Biais, hiatus et absences en archéologie
Texte intégral
1En tant que responsable de l’équipe d’Ethnologie préhistorique (UMR 7041), je me félicite de la vivacité des doctorants qui, depuis une douzaine d’années, animent cette école doctorale, notamment ici par l’organisation de cette 12e journée qui a rassemblé 9 communications et 5 posters traitant des « Biais, hiatus et absences en archéologie ».
2À un moment où les bases de l’université pour toutes et tous vacillent chaque jour un peu plus, on peut espérer que l’archéologie de demain ne souffrira pas de hiatus dans les recrutements de nos jeunes collègues passionnés ! Dans ce combat pour la pérennité d’une belle discipline, les aînés que nous sommes ne doivent pas faire preuve, eux aussi, d’absence ! Soutenir ces bonnes volontés est bien la moindre des choses.
3La présence d’un public large et diversifié lors de cette 12e journée doctorale fut donc la démonstration de l’intérêt de la démarche et de l’intérêt porté à des notions qui brillent, peut-être un peu trop, par leur absence dans nos enquêtes. Pourtant A. Leroi-Gourhan parlait il y a près de cinquante ans de « témoins négatifs » pour décrire des vides perceptibles dans la répartition au sol des habitats magdaléniens de Pincevent. Une bonne façon de donner de la consistance à quelque chose qui n’existait plus, c’était justement de le nommer !
4On peut donc remercier chaleureusement les organisatrices de cette journée doctorale pour s’être emparées d’un questionnement bien légitime mais pas si simple à aborder, permettant ainsi de fructueux débats qui mènent aujourd’hui à cette publication. On les en félicite. Des organisatrices qui montrent par leurs appartenances institutionnelles diverses (UMR 7041 équipe Protohistoire égéenne, UMR 7041 équipe Ethnologie préhistorique, UMR 8215 Trajectoires) leur souci du dialogue à travers le temps et les lieux, je veux parler ici de Clara Millot-Richard et Betty Ramé, Nanouchka Matomou-Adzo et Élisa Caron-Laviolette.
5La plupart des communicants émargent au sein de la Maison René-Ginouvès, qu’il s’agisse de l’UMR 7041, ou de l’UMR 7055, d’Archam (UMR 8096) ou encore de Trajectoires (UMR 8215). C’est une origine géographique commune qui montre, pour le moins, le vivier de motivations que possède cette maison de Nanterre. Mais ce fut l’occasion aussi d’accueillir des collègues venant d’universités et d’UMR différentes, que ce soit le laboratoire Archimède à Strasbourg ou encore l’UMR 8164 Halma à Lille.
6Le moins qu’on puisse dire sur le programme qui nous fut présenté ici, c’est qu’il était riche d’une diversité à la fois chronologique, géographique et thématique. Différents matériaux et aménagements ont été convoqués pour parler des biais, absences et hiatus, qu’il s’agisse des structures de combustion, des incontournables silex taillés, des restes fauniques, des métaux ou encore de la céramique ou de l’industrie osseuse quand il ne s’agissait pas des manifestations esthétiques, des instruments de musique, voire des archives papier. Nous avons navigué, au gré des présentations, entre la préhistoire du Paléolithique et la période médiévale, de l’Europe de l’Ouest à la Mésopotamie, en passant par les Comores ou encore la Patagonie australe – ceux et celles que j’ai oubliés me pardonneront ! Parfois c’est la méthode d’étude des biais et absences qui fut rappelée dans quelques-unes de ces présentations. Dans d’autres, on a expliqué comment pallier l’absence de documentation ! Il n’est donc pas aisé de produire une réflexion synthétique sur l’ensemble de ces sujets, sauf à considérer ce qui les unit, à savoir la place des manques et la façon que nous avons de les contourner pour retrouver, ou en tout cas essayer de retrouver, les réalités préhistorique et historique.
7Ne pas s’arrêter en effet à ce qu’il y a d’évident mais faire parler les absents est parfois tout aussi pertinent pour comprendre le passé, dans la mesure de ce qui est raisonnable cependant si l’on ne veut pas tomber dans la fiction, voire la science-fiction archéologique, dérive à laquelle nous ont habitués ces dernières années de somptueux documentaires télévisés…
8Il est vrai que les absences nous interrogent. En préhistoire, qui plus est ancienne, elles sont beaucoup plus nombreuses que les présences, et en particulier celles des auteurs ! On tente de plus en plus d’identifier les individus en préhistoire par leurs réalisations, mais les individus eux-mêmes ne sont pas là, les squelettes paléolithiques nous manquent, oserai-je écrire ! C’est l’absence première, celle qui fait que nous tentons de les approcher par tous les moyens, quitte à ce que nous tordions légèrement, parfois, le bras aux documents archéologiques. La course effrénée à l’individu en préhistoire se traduit par la recherche de niveaux de technicité dans la taille du silex par exemple, dont la méthode n’est pas toujours exempte de biais…
9Les biais sont à différents niveaux dans cette compréhension, j’en citerai quelques-uns : notre information toujours lacunaire, soit que l’on n’ait fouillé qu’une partie du gisement ou d’un territoire (c’est toujours le cas) et qu’on essaye d’extrapoler à l’ensemble en produisant des documents cartographiques remplis… de vides ; soit du fait de notre formation toujours incomplète donc de nos propres lacunes et incompétences, ce qu’on oublie savamment lorsque l’on observe un fait archéologique ; soit parce que nous sommes tous formatés par une école de pensée, une manière de voir le monde, donc l’archéologie qu’on y fait ! Et cette archéologie qu’on y fait n’est d’ailleurs pas innocente dans la reconstitution des réalités paléo-historiques et historiques.
10Ces biais peuvent être aussi causés par ce qu’on pourrait nommer les effets de mode : la typologie qui a oblitéré pendant des années l’approche technologique ; le Magdalénien final qui, dans le Bassin parisien, a phagocyté pendant près de trente ans les débats aux dépens des périodes plus anciennes ou plus récentes du Paléolithique supérieur ; les archives écrites qui ont été pendant pas mal d’années les seuls documents que l’on considérait pour l’étude de la période médiévale, ignorant totalement les données archéologiques. Et tant d’exemples encore qui font qu’une bonne partie de la réalité archéologique nous échappe ou, pire encore, que nous la détournons.
11Nous avons évoqué lors de cette journée un certain nombre de ces biais et avons essayé de comprendre comment ils pouvaient interférer dans nos interprétations. C’est un premier pas, il faut en faire un second et se rappeler finalement que nous ne savons pas grand-chose de ce que nous étudions et que nos interprétations doivent être constamment mises en doute, le doute en archéologie qui pourrait, pourquoi pas, être l’objet de la 13e journée doctorale !
12Encore un mot : bravo aux organisatrices et aux communicants qui nous ont montré que la relève était assurée ! De ce point de vue là, pas de hiatus !
Auteur
Responsable de l’équipe Ethnologie préhistorique, UMR 7041 ArScAn Archéologie et sciences de l’Antiquité
Chargé de recherche CNRS
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Appréhension et qualification des espaces au sein du site archéologique
Antoine Bourrouilh, Paris Pierre-Emmanuel et Nairusz Haidar Vela (dir.)
2016
Des vestiges aux sociétés
Regards croisés sur le passage des données archéologiques à la société sous-jacente
Jeanne Brancier, Caroline Rémeaud et Thibault Vallette (dir.)
2015
Matières premières et gestion des ressources
Sarra Ferjani, Amélie Le Bihan, Marylise Onfray et al. (dir.)
2014
Les images : regards sur les sociétés
Théophane Nicolas, Aurélie Salavert et Charlotte Leduc (dir.)
2011
Objets et symboles
De la culture matérielle à l’espace culturel
Laurent Dhennequin, Guillaume Gernez et Jessica Giraud (dir.)
2009
Révolutions
L’archéologie face aux renouvellements des sociétés
Clara Filet, Svenja Höltkemeier, Capucine Perriot et al. (dir.)
2017
Biais, hiatus et absences en archéologie
Elisa Caron-Laviolette, Nanouchka Matomou-Adzo, Clara Millot-Richard et al. (dir.)
2019