Introduction
D’une image à l’autre
Texte intégral
1Commençons par ces quelques photos prises au cours de mon travail de terrain (figure 1). Entre 2011 et 2013 et sur fond de crise, généralisée, multiforme, de l’Europe, s’est déroulé un épisode assez peu connu, y compris par ceux qui observent de près les institutions et les politiques de l’Union européenne. Dans cet épisode, la fonction publique européenne a fait l’objet d’une révision statutaire qui a mobilisé et parfois mis en ébullition les syndicats qui la représentent comme de nombreux fonctionnaires. Plusieurs manifestations ont eu lieu, souvent entre midi et deux heures « pour ne pas entraver le service ». À chacune de ces manifestations, le plus souvent sous la pluie bruxelloise, les pancartes, notamment en anglais, français, italien ou espagnol, étaient de sortie : « Stop au démantèlement du statut des fonctionnaires européens », « Contre la destruction de la fonction publique européenne » coexistaient avec des slogans à la fois plus généraux et plus politiques tels que « Delors, reviens ! », « Une Commission plus forte pour une meilleure Europe » ou « No Europe, No Future ».
2Pour l’occasion, les syndicats – qui avaient fait l’objet d’un éparpillement important, voire d’une désunion les quinze dernières années – avaient créé un front commun, doté d’un site web nourri contre le démantèlement du service public européen1. Les manifestations furent suivies de façon variable, parfois par deux centaines de personnes, parfois beaucoup plus, en particulier lors des diverses assemblées générales du personnel appelées par le « front commun » des syndicats de fonctionnaires de l’UE, auxquelles ont participé entre 1 200 et 2 000 fonctionnaires. En 2012, environ 75 % du personnel de la Commission européenne fit une journée de grève, il y eut plusieurs autres grèves parmi les fonctionnaires du Conseil et des menaces sérieuses de grève furent déposées au Parlement européen, pour ne mentionner que les institutions et organes de l’Union les plus peuplés et les plus directement concernés par le processus décisionnel en cours.
3Ces manifestations, et partant les photos qui en sont issues, tranchent radicalement avec l’image que l’on peut communément avoir des « fonctionnaires de Bruxelles », « froids technocrates » et qui contribuent depuis leur bureau à pousser les gens à la grève ou à manifester contre d’intransigeantes politiques de libéralisation, d’austérité et/ou de flexibilisation des droits des salariés. On sait depuis longtemps que cette image commune des « eurocrates » ne tient pas compte de la complexité des processus politico-bureaucratiques dont les fonctionnaires européens ne sont qu’un des maillons administratifs. Mais, tout en rompant avec cette image commune, ces photos posent un ensemble d’énigmes dont la clef permet d’accéder aux réalités plus profondes de ce groupe et, ce faisant, de mettre en évidence une crise qui, bien que différente des crises politiques, économiques et budgétaires habituellement questionnées, se joue en ce moment au cœur institutionnel de l’Europe et l’affecte en retour.
Une autre crise
4Ces photos de manifestations de fonctionnaires européens témoignent en effet d’un ensemble d’énigmes. Qu’est-ce qui fait tout d’abord que ce groupe, réputé élitaire, se mette à manifester ? Ne jouit-il pas d’une situation privilégiée et de hauts niveaux de revenu quand une vaste population est sévèrement frappée par la crise dans bien d’États membres ? Qu’est-ce qui fait que ses représentants dénoncent la menace d’un démantèlement et qu’ils le fassent en s’associant spontanément, et du reste avec un certain succès auprès leurs membres, à l’histoire de l’Europe, à ses héros récents (comme Delors) et surtout à son avenir de plus en plus incertain (« No Europe, No Future ») ?
5Les réponses n’ont rien d’évident. D’abord parce que la simple évocation de la fonction publique européenne ou des « eurocrates » génère de telles réactions épidermiques que la question est difficile à poser en raison (et encore plus à faire entendre) face au flux continu de représentations tout aussi viscérales que négatives. L’interprétation de ces événements, quand bien même elle fut confinée au sein de la bulle bruxelloise, ne fit pas exception à la règle. Si les spécialistes des études européennes ne pipèrent mot, les interprétations ordinaires furent claires et quasi univoques. Bien que le blog de l’initié BlogActiv.eu (http://blogactiv.eu) ait expliqué de façon assez neutre que les syndicats des fonctionnaires de l’UE manifestaient à la fois pour défendre leur statut et pour « restaurer leur image », la plupart des outsiders convergèrent avec les blogs eurosceptiques pour présenter cette situation comme un non-sens et en profiter pour dénoncer les salaires scandaleux gagnés par les « élites européennes » ou leurs « privilèges de fonctionnaires ».
6Les représentants des États membres en faveur d’une révision plus drastique (en particulier les Pays-Bas et le Royaume-Uni) ne se sont du reste pas privés de souffler sur la dynamique de cette version en regrettant publiquement que cette révision passe à côté de la chance de reconstruire « une fonction publique moderne et efficace », ce qui impliquait donc qu’elle était vieille et dispendieuse, lorsqu’ils ont finalement refusé le compromis de la révision statutaire. L’argument était politiquement d’autant plus payant à tous les coups que la dénonciation de la fonction publique européenne était partagée sur le plan européen par un très vaste assemblage, ce dernier (em)mêlant des positions anti-EU, agrégeant elles-mêmes des positions identitaires aussi bien qu’antinéolibérales, et un sens commun plus ou moins directement néolibéral et antifonction publique, le tout se nourrissant de la dénonciation des « élites », fussent-elles locales, nationales ou internationales, qui a pris un tournant particulièrement fort ces dernières années.
7Comment échapper au poids plus ou moins conscient de ces représentations ? Si pour ce faire on cherche à résoudre l’énigme de cette mobilisation en se focalisant sur les seuls détails de cette révision statutaire (on y reviendra cependant au chap. 7), on manque une partie substantielle du tableau. Le décodage des diverses mesures techniques en matière de carrière, de salaire et de retraite donne des informations importantes, en particulier pour comprendre la mobilisation des secrétaires, assistants et agents contractuels et leur sentiment général d’une dévalorisation de la fonction publique européenne par rapport à la fonction publique allemande ou nordique, et plus largement, leur sentiment de sa perte d’attractivité. Mais ce n’est pas suffisant pour comprendre ce qui est en jeu et, au-delà, la raison pour laquelle la perception d’un démantèlement plus ou moins progressif a eu du sens pour beaucoup d’agents dans les institutions.
8Une focale contextuelle plus large permet du reste de faire l’hypothèse qu’il se passe quelque chose qui dépasse ces manifestations singulières, et ce tout particulièrement depuis la fin des années 1990 et surtout les réformes dites Kinnock2 des années 2000. Au-delà d’un ensemble de réformes de l’administration de la Commission, ces réformes et celles qui la suivirent ont substantiellement redéfini les conditions tout à la fois matérielles et symboliques de la fonction publique européenne, et ce dans un contexte particulièrement lourd de piétinement politico-institutionnel et d’élargissements massifs et successifs aux pays de l’ancien « bloc de l’Est ». Mes entretiens ethnographiques montrent qu’une fois sortis du cadre officiel, la façade neutre des fonctionnaires craque souvent pour confier l’amertume d’être « entré dans les institutions pour construire l’Europe » et d’avoir maintenant « l’impression de se retrouver chez Procter & Gamble ». Dans les deux staff-meetings internes auxquels je pus assister et où le président de la Commission, alors Manuel Barroso, établissait un dialogue direct avec son personnel, l’atmosphère était tendue de reproches notamment lorsqu’il était questionné sur l’avenir de la construction de l’Europe ou le sens de leur mission. Plus généralement, les journalistes les plus spécialisés notent aussi la déprime ambiante (Quatremer, 2013) de « fonctionnaires gentiment voire tendrement dépressifs » (Menasse, 2012) quand les meilleurs analystes relèvent parmi les eurofonctionnaires le sentiment de privation et parfois même de « castration » (Bauer, 2008 ; Ellinas et Suleiman, 2008). Depuis la réforme Kinnock, ce sont les syndicats de fonctionnaires les plus contestataires qui remportent systématiquement les élections aux comités de Bruxelles. De nombreux témoins indiquent que les départs à la retraite se multiplient sauf pour ceux qui ont été promus par le vent de ces transformations et qui s’accrochent à leur poste. Une photographie qui, vue de près, est donc bien différente de celles prises de loin et qui converge avec ce diagnostic de « perte de sens » que beaucoup évoquent au sein des institutions de l’Union.
9Quand bien même la révision de 2014 fut présentée sous des dehors très techniques et superficiels (la hiérarchie avait bien pris garde de parler de « révision » et non de « réforme » pour ne pas ouvrir la boîte de Pandore d’une renégociation du statut), ces mobilisations pour ou contre la révision font enfin affleurer des questions qui touchent en définitive à la définition même de cette fonction publique qui semblaient avoir été réglées, ou au moins refoulées tout au long de son processus de construction depuis les années 1950. La fonction publique européenne doit-elle être l’avant-garde d’une Union de plus en plus étroite, un équivalent fonctionnel d’une fonction publique d’État comme elle le fut pensée ou justifiée à son origine ou, au contraire, s’aligner sur les normes les plus minimalistes de la fonction publique internationale ? Son statut (au double sens juridique et social du terme) à part se justifie-t-il ou l’essentiel de ses tâches peut-il être accompli par des agents contractuels ou des administrations nationales ? Doit-elle se centrer sur la fabrication de compromis durables, et ce faisant analyser et anticiper les enjeux et problèmes à long terme de l’UE, et faire converger les intérêts très divers qui participent de la définition des politiques européennes dans toutes les séquences de ce processus, ou au contraire se concentrer sur des tâches d’exécutions du budget ou de « projets » ponctuels ?
10Précisément. L’hypothèse de ce livre consiste à dire que l’énigme de ces mobilisations est étroitement liée au mystère de la construction de la fonction publique européenne comme un collectif faisant corps avec les institutions européennes. Plus encore, et ce bien au-delà des enjeux les plus immédiats, ces mobilisations nous apparaissent comme la manifestation d’une crise de reproduction sociale et politique de cette fonction publique européenne. Touchant aux mécanismes mêmes par lesquels le groupe s’est construit comme tel, cette crise de reproduction fragilise en effet tout ce que la construction de la fonction publique européenne avait permis d’établir : la définition de sa fonction, le partage et la reconnaissance du sens de sa mission, sa force collective et sa légitimité à incarner un intérêt européen commun, et tout cela jusqu’à son existence même ; c’est cela qui pousse ses représentants à mobiliser ce groupe, non seulement pour le défendre ou en défendre les avantages matériels (ce qui ne mobiliserait pas de la même façon), mais, plus profondément pour rejouer en acte l’un des principes mêmes de cette construction collective qui s’est étroitement imbriquée dans la construction européenne. Selon Bourdieu (1994, p. 240), « la représentation (mentale) du groupe ne peut être maintenue que par le travail incessant de la représentation (théâtrale) à travers laquelle les agents produisent et reproduisent (bien que par simple fiction) au moins l’apparence de la conformité à la vérité idéale du groupe ou à son idéal de la vérité ». C’est exactement ce qui était en jeu dans la mobilisation pour ou contre la révision statutaire. Bien au-delà de la singularité de la révision, l’enjeu ici est le processus sociohistorique de production et de reproduction de ce collectif.
11Dernière-née des services publics européens, la fonction publique européenne est le fruit d’une succession de compromis depuis les premières ébauches de statut en 1952 (voir annexe chap. 3, notamment entre les fonctions publiques continentales dont elle avait réussi de façon assez exceptionnelle à préserver une sorte de quintessence en continuant d’incarner un modèle d’administration hégélienne, incarnant l’image de la réalité de la raison pour ainsi dire, et en résistant à la vague de réformes néomanagériales qui avait profondément modifié les administrations depuis trente-cinq ans. Dans le contexte de crises des fonctions publiques et de ses propres réformes successives au cours des quinze dernières années, ce collectif a toutefois dû affronter une somme de changements sociaux et culturels (imposition de la culture du management contre celle du service public, d’un monopole linguistique contre son multilinguisme relatif, changement des carrières modèles et des propriétés valorisées) qui, s’ajoutant aux doutes ambiants et aux pressions sur l’UE, l’affecte en profondeur. Ce qui est en jeu dans ces transformations est en effet bien plus que des résistances aux changements, toujours pensées comme « nécessaires » par les réformateurs et nombre de commentateurs ; c’est le pouvoir collectif du groupe, ses équilibres internes, et avec eux, les mécanismes de reproduction du capital et des valeurs qui lui avait permis d’exister, de s’autonomiser et finalement d’incarner avec succès la permanence des institutions et leur capacité à définir un intérêt européen commun. Cela aussi relève de « la vérité idéale du groupe ou [de] son idéal de la vérité ».
12C’est précisément pour cela que nous parlerons ici d’une crise de reproduction. Le changement actuel n’est pas seulement un changement de valeurs, au sens des valeurs dominantes ou de l’idéologie du groupe ; il affecte le processus même de la formation sociopolitique du groupe et de sa valeur sociale, c’est-à-dire la production et la reproduction du capital bureaucratique (ou institutionnel) européen qui est à la base de l’autorité spécifique des fonctionnaires européens en tant que groupe. Pour le définir à grands traits, ce capital d’autorité reposait sur des fondations matérielles telles que les garanties d’un statut économique et social, sur une expertise, une connaissance des politiques de l’UE et plus généralement du fonctionnement interne de l’UE (soit des formes spécifiques de capital culturel), ainsi que sur la capacité et l’expérience à se mouvoir dans des réseaux multiculturels actifs (c’est-à-dire l’équivalent d’un capital social spécifique). En fonction de sa position dans le groupe, cette base matérielle était également à la source d’un capital symbolique s’accomplissant dans la capacité à incarner l’intérêt communautaire et, dans certaines circonstances, une forme d’autorité à parler au nom de l’Europe. Comme nous le verrons, chacune de ces dimensions – telles que le statut, la politique du personnel, les règles de recrutement, la production des images légitimes du service ou la distribution des positions de pouvoir – a été remise en cause, à la fois dans le résultat ou dans les corps, et dans le processus et les instruments de production/reproduction du corps, et fondamentalement modifiée. De ce point de vue, ce changement a réellement mis en crise la production de l’histoire du groupe et de l’héritage de la technocratie, et la possibilité de revendiquer un statut d’élite concurrente ou alternative aux élites nationales et économiques, qui fut l’une des clefs de la fondation du groupe et de son autorité à produire des compromis. Mis en question, cet héritage de la technocratie européenne n’est désormais plus soutenu par la force de l’évidence qui l’avait précédemment légitimé. Plus encore – et c’est le signe ultime d’une crise de reproduction –, ceux qui ont porté cet héritage sont de plus en plus en désaccord avec leurs héritiers ; dans le même mouvement, ces derniers ne reconnaissent pas leur héritage quand ils ne cherchent pas plus à s’en démarquer qu’à s’y identifier.
13De ce point de vue, cette crise nous paraît importante, et ce bien au-delà de ses différentes manifestations depuis la fin des années 1990. Elle est importante politiquement. Les fonctionnaires européens représentent en effet un groupe pivot dans le champ de l’eurocratie (Georgakakis, 2012). Loin d’en être les seuls acteurs, ils coexistent avec un personnel aussi nombreux composé de professionnels de la politique nationale et européenne (commissaires, membres du Parlement européen), de diplomates et de représentants des administrations nationales, de représentants d’intérêts économiques et sociaux et de porteurs de causes diverses, de journalistes, commentateurs et intellectuels organiques divers (experts, académiques, membres de think tanks). Mais ils ont la caractéristique singulière d’être les seuls à être en position de vivre « de et pour l’Europe », selon l’expression de Max Weber, sous une forme permanente et durable (souvent plusieurs dizaines d’années de service si ce n’est parfois même des vies professionnelles presque entières) ; ils sont aussi les seuls à fonder leur position sur la « fonction » de lier tous les autres.
14Ce groupe placé au cœur de la fabrication des compromis européens et ce qui lui arrive éclairent, ce faisant, quelque chose qui les dépasse, et en l’espèce un processus de défonctionnalisation qui est une face sinon cachée, du moins largement oubliée de l’analyse de la crise. Face aux analyses les plus en vue qui interprètent les difficultés actuelles de l’Europe comme le produit des divergences macroéconomiques et politiques entre les États membres, ce livre en éclaire l’autre versant en pointant la fragilisation des acteurs qui avaient construit leur position sur la fabrication de la convergence durable entre les visions et les intérêts (politiques, économiques et sociaux, intellectuels) très différents en jeu dans la construction de l’Europe et de ses politiques. Nul doute que ces deux types de processus entretiennent d’étroites relations et que ces dernières ont d’importantes implications sur les formes que prendra l’UE à l’avenir.
La formation sociopolitique d’un corps de gardiens de l’Europe
15Comment, dès lors, analyser cette crise de reproduction ? Cette hypothèse n’est pas simple à démontrer. Elle suppose, pour commencer, de voir donc résolue l’énigme de l’existence même de ce groupe. Or rien ne va de soi pour cette fonction publique européenne, ni sa définition, ni son existence en tant que collectif, ni plus généralement la reconnaissance et la légitimité de sa fonction. Si les représentations négatives tendent à essentialiser les « eurocrates » sous la forme d’un bloc homogène, la plupart des analyses tendent du reste plutôt à en faire une somme d’individus très différents, ce qui pose la question des conditions de l’identification de ces agents à ce collectif.
16Pour en présenter un tableau d’ensemble, ces différences sont importantes à de multiples égards. Comme dans les autres organisations dotées d’un personnel international, les plus de 47 000 fonctionnaires statutaires et agents temporaires sont d’abord très diversifiés en termes de nationalités. La question des nationalités est en fait surveillée, car l’équilibre géographique est considéré comme un aspect clé de la nature représentative de l’administration, soit comme un enjeu pour les États membres pour ce qui concerne à la fois le pouvoir et les symboles. Ces différences impliquent a priori des variétés de cultures administratives, au moins en termes de grand modèle d’administration à travers l’Europe (Stevens et Stevens, 2001) et de réseaux et d’informations à l’intérieur et à l’extérieur des institutions. Institutionnellement, le personnel appartient de plus à des institutions très différentes. Sur les plus de 47 000 fonctionnaires et agents temporaires (voir plus loin les différences de statut), 24 500 sont nommés par la Commission européenne, environ 7 000 par des agences exécutives et régulatrices, 6 700 par le Parlement, environ 2 000 par la Cour de justice, moins de 1 000 par la Cour des comptes, plus de 700 et 500 respectivement par le Comité économique et social et le Comité des régions, quelque 110 par le Médiateur européen et le Contrôleur européen de la protection des données et 1 600 par le nouveau Service d’action extérieure (OJEU, 2015). Ces chiffres ne comprennent pas les agents contractuels.
17Ce que les membres du personnel font au sein des institutions varie également. Les chercheurs ont depuis longtemps identifié des fonctions différentes (Michelmann, 1978). Il existe en effet une différence entre la pratique des métiers de conseiller juridique, d’auditeur, de secrétaire adjoint, de traducteur, de gestionnaire ou de décideur. Plus récemment, des institutions telles que la Commission ont ouvert une réflexion sur les types d’emplois dans leur base de données interne. Trente familles d’emplois ont ainsi été distinguées, ce qui montre l’importance des tâches purement administratives et de secrétariat par rapport aux tâches politiques ou aux tâches liées au programme. Il faut ajouter à cette diversité d’institutions et de métiers la diversité des « cultures d’organisation » qui a été abondamment commentée. Au-delà des différences qui peuvent exister d’une institution à l’autre, il peut exister des différences culturelles au sein d’une même institution. Les directions générales de la Commission européenne ont des cultures diverses, qui résultent de leur histoire et ont été influencées par la structure et les spécificités du secteur (Abélès et al., 1993 ; Cini, 1996b et 2007). Plusieurs enquêtes ont en outre étudié les différences existant entre les agents en termes d’attitudes politiques (s’étalant d’une perspective néolibérale à une d’extrême gauche), de conception des politiques et plus largement de l’UE (Egeberg, 1996 ; Hooghe, 2012 ; Kassim et al., 2013). Ces différences déterminent des pratiques, des savoirs et savoir-faire, des objectifs et des intérêts institutionnels différents, y compris dans le domaine des politiques et de la gestion des ressources humaines.
18Bien que ce soit souvent moins souligné, il existe aussi des différences dans les conditions et les styles de vie des fonctionnaires européens. Pour commencer, les institutions ne sont pas toutes situées dans la même ville. Bien que Bruxelles et dans une moindre mesure Luxembourg soient très dominants (ayant respectivement plus de 21 700 et un peu moins de 3 800 membres du personnel sur les 25 000 de la Commission, agents contractuels compris), le cercle s’élargit lorsque l’on inclut les centres de recherche appartenant à la Commission localisés dans cinq villes européennes (2 600 personnes, dont 1 450 à Ispra, en Italie), des organismes autonomes (dans différentes villes), sans parler des quelque 4 000 agents travaillant en dehors de l’Europe. En outre, les membres du personnel de ces différentes organisations ont aussi un statut différent. Dans le cas de la Commission, agences exclues, il faut distinguer les fonctionnaires permanents (23 964), les agents temporaires engagés principalement pour leurs compétences techniques ou pour les cabinets (1 086) et les agents contractuels (6 679) (European Commission, 2016), sans oublier les experts nationaux détachés, les stagiaires, les prestataires de services et les membres du personnel intérimaires. Le statut est important dans la mesure où seuls les fonctionnaires statutaires, le cœur même du groupe, disposent de postes permanents garantis tandis que les membres du personnel contractuels ont des contrats à durée déterminée, bien qu’ils réalisent souvent des tâches similaires et parfois travaillent au sein du champ depuis longtemps.
19L’âge moyen d’entrée dans la fonction publique européenne étant de 35 ans, il existe également des différences entre ceux qui arrivent après avoir terminé leurs études supérieures, et ceux, bien plus nombreux, qui viennent après avoir travaillé dans le secteur public ou privé, ce qui crée d’autres différences. La part de diplômes, de doctorats et d’études à l’étranger est élevée pour les administrateurs de niveau moyen et supérieur, ce qui est un indicateur d’homologies au sein de ces groupes, quand bien même la dispersion des lieux et de la nature précise de la formation serait grande. De même, les parcours scolaires sont différents, avec un nombre important de scientifiques arrivant derrière le nombre de profils de juristes, d’économistes ou de spécialistes en administration et en politique (Kassim et al., 2013), ainsi que les expériences professionnelles antérieures, qui comprennent (de plus en plus même si présentes depuis toujours) des carrières dans le secteur privé. Les différences sont également énormes du point de vue des niveaux hiérarchiques d’entrée dans les institutions. Entre un contractuel (groupe 1, premier échelon) et un administrateur AD16, échelon 3 (la fraction supérieure), le salaire varie de 1 847 à 18 370 euros par mois (impôts déduits et hors prestations sociales). Ces différences ont également un impact sur la qualité du logement et sur la capacité d’amasser un héritage familial à long terme. Les sociologues et les anthropologues montrent que cette dimension est importante dans une ville comme Bruxelles, où le quartier européen mais aussi certains secteurs de l’est et du sud sont considérés comme des « ghettos pour les eurocrates » (Cailliez, 2004 ; Laurens et al., 2012).
20Cette diversité n’empêche pourtant pas de conceptualiser l’existence d’un groupe. De nombreux auteurs ont du reste été amenés à la tempérer. Pour Cris Shore (2000), ces divergences sont largement compensées par l’intégration dans une seule et même caste, très proche dans son modèle de la noblesse d’État et d’une haute administration à la française, qui pour lui domine à la fin des années 1990. Sous une forme très différente, les travaux de Michelle Cini (2007) ont pu montrer que suite à la crise de la démission Santer une éthique commune était en voie de reconstruction. Carolyn Ban (2013) montre que ceux qui se sont joints après l’élargissement de 2004 n’ont pas apporté leurs propres cultures administratives, probablement parce que beaucoup d’entre eux avaient acquis de l’expérience à l’étranger, souvent dans le secteur privé, et que leurs difficultés ont souvent tenu à l’existence d’un « in-group », ce qui implique bien l’existence d’un groupe. Dans les analyses les plus sérieuses du réseautage au sein de la Commission, Semin Suvarieriol (2008, p. 721) montre que les différences entre la nationalité et la culture, y compris la soi-disant « fracture Nord-Sud », sont des arguments souvent plus faibles qu’il n’y paraît. S’agissant de la Commission européenne, elle actualise du reste l’hypothèse fondatrice : pour beaucoup, conclut-elle, « [l]’idéal des fonctionnaires “dont la nationalité [est] la supranationalité” […] semble être la réalité de la vie quotidienne de la Commission ». Si en 1968 parler d’une « fonction publique européenne » pouvait encore ressembler à un « vœu pieux » (Coombes, 1968), il est, presque cinquante ans plus tard, difficile de prétendre que ce soit désormais « sans objet ».
21Parlons d’objet précisément. D’un point de vue sociologique plus général, ce groupe est très loin d’être le seul groupe marqué par d’importances différences internes ; c’est vrai de tous les groupes (y compris celui des universitaires) et de toutes les fonctions publiques. La perception de l’existence d’un groupe est aussi une question de distance à l’objet (Boltanski, 1982) : plus on le voit de loin plus il paraît homogène, et plus on s’en approche plus on peut en observer les différences. Aussi la question visant à statuer sur l’existence ou nom de ce groupe serait assez absurde. Tout groupe social est d’ailleurs en partie une fiction, mais il est, en fonction de son propre processus social et historique, une fiction qui se réalise dans les têtes et dans les corps de ceux qui le composent comme de ceux qui sont en relation avec lui, fût-ce indirectement et à distance. Selon les historiens et les sociologues, un groupe social est en effet une collection de personnes plus ou moins proches en termes de position économique ou sociale et dont l’homologie des positions originales se transforme en groupe social par un processus de construction sociale et politique (Thompson, 1964 ; Boltanski, 1982). Ce processus comprend les syndicats, les prophètes politiques et la mobilisation, ainsi que la modélisation par les universitaires. L’institutionnalisation par la loi a contribué à un processus d’identification et d’incarnation, ce qui a finalement permis de comprendre qu’un individu est assez singulier, mais aussi plus ou moins immergé dans le groupe, qui est étudié à travers son « noyau dur » principal dans un sens proche du pôle d’attraction des sciences physiques.
22Il reste pourtant à savoir comment s’opèrent ces dynamiques dans un contexte transnational et institutionnel de l’Europe. C’est à cette question que s’attache ce livre. Le processus de construction n’est pas ici si différent, quand bien même il serait peut-être moins abouti et plus fragile que pour d’autres groupes. Ce qui change tient dans la nature de ce que refoule le groupe en se construisant (ici la différence nationale au même titre que l’origine politique) et le fait d’être au cœur de luttes de pouvoir qui sont directement dictées par les caractéristiques de la politique européenne et qui l’affecte en retour. La théorie que défend ce livre est en effet que les institutions européennes, bien au-delà de leur institution et de leur organisation, avaient réussi à former, parfois longtemps contre le vœu de certains de ses grands États membres, à commencer par la France, une sorte de ressource humaine collective, un groupe qui se construisait en construisant l’Europe pour reprendre une formule de Bourdieu (1989) à propos des fonctionnaires et de l’État. La singularité de leur processus historique de constitution, leur isolement sociologique et symbolique et par la suite un ensemble de processus de socialisation ont longtemps permis de faire oublier les différences nationales, politiques et statutaires existantes entre ses membres au profit de l’identification, sous des formes néanmoins variables, à une avant-garde au service de la construction européenne, une nouvelle élite développant un sentiment d’appartenance commune, un « esprit de corps » transnational et surtout une forme d’autorité collective garantie par son statut et ses valeurs : la permanence, la compétence et l’indépendance pour reprendre un mot d’ordre syndical dont le succès interne renseigne sur l’éthos de groupe en formation.
23C’est ce processus même qui se trouve aujourd’hui menacé dans ses fondements, non pas (ou pas seulement) comme on le verra par des processus extérieurs, mais pas des politiques et un processus de pouvoir interne qui, par méconnaissance ou ignorance volontaire des phénomènes collectifs a pris le contre-pied de la tendance historique qui s’était dessinée. Ce processus n’implique pas une perte de pouvoir de tous les fonctionnaires. Au contraire, il y a aussi des gagnants à ce processus. Mais le changement de modèle, en gros d’une fonction publique d’État supranationale qui ne disait pas son nom à la fonction de manager international indifférencié, transforme fondamentalement les équilibres internes du groupe et sa capacité collective à incarner légitimement un pouvoir européen autrement qu’en faisant appel à la force de l’arsenal juridique et/ou financier, une situation qui marque une rupture radicale avec son « enthousiasme » à construire l’Europe (Page, 1997) et sa contribution au leadership de la Communauté européenne (Schmitter, 2005).
Les transformations sociopolitiques du pouvoir des eurocrates
24Pour mieux comprendre ce groupe et sa crise actuelle de reproduction, ce livre se propose d’opérer un ensemble de changements de perspective. Bien que l’analyse procède d’une perspective théorique (voir Kauppi, 2005 ; Rowell et Mangenot, 2010 ; Mérand et Saurugger, 2010 ; Bigo et Masden, 2011 ; Vauchez et De Witte, 2013, entre autres), on ne cherchera pas ici à se revendiquer d’un paradigme particulier. L’imposition ou la promotion d’un label, à laquelle j’ai participé en plaidant pour une « sociologie politique et historique de l’UE » (Georgakakis, 2009), me semble a posteriori réductrice ; elle empêche souvent d’être lue pour ce que l’on dit et surtout nuit à la seule démarche qui compte et qui consiste à savoir dans quelle mesure on renouvelle des questions de recherche, on éclaire des objets différemment de ce que disent les définitions officielles (ou plus largement de ce que l’on savait ou croyait savoir) et surtout dans quelle mesure on propose une théorie à la fois cohérente sur les plans épistémologique et empirique, permettant de mieux comprendre les processus en cours. Aussi est-il préférable de souligner ici ce que la construction de l’objet doit à différentes traditions d’analyse et de méthodologies et surtout à la volonté de les intégrer dans une perspective située au carrefour « géométrique », comme le disait souvent Bourdieu, de différentes perspectives sur le sujet.
25Ce livre est ainsi nourri par la littérature de science politique car il s’agit bien de traiter ici d’enjeux de pouvoir et d’institutions. Les deux sont clairement ici au centre de l’analyse, mais il s’agit dans ce livre de les traiter en quittant le focus à distance sur les grandes entités – États membres et institutions européennes – et leur supposée dialectique quasi exclusive. On s’attachera au contraire à ouvrir la boîte noire de l’une de ces entités, les institutions européennes, pour entrer, comme l’ont fait par le passé les anthropologues et certains historiens (Seidel, 2010), dans le détail de la construction de sa principale ressource humaine. Ni les institutions ni les politiques publiques n’existent sans les hommes et les femmes qui sont au cœur de leur fonctionnement et les incarnent, et c’est particulièrement vrai pour les institutions et les politiques européennes comme cela a été montré il y a déjà longtemps (Rosenthal, 1975). Aussi ce livre invite-t-il à renouveler la connaissance sur le pouvoir des institutions européennes en faisant porter l’analyse non sur leur pouvoir abstrait, mais sur les pratiques de pouvoir et de légitimation qui sont au cœur de l’activité de leurs agents et de leur construction en tant que collectif.
26À la différence des anthropologues, il s’agit pourtant moins de le faire à partir d’un prisme culturel (pourtant très vendeur dans les « milieux multiculturels ») qu’à partir d’un prisme plus sociologique prenant en compte des processus de construction sociale et plus largement de structuration, puis de déconstruction et de déstructuration relative de ce collectif. Il s’agit, plus précisément, de le faire en sociologue du politique en montrant les enjeux de pouvoir que la définition sociale de cette fonction publique et ses récents changements, y compris culturels, impliquent et de faire avancer la réflexion sur le lien très spécifique qui l’attache aux institutions. De ce point de vue, le livre permet de compléter les travaux qui, inspirés par des lectures proches, assimilent la construction de la fonction publique à une élite (Haller, 2008) et même une nouvelle noblesse d’État (Shore, 2000 et 2010). Il s’en distingue néanmoins en cherchant à mieux rendre compte de la diversité interne du groupe et de la façon dont les processus collectifs de construction ont pu être intériorisés différemment par les acteurs. Produit seize ans après le livre de Cris Shore, et donc dans un contexte post-réforme managériales, il donne à voir une tout autre réalité que celle d’un groupe triomphant pour le dépeindre dans une phase critique, voire de potentielle déconstruction et surtout comme pris entre les feux de deux impérialismes antagonistes de l’universel pour emprunter à nouveau à Bourdieu (Bourdieu, 1992 ; Dezalay et Garth, 1996) : celle d’un équivalent de l’État continental doté d’une fonction publique quasi intemporelle et (dé)vouée à sa construction et celle d’un capitalisme plus anglo-saxon servi par des agents publics plus temporels (et souvent temporaires) et dont l’horizon principal est le marché.
27Portant sur un processus qui se déroule dans le temps et presque au point de passage de l’une à l’autre de ces prétentions impériales à l’universalisme (Bourdieu, 1992), ce livre est également nourri d’histoire et en particulier d’une pratique sinon de l’histoire du moins de l’archive, même si les pages qui suivent en rendent finalement assez peu compte. Il insiste ainsi peu sur le matériel archivistique que j’ai dépouillé à Bruxelles, Lausanne ou Florence sur les querelles autour du statut, la genèse des syndicats, ni suffisamment sur la genèse de l’esprit de corps analysé par Conrad (1992) et Seidel (2010), voire Bossuat (2011) dont le livre sur Émile Noël, secrétaire général de la Commission pendant trente ans, contient de très importants éléments. Mais il cherche à les prolonger en analysant à la fois les processus sociaux et politiques de cette construction collective (dans la coproduction de l’image de ce groupe, dans les transformations des habitus que suppose l’entrée en son sein, dans la fabrication et l’intériorisation d’un type singulier d’autorité à parler légitimement au nom de l’Europe) et les processus de déconstruction en jeu dans les pratiques de formation, de recrutement, d’intégration des personnels des nouveaux pays membres et plus largement de légitimation dans le contexte de crises et le resserrement qu’il entraîne autour des fonctions de gardiens de l’économie austéritaire.
28De ces différents points de vue, le livre innove par rapport à la production académique en administration publique européenne. Les analyses relevant de cette sous-discipline ont poussé comme des champignons dans les années récentes, au point que l’un de ses promoteurs, Jarl Trondal (2007), a pu parler, après plusieurs tournants dans les études sur l’Union européenne, de ce qu’on pourrait traduire par un « tournant administrativiste » (un « public administration turn » en version orginale). Il reste que contrairement à ses origines plus fondées sur le droit et l’histoire, la science de l’administration publique européenne s’est semble-t-il surtout vu marquée par un tournant positiviste qui privilégie trop souvent une forme de naturalisme du bon modèle administratif et de la modernité dans le domaine ; pétri par une définition ethnocentrique située quelque part entre les administrations américaines et britanniques ou nordiques d’après les années 1980, ce courant exclut la plupart du temps le raisonnement historique ou sociologique pour épouser les vues des réformistes qui considèrent l’exceptionnalité de la fonction publique européenne comme une pathologie à réformer. Tous les auteurs de ce courant, dont beaucoup ont été cités plus haut, ne partagent heureusement pas ce point de vue. Aussi, tout en empruntant une partie de sa conception à la théorie du champ et des élites bureaucratiques de Bourdieu (Wacquant, 2005), ce livre contribue-t-il, à la fois modestement et alternativement sur le plan méthodologique et en partie épistémologique, à la théorie plus générale du développement d’un espace bureaucratique européen étudié par Olsen (2003) et Egeberg (2015).
29Pour tenir ce pari, ce livre a pris le parti de trancher sur le plan méthodologique, et ce de deux manières. Il s’agit tout d’abord de multiplier les terrains d’observation et de construire le raisonnement dans le mouvement de cette multiplication. Les transformations en cours se jouent en définitive sur des théâtres, dans des temporalités et sur des problèmes différents (la définition de l’identité, la formation des vocations au service des institutions européennes, les réformes administratives, elles-mêmes différentes, l’élargissement de l’Union). En découvrir le principe commun implique en conséquence de multiplier les cas, les angles et les méthodologies pour rendre compte de l’espace social plus large dans lequel se jouent ses transformations et des phénomènes avec lesquels il est en relation, comme le dit Boltanski (2005) lorsqu’il se penche sur les premières analyses qu’il a conduites avec Bourdieu sur l’État et les commissions au plan. Il faut de plus quitter la logique des causes et de ce qui relève du seul opus operatum pour se porter sur les processus et les batailles en train de s’opérer, soit le modus operandi qui permet de faire exister des objets et des processus collectifs.
30Cette façon de faire semble d’autant plus utile que les tropismes convergents du positivisme scientifique et du néolibéralisme tendent au contraire à faire focaliser les raisonnements sur des points fragmentés de l’espace, au détriment de tout tableau d’ensemble. Les études s’intéressant à tel aspect de la politique du personnel (parfois en en recopiant les attendus) ou aux seules préférences des individus (quelle que soit la vacuité des instruments de mesure) proposent ainsi rarement des hypothèses sur le tableau d’ensemble dans lequel elles prennent sens et force. C’est une attitude radicalement inverse que l’on se propose d’adopter. En plus de multiplier les terrains, on a ainsi cherché à multiplier les points de vue, sur l’histoire, sur la dimension symbolique, sur la dimension matérielle, sur telle ou telle réforme (ici les débats sur la compétence, ceux sur les concours, ceux sur l’élargissement ou sur la révision du statut) pour faire émerger la direction commune. Bien que celle-ci n’apparaisse pas nécessairement frontalement dans le détail de chacun des processus, ceux-ci partagent néanmoins des structures communes au-delà de la diversité des situations et qui font sens dans le monde réel.
31Une fois mis au jour le fil conducteur que représente la thèse d’une crise de reproduction de la fonction publique, pour ne pas parler de son possible délitement, l’idéal aurait été évidemment de reconstruire une enquête de but en blanc et d’ordonner démonstration et résultat sous une forme positive. Il m’est toutefois paru plus honnête intellectuellement de procéder plus modestement et de partir des acquis que presque dix-huit ans d’études sur le thème m’ont peu à peu permis d’apercevoir. C’est ce qui justifie ici que ce livre regroupe, comme d’autres, une série d’études3. Ces dernières s’étalent sur presque vingt ans d’observation et me semblent en définitive plaider, tout aussi solidement que d’autres protocoles, pour l’hypothèse défendue ici. Cela comporend naturellement plusieurs inconvénients. La relation de chacun des chapitres au propos d’ensemble de ce livre n’est parfois qu’implicite, quand bien même on se serait souvent permis de remettre en scène ces études dans l’introduction des chapitres. Étant parfois datés, les articles n’intègrent pas par définition les derniers développements que telle ou telle réforme a pu subir des publications nombreuses parues. Des livres contenant d’importantes données comme Kassim et al. (2013), Ellinas et Suleiman (2012), Ban (2013) ou Wille (2013) sont en dialogue avec celui-ci.
32Cela comporte deux avantages qui l’emportent sur les défauts. Tout d’abord celui de faire sens, et partant d’être conforme à une définition des sciences humaines sociales ne se réduisant pas à une succession de projets sans suite, mais au contraire faisant émerger des thèses, des points, et au final la compréhension de phénomènes qui restent obscurs du fait de leur complexité ou du voile d’interprétations politiques qui les recouvre. Parce qu’elle existe, la thèse défendue ici pourra faire l’objet de controverses, et c’est souhaitable. C’est précisément par la controverse que commence le travail intellectuel et scientifique, beaucoup plus que par le ramassage de supposées preuves et résultats sans hypothèse ni épistémologie au-delà de la citation préalable et formelle d’une litanie de références rarement discutées.
33Deuxième avantage, celui de fonder le raisonnement sur la convergence d’un ensemble assez considérable de matériaux empiriques. En cumulant des études sur plus de quinze ans, le livre procède aussi d’un abondant matériau et de méthodes variées. Ceux-ci seront précisés dans les chapitres, mais on peut dès maintenant inventorier les séjours dans les archives de la Commission à Bruxelles, celles de l’Institut universitaire européen de Florence ou de la Fondation Jean-Monnet pour l’Europe à Lausanne, l’analyse de textes officiels ou de documents de terrain (Journal du personnel puis Commission en direct, journaux syndicaux, documents officiels issus de la DG ADMIN puis HR), les biographies des directeurs, directeurs généraux et DG adjoints, les interviews auprès du personnel au cours de chacune des enquêtes (anciens directeurs généraux, syndicalistes, membres de la DG ADMIN puis HR, fonctionnaires ordinaires, une centaine d’anciens candidats au concours), sans parler du suivi constant de la presse grand public et, surtout, spécialisée sur le sujet. À cela s’est ajouté un important travail d’observation directe et/ou participante, qui s’est intensifié depuis que j’ai quitté Strasbourg pour Bruxelles il y a dix ans pour me partager entre Paris et Bruxelles. En tant qu’enseignant qui a formé plusieurs centaines d’étudiants aux affaires européennes à Strasbourg, Wroclaw, Bruges et Paris, j’ai fait soutenir des quantités de thèses et de rapports de stage, et organisé ou participé à des remises de diplômes d’un master ou des rencontres avec des anciens élèves, autant d’occasions informelles d’être en lien avec les personnels des institutions européennes à différents niveaux (de celui des commissaires à celui des rangs les plus subalternes) et partant de tester différentes hypothèses. J’ai aussi travaillé à la préparation de candidats au concours de très nombreuses fois, à Paris, Bruxelles ou dans plusieurs pays du centre et de l’est de l’Europe, autant d’occasions de discuter librement avec eux de leurs motivations pour l’idée du service. J’ai régulièrement et depuis un article sur les grèves de 1997 (Georgakakis, 2002c), suivi les mouvements de fonctionnaires et observé des AG du personnel ou des réunions internes ou le président Barroso rencontrait son personnel. J’ai participé à de très nombreux colloques, notamment dans le cadre des « Rendez-vous européens » organisés par l’ENA à Strasbourg, qui associe des fonctionnaires et des experts (occasions de présentation de soi, d’imposition ou de tension entre des visions différentes de la fonction publique). Mon investissement dans la défense des intérêts des sciences humaines et sociales auprès de l’UE m’a enfin permis de voir les choses encore d’un autre côté. Ce que peut montrer un membre de cabinet qui campe sur la définition de son directeur général contre la philosophie défendue par son commissaire peut être riche d’enseignements. Toutes ces expériences m’ont permis de dialoguer de façon assez libre avec de très nombreux fonctionnaires et de recueillir un matériau qui, bien que n’ayant la plupart du temps pas fait l’objet d’un protocole d’enregistrement, a été bien plus riche que celui des interviews formelles.
La trame du livre
34Au total, ce livre se développe ainsi selon la trame suivante. Le chapitre 1 a pour but de s’interroger sur la genèse et la construction de la figure de l’« eurocrate », entre stigmatisation et affirmation d’une excellence européenne différenciée. Si la figure commune de l’eurocrate est un mythe (les fonctionnaires européens sont loin d’être les seuls eurocrates, loin d’être homogènes, et loin de décider par eux-mêmes et indépendamment des gouvernements européens), ce chapitre montre que ce mythe, comme l’« illusion bien fondée » de Durkheim, s’enracine dans le processus même de la construction politique de l’Europe. Il est autant fabriqué par ses opposants, mettant à distance cette nouvelle élite émergente, que le produit d’appropriations partielles par de membres éminents du groupe qui cherchent à le donner à voir comme une nouvelle élite administrative, techniquement qualifiée et bien différenciée des bureaucrates nationaux.
35Dans le chapitre 2, on interroge le processus par lequel les fonctionnaires européens intègrent leur groupe et les valeurs collectives qu’il fabrique. On repose ainsi différemment la question, devenue classique dans la littérature des European Studies, de la socialisation des agents « going native », c’est-à-dire adoptant la culture de l’Union européenne. Cette question nous apparaît en effet bien moins relever d’une adhésion à des règles organisationnelles ou des valeurs abstraites comme l’analysent de très nombreux auteurs que d’un processus d’entrée dans une classe sociale de serviteurs de l’Europe, ou plus précisément et pour compléter les premières analyses de Shore, dans un Stand dans le sens de Max Weber. En devenant fonctionnaires européens statutaires, les agents obtiennent une position sociale (individuelle et collective) d’élite dont la permanence est garantie par le statut du personnel. Moteur du processus de socialisation et donc de formation d’un habitus et d’un éthos du service de l’Europe, la relation qui se développe entre ces agents et le Stand est en même temps un principe de variation entre les fonctionnaires selon leur trajectoire sociale et professionnelle et l’espace de possibles.
36Le chapitre 3 poursuit le raisonnement en analysant le haut du panier du groupe, soit les directeurs généraux qui ont par ailleurs longtemps fait figure de modèle (et de rôle-modèle comme on a pu dire en sociologie). Fondé sur une étude prosopographique (biographie collective) des directeurs généraux et directeurs généraux adjoints de la Commission européenne (1958-2000) conduite avec Marine de Lassalle, le chapitre montre que la Commission européenne, loin d’être une « multi-organisation » mobile et imprévisible, dessine un espace de positions relativement structurées par la production et la répartition inégale d’un « crédit d’institution » partiellement autonome. Ce faisant, le chapitre étudie à la fois l’émergence d’un capital bureaucratique spécifique qui va de pair avec la différenciation d’un corps de fonctionnaires européens et les compétitions dont il est l’enjeu à l’intérieur du corps, qui opposent notamment un pôle de directeurs généraux possédant les titres de compétences européens et ceux ayant une trajectoire plus nationale, ou encore ceux ayant des trajectoires sectorielles et ceux ayant un caractère plus généraliste et politique.
37Comment ces différentes tendances de la sociogenèse discrète, mais constante d’un corps équivalent à un corps d’État, ont-elles été remises en cause, notamment depuis les années 2000, et en quoi témoignent-elles d’une crise de reproduction ? C’est cette question que les chapitres suivants éclairent. Le chapitre 4 analyse ainsi le débat sur les compétences requises ou les compétences essentielles des fonctionnaires européens qui est l’une des conséquences indirectes de la réforme administrative de la Commission européenne. Il montre qu’une nouvelle définition de la compétence basée davantage sur les skills, soit l’aptitude personnelle ou comportementale, est devenue plus importante que des connaissances plus spécifiques liées au contexte de l’Union européenne, un processus qui, bien que sous des formes apparemment anecdotiques, met en cause les compétences sociales des fonctionnaires de l’UE, et par conséquent, leur autorité à agir en tant que « serviteurs de l’Europe ».
38En analysant le processus de sélection des nouveaux fonctionnaires de l’UE, en particulier sur sa première étape décisive, c’est-à-dire le concours pour entrer dans les institutions de l’UE, le chapitre 5 montre comment les « gardiens de l’Europe » miment désormais les managers internationaux du privé. La nouvelle formule promue par le bureau de sélection (EPSO) repose depuis 2013 sur deux étapes inspirées d’une culture managériale indifférenciée, où les connaissances sur l’UE et plus généralement tout ce qui servait de garantie minimale d’expertise et de compétences multiculturelles sont absents, sinon remplacés par des contre-valeurs, un changement qui rompt, ou au moins remet profondément en cause le modèle de consécration qui était à la source de l’esprit de corps et du « capital symbolique » de l’élite administrative européenne.
39Le chapitre 6 interroge les transformations de la fonction publique nées de l’intégration des personnels des nouveaux pays. Cette question a longtemps été comprise comme un problème culturel et politique, mettant en scène la question de l’adaptation d’agents issus d’administrations développées à l’est du rideau de fer à une culture administrative construite de l’autre côté, voire contre la première. Le chapitre veut au contraire prolonger le récent travail de Carolyn Ban (2013) montrant que la relation entre l’in-group et l’out-group, pour reprendre la terminologie classique de la sociologie américaine, était le principal point de tension dans une administration qui était en même temps transformée par des réformes administratives. Il met ainsi l’accent sur une définition plus large de la culture et surtout plus directement liée aux structures pertinentes de pouvoir et de domination. Il montre ainsi que le problème de l’intégration des nouveaux arrivants tient, comme pour d’autres avant eux mais dans de plus grandes proportions, à ce que leur position est structuralement dominée dans le champ de l’eurocratie. Dans le mouvement du changement de paradigme de la fonction publique et de ses réformes, cette position dominée a conduit à des stratégies d’opposition avec ce qui est désormais réputé être « l’ancien modèle » de la fonction publique européenne et/ou de ralliement aux sirènes des modèles néomanagérial et néolibéral, notamment d’inspiration anglo-américaine.
40Le chapitre 7 se concentre enfin sur les transformations de l’administration de l’UE dans le contexte de la crise économique. Celles-ci présentent un tableau mitigé en rupture avec les représentations communes d’une administration motrice ou, à l’inverse, victime des politiques d’austérité. Se penchant successivement sur la révision du statut de la fonction publique entre 2011 et 2013 et la réévaluation des compétences d’économistes au sein de la Commission depuis 2010, ce chapitre pointe les effets de la crise économique sur les luttes portant plus ou moins explicitement sur les définitions de la fonction publique européenne et leurs conséquences en matière de légitimation et délégitimation de ses agents. Si ces changements n’ont pas démantelé le groupe, ils ont néanmoins contribué à créer les conditions d’une nouvelle définition de ses fonctions assez éloignée de celles d’origine.
41La conclusion ouvre deux pistes à explorer : la première invite à suivre les facteurs sociologiques qui ont impulsé les transformations et mis le groupe en crise en remettant en cause la définition du modèle d’élite de référence ; la seconde indique les implications de cette crise de reproduction sur la conduite des politiques publiques européennes et le chemin de la construction européenne ; du point de vue de sa base humaine et sociologique interne, cette dernière apparaît s’éloigner fortement de la trajectoire, la state-building strategy anticipée par les meilleurs auteurs lors l’expérience Delors (Ross, 1995), qu’elle semblait pouvoir encore prendre au début des années 1990.
Notes de bas de page
1 On en trouve encore des traces, pour les photos, sur https://www.facebook.com/stopdismantlingeustaffregulations/ ou, pour les contenus, sur le site d’un des syndicats, Renouveau et Démocratie, http://www.renouveau-democratie.eu/our-actions/future-of-the-european-civil-service/reform-2013-stop-dismantling-the-eu-staff-regulations/
2 Neil Kinnock, après avoir été chef du parti travailliste au Royaume-Uni, devint commissaire européen chargé de l’administration et conduisit une réforme inédite censée moderniser la fonction publique européenne et l’administration de la Commission après la démission du collège Santer en 1999. Pour des éléments sur cette réforme et des références aux nombreux articles et ouvrages auxquels elle a mené, voir le chapitre 3.
3 La liste ainsi que les remerciements aux éditeurs figurent dans l’appendice qui précède cette introduction dans l’édition originale.
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