verbal et numérique), puis les Néerlandais ont essayé d’influencer avec des tests psychotechniques (car c’est le cas dans ce pays).
25À ces « pulsions d’Empire » (Charle, 2001) et leurs effets sur la définition des formes du groupe, il faut ajouter les différences objectives tenant aux structures, notamment linguistiques, par lesquelles se saisit la réalité du groupe. Les sociologues sont nombreux qui ont montré combien le nom est au principe de l’identité. Force est de reconnaître que ce n’est pas si évident ici. Si le terme en français « fonction publique européenne » ne fait pas problème, en anglais la terminologie est plus variable. Lorsqu’on s’interroge sur les mots qui rendent compte de la nomination des fonctionnaires, on s’aperçoit assez vite que cette « nomination » prend des sens assez différents selon les uns et les autres. En français, un fonctionnaire est nommé, c’est-à-dire qu’on lui donne un nom, assorti du titre de fonctionnaire européen, venant dans la langue de l’état civil immédiatement après le nom de famille. Ce nom comme du reste la carrière lui est conféré par « l’autorité investie du pouvoir de nomination ». En allemand, les choses sont proches au sens où elles correspondent à la terminologie allemande de la fonction publique, mais il ne s’agit pas de nomination au sens du nom, mais plutôt d’affectation dans le service. En anglais en revanche, le fonctionnaire est appointed, c’est-à-dire que sa tâche n’est pas redevable de son nom mais d’une job position comme une autre. On comprend du même coup que cette fonction publique, en l’absence d’un langage propre, se trouve privée des instruments symboliques qui permettent l’homogénéité du corps dans la plupart des États nations du continent.
26Il n’en demeure pas moins qu’un ensemble de représentations de la fonction s’est mis en place. Produite dans la concurrence entre les organisations et la politique du personnel, reposant largement aussi sur le fait que les institutions ont longtemps pris pour habitude de recruter dans l’entourage du personnel des institutions déjà formé et doté d’une appétence attestée pour le projet européen (on y reviendra), celle-ci se donne à voir sous des formes objectivées tant dans les revues de la fonction publique que dans les revues syndicales et les mémoires de fonctionnaires. Les portraits d’institution existants, comme dans la rubrique « people » de la Commission en direct, permettent d’en dresser une cartographie finalement assez précise.
Les mises en scène de la richesse commune
La rubrique « people » de la revue interne des institutions européennes, La Commission en direct, diffusée à plus de 40 000 exemplaires, est un bon matériau pour saisir ce travail de construction des valeurs (au double sens de croyances et de capitaux) du groupe. Cette pédagogie conjugue celle de sa cohésion interne et sa légitimité extérieure par la formation d’un ensemble de valeurs fondées sur la dénégation de la lutte politique. Correspondant tout particulièrement aux valeurs des groupes « hiérocratiques », soit fondée sur la foi plus que sur la violence selon la distinction wébérienne, celles-ci passent par une éthique du métier (et du travail) et par la valorisation de la richesse personnelle et de l’enthousiasme (proche de la béatitude ou de l’extase au sens religieux du terme) de ses membres.
On pourrait s’attendre à ce que la dominante des articles repose sur la valorisation des traits principaux du modèle bureaucratique (qualifications, service, organisation, normes, etc.). C’est pourtant tout autre chose que ces portraits donnent à voir. Bien sûr, ce sont des portraits de bons fonctionnaires, mais ils tiennent surtout dans la définition de la vocation et du « métier » au sens d’une éthique presque artisanale. Nombreux sont ceux qui évoquent l’organisation du travail – c’est une des catégories implicites de l’interview. Mais cette organisation rationnelle est celle d’une construction artisanale et non industrielle comme les visions de la bureaucratie bruxelloise pourraient donner à le penser. Cette éthique de la construction pas à pas, on la trouve dans les conceptions que les fonctionnaires interviewés développent lorsqu’ils sont interrogés sur leur relation à l’Europe. Nombreux sont ceux qui disent que l’idée vaut la peine d’être défendue, qu’elle nécessite du temps, etc. Mais on la trouve surtout dans la mise en valeur des « petits métiers ». Ainsi ce menuisier italien de 52 ans qui rappelle que le succès de son travail passe par la « patience et la persévérance ». Cette éthique se lit également dans les hobbies qu’ils ont. Les collectionneurs sont nombreux. Si cela est à mettre au chapitre de la richesse personnelle de ces membres, tel autre parle d’un « travail de fourmis » (n° 95). Nombreux sont ceux qui prennent aussi des cours de perfectionnement en dehors de leur service, qu’il s’agisse des langues, de l’informatique, ou d’activité de « loisirs ».
Indépendamment des hobbies, cette éthique du métier se lit dans la manière dont sont reconstruites les trajectoires. Ainsi cet assistant de construction à la DG III (Industrie) et qui doit mettre en application des directives sur la normalisation des techniques de matériaux se situe dans une lignée de bâtisseurs. Le lien est explicitement fait entre son père entrepreneur en construction et la modeste contribution à la construction européenne qu’il souhaite apporter. Mais en même temps ce travail ne se compte pas. Il tient de la remise de soi à l’institution et est vécu sur le mode de l’enthousiasme. Ainsi un fonctionnaire dit « régulièrement ramener du travail chez lui pour la nuit et le week-end », et un autre chargé de faire passer les feuilles de paye à l’euro raconte son réveillon passé à la Commission dans l’enthousiasme. Ce dessinateur espagnol a intégré l’Europe pour « contribuer à quelque chose » (n° 86). Il est assez frappant de constater que le discours sur la modestie du travail face à l’édification en cours s’accompagne du discours sur le temps long, le long terme de la construction européenne. Là encore – mais la chose a déjà été remarquée par Marc Abélès et Irène Bellier (Abélès et al., 1993) –, l’urgence et le temps long de l’avenir sont étroitement combinés, comme si ce travail d’accumulation et de placement était constitutif de ce capital européen.
Tout autant en rupture avec l’idéal-type bureaucratique du fonctionnaire qui accomplit sa tâche sans haine et sans passion, les portraits se caractérisent par le souci de redonner une forme humaine à l’institution. Mais au-delà de cet aspect, cette dimension humaine rejoint la valorisation de la richesse personnelle des individus, de la passion et de l’enthousiasme qui rompt avec les catégories généralement associées au pouvoir et qui leur permet de revendiquer avec succès – c’est l’hypothèse – ce monopole de l’intérêt communautaire dont la plupart des auteurs ont montré qu’il était au cœur des ressources des agents de la Commission.
La richesse personnelle que les portraits donnent à voir peut se lire de multiples manières et notamment dans de multiples activités annexes. On n’en finirait pas de recenser les hobbies. Ceux-ci passent par les activités de collectionneurs – on l’a dit – mais aussi par un ensemble de sports ou d’activités culturelles. Celles-ci relèvent de la pratique de la musique ou de la danse, sans relever d’une hiérarchie symbolique séparant la culture classique de la culture contemporaine. Nombreux sont ainsi ceux qui valorisent les expériences « décalées ». Ainsi, pour prendre quelques exemples, ce chauffeur au Conseil, ancien chanteur bassiste dans un groupe de rock dans les années 1970 (n° 88), deux autres agents (un traducteur et un administrateur) qui ont participé, en tant que stagiaires, à la formation d’un groupe de rock à la fin des années 1970 (n° 93), cet Allemand, assistant parlementaire, qui anime une chorale de jazz ou encore cet huissier batteur dans un groupe (n° 108). Même discours dans l’interview du Commissaire à l’agriculture. Lorsqu’on lui demande ce qui est le plus fascinant dans son métier, il répond qu’il est « fascinant et merveilleux de voir des jeunes gens qui veulent vivre pour l’idée européenne » et que leur « euphorie est une invitation pour travailler pour cette Europe ». Cette foi n’est pas seulement celle de l’Europe, mais elle se donne à voir pour elle-même dans toute une série d’expériences militantes en dehors de l’institution. Ainsi ce retraité devenu militant de l’environnement (n° 83) ou cette ancienne correspondante financière à la DG XI (Environnement) qui a créé une association pour aider le Rwanda (n° 107).
Source : La Commission en direct, 83 à 110, deuxième semestre 1999.
27Ces portraits sont d’autant plus importants à considérer qu’ils donnent accès à un processus plus profond. L’exemplarité dont ils témoignent ne vaut pas seulement pour ces « portraits de papier ». Ces portraits, l’institution les fait exister, tant du point de vue de la sociomorphologie du corps dans son ensemble que de celui des individus qui le composent. Parmi d’autres moyens, le processus de recrutement des membres du corps est ici assez central pour tenir lieu d’utile outil d’analyse. Là encore, le recrutement a pris des formes variables dans le temps (pour une revue récente, voir Christensen, 2015). Il s’est aussi parcellisé au sens où parallèlement aux « grands concours » d’administrateurs où s’inscrivent plusieurs dizaines de milliers de candidats, existent des concours de spécialités (santé, informatique, etc.). Mais jusqu’à la réforme de 2010 qui a entraîné des changements radicaux (voir chap. 5), ils reposaient sur quelques principes communs. Pour en donner un cadre d’analyse général, on peut dire qu’un concours est le résultat d’une rencontre entre, d’une part, une politique institutionnelle qui contribue à sélectionner des agents au nom d’un modèle de légitimité et, de l’autre, des habitus qui s’adaptent au format et plus généralement aux valeurs, plus ou moins explicites, contenues dans le processus. Ces effets de socialisation sont du même coup à saisir sous ces différents aspects.
28La sélection, tout d’abord, s’est ainsi longtemps avérée particulièrement drastique. Dans les grands concours d’il y a quinze ans, la sélection était de l’ordre d’1 sur 100, « plus sélectif qu’à l’ENA », relevait-on. La proportion semble désormais autour de 2,3 % selon un directeur général de l’Admin en 2008 (Chêne, 2008). Jusqu’en 2010, les épreuves alternaient entre questions à choix multiples (QCM) et épreuves écrites et orales. À l’issue de l’oral, les lauréats étaient inscrits sur liste d’aptitude avant qu’une seconde épreuve – au sens figuré – commence par le recrutement par la DG proprement dite (autour de 80 % des lauréats selon les chiffres EPSO). Les épreuves sont en outre un bon indicateur pour rappeler que si le concours sanctionne des compétences, il sanctionne aussi et peut-être surtout, à l’image d’autres concours, une compétence sociale à incarner les institutions et l’appartenance au groupe. Les questionnaires sur la culture générale, si décriée, qui étaient en vigueur au début des années 1990 prédisposaient des agents déjà dotés d’un capital culturel international, en même temps qu’ils représentaient une sorte de pédagogie en acte destinée à la fabrique d’une plus petite culture européenne commune au groupe et plus largement à favoriser le décentrement des façons de pensée du national vers l’européen.
29Dans ce concours comme dans d’autres (Bourdieu, 1989 ; Oger, 2008), l’oral est évidemment aussi un point central. Comme l’explique ce préparateur au concours, belge, plusieurs fois membre de jury, l’oral est ainsi tout particulièrement comme un test de et sur la « personne » :
Une épreuve orale est encore autre chose qu’une épreuve écrite, ou une présélection. Une présélection, là on va tester vos connaissances, vos connaissances sur l’Europe, sur les institutions, sur les politiques communautaires, mais une épreuve orale, c’est beaucoup plus que simplement quelques questions sur la politique communautaire. C’est aussi pour voir, pour tester vos qualités comme personne, et aussi pour tester vos qualités de futur chef d’unité. Il faut avoir certaines qualités pour mener une équipe, pour aussi, pour faire par exemple l’évaluation du personnel. Et le jury qui normalement est composé de minimum trois, maximum quatre personnes, le jury va vous interroger sur base d’un petit catalogue secret évidemment, avec des questions, des questions pour voir si vous êtes assez rapide dans votre réflexion. Est-ce que vous avez le sens de l’analyse, est-ce que vous savez détecter un problème dans une question, etc. […] Je dis également qu’une épreuve orale c’est non seulement communiquer avec les membres du jury, mais c’est également et en grande partie je dirais une sorte de marketing. Il faut se vendre devant un jury, c’est pas en entrant comme ça « bonjour Messieurs, Mesdames » et répondre aux questions. Non. Ça commence déjà par l’entrée dans la salle, la présentation. […] Il faut convaincre les membres du jury que vous avez les qualités et que vous êtes la personne pour être sur la liste définitive.
30Ce travail de recrutement d’un personnel à leur image est favorisé par la structure du jury qui, outre la personnalité du président (généralement mais pas exclusivement un fonctionnaire), comprend une parité entre des fonctionnaires en charge de dossier et des représentants des comités du personnel, soit des syndicalistes. Il prend ici aussi une résonance tout à fait particulière compte tenu de la fragilité structurelle du groupe (très peu de diplômes spécifiquement orientés à cette fin, pas d’école de formation initiale, politique de formation peu tournée sur les spécificités européennes du métier) et les craintes que font porter les élargissements successifs sur la structure du personnel. Si la période de l’intégration des dix pays membres a été de ce point de vue particulière, elle est toutefois très loin d’être la seule, l’élargissement de 1995 qui a notamment permis l’intégration de fonctionnaires suédois, finlandais ou, dans une moindre mesure, autrichiens ayant laissé pour de nombreux agents en charge de cette question la mémoire d’un choc culturel important. Dans ces conditions, les membres du jury ont plutôt tendance, sans que la chose soit explicitement pensée comme telle, à sécuriser le dispositif en favorisant des agents déjà suffisamment dotés des propriétés modales du groupe pour donner des gages du point de vue de leur intégration (par analogie et pour d’autres institutions, voir Pinto, 1984). Si l’on ne dispose pas de chiffres pour faire un état sociologique fin de la population, on peut néanmoins dire, sur la base d’interviews avec les membres du jury, que dans le souci de limiter les risques d’une intégration difficile, les jurys sélectionnent des agents dont ils s’assurent des dispositions européennes (incarnation de la compétence, dimension multiculturelle, connaissance intime du jeu politique européen) :
Il faut faire avec. De toute façon le résultat des derniers concours que j’ai fait passer depuis 1998 est tout à fait clair : entre deux tiers et trois quarts des gens ont une connaissance de l’UE, de ses modes de faire, des domaines dans lesquelles ils ont travaillé directement ou indirectement comme stagiaires, auxiliaires temporaires, consultants intra muros, extra muros, etc. Donc d’un côté, on fait des avis de vacance qui sont publiés partout et on a énormément de candidatures, mais à la fin de la journée, quand on regarde le résultat il est inévitable que les gens qui ont réussi à mettre un pied dans la porte et à pénétrer dans la forteresse ont un avantage (entretien avec un ancien président de concours, 2005).
31Le concours n’est pourtant pas seulement une sélection. Il génère une activité sociale en ce qu’il implique un important travail sur soi de la part des candidats. Sa durée longue, d’un an et demi, est de ce point de vue un élément majeur. Elle a pour effet la projection relativement durable dans le rôle probable et partant, l’intériorisation d’un premier échelon de dispositions qui en sont constitutives. Cette durée, et les effets qu’elle induit, compte d’autant plus que le niveau de difficulté du concours fait que la plupart des agents le tentent plusieurs fois avant de le réussir. On peut ainsi parler de véritables carrières de candidats qui se distinguent par différentes étapes : par exemple master européen, puis stage dans les institutions, premier concours ; si échec, retour dans une fonction européenne, si possible à Bruxelles, second concours ; puis poste de contractuel, et troisième concours. À chacune de ces étapes, où s’accroît parallèlement la probabilité objective de finir par entrer, se joue bien plus que la seule révision des matières plus ou moins académiques du concours. L’accoutumance à la pratique rituelle de la soumission au jugement des possibles pairs prend dans ce cas toutes les formes d’un début de carrière.
32S’agissant de ces matières, une partie substantielle d’entre elles remplissent de plus d’autres fonctions sociales que celle d’une accumulation de connaissances. Là encore et comme le montrent les travaux récents (pour des comparaisons européennes, voir Dreyfus et Eymeri-Douzans, 2006), les épreuves qui se donnent à voir sous la forme de tests de connaissances le sont en réalité rarement. La révision des politiques européennes permet de se situer dans l’ensemble plus général de ce qui est fait par l’Union (quand par la suite l’organisation fragmentée rend plus difficile cette situation) mais aussi le principe récurrent des instruments politiques, des succès européens, des conditions de blocage du processus, bref, tout autant de choses qui relèvent d’une acclimatation à la pratique de la réalité européenne et de la faculté à en contourner les difficultés (méthodes des petits pas, jeu sur le temps) ou à pratiquer cet art d’une « conciliation harmonieuse des contraires » qui caractérisaient les architectes gothiques au Moyen Âge (Panofsky, 1951) si utile dans la pratique des politiques européennes. Les questions nombreuses qui portent sur le statut, les codes de bonne conduite, soit autant d’éléments qui permettent d’intérioriser le droit et devoir, les principes de la carrière, bref, a priori tout ce qui différencie la future fonction d’un « job » du privé.
33Outre les effets propres de ce contenu, les effets du concours tiennent aussi à ce que la plupart des candidats s’y forment en amont. Seuls, par l’intermédiaire de l’intégration de la littérature disponible (les manuels de préparation au concours, surtout les préparations aux QCM dont le fameux « 250 » édité par l’un des syndicats de la fonction publique européenne) ou de la fréquentation plus que régulière des sites web européens (Europa, Scad+) qui contiennent eux aussi leur lot d’éléments leur permettant d’être progressivement initiés. Et en groupe, qu’il soit relativement organisé autour de la figure d’un préparateur (lauréat, fonctionnaire) ou souvent plus informel autour d’un ancien d’une même promo de master, etc. Là encore, la dimension collective est tout sauf négligeable pour comprendre les effets en termes de séparation avec ceux qui n’en sont pas et d’intériorisation de valeurs : c’est par ces échanges au sein d’un groupe que se testent les « présentations de soi », la circonscription des sujets probables et la bonne façon de les traiter, mais aussi bien évidemment le partage progressif au fil des épreuves, entre ceux qui ont des chances objectives d’« en être » et les autres, avec tous les effets qu’implique ce partage.
34Les candidats se forment aussi par l’intermédiaire des préparations qui sont faites par leur État membre, écoles (la prépa de l’ENA au concours européen, par exemple, ou le Collège d’Europe à Bruges) ou encore cabinets de consultants. Dans ce cas, ils apprennent comment se tenir lors de l’entretien, s’habiller (« en cravate, pour les hommes, en tailleur ou autre pour les femmes, mais sobre, neutre, pas comme dans un mariage »), façonner les présentations de soi qui figurent dans leur CV. L’extrait relativement long qui suit, pris lors d’une préparation dans la capitale d’un nouveau pays adhérent animée par un ancien membre de jury, illustre bien, de ce point de vue, un ensemble de règles de conduite qui, pour être celles de la bienséance collégiale, échappe au contrôle des connaissances pour traiter des vertus du rôle, qu’il s’agisse de la bonne distance au jury, du bon ton, des qualités requises : concision, esprit d’analyse, à-propos, mais aussi inscription de la trajectoire personnelle dans une dynamique naturelle vers la fonction de serviteur de l’Europe.
Soyez modestes, hein. Soyez modestes. Vous pouvez dans vos qualités faire allusion au fait que vous travaillez en équipe ou que vous êtes chef d’unité et que vous avez des dons pour mener des discussions, ou des réunions, que vous êtes tenu dans votre vie professionnelle à faire des voyages à l’étranger. Mais il ne faut pas commencer à montrer vos qualités à un tel niveau que tous les membres du jury vont dire « oh là là, mon Dieu ». Lors de la présentation il ne faut pas parler non plus de ses qualités, pas nécessaire. Vous vous limitez à vos études, vos expériences professionnelles. […] Le jury, après la présentation, le jury va vous demander mais Monsieur, dame, pourquoi vous êtes ici ? Quelle est votre motivation pour venir à Bruxelles ? Alors que vous avez une vie fantastique à [capitale de l’est européen]. Pourquoi est-ce que vous voulez absolument venir à la Commission ? Réponse cliché : le salaire. Je n’ai pas dit qu’on ne peut pas le dire parce que c’est vrai. Et je crois que j’étais dans un pays tiers et on avait 350 candidats à interviewer et sur les 350 il y en avait 2 seulement qui ont dit « oui mais en plus de tout ce que je viens de dire, je viens également à Bruxelles pour le fric ». Mais il faut avoir du courage, et c’est apprécié par le jury. Il faut pas penser que le jury dit « il est même pas encore engagé celui-là et il pense déjà au fric ». Non, c’est normal, c’est tout à fait humain. Quand vous parlez de la motivation, soyez de nouveau inventifs, innovatrices. Ça veut dire, il faut pas à chaque fois parler de la même chose, « comme un petit enfant j’ai toujours pensé à la construction de l’Europe et je vois maintenant mon rêve réalisé ». C’est très convaincant ça, c’est peut-être originel mais ça ne marche pas, il faut venir avec quelque chose qui touche le jury. Par exemple « dans ma vie quotidienne ou dans ma famille on a toujours été confronté à des problèmes d’agriculture, agricoles, et j’ai toujours voulu apprendre un peu plus que les autres sur la politique agricole ». J’invente maintenant sur place, je ne dis rien de nouveau, mais soyez quand même un peu inventifs là-dedans, mais pas commencer avec le rêve de l’Europe. Attention aussi à la mobilité, lors de la motivation n’ayez pas peur de dire que vous avez déjà travaillé à l’étranger, c’est un point en plus. Il y a des points qu’on vous donne pour vos connaissances, mais aussi des points pour le comportement, la motivation, la mobilité et comme dit dans l’avis du concours, l’aptitude pour travailler dans un environnement multiculturel. Et comment on peut mesurer ça ? Eh bien c’est les connaissances linguistiques, ou bien on a déjà travaillé pas mal d’années à l’étranger. C’est-à-dire qu’on n’a pas été né à [capitale de l’est européen], étudié à [capitale de l’est européen], travaillé à [capitale de l’est européen], et on a fait un voyage à Glasgow. C’est pas ça, quand vous n’avez pas ça ou vous n’avez rien à dire, n’en parlez pas et attendez si le président posera à la limite une question là-dessus. Mais si vous avez de l’expérience, signalez-le, c’est un point en plus. […] Bon après la présentation, après la motivation, le président va donner la parole aux autres membres du jury pour vous poser des questions soit dans le domaine, soit des questions générales, sur l’Europe, mais aussi sur vos qualités surtout. Vous avez du papier, je l’ai déjà dit, utilisez-le. S’il y a une réponse qu’il faut structurer, structurez-la. Vous avez du papier et ben alors. Mais comment structurer une réponse, c’est assez simple, vous faites 1, 2, 3. Parce qu’on va vous donner des points si vous êtes concis dans la réponse. Si vous pouvez convaincre le jury que vous savez structurer une réponse. Ça veut dire qu’il faut pas commencer à dire votre réponse, il y a trois éléments là-dedans, 1, 2, 3, ben non, j’ai oublié quelque chose. Ça va pas, si vous commencez à structurer, limitez-vous et ne corrigez pas vous-même par après, ça donne mauvaise impression. Il y a aussi un moyen que pas mal de candidats utilisent, c’est le système du black-out, en français trou de mémoire. Et bien vous pouvez utiliser ça une seule fois, mais si vous commencez à utiliser ça à toutes les questions, je crains fort que le résultat ne soit pas bon [ancien membre de jury belge néérlandophone].
35Pour saisir tout ce que produit ce processus, il faudrait ici donner encore plus d’éléments sur la façon dont les candidats sont du même coup conduits à travailler leur CV, mais aussi au fil de la préparation leur profil, leur façon d’envisager (ou non – il y a une forte marge entre les inscrits au concours et ceux qui finalement le passent) leur entrée possible dans la carrière, autant de microprocessus qui contribuent à répétition à reconstruire leur identité à travers un véritable « travail sur soi ». Pour conclure sur cette étape, ajoutons simplement ceci : le concours réussi, encore faut-il être recruté. Rien n’est là encore automatique, dans la mesure où un quart des lauréats, selon les chiffres de l’EPSO, ne sont pas recrutés. On comprend, du même coup, que compte tenu de la distance parcourue pour entrer dans les institutions, les fonctionnaires soient en fin de compte disposés à croire dans leur compétence et incorporent la distance qui les institue sous la forme d’une élite administrative propre à tenir la distance (et tenir tête) face aux partenaires du jeu politique européen (représentants d’intérêts privés, fonctionnaires représentants les États membres). C’est d’autant plus le cas que, sous certaines conditions, les promotions internes au sein des institutions, et donc sa position dans le corps, rejouent à peu près les mêmes processus (travail sur soi, filtre multinational lié à la variété des supérieurs hiérarchiques dans l’administration). Comme on l’a montré ailleurs, il y a convergence tendancielle des profils autour de la possession d’un capital institutionnel européen (voir le chapitre suivant).
La formation d’un habitus ou ce que devenir « fonctionnaire européen » veut dire
36Que ce soit en produisant l’objectivité de leur position sociale ou sous l’effet de la magie des transactions qui permettent l’entrée puis la progression dans la carrière11, les institutions contribuent bien à la formation d’un Stand transnational défini, jusqu’à présent au moins, par un ensemble de dispositions de corps (tout à la fois collectives et incorporées) propres à exercer dans le contexte relationnel et face au spectre probable des situations dans lesquelles évolue un administrateur de l’UE. Quelles conséquences, toutefois, à cette façon de poser le problème sur notre compréhension de la socialisation des institutions européennes et quel est son apport, au moins par hypothèse, par rapport à la littérature existante ? On voudrait indiquer trois pistes possibles.
37La première consiste à changer la focale quant au niveau où s’exercent les effets de cette socialisation. L’effet socialisateur des institutions ne porte pas sur des préférences au sens des préférences mesurables par questionnaire par exemple, mais sur une structure plus profonde. Comme l’indique Liesbet Hooghe (2005), les préférences politiques sont relativement préformées par la socialisation antérieure. On peut au demeurant douter que les préférences idéologiques individuelles aient une forte teneur prédictive de la pratique des eurofonctionnaires. Beaucoup se déclarent plutôt « de gauche » (ce qui est conforme avec la possession d’un fort capital culturel et de l’éthos du service public, mais évidemment pas toujours facile à saisir compte tenu de la diversité que peut signifier cet ancrage selon les pays) quand il est difficile de prêter aux institutions des politiques qui le soient réellement. Quoi qu’il en soit, si les identifications politiques demeurent indépendantes de la socialisation européenne, il faut néanmoins s’interroger plus au fond sur les grilles de lecture du monde et de l’Europe et des jugements de goût (plutôt que sur les opinions) en rapport avec les spécificités de cette position. Pour faire dans ce premier temps abstraction de la dimension différentielle de la socialisation (voir plus loin), on peut en indiquer quelques formes communes sur la base d’observations ethnographiques et/ou de travaux publiés.
38Cette position a tout d’abord pour conséquence de forger un sens commun élitaire ou, si l’on préfère, un point de vue par le haut. Cette disposition n’est pas spécifique aux élites européennes (tant s’en faut), mais elle est ici nourrie par le double effet de la distance sociale objective en tant qu’expatriés et de l’intériorisation de la fonction d’artisan d’un intérêt général européen supérieur. Ainsi, cette hauteur de vue, qui est aussi un rapport au temps long de l’intégration européenne, prédispose à voir dans les enjeux définis comme sociaux une forme appartenant à un passé en voie d’être révolu (contre d’autres enjeux sur lesquels l’Europe est réputée mieux réussir, comme l’environnement), une spécificité culturelle (c’est-à-dire potentiellement résiduelle) ou une forme de perturbation politique typique États membres ou de certains d’entre-eux. C’est aussi le cas en ce qui concerne les réformes faites ou à faire (en en acceptant les « sacrifices inhérents »), les « crises » (perçues comme « cycliques »), ou le sens d’une philosophie générale de l’histoire sur le dépérissement de la forme de l’État nation, et symétriquement la foi dans la réussite du gros œuvre de l’Europe (la paix, l’euro, l’unification du marché, l’intégration des nouveaux pays). Les interviews citées par les travaux de Georges Ross (2011) fournissent ici d’utiles exemples.
39Si cette disposition relève d’une forme d’utopie, ou si l’on veut d’un nouvel universalisme en construction, elle implique dans le même mouvement son balancement réaliste, soit non seulement le sens de la prudence attaché à la position d’administrateur, mais surtout la connaissance intime de la structure du jeu politique sur son secteur, c’est-à-dire de la position des uns et des autres partenaires (représentants des États membres, collectifs divers), et partant, les limites du jeu ou du jouable, des points d’équilibre. Cette disposition (qui crée tout l’écart entre ceux de la machine et les autres) est plus décisive pour comprendre la pratique que les positions idéologiques dans la mesure où elle est la condition de leur succès individuel et collectif. C’est là une autre dimension de l’européanité comme le donne à voir cet entretien avec un ancien directeur général :
En fait, ce qui est très important pour un directeur général de la Commission, c’est que les tâches directoriales soient aussi plurinationales que possible. Il est très important que collectivement on soit en mesure d’apprécier ce que sont les sensibilités des différents événements. Dans ma profession, j’ai été chef quand même d’une dizaine de directeurs autour de moi, pratiquement tous de nationalités différentes dans une communauté qui, à l’époque, était de 15 ; et grâce à mon état-major, j’avais quand même une bonne perception de ce qu’étaient les sensibilités sur des sujets important et sur lesquels on risque finalement de faire des erreurs.
40Plus qu’à une définition univoque de l’Europe, la disposition joue aussi dans le sens de l’attachement commun à la machine européenne, et ce jusqu’à épouser parfaitement ces différences internes, qu’elles soient idéologiques ou sectorielles. Si la plupart des auteurs s’étonnent de la diversité des préférences idéologiques et en font souvent l’indice de la très grande hétérogénéité du personnel, on peut tout au contraire voir dans ces divergences l’indicateur d’une commune fusion entre l’« investissement » des agents et les orientations institutionnelles de leur DG ou secteur d’appartenance. Tout aussi divergentes que puissent paraître les positions d’un fonctionnaire de la Commission du marché intérieur et celle des Affaires sociales (à niveau de responsabilité égale), ou d’un fonctionnaire Relex (relations extérieures) et d’un de la DG développement et coopération, elles marquent en définitive le même attachement à l’orientation générale qui, au terme de négociations internes (et avec soi) plus ou moins complexes, est celle de la DG. Si l’on ajoute à cela qu’il y a souvent une relation d’homologie relative entre les propriétés des agents et les DG occupées (Robert, 2002 et 2007a; chap. 3 de cet ouvrage), on comprend que l’attachement à l’institution est très largement sous-estimé dans l’analyse des divergences des fonctionnaires, comme du reste les effets de continuité que ce même attachement produit compte tenu des lignes de conduite que s’imposent les fonctionnaires. Sous ces différents aspects, on comprend que l’orientation collective des eurofonctionnaires dessine une pente qui doit moins à leur idéologie, présumée à tort être majoritairement néolibérale (sauf dans certaines DG), qu’à leur situation. C’est de ce point de vue tout à la fois leur distance sociale et transnationale, leur attachement à la machine et la configuration des pressions extérieures qui les conduisent, selon la théorie du vélo en vigueur dans le milieu (« si on s’arrête de pédaler, on s’arrête »), à favoriser les plus petits accords (toujours plus faciles à obtenir pour déréguler que pour reréguler) et à jouer dans le sens du vent politique dominant (processus de Lisbonne, par exemple). Si cette disposition européenne, esquissée ici à trop gros traits, n’est évidemment pas la seule variable des décisions prises, et sans doute encore moins des « grandes » décisions, elle fait partie à toute fin d’hypothèse des variables (plus lourde que la préférence politique, voire de la conception même de l’Europe) qui comptent des microdécisions portées par les administrateurs de l’UE et qui représentent en fait le lot majeur.
41Le second apport de la perspective consiste à mieux comprendre les différences entre fonctionnaires en s’interrogeant non pas sur un donné supposé (la nationalité, l’âge, voire le sexe, etc.), mais en ouvrant une piste pour saisir la relation différente que les agents peuvent entretenir avec la socialisation institutionnelle. C’est le cas sous le double aspect de la variation de cette socialisation selon leur trajectoire d’origine et selon le processus d’entrée et de progression dans l’institution. Une première piste, peu empruntée par la littérature, consiste ainsi à pointer l’écart entre les dispositions d’origine et la position sociale offerte par les institutions. Ici comme dans d’autres groupements (parti, Église), l’offre institutionnelle prend en effet un sens extrêmement différent selon l’origine sociale des agents, quelle que soit leur nationalité. Pour schématiser, les institutions européennes comprennent ainsi des agents qui doivent tout ou presque à l’institution et d’autres pour lesquels cette position n’offre en définitive pas grand-chose de plus que la position qu’ils occuperaient probablement en exerçant ailleurs. La relation à l’institution n’est pas complètement la même selon qu’on est devenu administrateur après être entré comme assistant traducteur et donc une longue progression tout à la fois horizontale et verticale (ou hiérarchique) ou qu’à l’inverse, l’on a récemment été recruté à la suite d’une expérience dans le privé, comme conseil en communication ou avocat d’affaires par exemple. Si cela n’empêche pas de partager les mêmes valeurs et croyances, elles ont un poids très différent, compte tenu que l’attachement objectif à l’institution qui les incarne (c’est-à-dire aussi la capacité à la quitter sans « état d’âme ») est lui-même très différent.
42Ces écarts se vivent rarement sous une forme explicitement utilitariste (sauf en cas de rupture consommée avec l’institution, lorsque des agents la quittent ou font leur deuil d’y entrer). Dans la plupart des cas, ils reposent en outre plus finement, mais aussi plus imperceptiblement, sur ce que représente cette position acquise compte tenu de la trajectoire sociale sur le plus long terme. D’un point de vue général, l’entrée dans les institutions européennes est le fruit de stratégies sociales variables. Pour reprendre les principes inventoriés par Victor Karady (1995) pour les reconversions, elle peut relever de la poussée (dans le cas où des agents voient leur position d’origine se dérober, à l’instar par exemple des fonctionnaires coloniaux analysés par Véronique Dimier [2001a et 2001b]) ou, au contraire, de l’attraction (comme les « seconds » de l’administration, analysés par Michel Mangenot dans sa thèse [2000]). Il reste que leur socialisation a toutes les chances d’être différente en fonction de la distance entre le point d’arrivée probable que dessinent la trajectoire et la position conférée objectivement par l’institution12. Les institutions européennes n’échappent pas à la dimension différentielle de la socialisation (Darmon, 2007). Pour un Français, de mère allemande, appartenant à la bourgeoisie moyenne supérieure, « bon élève » comme ceux réussissant le programme Erasmus (Lazuech, 1999), ayant complété ses dispositions multiculturelles d’origine par d’autres, par des voyages à l’étranger puis l’expérience des milieux européens dans sa ville d’origine (ou mieux l’engagement européen dans une association de promotion de l’Europe), l’offre institutionnelle sous la double forme de l’entrée sécurisée dans une classe transnationale et de la « mission » européenne à toute la valeur du « parachèvement ». Pour une Finlandaise, dont les parents sont diplomates et qui se destinait elle-même à la diplomatie, l’entrée dans les institutions européennes qui, me dit-elle, « n’était pas vraiment mon projet de départ mais finalement je m’y fais bien », puis le mariage à un chef d’unité français correspondent à une « transformation » qui consiste à ne plus se vivre comme la représentante de son pays mais comme une « Européenne », ce qui, ajoute-t-elle, « n’est pas si évident en Finlande » mais qui, porté par des dispositions sociales et linguistiques (cinq langues sans être linguiste), ouvre une probable belle carrière (comme assistante d’un DG, puis chef d’unité, probablement plus tard membre de cabinet, etc.). Pour un jeune Polonais, dont le père ancien diplomate a plutôt réussi par la suite dans les affaires internationales et pour lequel l’entrée dans les institutions signifie surtout la réussite au sein d’une carrière internationale hors de Pologne, la position de bureaucrate et l’acquisition de l’éthos de la fonction publique européenne supposent une métanoïa improbable, à moins que l’institution ne l’accompagne dans sa propre repentance (comme en l’espèce par la dénonciation des veilles pratiques bureaucratiques portée par le Nouveau Management Public et la célébration de la nouvelle Europe réunifiée contre les usages des pays de la « vieille Europe »).
43S’agissant toujours de cette socialisation différentielle, il faut dès lors ajouter les variations provenant de l’expérience différentielle du processus : tous les agents n’ont en effet pas emprunté scrupuleusement le même chemin pour entrer dans l’institution. C’est le cas bien avant même la préparation, dans la révélation de la « vocation européenne » (qui serait une piste à creuser plus avant). Pour donner un exemple, l’ancien étudiant au Collège d’Europe, qui indépendamment même de ses antécédents sociaux (Schnabel, 1998) a acquis ou perfectionné son sens pratique des relations multiculturelles et du service de l’Europe, d’un côté et, de l’autre, l’informaticien recruté sur concours ad hoc ne partent pas tout à fait sur la même ligne quant à leur capacité à être dans les institutions comme un poisson dans l’eau. Des disparités analogues existent dans le processus du concours et, surtout, le développement de la carrière. Ces aspects ont été abordés plus haut sous la forme d’un idéal-type. Aussi faut-il, à présent, pointer que tous les agents ne passent pas nécessairement par le même filtre, ne s’investissent pas dans les mêmes types de préparation. À la faveur des concours de spécialités ou des effets induits par l’équilibre souhaité entre les nationalités, il peut arriver que des agents se trouvent en décalage complet. Le propos de ce formateur aux journées de formation dispensées lors de l’accueil des nouvelles recrues que je questionnais sur les nouveaux entrants en décrit un aspect évidemment extrême : « La plupart ont tout de même des profils assez convergents, mais parfois c’est assez surprenant : j’ai eu une lauréate qui n’avait pas compris qu’elle vivrait à Bruxelles et plus en Slovaquie. »
44Même écarts dans le processus de progression dans la carrière. Les évaluations des supérieurs et les chances de promotion sont en partie localisées au sens qu’elles dépendent tout à la fois de la relation singulière à ses supérieurs et aux « cultures » sectorielles. Un agent qui a fait toute sa carrière dans une même DG n’a pas complètement la même vision (mais aussi les mêmes ressources et les mêmes probabilités de carrière) qu’un agent qui a fait une carrière plus transversale ou politique, comme le montre bien le cas des directeurs généraux. Entre en jeu aussi la chance de passer les goulots d’étranglement qui ponctuent la carrière, un problème assez classique des carrières à la Commission européenne. On peut en voir une illustration dans ce que les agents appellent le « plafond de verre », c’est-à-dire l’illusion de la possibilité d’avancer sur l’échelle des grades quand cette probabilité est liée à d’autres contingences (comme le soutien de la capitale, du parti au gouvernement ou du cabinet du commissaire compétent, absence du bon drapeau13, voire plus récemment et sous une forme complètement différente, des politiques d’égalité des chances). Dans ce cas, la croyance dans l’institution et ses nouvelles valeurs officielles (par exemple la transparence, la promotion à la compétence) est d’autant moins probable que les probabilités objectives de traverser le plafond sont relativement limitées. Ce n’est pas là encore spécifique aux institutions européennes, sauf que sont mises ici en jeu des ressources (et en particulier les soutiens politiques et nationaux) qui sont très largement refoulées dans la construction du rôle de fonctionnaire européen compétent et indépendant. En situant cette relation différente à la carrière, s’ouvre ainsi une piste pour mieux comprendre ce qui se joue dans la loyauté et l’exit selon la terminologie d’Hirschman (1970), relation ici fondamentale tant la question de la loyauté est centrale dans la littérature néofonctionnaliste14.
45Parce que penser ce qui est commun permet en fin de compte de mieux poser ce qui est de l’ordre des différences, la perspective d’avantage centrée sur la formation des habitus, et finalement d’un habitus de la fonction publique européenne, permet pour conclure d’esquisser quelques hypothèses sur la socialisation d’autres personnels. Comme d’autres analyses, l’étude des fonctionnaires met ainsi l’accent sur le temps comme une dynamique fondamentale de la socialisation européenne. Mais ici ce temps n’est pas lié à un « effet d’exposition » qui est finalement l’hypothèse sous-jacente de la plupart des travaux ; il a plus à voir avec la stabilité de la position sociale et la cohérence de la trajectoire. De ce point de vue, il est clair que les effets de la socialisation à l’Europe se jouent de façon très différente si l’on a affaire à des agents dont la carrière est suffisamment longue pour avoir acquis un statut de permanent. S’il ne s’agit pas en l’espèce d’un statut juridiquement garanti, ils peuvent disposer de capitaux en définitive relativement similaires à ceux des fonctionnaires européens (sur les différents versants des capitaux économiques, multiculturels et sociaux) ; ils peuvent aussi avoir une carrière structurée par étapes comparable à celles des eurofonctionnaires (entrée dans les groupes insider, participation passive puis active aux « miracles » européens, etc.). À l’inverse, d’autres ne sont pas porteurs d’une trajectoire dont l’Europe est le point d’aboutissement. Leur présence à Bruxelles, dans les lobbies, les représentations permanentes au Parlement, voire au Collège des commissaires relève plus de l’accumulation primitive (ou non) de capital international, orientée pour les ambassadeurs par exemple par la conquête d’un poste à Washington ou à Rome. Cela ne les empêche pas nécessairement de jouer le jeu européen et de savoir le faire, mais les perspectives dont ils sont porteurs et leurs investissements dans l’Europe ont toutes les chances d’être différents.
46La relation entre la trajectoire et la position que met bien en évidence le cas des fonctionnaires invite également à poser la place de la vocation (ou non) de service public pour d’autres groupes dans le champ. Parmi ceux qui travaillent avec mais à l’extérieur des institutions européennes, on trouve ainsi des agents dont la vocation européenne tient tout autant du service public que celle des fonctionnaires, à l’instar notamment de la façon dont se vivent des journalistes ou des représentants d’intérêts convertis à la défense de la citoyenneté. (Pour les journalistes, voir Baisnée, 2003 et 2002 ; Bastin, 2003 et 2002, pour les représentants d’intérêts, voir Michel, 2005.) D’autres en revanche sont plus nettement dans des fonctions d’auxiliaires économiques et c’est plutôt dans l’opposition au modèle du service public (ou la part du modèle d’État contenue dans le rôle de fonctionnaires européens) qu’ils se vivent (ce qui ne les empêche en rien de généraliser les problèmes en tant que questions publiques dans le cadre de leur activité de lobbyiste lorsqu’ils le sont, ou encore d’émarger au budget des institutions pour des activités de consulting). Si, pour les premiers, un passage par les institutions sous un statut ou un autre peut représenter une vocation, ce n’est pas toujours le cas pour les seconds. Les assistants parlementaires représentent de ce point de vue un bon cas d’école comme le montrent les travaux de Sébastien Michon (2005). Leur position les place au centre des deux dispositions ce qui leur permet (ou non) de se reconvertir sur l’une outre l’autre phase. Autant d’éléments qui invitent à s’interroger, au-delà du groupe, sur le champ social plus vaste dont il est de fait le pivot.
47Pour conclure, on peut dire que si la socialisation à l’Europe crée sur un plan général les conditions d’une intégration, elle le fait selon des différences et des proximités (voire des affinités électives) qui sont en définitive largement clivées et ce, selon d’autres clivages que la nationalité. Les équilibres généraux entre ces clivages n’étant pas nécessairement sans effets, sinon sur les décisions, du moins sur l’humeur générale dans laquelle puisent les acteurs pour faire consensus, on comprend du même coup que le changement de modèle des fonctionnaires prôné par la réforme Kinnock, et qui consiste à puiser davantage dans le modèle du privé tout en diminuant dans les faits la capacité d’entreprise des personnels européens, a toutes les chances de produire des effets qui dépassent les seuls fonctionnaires pour toucher la physionomie plus large du milieu, et sans doute au-delà la base sociologique de l’espace institutionnel.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre est tiré d’un document présenté à un colloque organisé à l’École normale supérieure LSH en octobre 2008 et publié, au léger toilettage effectué ici près, dans Michel et Robert, 2010. Je remercie Hélène Michel, Cécile Robert, Jacques de Maillard, Christophe Bouillaud et Muriel Darmon pour leurs questions et observations sur les premières versions.
2 Des cas d’institutions totales sont analysés, par exemple, dans Goffman (1961) et Becker (1968).
3 Pour une discussion sur les différentes dimensions de ce processus (la monopolisation de la violence physique selon Weber, celle des ressources fiscales et monétaires selon Elias et celle des ressources culturelles et symboliques selon Bourdieu) et leur rapport avec la légitimation des fonctionnaires, voir Bourdieu (1993).
4 Ces chiffres renvoient aux fonctionnaires et au personnel assimilé (attachés temporaires) dans toutes les institutions (European Communities, 2009). Toutefois, depuis la démission de la commission Santer et plus généralement, étant donné la pression accrue exercée sur le service public européen par les États membres, la question du nombre de fonctionnaires est devenue un important enjeu politique. Elle est de ce fait sujette à interprétation selon, par exemple, que l’on inclut ou non le personnel des agences européennes d’exécution et de régulation.
5 Ces aspects sont largement développés dans Georgakakis (2013b).
6 Selon les chiffres 2009 de DG ADMIN, c’est le cas de 84 %. Les autres se répartissent dans les États membres (représentations ou agences) et dans les délégations extérieures (5 % environ).
7 Pour un regard plus détaillé sur les salaires des fonctionnaires de l’UE, voir Andreone (2012), ou les documents publiés par les syndicats, par exemple, http://u4unity.eu/document3/adaptation2017.pdf
8 Source : Gall (2004). Tableau redessiné par l’auteur. Les chiffres présentés dans ce tableau datent de 2004, la dernière année où les autorités bruxelloises attachées aux populations ont relevé la distribution particulière des eurofonctionnaires dans la ville. Depuis lors, la catégorie s’est élargie pour inclure tous les résidents étrangers sans spécifier s’ils étaient ou non des agents de la Communauté.
9 Les deux sens simultanés de la carrière (le sens bureaucratique de la carrière administrative et, en référence à la sociologie interactionniste, le sens de l’entrée dans un groupe) sont importants pour comprendre le processus de socialisation européenne (ou ses effets d’habituation). Pour des développements de la « carrière européenne » dans le sens interactionniste, voir Georgakakis (2002b).
10 Par exemple, Hooghe (2005). Pour un panorama plus large de la littérature, voir Eymeri-Douzans et Georgakakis (2008).
11 Sans multiplier les jeux de mots, on veut rappeler ici que l’on entend « carrière » plus dans le sens de la sociologie interactionniste, d’une entrée dans le groupe et donc de l’acquisition de ses normes, que dans le sens strict de la carrière administrative, même si le deux se recoupent (Georgakakis, 2002b). La croyance dans le rôle européen fait la position tout autant que son contraire.
12 Il serait trop long de développer ce point, mais il y a de nombreux facteur ici qui sont liés à l’articulation entre origines sociales et habitus national, tels que des constructions différenciées sur les plans national et social des enjeux européens ou des variations dans le sens social d’une carrière administrative d’un pays à l’autre, qui sont importantes selon si on traite ou non de pays où les élites sociales se sont emparées des échelons supérieurs de l’administration. Sur ce dernier aspect, voir Eymeri-Douzans (2006).
13 Longtemps, on a appelé les positions les plus élevées des « postes à drapeau » dans la mesure où, pour des raisons économiques pratiques, on ne renégociait pas les équilibres nationaux à chaque renouvellement du haut management. Le poste de directeur général à l’agriculture était ainsi considéré comme devant toujours aller à un Français, l’économie était pour un Italien, etc. C’est sous la commission Prodi que cette pratique a été formellement remise en question.
14 Ces questions ouvrent aussi naturellement la question de la variation conjoncturelle de la socialisation, que celle-ci soit liée aux circonstances dans lesquelles le rôle et la compétence des eurofonctionnaires se redéfinissent (comme actuellement) ou aux circonstances d’une nature plus politique, notamment celles perçues comme des situations de « crise » ou expansionnistes comme au temps de la commission Delors, ou la « crise » de la démission de Santer, ou encore des situations de referendum. Ces questions étant examinées dans des travaux antérieurs (Georgakakis, 2000 et 2002b), j’ai décidé de ne pas m’y concentrer ici.
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