Préface
p. 5-6
Texte intégral
1D’où qu’on la regarde, l’Alsace captive, retient l’attention, se convoite. De la montagne vosgienne au lit du Rhin elle offre ses pentes en escalier, sa plaine fertile, ses châteaux et ses bourgades, ses abbayes et ses villes. Ni l’Alémanie, ni la Souabe n’ont voulu la laisser se détacher d’elles, et pourtant elle semble avoir vécu à sa manière tout en s’intégrant à de plus grands ensembles. Elle eut des ducs pour elle seule à une très haute époque, une dynastie éclatante, celle des Etichonides, retint la faveur des Staufen, fournit un tremplin aux Habsbourg, donna naissance à une ligue de villes dont le nom de Décapole sonne bien à l’oreille. Au XIIIe siècle déjà, un chroniqueur faisait un tableau idyllique du pays des dominicaines d’Unterlinden. Mais l’Alsace n’a pas vécu dans un splendide isolement. Le nord et Wissembourg ont toujours été proches de Spire tandis que le Sundgau et Ferrette touchaient à la Bourgogne. Bien des villages au pied de la montagne appartenaient à des clercs, des moines et des princes lorrains amateurs de bon vin blanc et au-delà des bras d’un Rhin alors divaguant on passait sans trop s’en apercevoir d’une rive à l’autre pour aller via Brisach toucher à Fribourg. L’Oberrhein existe au Moyen Âge sans porter encore ce nom que lui ont donné plus tard des géographes et des historiens ; il est commode pour déterminer une région qu’Odile Kammerer a choisie pour nous introduire dans l’espace alsacien par une porte étroite. Quand on voit ce qu’elle a pu en dire sur un siècle seulement à partir de sources dont elle se plaint sans cesse qu’elles sont bien maigres et peu disertes, on imagine la richesse de l’histoire de cette province qui ne fut jamais principauté. Il est vrai qu’à travers les trois thèmes retenus, les pouvoirs politiques, les terroirs à vin et les villes à réseau, il y avait largement de quoi se nourrir et nourrir le lecteur. À la différence de sa voisine lorraine, l’Alsace est une terre où cohabitent de nombreux petits espaces politiques de caractères différents : une abbaye royale avec son prince abbé (comme il y eut une princesse à Remiremont), richement possessionné entre Colmar et Mulhouse ; un autre prélat, celui de Strasbourg, à deux pas de son pair de Bâle, et cet espace qualifiée Haut-Mundat avec une autre grande abbaye, celle de Munster, au nom célèbre au-delà des montagnes par ses produits agricoles ; les barons de Ribeaupierre, de solides chevaliers établis sur un triple château, une vaillante lignée de châtelains et de seigneurs, connus au loin, plus à l’aise sur leurs hauteurs que dans la plaine, l’épée à la main que la main à la charrue ; des princes, qui s’établissent, s’étalent sans s’imposer trop, les Habsbourg, qui ont donné un évêque à Strasbourg et sont partis de cette plaine pour gagner les grands espaces de l’Europe centrale à la faveur du destin inespéré d’un des leurs ; enfin les villes, que j’ai volontairement appelées plus haut bourgades, parce qu’elles ont une taille modeste malgré la présence de tous les caractères urbains traditionnels ; on s’en persuade vite en consultant le précieux Atlas des villes d’Alsace. Il fallait bien prendre le temps d’énumérer et de présenter tous ces foyers de pouvoirs, d’ambitions et de travail, de mentionner au passage des institutions et des pratiques qui ne sont pas familières à tous, comme l’immunité, l’avouerie, les Schultheiβ et les landvögte. Le livre d’Odile Kammerer tient sur trois piliers : le premier est une description de géographie politique, on vient de le voir ; le second est la campagne avec ses ressources, le second, c’est la vigne, le vin ; le troisième enfin est constitué d’une douzaine de villes, voisines, amies et concurrentes. Le vin. Ce n’est pas qu’une boisson, concurrente de la bière au Moyen Âge, c’est LA boisson par excellence, celle qu’on recherche, dont on se saoûle, qui enrichit ceux qui la produisent et ceux qui la vendent, un produit qui circule. La recherche du vin a suscité les convoitises, expliqué la présence des Lorrains dans bien des villages sous-vosgiens, justifié la présence côte à côte de pouvoirs convoiteux de la richesse viticole, de ces pouvoirs qui viennent d’être énumérés. Il convenait de lui réserver une place de choix. C’est fait, au point qu’on a le sentiment que les paysans alsaciens méconnaissaient les céréales, les légumes, l’élevage, tant les sources invitent à privilégier les ventes et achats de vignes, les méthodes de culture, les artisans de la tonnellerie et les vignerons, phénomène social autant qu’économique. Et puis les villes, Colmar, Sélestat, Mulhouse, Brisach, qui parlent si bien aux touristes d’aujourd’hui avec le musée de la première, la bibliothèque de la seconde, les églises et les murailles des autres ; Kaysersberg, Munster, Turckheim, Guebwiller, mais il faudrait les citer toutes, Saint-Amarin, Eguisheim, Fribourg. Des paroisses, des murs, des Mendiants, des échevins, des conseils, des institutions soignées, et puis des relations avec les princes, les chevaliers, les souverains. Tant de foyers actifs qu’ils n’ont pu rester isolés ; ils ont donc forgé des réseaux, puis se sont constitués en ligues jusqu’à la Décapole. Quelle activité vibrionnaire, avec les ententes, les amitiés, les Landfrieden, les traités, les ambassades, les contrats communs. Nous les saisissons dans un court moment de leur vie médiévale, un siècle après qu’elles eurent vraiment commencé d’exister, et puis au bout de cent ans, avant qu’elles se transforment. Un flash, mais assez éclairant pour laisser voir les hommes, les chefs, les soldats, les artisans et les marchands. Odile Kammerer a été sage en se limitant dans le temps et dans l’espace, pour nous laisser le temps de comprendre, de la suivre en un lent cheminement dans un territoire dense ; cela suffisait pour nous faire entrevoir la multiplicité des formes de pouvoirs, la diversité de terroirs riches, le dynamisme chaleureux de villes ambitieuses. L’Oberrhein n’est pas toute l’Alsace, c’est un territoire typé, seul sans être isolé, le miroir d’un espace politique médiéval, entre deux montagnes, de part et d’autre d’un grand fleuve, sur un sol fructifère. Le texte qui le raconte est aussi riche que son objet ; d’où qu’on le regardera, il retiendra l’attention.
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