Ecrit et oral
p. 167-169
Texte intégral
1Il ne nous revient pas ici de résumer, reprendre ou compléter les deux très riches exposés de Hagen Keller et de Ludolf Kuchenbuch ; leur réflexion sur les rapports entre l’oral et l’écrit, sur l’importance de la mise par écrit, sur l’impact social de l’écriture, sur les domaines variés où s’exerce leur analyse, sur les rapports entretenus ou à entretenir avec les littéraires, les germanistes les philosophes, les anthropologues, est enrichie d’une bibliographie très abondante qui dénote à quel point le sujet retenu pour débattre de l’état actuel de la recherche historique en Allemagne est bien venu. Les médiévistes français, qui ne sont pas ignorants de ce mouvement historique fortement impulsé par les travaux anglo-saxons et américains, apparaissent incontestablement en retard sans qu’ils perdent de vue pour autant les implications respectives de l’oral et de l’écrit.
2La première observation que suscite la lecture des deux exposés mentionnés ci-dessus est que la langue allemande se prête à une invention verbale qui facilite son expression, et que les Français se trouvent mal à l’aise pour trouver des équivalents dans leur langue. Kuchenbuch nous aide bien à distinguer Verschriftung et Verschriftlichung, que l’on pourra comprendre respectivement dans « mise par écrit » et « copie ». A ce niveau, on reconnaît que la mise par écrit, le passage de l’oral à l’écrit, le fait d’écrire ou l’écriture (le mot a une valeur active autant que passive) n’ont pas échappé aux historiens depuis longtemps et ce n’est pas d’hier que l’on a constaté l’importance que revêt le droit écrit par opposition aux coutumes orales, l’intérêt de la fixation écrite des coutumes, des statuts, des contraintes de toutes sortes ; mais aussi on connaît l’évolution quantitative et qualitative des écrits tout au long du Moyen Age, avec les phases capitales que constituent la Renaissance carolingienne, la poussée des chartes après 1050 et leur croissance géométrique, l’usage de la langue vernaculaire, l’ouverture de l’écriture aux laïcs, le rôle des universités, l’essor des registres, des comptes, jusqu’à l’apparition du livre. A ce propos, la question de l’écrit s’est toujours posée, avec toutes ses implications sociales, mentales, culturelles.
3On retrouve la variété des implications de l’écrit dans les quinze sections du Sonderforschungsbereich où tout se retrouve, du droit à la liturgie, des Mérovingiens à la Renaissance. L’explication de la multiplicité des espaces et des sujets couverts réside dans le choix du thème de ce domaine spécial de recherche : « Véhicules, champs, formes de l'écrit et de la pratique de l’écrit au Moyen Age ». Comment traduire pragmatische Schriftlichkeit sans trahir l’expression, sans la gloser ? L’on peut bien user d’un néologisme « scripturalité » comme on a inventé « oralité », mais quel lecteur français saura spontanément ce qu’il faut entendre par là ? Le mot « écrit » a une grande variété de sens en français qui peut comprendre Schriftlichkeit, à moins qu’on en vienne plus précisément à la « mise par écrit », à 1’« écriture ». Quant à « pragmatique », il faut se garder de l’utiliser, comme le dit bien Hagen Keller ; ce n'est pas la pratique de l’écrit, ce n’est pas un genre littéraire, c’est tout ce qui colle à la culture écrite, à l’utilisation de l’écrit avec ses prolongements sociaux, littéraires, fonctionnels, pratiques.
4L’écrit est partout et toujours présent au long du Moyen Age, mais il envahit des domaines toujours plus nombreux et concerne des personnes toujours plus nombreuses. A chaque étape il ajoute quelque chose à la communication, à la société, et en même temps il fige, il réduit ou il enrichit. L’apparition du polyptyque carolingien a représenté un progrès énorme pour le gestionnaire, mais un risque redoutable pour le paysan qui ne pouvait plus jouer sur les éventuelles défaillances de la mémoire. Et on ne saura jamais vraiment qui est le véritable gagnant, et qui le perdant. L’historien des franchises du XIIIe siècle en vient à retourner complètement son argument et ses conclusions : longtemps on a vu dans les chartes de franchises un salut pour les pauvres paysans exploités qui pouvaient dorénavant contrôler les abus du maître, mais on a pu montrer de la même façon que le maître était peut-être le véritable gagnant, car ses revenus étaient garantis. A quoi un troisième démontrera que la fixation des revenus est l’assurance pour le payeur qu’ils ne suivront pas l’augmentation du coût de la vie et qu’au bout du compte, ils seront diminués. On pourrait longtemps continuer le jeu. On traite du passage de l'oral à l'écrit, mais ailleurs on évoque le passage de l’écrit à l’oral, quand on établit que la part de la parole devient plus importante. C’est un fait, comme cela a été dit, que l’écriture, le fait de mettre par écrit, ne réduit pas l'importance de l’oral, mais peut le relancer. Tel est le développement de la parole de l’avocat, du prédicateur, du commentateur.
5Un groupe de médiévistes français a jeté un regard nouveau sur l’écrit et ses formes. On laissera de côté, sans diminuer en rien leur importance, les travaux en codicologie et mise en page, tout ce qui favorise le contact avec le manuscrit, le support de l'écrit, et sa présentation. Faut-il rappeler encore quel sort est réservé à l’acte solennel, sorti de sa boîte, exhibé, reconnu, relu, psalmodié ? Faut-il rappeler encore le poids méconnu des prologues à caractère littéraire qui ouvrent les diplômes des rois et les chartes des évêques ? Et l'on parlera avec autant de fruit des gloses, des manuscrits à musiques, des bibles illustrées, et d’autres manifestations identiques. On reviendra plutôt aux deux colloques qui se sont tenus à l’Ecole des chartes en 1991 et 1995 : le premier sur les cartulaires, le second sur la pratique de l’écrit au XIe siècle ! Dans les deux cas il s’agissait bien, sans que cela soit dit, de Schriftlichtkeit, de Verschriftung et de Verschriftlichung. Dans les deux cas, le fruit de la réflexion et des affrontements a été immense. Plus personne ne regarde plus un cartulaire comme avant. Et voici qu’on découvre les pancartes, la constitution de dossiers, la naissance de chartes privées, la rédaction des coutumiers monastiques etc.
6S’il est un aspect sur lequel il faut de préférence attirer l’attention des médiévistes français, c’est l’intérêt qu’ils ont à fréquenter davantage (pour beaucoup « davantage » est de trop) les collègues littéraires, juristes, philosophes, historiens de l’art, anthropologues, car, comme le montrent bien les exposés dont il est ici question, cette nécessité est ressentie avec profit en d’autres pays. L’est-elle encore assez ? Et puisque la question est posée du passage de l’oral à l’écrit, qu’il me soit permis de poser celle du passage de la musique à sa transformation en neumes, puis en notes sur une portée. Pourquoi cet important passage de l’oral à l’écrit n’a-t-il pas encore été intégré aux programmes de recherche autres qu’à celui des seuls musicologues ? N’est-ce pas là encore pour l’historien une dimension qui tend à lui échapper ? Ne s’agit-il pas d’un phénomène social, culturel, mental, d’une grande importance ? Il n’est pas nécessaire d’inventer des mots pour enrichir les notions d’écrit et d’oral ; il est nécessaire en revanche d’en saisir toutes les implications.
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