Chapitre IX. État et réforme progressive
p. 257-293
Texte intégral
1Au sein du développement téléologique de la raison, Kant pose une priorité téléologique du droit sur l’éthique. En effet, le droit, au moyen d’une contrainte extérieure, est la condition nécessaire pour transformer la multitude en peuple et constituer ainsi un corps politique commun. Ensuite, en imposant une justice distributive, la législation juridique garantit à chacun le sien extérieur. Toutefois, la fondation réelle de cet état civil, qui passe par la violence et la force, diverge du fondement idéal de l’État, qui est conforme au droit de nature, et réalise l’intégration du droit privé dans le droit public. L’alternative est donc la suivante : soit la société civile ne peut dépasser ce stade empirique, auquel cas la société obéit à un impératif rationnel technique, excluant toute relation téléologique avec l’éthique. L’état civil se réduit ainsi à une simple convergence d’intérêts qui trouve dans la constitution le moyen de neutraliser les penchants illimités à la liberté de chacun, sans pour cela assurer qu’ils soient éradiqués. Soit il existe une réforme progressive de l’État qui puisse opérer le passage de cette fondation réelle vers son fondement idéal. L’enjeu de cette question est primordial car, dans son prolongement, il sous-tend toute la relation téléologique du droit et de l’éthique. Bien qu’il existe, entre ces deux sphères, une hétérogénéité entre les législations et les modalités de l’obligation, la visée de Kant est de pouvoir penser un progrès du droit qui soit la condition de son propre dépassement vers l’éthique. La réflexion kantienne, à partir de cette exigence, tente de savoir si les individus, dépendants de leurs dimensions pathologiques, dépassent leurs égoïsmes, pour entrer dans un état civil éthique.
1. La coexistence extérieure des libertés : entre état civil juridique et état de nature éthique
2Bien que la soumission des volontés particulières à la contrainte des lois communes soit envisagée sous la forme d’un devoir éthique, la fondation réelle de l’état constitutionnel s’effectue par la force. C’est un point d’importance car cela manifeste une hétérogénéité entre le droit et l’éthique : la communauté juridico-civile est à la fois l’expression d’un état civil juridique et d’un état de nature éthique. En effet, dans cet État minimal qui appartient à l’ordre de l’expérience, la contrainte extérieure s’applique aux actions et vise à établir entre les membres du corps politique une égalité d’action et de réaction. Le penchant illimité à la liberté est enrayé du point de vue de la liberté extérieure, sans pour autant garantir une réforme de la moralité du point de vue de la liberté intérieure. « Dans une communauté déjà affermie comme société politique, reconnaît Kant, tous les citoyens au sens politique se trouvent cependant comme tels dans un état de nature éthique et sont autorisés à y demeurer. »1 La législation juridique concerne uniquement la relation formelle entre les arbitres, elle ne se soucie guère de la moralité des individus. Ce serait même une contradiction pour la société civile que d’imposer, par la contrainte, de sortir de l’état de nature et d’entrer dans une communauté éthique. En effet, ce qui sépare la communauté juridique et la communauté éthique, c’est que la première implique dans son concept une liberté par la contrainte, alors que la seconde exprime une liberté par la vertu. Cette distinction, dans la société politique, souligne à quel point la priorité de Kant sur le plan téléologique est de forcer l’homme à entrer dans un état civil, autrement dit d’en faire un bon citoyen avant d’en faire un homme moralement bon2. Cette hétérogénéité au sein de la société civile, entre un état civil juridique et un état de nature éthique, atteint son paroxysme dans l’exemple du peuple de démons, exposé dans le « Premier supplément » du Projet de paix perpétuelle : « Une multitude d’êtres raisonnables souhaitent tous pour leur conservation des lois universelles, quoique chacun d’eux ait un penchant secret à s’en extirper soi-même. Il s’agit de leur donner une constitution qui enchaîne tellement leurs passions personnelles l’une par l’autre, que, dans leur conduite extérieure, l’effet en soit aussi insensible que s’ils n’avaient pas du tout ces dispositions hostiles. »3 Par peuple de démons, il faut entendre des êtres dont la résolution (Gesinnung) est toujours soumise à l’autorité du mal, la raison étant alors exclusivement déterminée par la méchanceté. La référence à l’œuvre de Benjamin Erhard, Apologie du diable, publiée en 1795 est ici pertinente pour prendre la pleine mesure de ce passage. Ce texte, dont Kant a probablement eu connaissance et dont il s’inspire à plusieurs reprises sans jamais le citer, cible la particularité de la société politique qui est l’expression d’un état à la fois civil sur le plan juridique et naturel sur le plan éthique. Le diable ou le démon est défini par Erhard comme « une créature absolument mauvaise, éternellement torturée, que ses peines ne conduisent pas au repentir, cherchant constamment à rendre les hommes éternellement malheureux »4. Ce qu’il faut retenir du concept de diable, c’est l’idée que la méchanceté est considérée comme quelque chose d’absolu, comme un prédicat réel, qui supprime l’idée du bien dans la résolution ou manière d’être (Gesinnung), et qui consiste dans une manière d’agir qui est à l’opposé du devoir moral. À ce titre, l’intention méchante, qui doit être ramenée au sujet, présente les trois caractéristiques suivantes : la singularité, car « la maxime selon laquelle tu agis ne concerne que toi et rend impossible que, hors de toi, quelqu’un d’autre puisse la suivre »5, ce qui contredit de façon manifeste l’exigence d’universalité imposée à la maxime, par l’impératif moral kantien ; ensuite, l’intérêt propre qui rapporte la maxime uniquement au seul sujet et révèle ainsi un égoïsme radical ; enfin, la liberté absolue qui prend la forme d’un penchant illimité à partir duquel le sujet considère tout le reste comme un moyen en vue de son usage. Ce caractère, par opposition à la loi qui a une validité universelle, adopte alors pour maxime une proposition qui se formule en ces termes : « Je veux agir de telle sorte que mon Moi soit le seul but de mon action et apparaisse comme le seul être libre.6 » Par conséquent, l’idéal de moralité est l’opposé réel de l’idéal de méchanceté, à la différence que le premier permet au sujet d’agir uniquement selon des principes formels, tandis que le second le conduit à agir selon des principes matériels. Or, Erhard considère que cette distinction entre la forme, qui relève d’une législation universelle a priori, et la matière, qui renvoie à une condition empirique, est applicable au rapport entre l’éthique et le droit. En effet, « un droit est la capacité d’agir d’après des maximes matérielles sans qu’autrui soit légitimé à s’y opposer par la violence »7. Le principe du droit qui fonde une réciprocité d’actions entre les individus s’applique exclusivement à la liberté extérieure et, de ce point de vue, il n’est aucunement requis que l’action juridique réponde à une intention vertueuse : l’action conforme à la légalité adopte des maximes matérielles, ce qui implique que la « parfaite obéissance aux lois du droit positif n’est donc pas la preuve d’une intention morale, car elle peut naître de la crainte de donner à autrui un exemple de déviation »8. La législation juridique fait abstraction des mobiles comme principes déterminants de l’arbitre, rappelant ainsi la définition kantienne du droit strict. Cela explique pour quelle raison Erhard pense que le sujet juridique « pourrait être le diable lui-même »9, car la rigoureuse application du droit n’est jamais une preuve de la bonté morale. Entrer dans un état civil juridique et se soumettre à une législation contraignante n’a de sens pour un être diabolique que dans la mesure où la société politique permet « d’empêcher que l’intention mauvaise ne s’exprime dans ses actes »10 et de défendre par là son intérêt.
3La position kantienne, à travers l’exemple du peuple de démons, semble s’inscrire dans la même finalité que celle d’Erhard : montrer que la soumission au droit ne requiert pas, de la part des individus, une intention éthique, ce qui engendre au sein de la société civile, une hétérogénéité entre le droit qui organise l’état civil et l’éthique qui en reste à l’état de nature. Dans une note sur le régicide au § 49, A, de la « Doctrine universelle du droit », Kant reprend implicitement le concept de diable exposé dans l’Apologie du diable, afin de considérer le cas d’un criminel qui commet son forfait en prenant la méchanceté comme « la maxime d’une règle prise pour objective »11. Dans une telle hypothèse, l’individu ne se limite pas à dévier de la loi morale, il adopte comme règle d’action le rejet de toute autorité morale donnée par sa raison. Sa maxime n’est pas de l’ordre du manquement mais de l’ordre du divorce avec la loi de la raison : « Elle est diamétralement opposée à la loi, en contradiction avec elle (hostilement en quelque sorte) »12, reconnaît Kant. Bien que de tels êtres appartiennent à « l’Idée d’une bande du mauvais principe comme ligue de ceux qui sont de son parti pour répandre le mal13 », ils ne sauraient présenter un problème impossible à résoudre pour une constitution. La législation juridique, et plus particulièrement le droit strict, ne donne des lois que pour les actions, sans prendre en compte la nature des motifs qui sont au principe de ces actions ; la contrainte exercée par l’État manifeste une efficacité pratique suffisante pour réduire les effets des mauvaises intentions du point de vue de la liberté extérieure. La coexistence extérieure d’individus déterminés par une intention au mal devient possible dans la sphère juridique : le droit civilise l’action des individus sans exiger de leur part de sortir d’un état de nature éthique. Toutefois, une divergence se présente entre ces deux auteurs : en reprenant l’exemple du peuple de démons, Kant, à la différence d’Erhard, ne cherche pas à marquer l’autonomie et la positivité du droit face à l’éthique, mais simplement leur hétérogénéité. La théorie juridique et la théorie éthique dans la pensée de Kant sont déduites d’un fondement commun, à savoir l’impératif catégorique. Ce qui signifie que le droit, comme loi de liberté, est, au même titre que l’éthique, une loi morale, et se présente comme une juridiction rationnelle normative qui s’oppose au droit statutaire ou droit positif auquel se réfère Erhard. Cette hétérogénéité n’a pas pour finalité d’établir une indépendance radicale du droit par rapport à l’éthique, mais de montrer qu’au sein d’un développement téléologique de la raison, ils ne peuvent s’identifier. Leur relation est d’ordre téléologique et la priorité du droit ne s’explique que parce que le moment du droit est à la fois la condition qui permet de sortir de l’état de nature pour constituer un corps commun juridique et le moyen de son propre dépassement vers un corps commun éthique.
4Une coexistence extérieure d’êtres qui rejettent toute autorité morale est donc possible. Kant entend par là proposer les conditions d’un État minimal qu’il ne faut pas confondre avec un État républicain : cet État minimal, inscrit dans l’ordre de l’expérience, instaure un ordre commun et des lois légales contraignantes qui n’ont pas pour fin de moraliser les hommes, mais de les inscrire dans une communauté juridique qui garantit à chacun la sécurité et ce qui lui revient de droit ; l’État républicain, dont le concept est celui du fondement idéal de l’État, est une constitution civile parfaite, conforme à l’Idée du droit sacré des hommes, qui établit une union collective des volontés morales. Cela ne signifie pas pour autant que Kant réduise les hommes à des êtres diaboliques : l’homme, par sa disposition (Anlage) au bien, conserve la possibilité d’une révolution de sa maxime suprême, afin de transformer son penchant (Hang) au mal en un penchant au bien. La malignité de la nature humaine ne fait pas de l’homme un être diabolique qui adopte le mal comme mobile de ses actions. La méchanceté, bien qu’elle puisse être conçue par la raison comme un absolu, n’est pas une propriété du caractère de l’homme. Celui-ci est un être intermédiaire qui n’occupe ni l’enfer ni le ciel : « S’il peut se faire qu’emporté par le dégoût on nomme certains d’entre eux diaboliques tout de même qu’on pourrait appeler vertus angéliques leurs contraires, ces deux concepts ne sont pourtant que les Idées d’un maximum conçu comme mesure servant à la comparaison des degrés de moralité. »14 L’homme n’approuve jamais le mal dans sa propre personne car la méchanceté résulte d’une déviance à l’égard de la loi morale15. Le concept d’un être diabolique n’est pas applicable à l’homme car cela ne ferait plus de lui un être libre. C’est pourquoi, dans la note sur le régicide, Kant réfute l’hypothèse d’un criminel qui ferait preuve de méchanceté gratuite : le criminel transgresse la loi de la raison, tout en reconnaissant son autorité, en tant qu’être libre, responsable de son acte16.
5Par conséquent, l’exemple du peuple de démons est une hyperbole dont la visée est de montrer que, même relativement à des êtres voués au mal, la constitution, par la contrainte publique, neutralise, sur le plan de la liberté extérieure, les effets pervers. Les êtres humains ne sont pas des êtres diaboliques, mais cela ne signifie pas, pour autant, que les hommes, dans un état civil, soient sortis d’un état de nature éthique. Kant suggère que cet État minimal, en tant qu’il est la condition d’une coexistence des libertés sans être encore conforme à l’idée pure du droit, est aussi celui de la dissimulation, chaque individu cachant ses intentions égoïstes par rapport à l’autre, révélant ainsi un « fonds de perversité qui paraît enraciné dans les hommes, réunis en société »17. Au sein de l’État, l’état de nature éthique est voilé par la contrainte des lois civiles, sans pour autant qu’il soit supprimé, inscrivant les citoyens dans une apparence de moralité. Il s’agit de montrer que la vie en communauté dans un état civil est le moteur d’une falsification perverse des principes de la moralité. La civilisation de l’homme s’accompagne d’une artificialisation des passions et d’une dissimulation des intentions véritables de chacun : « L’envie, la soif de domination, la cupidité et les inclinations haineuses qui s’y relient troublent aussitôt sa nature, en elle-même suffisante, lorsqu’il se trouve entre les hommes. »18 Dans un état de communauté, les hommes se corrompent réciproquement dans leur disposition (Anlage) au bien, manifestant un penchant (Hang) au mal, les uns envers les autres. La thèse selon laquelle la vie en société réduit la moralité à une apparence trouve sa genèse dans la réflexion de Rousseau, dont les textes les plus représentatifs sont extraits de la « Seconde partie » du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) et du livre IV de l’Émile ou de l’éducation (1762). Il convient de relire ces analyses afin d’élucider le propos kantien et de montrer comment l’auteur de la Métaphysique des mœurs parvient à dépasser la pensée de Rousseau en donnant à cette apparence un sens positif. Rousseau n’envisage pas les passions comme une perversion de la nature de l’homme qu’il faudrait empêcher ou anéantir. Au contraire, les passions sont les principaux instruments de notre conservation19. Toutefois, il convient d’opérer une distinction entre la source naturelle de nos passions et les passions produites par des « causes étrangères sans lesquelles elles n’auraient jamais lieu »20. La passion naturelle « primitive, innée, antérieure à tout autre »21 est l’amour de soi. Celui-ci est toujours bon et utile car il assure notre conservation et dans la mesure où il ne se rapporte pas de façon nécessaire à autrui, il est « naturellement indifférent »22. Cela suggère alors que l’amour de soi ne devient bon ou mauvais que par l’application et l’usage qui en est fait. Or, c’est en raison d’une mauvaise application que l’amour de soi dérive en amour-propre. Dans la note XV de l’œuvre de 1755, l’auteur avertit qu’il ne faut pas confondre l’amour de soi et l’amour-propre sous peine de ne pas comprendre la modification qui entraîne l’artificialisation des passions. L’amour de soi est un sentiment naturel qui conduit tout animal à veiller à sa conservation et qui, « dirigé dans l’homme par la raison et modifié par la pitié, produit l’humanité et la vertu »23. Au contraire, l’amour-propre n’est pas naturellement indifférent, car il s’agit d’un sentiment qui naît de la comparaison que chacun établit avec tous les autres et « qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre »24. C’est un sentiment factice qui naît avec la vie en société et qui n’exprime rien qui appartienne à l’état primitif de l’homme. Cette distinction entre passion naturelle et passion factice renvoie à deux types de dépendances : dans l’amour de soi, l’individu établit une dépendance aux choses, à ce qui est de la nature, dépourvue de toute référence morale, ce qui explique que cette dépendance ne porte pas atteinte à la liberté de l’homme et n’engendre aucun vice ; l’amour-propre est la marque d’une dépendance désordonnée aux hommes et à la société. Ce dérèglement des passions a sa source dans le développement de l’imagination25 : « Ce sont les erreurs de l’imagination qui transforment en vices les passions de tous les êtres bornés. »26 Cette imagination, qui ne se développe qu’avec la sensibilité sexuelle, pousse l’individu à jeter son regard sur ses semblables et à se comparer avec eux, animé par le désir de conquérir « la première place »27. La conséquence de cette dérive est double : l’individu, en regardant les autres et en voulant être regardé soi-même, réduit l’estime publique à un prix28, et introduit par là le vice. La relation aux autres est pervertie par l’affirmation de son amour-propre créant ainsi des sentiments comparatifs, tels que la vanité, le mépris, la honte et l’envie. Cela est d’importance, car la transformation de l’amour de soi en amour-propre caractérise le passage d’une égalité de fait réelle et indestructible dans l’état primitif, à une égalité de droit qui est, en réalité, « chimérique et vaine » dans l’état civil29. Dans l’ordre civil, les moyens utilisés pour maintenir l’égalité, à savoir la loi et la force publiques, servent également à la détruire, l’intérêt public étant sacrifié au bénéfice de l’intérêt privé. La deuxième conséquence de cette relation comparative consiste à introduire, au sein de l’état civil, une contradiction entre « l’apparence et la réalité »30. Les seules qualités qui sont susceptibles d’attirer l’attention de la société sont celles qui marquent une supériorité, comme par exemple la quantité de biens dont l’individu dispose, le pouvoir de servir ou de nuire ainsi que la vivacité de l’esprit, la beauté, le talent. Il ne s’agit pas de posséder réellement ces qualités, mais bien plutôt d’en donner l’illusion, faisant ainsi passer le paraître pour l’être lui-même : « Être et paraître, conclut Rousseau, devinrent deux choses tout à fait différentes ; et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège. »31 C’est cette dépendance au regard de l’autre qui exprime la faiblesse de l’homme, faiblesse qui le conduit à se rendre sociable et à donner l’illusion de ce qu’il est, pour être apprécié pour ce qu’il n’est pas.
6Cette lecture des textes de Rousseau trouve un important écho dans la réflexion kantienne, en ce qu’elle fonde l’hétérogénéité qui se manifeste au sein de l’état civil, entre le droit et l’éthique. L’idée que la légalité ne témoigne en rien de la moralité de l’individu est manifeste dans l’étude des formes de civilité. Dans le chapitre « Vertus sociales » des Leçons d’éthique, Kant, fidèle sur ce point à Rousseau, remarque que les formes de civilité ne donnent qu’une apparence de la moralité. Des qualités telles que la loquacité, la politesse, la convenance n’exigent aucun effort sur soi et aucun sacrifice, et ne manifestent donc aucune résolution véritablement morale : « Ces qualités ne contribuent à rien de plus qu’au plaisir et à l’agrément des fréquentations sociales. »32 L’avertissement de Kant est clair à cet égard : il ne faut pas confondre les vertus de société avec la véritable vertu, sous peine de confondre ce qui n’est que de la menue monnaie avec de l’or véritable. Les formes de civilité ne sont que des « dehors ou accessoires (parerga) », une des pures formes sans contenu qui instaurent une distance entre le signe et la chose signifiée. Dans un échange de civilité, ce qui est échangé n’est pas réel, c’est une enveloppe sans contenu. À la différence du devoir moral qui est imposé à l’arbitre sous la forme d’un impératif catégorique, les vertus de société obéissent à un impératif hypothétique, à une relation de principe à conséquence, dans laquelle la vertu est réduite à un moyen en vue d’une fin qui lui est extérieure et qui n’exprime aucune intériorité morale : « Si je veux avoir une bonne renommée, alors je dois être agréable en société. » Le meilleur exemple est sans doute celui qui concerne la manière de présenter sa propre personne avec goût33. Cette attitude suppose bien un état de relation sociale car le goût comporte une prédisposition, affectée de plaisir, à éprouver en communauté une satisfaction. Le goût se concilie ici aisément avec l’apparence, mais non avec le principe de la morale. Cet état n’est pas toujours un état de sociabilité par lequel chacun cherche à participer au plaisir d’autrui, car il peut relever d’une pure rivalité à travers laquelle s’affirme, sous le masque de la civilité, l’amour-propre (philautia) de l’individu qui se définit comme une « immodestie concernant la revendication d’être aimé des autres. »34 Cependant, l’étude kantienne relative aux formes de civilité ne saurait se réduire à la seule critique négative. L’intérêt de cette analyse est d’expliquer que les formes de civilité ne doivent pas être réduites, comme le pense l’auteur de l’Émile, à une hypocrisie sociale, à un jeu de dissimulation. Bien au contraire, elles agissent comme un moyen de civiliser l’homme et de rendre la vertu plus aimable. Kant reconnaît qu’il existe dans la nature humaine une certaine fausseté, mais comme ce qui vient de la nature est destiné à un progrès vers le mieux, la dissimulation des intentions contribue à faire sortir l’homme de l’état de barbarie. L’inclination à cacher ses sentiments et à prendre en société une apparence avantageuse introduit provisoirement l’être naturel raisonnable dans un état de civilisation35. Les formes de civilité ne sont qu’une apparence de la moralité au sens où elles lui sont conformes extérieurement, ce qui les rapproche davantage de la légalité dans laquelle l’action reste conforme au devoir, sans pour autant être accomplie par devoir. L’apparence permise au sein de cet état de société est « une sorte de non-vérité »36, car elle ne renvoie pas à une intériorité morale, mais elle n’est pas pour autant un mensonge : « C’est une incitation à des plaisirs idéaux, poursuit Kant, dont l’objet ne se trouve pas dans les choses. »
7Le paraître en société n’est légitime que dans la mesure où il n’est pas encouragé pour lui-même. C’est une apparence qui s’accorde avec le beau et, sans être l’expression d’un noble cœur, le sentiment qu’elle manifeste révèle un bon cœur capable de ressentir une compassion sincère avec le malheur d’autrui37. La politesse qui contient dans sa racine polis l’idée de la cité, rend les hommes civilisés et la société plus agréable, mais l’intérêt majeur de cette tendance à la promotion extérieure de la moralité réside dans sa fonction pédagogique. Au moyen de cette belle apparence, l’homme inspire aux autres la considération de ne pas s’abandonner à la vulgarité. Ce point est décisif en ce qu’il confère à la comparaison que l’individu établit avec les autres un caractère positif. Alors que Rousseau envisage la comparaison comme une dépendance désordonnée et corruptrice de la moralité, Kant fait de la comparaison un élément d’émulation entre les individus, chacun rivalisant de civilité et de bienséance dans ses rapports à autrui en société. Cette extériorité, par la force de l’habitude, tend à s’intérioriser jusqu’à ce l’individu conçoive la vertu elle-même comme une disposition d’esprit. Kant est explicite à ce sujet, lorsqu’il remarque que « l’effort que nous faisons pour paraître bons finit par nous rendre bons en réalité »38. En reprenant l’exemple du goût, force est de reconnaître que celui-ci n’est plus seulement un moyen utilisé pour être estimé en société. Le goût est la moralité dans sa manifestation extérieure, car il concilie l’apparence de la vertu et une inclination à accorder une valeur morale à ce qui n’est qu’extérieur39. Il est alors possible de comprendre pourquoi la nature, en implantant chez l’homme un penchant à se laisser tromper, sauve du même coup la vertu. L’apparence de la moralité inhérente aux vertus de société ne se limite pas à faire sortir les hommes de leur état de nature, elle les encourage et stimule à la vertu.
2. Le fondement idéal de l’État comme norme et comme tâche à accomplir
8À ce point de notre recherche, le concept d’état civil établit une hétérogénéité entre le droit et l’éthique. Sur le plan juridique, les lois communes extérieures et la contrainte légale enchaînent, à l’intérieur de l’État, les penchants qui conduisent à des actes réciproques de violence. Cela ne signifie pas pour autant que, sur le plan éthique, la contrainte des lois civiles soit susceptible de réformer l’intériorité des citoyens et de soumettre leur conduite aux principes de la moralité. La communauté juridique, sous les formes de civilité, renvoie à un état de dissimulation. Bien que ces vertus de société aient une fonction pédagogique, la question qui se pose est de savoir si cette hétérogénéité dans l’état civil se révèle indépassable. Cette difficulté soulève une alternative qu’il sera nécessaire d’étudier de façon rigoureuse : soit l’état civil se réduit à une rationalité technique capable de faire coexister les individus en puisant ses maximes dans l’expérience, auquel cas aucun passage n’est envisageable entre le réel et l’idéalité, entre une doctrine du droit statutaire et une doctrine du droit pur ; soit la réflexion kantienne propose une dynamique entre le réel et l’idéalité juridique, afin de penser un progrès légal des institutions qui se donne pour horizon un corps commun éthique. Ce qui est au centre de cette relation, c’est la possibilité d’un accord entre la politique et la morale, à savoir entre l’art de se servir du mécanisme de la nature pour gouverner les hommes, et une théorie pure du droit établie par les principes a priori de la raison.
9L’alternative qui se présente à notre recherche est développée dans 1’« Appendice I » du Projet de paix perpétuelle. Du point de vue historico-téléologique, l’état civil, dont la fondation réelle s’exprime par la violence et la force, est un concept empirique qui résulte d’un « simple mécanisme de la nature »40. La nature, en se servant de l’antagonisme qui surgit entre les penchants égoïstes de chacun, conduit les hommes à entrer dans un état constitutionnel, dont l’avènement phénoménal s’accomplit dans l’Histoire. Considérant la violence fondatrice de l’État, il convient de distinguer le concept empirique de l’état civil de son concept purement juridique qui relève de l’idéalité du droit, d’un système de lois normatives a priori déduites de la raison d’après lequel se constitue un rapport mutuel entre les individus pris comme peuple. En prenant les maximes de sa constitution dans l’expérience elle-même, le concept d’un tel état civil est dépendant de l’arbitraire du pouvoir qui fait du droit statutaire une œuvre purement mécanique. Cette dépendance aux rapports sensibles a pour conséquence de réduire la science pratique à une politique qui exclut toute référence à l’idéalité du droit comprise comme morale, plus précisément aux concepts a priori du droit public, pour se fonder sur « de simples artifices de prudence »41. Le terme allemand Klugheit, traduit ici par « prudence », doit être entendu selon le sens qu’en donne Kant dans la Critique de la faculté de juger, à savoir l’habileté d’un homme capable d’agir sur ses semblables et de les employer à ses fins42. La politique, comprise comme ensemble de règles technico-pratiques, rompt radicalement avec la morale pour s’affirmer comme mécanisme qui consiste dans l’habileté à pouvoir utiliser des hommes libres, jusque dans la disposition de leur nature et de leurs inclinations, au service de l’intérêt personnel de l’homme d’État. Cette figure de la morale politique rabaisse la morale elle-même au rang d’une technique, relative à la possibilité des choses selon les concepts de la nature et non selon les concepts de la liberté. Il s’agit de penser une théorie des moyens les plus avantageux pour ceux qui détiennent le pouvoir, à partir des notions de l’expérience, donnant lieu ainsi à des constitutions historiques. En l’absence d’un système normatif juridique posé a priori, cette politique technique est contraire au droit de nature (Naturrecht), au droit sacré des hommes déduit de la raison. Il s’ensuit qu’à travers ce désaccord entre la politique et la morale, l’état civil ne peut être envisagé qu’en termes empiriques. La réunion des volontés particulières est une sommation des individus au sein de laquelle chaque associé n’est qu’un accident qui subsiste à l’intérieur de la société. Ce qu’il manque à ce concept empirique pour s’affirmer comme une union collective des volontés, c’est que chaque volonté soit une partie de la volonté commune, chacune étant ainsi gouvernée par la volonté de la totalité dans la mesure où sa propre volonté est liée à celle des autres. Or, cela n’est pensable qu’en soumettant la politique aux exigences d’une théorie rationnelle du droit. L’impossibilité d’un passage entre le réel et l’idéalité condamne toute idée de réforme progressive d’une politique, tournée vers l’histoire et poursuivant des buts matériels. Le moraliste politique, en se donnant comme horizon un concept empirique de l’état civil, inscrit les relations interétatiques dans un état de nature car, « l’un manquant à son devoir envers l’autre tout aussi mal intentionné à son égard, il est dans l’ordre qu’ils s’entre-détruisent »43. Sans une norme rationnelle du droit public, les États dans leurs relations extérieures sont incapables de dépasser les rapports sensibles dans lesquels s’expriment les penchants intéressés de chaque homme d’État : l’exercice de la politique est alors une violation même du droit.
10Or, le projet kantien de réconcilier la politique avec la morale, afin de poser les conditions nécessaires à une réforme progressive de la politique elle-même, n’est concevable qu’en opérant une tension dynamique entre le réel et l’idéalité juridique. Il s’agit de penser une théorie pure du droit qu’il revient au réel de prendre comme système normatif et comme devoir à accomplir. Du point de vue rationnel normatif, une politique est morale au sens où elle adopte pour les maximes les principes juridiques a priori déduits de la raison. L’idéalité juridique est un devoir inconditionnel qu’il faut s’efforcer de réaliser dans le réel, du point de vue historico-téléologique. La dynamique est ainsi établie : le réel ne progresse vers le mieux qu’en se donnant comme horizon un système normatif rationnel, et l’idéalité du droit valable universellement ne trouve son application que dans un progrès légal historique des institutions. Répondre à une telle exigence revient à fonder la pratique politique sur les principes a priori d’une théorie du droit et d’en exclure tout principe matériel. Toute pratique politique qui se laisse déterminer par des maximes matérielles convertit le problème de la liberté, à savoir celui d’une coexistence extérieure des libertés, en une question technico-pratique dont la nécessité est toujours conditionnelle. La politique devient par là un état passif : chaque nouvelle constitution n’est établie qu’à partir de normes historiques et empiriques, alors qu’il s’agit de rechercher activement une meilleure constitution d’après les seuls concepts de la raison, et par conséquent de sortir du passé pour opérer un progrès vers le mieux44. Sans cette activité de la raison, le droit public n’est « qu’un mot vide de sens, qui ne désigne que des actes conventionnels, conclus avec la restriction mentale de leur violation »45. La réconciliation de la politique avec la morale comme théorie pure du droit exige de faire abstraction de tous les rapports sensibles et de ne se déterminer qu’à partir du principe formel déduit de la raison. La condition sous laquelle la liberté peut s’exercer du dehors réside dans l’autorité d’une raison juridique qui s’impose à l’homme sous la forme d’un impératif catégorique, à savoir comme un devoir inconditionné et premier. Le système juridique rationnel est normatif et permet à ce titre, pour le politique moral, de déterminer de façon précise les progrès à accomplir aussi bien dans la constitution d’un État que dans les relations interétatiques46. L’écart entre le réel et l’idéalité doit être conçu comme une tension dynamique du premier vers le second. C’est pourquoi, il n’y a aucun sens pour Kant à prétendre qu’un peuple qui s’efforce d’élaborer les principes juridiques de sa liberté légale n’est pas mûr pour une telle tâche. Par un tel prétexte, l’homme d’État porte atteinte à la dignité même de l’homme, créé par Dieu pour la liberté, et qui ne peut progresser que par l’exercice même de cette liberté. « On ne peut pas mûrir pour la liberté, insiste Kant, si l’on n’a pas été préalablement mis en liberté (on doit être libre pour se servir utilement de ses forces dans la liberté). »47 La raison humaine, par l’activité qu’elle déploie et par le mécanisme de la nature, contribue à un progrès légal, même si celui-ci, dans ses premières tentatives, rencontre des entraves.
11À présent que l’idéalité juridique est comprise comme système de principes a priori pour toute constitution historique, il est judicieux de cerner ses fondements afin de mesurer toute sa dimension normative, et de comprendre par là le fondement idéal de l’État. Le concept empirique de l’état civil légifère selon les principes d’un droit statutaire, autrement dit, d’après les lois qui déterminent ce qui est permis et défendu juridiquement, promulguées par une volonté particulière qui est celle du souverain. Or, l’intérêt de la réflexion kantienne, à travers la distinction entre le droit statutaire et le droit rationnel, est de soutenir qu’« aucune volonté particulière ne peut donc être législatrice pour une communauté »48, sous peine d’établir une législation injuste, contraire aux principes a priori du droit. Ce principe repose sur la prémisse selon laquelle « il n’y a qu’envers soi-même que personne ne peut commettre d’injustice »49. En agissant contre soi, l’individu ne commet aucune injustice, car cet acte est accompli avec son consentement, ce qui n’est plus le cas lorsque celui qui agit et décide est autre que soi, car rien ne garantit que l’action ne favorise son intérêt strictement personnel, au détriment de soi. La liberté légale, pour éviter toute injustice, doit se présenter comme la condition pour tout sujet de devenir co-législateur, à savoir que chaque sujet adopte comme loi une législation qui soit à la fois universelle, valable pour toute volonté générale, et également sa propre loi : « Tous décident au sujet de tous et par conséquent chacun à son propre sujet. »50 Cela implique que l’idéal de toute législation naît du peuple tout entier, du peuple universellement unifié51 auquel appartient le pouvoir législatif, ceci afin que la loi imposée ne fasse de tort à personne. Cette norme de constitution de l’État en tant qu’idée répond ainsi à une double nécessité. En premier lieu, toute législation doit nécessairement tendre vers la réalisation de l’autonomie générale. C’est pourquoi, la nécessité des lois publiques ne doit pas être conditionnelle, soumise à l’autorité d’une volonté particulière qui se détermine selon des maximes matérielles. C’est une nécessité inconditionnelle déduite de la raison, qui exige la fondation d’un État à partir de l’idée d’une volonté générale unie du peuple, afin que la constitution de cet État soit conforme à une théorie du droit. Ensuite, cette loi fondamentale doit nécessairement éviter de donner à une personne particulière un droit sur ce qui concerne autrui, afin d’assurer à chacun le sien extérieur. La constitution civile est un état juridique qui rend toute acquisition péremptoire sous l’autorité du droit public, sans fixer ni déterminer cette propriété. Il s’ensuit que les biens des personnes particulières n’appartiennent pas au souverain52 en tant que possessions privées. Le souverain (Beherrscher)53 est le propriétaire suprême de la multitude de ses sujets sur le mode d’un droit personnel et il garantit par son pouvoir la propriété privée selon les principes formels de la répartition du sol. Rappelons que la théorie juridique kantienne pose la propriété antérieurement à tout pouvoir et à toute société, et que le droit public rend effective l’acquisition, sans pour cela la fixer ou la déterminer. Ainsi, du point de vue de la propriété privée, le souverain ne possède rien en propre hors de lui-même ; il ne possède aucun territoire, « des terres pour son usage privé »54, afin de ne pas convertir le propriétaire suprême (Obereigentümer) en personne particulière qui fait un usage privé du territoire. Dans la Réflexion 7976, l’auteur précise les termes de son argumentation : de même que le peuple tout entier n’a pas le droit de prendre de dispositions concernant un territoire particulier qu’il ne pourrait simultanément s’imposer à lui-même, le souverain ne peut revendiquer la propriété du sol sans en même temps la partager avec tous. Il s’agit d’éviter de dériver les droits sur les choses, qui sont ceux du souverain (jura in re), du droit du territoire (jus territorii). Si tel était le cas, ce serait une violation du droit privé selon lequel « le territoire ne peut être occupé originellement que par des particuliers et non par la société »55. Affirmer que le souverain possède tout n’a de sens qu’en considérant que le territoire lui appartient universellement et non singulièrement, dans la mesure où lui est assigné le droit de répartir à chacun le sien. Le propriétaire suprême est une idée de l’union civile, condition qui rend concevable la propriété privée de tout individu, sous le pouvoir d’un possesseur universel56.
12Cette coalition de toutes les volontés particulières en une volonté commune et publique, à partir de laquelle doit se constituer l’État en tant qu’idée, est un contrat originaire (ursprüngliche Kontrakt)57. C’est la simple idée de cette volonté générale unie du peuple qui opère le passage de l’état de nature au concept juridique de l’état civil, par lequel le peuple se constitue en État. Ce passage inscrit la liberté de l’individu qui, à l’état de nature, n’est qu’un simple pouvoir de choisir, dans une autonomie générale au sein de laquelle la loi extérieure publique, valable pour toute volonté générale, émerge de sa propre volonté législatrice : le sujet devient par là un colégislateur. Un être doué de liberté ne peut donc accepter « en vertu du principe formel de son arbitre, nul autre gouvernement, pour le peuple auquel il appartient, qu’un gouvernement dans lequel ce peuple participe au pouvoir »58. Ce contrat déduit de la raison est a priori et normatif, de façon à revendiquer une unité collective des volontés qui puisse servir de fil conducteur (norma) à toute unification effective en vue de la constitution d’un État59. Dans ces conditions, ce contrat originaire « n’a absolument pas à être nécessairement présupposé comme un fait »60. La position de Kant à cet égard est même plus ferme, car le contrat n’a de sens normatif rationnel qu’à la condition d’exclure toute dimension empirique de son concept. Cela revient à rejeter toute interprétation eudémoniste et historique du contrat. Le droit des hommes doit nécessairement précéder tout bien-être, considéré comme élément matériel du vouloir et qui, en tant que tel, est incapable de prétendre à un statut normatif. Kant apporte une nuance à cet argument, en insistant sur la nécessité de produire des lois qui tendent au bonheur, lorsque par ce moyen l’état juridique est garanti contre les ennemis extérieurs. Le bien-être n’est pas ici la fin de l’institution de l’État, mais plutôt une règle technico-pratique pour permettre au peuple, en temps de menace, de se constituer en corps commun (gemeines Wesen)61. Cela suppose donc qu’il s’agit d’un état provisoire. De même, le contrat originaire ne peut en aucun cas être un fait historique. Comme nous l’avons vu précédemment, non seulement il est impossible de remonter au premier commencement d’une société, mais de plus la recherche d’un tel fait est une violation des lois normatives de la raison en ce qu’elle est accomplie en vue de contester l’autorité même de la raison. Contre de telles conceptions, Kant pose le contrat originaire comme une « simple idée de la raison »62, excluant par là toute origine temporelle pour lui conférer une origine strictement rationnelle. Cette coalition originaire des volontés est une norme, un principe (principium), un modèle (exemplar) du droit de l’État. Le postulat du droit public, en posant le passage à l’état constitutionnel comme un devoir, rend nécessaire l’idée d’un pacte ayant une origine rationnelle afin de conférer aux institutions externes une norme juridiquement rationnelle. Un tel contrat se donne pour tâche d’assurer le salut public63 qui réside dans l’exercice d’une liberté d’après des lois universellement valables, laissant ainsi à chacun le soin de choisir les voies de son salut privé. C’est pourquoi, ce contrat doit être déduit « d’idées et non de faits (jadis), ni des fondements de la prospérité (flores) de l’État, c’est-à-dire du bien-être »64.
13L’intérêt du contrat originaire réside dans sa réalité normative indubitable qui s’exerce à l’égard de la personne qui légifère. Le législateur a l’obligation d’instituer des lois de telle façon qu’elles puissent être conçues comme émanant de la volonté générale unie et de considérer chaque citoyen comme colégislateur. « C’est la pierre de touche de la conformité au droit de toute loi publique »65, insiste Kant. C’est un Richtmaß, un « étalon infaillible »66 a priori, pour évaluer si la loi appliquée dans l’expérience est en accord avec les principes du droit. En confrontant l’exercice de la politique avec cet horizon moral du droit, le législateur est en mesure de rendre compte de l’écart entre le réel et l’idéalité, et d’amender ainsi les défauts des constitutions existantes. Cette conformité de la loi instituée au droit rationnel se mesure à l’assentiment a priori que le peuple octroie à cette même loi. Si la loi est telle qu’elle se révèle impossible qu’un peuple tout entier comme volonté générale lui donne son assentiment, alors celle-ci est injuste et contraire au droit. Il suffit que cet assentiment soit « seulement possible »67, ce qui indique que Kant se place du point de vue de celui qui légifère et non du point de vue des sujets, car ces derniers, du fait même que leur état d’esprit est soumis à des intérêts pathologiques, sont capables de refuser l’assentiment à une loi qui est pourtant conforme au droit rationnel. De cette réalité normative découle une forme constitutionnelle conforme à la théorie du droit qui est celle du républicanisme : « La seule constitution qui résulte de l’idée du pacte social, sur lequel doit se fonder toute bonne législation d’un peuple, est la constitution républicaine. »68 Les principes d’un tel mode de gouvernement répondent aux exigences d’un droit rationnel. En premier lieu, la constitution républicaine est compatible « avec la liberté qui convient à tous les membres d’une société, en qualité d’hommes »69. Ses principes, déduits de la raison, établissent une coexistence des libertés extérieures d’après des lois universellement valables, assurant à chacun l’effectivité de son droit privé. Ensuite, cette forme constitutionnelle impose « la soumission de tous à une législation commune, comme sujets »70. Afin que chacun sorte de l’état de nature dans lequel il n’en fait qu’à sa tête et qu’il s’unisse à tous les autres, il est nécessaire d’établir une relation de subordination entre l’autorité suprême et ses sujets. C’est précisément en l’absence d’une relation de compagnonnage (Mitgenossenschaft) et par l’établissement d’une même législation qui se substitue au droit de se défendre de chaque individu, qu’une véritable relation de coordination devient possible entre les sujets. Enfin, le républicanisme est en accord « avec le droit d’égalité, qu’ils ont tous, comme membres de l’État »71. Chaque membre de la communauté politique (Gemeinwesen) a des droits de contrainte, dont seul le souverain est exempt, à l’égard de tous les autres membres. Il ne s’agit pas ici d’une égalité économique mais d’une égalité juridique, en tant qu’expression de la volonté générale, qui est unique et concerne seulement la forme de la législation. C’est une égalité selon le droit car « personne ne peut contraindre un autre autrement que par la loi publique »72.
14Il ne faut pas conclure, à partir de la constitution républicaine, que la réflexion kantienne porte sur une typologie des gouvernements. L’auteur distingue explicitement les formes d’un État selon les personnes, à savoir la forme du souverain (forma imperii), de celles qui concernent le mode d’administration dans l’État, le mode de gouvernement (forma regiminis) dans lequel s’inscrit le républicanisme73. La question portant sur les types de gouvernement ne traite que des différentes façons dont la puissance suprême de l’État se rapporte à la volonté populaire. Ce rapport est « pensable de trois manières différentes »74 : selon l’autocratie, quand un seul dans l’État commande à tous, détenant ainsi le pouvoir suprême ; selon l’aristocratie, qui concerne un gouvernement dans lequel le pouvoir suprême revient à un nombre restreint de personnes ou à un conseil, qui commande à tous les autres ; et enfin, selon la démocratie, au sein de laquelle tous les membres de l’État commandent à chacun et par conséquent à eux-mêmes75. Or, l’analyse de Kant ne cherche pas à débattre sur ces différents types de gouvernement, mais sur la nature même du mode de gouvernement. Au § 52 de la « Doctrine universelle du droit », l’auteur précise cette nuance en considérant que les formes du souverain ne sont que la lettre de la législation originaire dans l’état civil, alors que la constitution républicaine est le mode de gouvernement conforme à son esprit. Dans la terminologie kantienne, la lettre (Buchstabe) de la loi s’applique à une action conforme à la loi mais qui n’a pas été faite pour la loi ; alors que l’esprit (Geist) de la loi renvoie à une action accomplie selon l’idée même du devoir présente dans l’intention76. Dans ce passage, la distinction entre la lettre et l’esprit du contrat originaire ne recouvre pas la distinction entre la légalité et la moralité, mais celle qui sépare le sensible du rationnel, à savoir les formes statutaires représentées par des personnes particulières, qui servent seulement à obtenir la soumission du peuple, de la forme rationnelle d’une constitution « où la loi commande par elle-même et ne dépend d’aucune personne particulière »77. Une remarque ajoutée en marge par Kant, dans une de ses réflexions, confirme cette interprétation. Il n’existe qu’un seul et unique concept d’une constitution étatique absolument pure, c’est l’idée d’une république comprise comme respublica noumenon, qui dans l’expérience, à savoir comme respublica phaenomenon, présente trois formes78. Cette tension entre le réel et l’idéalité permet aux gouvernants d’opérer des réformes et de tendre par des progrès continuels vers la constitution républicaine. Par conséquent, la véritable opposition dans le domaine politique ne se joue pas entre le mode de gouvernement et les types de gouvernement, car rien n’empêche dans ces réformes progressives de concevoir empiriquement des républiques autocratiques, aristocratiques ou démocratiques, qui ne sont à ce titre que des États dont le droit interne est provisoire et pas encore absolument juridique79. L’opposition porte sur deux modes de gouvernement suivant lesquels la « volonté générale du peuple a décidé que s’exercerait son pouvoir »80, à savoir le républicanisme comme ce qui est conforme à l’esprit du contrat originaire et le despotisme qui est une violation du droit. Le despotisme comme mode constitutionnel est l’exercice du pouvoir dans lequel la volonté particulière du chef (Regent) exécute ses propres lois et se substitue ainsi à la volonté publique81. Le danger du despotisme est de rendre absolument dépendant le mode d’administration de l’État d’une volonté particulière qui n’est limitée par aucune loi. Toute directive du pouvoir, qui en ce sens est arbitraire et contraire à la raison juridique, à l’égard de la volonté d’un autre ou du peuple lui-même, est de droit82. Le régent met l’administration de l’État au service de ses propres affaires, considérant la patrie comme une propriété. C’est contre un tel mode de gouvernement soumis à l’arbitraire du pouvoir que Kant pose le concept du républicanisme, une constitution fondée sur des principes juridiques rationnels. Rappelons en effet que l’exercice du pouvoir ne peut être soumis à des conditions empiriques et qu’aucune volonté particulière ne peut légiférer pour la communauté, au risque de rendre la politique contraire à la morale.
15Cela ne revient pas, pour autant, à faire du républicanisme une constitution démocratique. Bien au contraire, Kant condamne la forme de gouvernement démocratique en ce qu’elle se révèle nécessairement comme un despotisme. D’une part, de tous les types de gouvernement, la démocratie se présente comme la plus complexe83, car elle suppose que l’unité est toujours à faire : les volontés particulières doivent se constituer en peuple, ensuite les citoyens se donnent pour tâche de former une république, et enfin il devient nécessaire de se décider au sujet du souverain, qui est la volonté unifiée elle-même, afin de le placer à la tête de la Constitution. L’unité est d’autant plus difficile à réaliser, que chaque volonté dans la démocratie s’affirme comme son propre maître, ce qui, au mieux, produit une sommation des volontés mais non un peuple unifié. Toute représentation est impossible du fait du nombre des volontés qui commandent. Kant remarque judicieusement, contre la démocratie, que « plus le nombre des gouvernants est petit et leur représentation étendue, plus la constitution se rapproche du républicanisme et pourra y être portée par des réformes successives »84. D’autre part, dans un gouvernement démocratique, la volonté de tous n’est pas une volonté générale, c’est une volonté majoritaire où la plus grande partie peut décider contre la minorité dont l’avis est différent85. Cela introduit une injustice, car la volonté minoritaire est sous le joug d’un autre que soi qui décide pour le peuple entier. C’est le cas de la démocratie athénienne, établie sur une Constitution sans discernement, ayant le pouvoir de condamner un individu par le seul vote de la majorité des voix, et cela sans raisons juridiques conformes à des lois prescriptives86. La démocratie s’identifie au despotisme d’une volonté majoritaire et va à l’encontre de tout système représentatif : « La volonté de tous n’y est donc pas celle de tous : ce qui est contradictoire et opposé à la liberté. »87 C’est sur ce même argument, celui d’un État qui prive l’individu de sa liberté, que Kant fonde son opposition à toute conception paternaliste de l’État. La prétention d’un gouvernement paternel (imperium paternale) consiste à décider du bien-être du peuple et de contraindre ainsi chaque sujet à se comporter passivement face au jugement du chef de l’État, qui seul ordonne la façon dont ses sujets doivent être heureux88. Ce type de gouvernement est bien un despotisme en ce qu’il réduit ses sujets à un état de minorité qui désigne l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre89. Un tel mode d’administration est contraire à la liberté en tant qu’homme, dont le principe s’exprime dans la formule suivante : « Personne ne peut me contraindre à être heureux à sa manière. »90 La conséquence est que le sujet lui-même ne peut plus être considéré comme citoyen, puisqu’il n’est plus soumis aux lois de son indépendance personnelle qui lui permettrait de se posséder lui-même et de choisir les moyens de réaliser son bien-être. Le salut public, aux yeux d’un tel État, se confond avec le salut privé.
16Toute cette critique du despotisme se concentre sur l’impossibilité d’une véritable représentation. « Or, avance Kant, toute vraie république est et ne peut être rien d’autre qu’un système représentatif du peuple institué pour prendre en son nom, à travers l’union de tous les citoyens, soin de ses droits, par la médiation de leurs délégués (députés). »91 Kant pose ici les deux jalons contre toute forme de despotisme. Le premier est celui de la représentation : l’auteur ne cesse d’insister sur l’idée que l’absence d’un système représentatif rend tout gouvernement informe, autrement dit arbitraire et despotique92, et se sépare par là des conceptions de Rousseau. Toute l’argumentation de l’auteur du Contrat social vise à démontrer que la représentation est illégitime en ce qu’elle est usurpation de la souveraineté. La souveraineté est inaliénable, le peuple ne peut donc la transmettre, sans du même coup s’aliéner : « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. »93 Or, le concept de représentation, selon l’expression de Bernard Bourgeois, est d’abord celui d’« une négation de la simple présence ; c’est bien le peuple qui est souverain, mais en tant qu’il se pose comme souverain, il n’est plus simple peuple »94. L’unité des individus représentée n’est pas celle d’une sommation de volontés particulières. Dans son idéalité juridique qui se veut normative, Kant fait référence à une volonté générale unifiée originairement, ce qui implique que l’affirmation de cette volonté générale « est celle d’une idéalité seulement représentée »95. La volonté générale ne se constitue ainsi que par la négation de la volonté de tous, qui dans l’ordre de l’expérience ne renvoie en aucun cas à une volonté collective unifiée, sinon à une volonté majoritaire. Cette représentation est alors redoublée afin que cette idéalisation du peuple comme volonté générale s’incarne en la force physique du souverain compris comme unité de décision et d’action. Le caractère représentatif du souverain fait référence à sa position comme acteur unique du droit public, à sa condition de législateur qui assume le droit de contraindre les sujets et de garantir ainsi une relation juridique entre arbitres. De même que chez Hobbes, l’unité d’un peuple ne peut se fonder sur une réunion empirique des arbitres qui s’en tiennent uniquement à une multitude. Le passage au peuple n’est possible qu’au moyen de l’unité du représentant compris comme cause de réunion des volontés particulières96. Dans la pensée kantienne, ce représentant réside dans l’idée pure d’un chef d’État (Staatsoberhaupt) qui n’acquiert d’efficacité sur la volonté populaire qu’à travers la réalisation de cette souveraineté dans la personne physique. Toute réforme constitutionnelle devient alors possible, puisque le souverain efficient tend à exercer le pouvoir et à dicter les lois d’après l’idéalité même de la souveraineté.
17Le deuxième jalon réside dans la séparation des pouvoirs. La triplicité politique, à savoir le législatif, l’exécutif et le judiciaire, ne doit, au sein de la communauté humaine, se concentrer en une seule personne. Une telle unité n’est concevable que dans l’idée de Dieu compris comme une « triple personne selon les forces » et non comme « trois personnes, ce qui serait du polythéisme »97. À la différence de l’homme d’État, l’idée d’un Souverain moral du monde est une puissance supérieure dans laquelle la triplicité du pouvoir est réunie et pensée dans un seul et même être : Dieu est à la fois saint Législateur, bienveillant Souverain et Juge intègre98. Dans un État juridique, cette triplicité, en raison de l’intérêt pathologique qui affecte l’être naturel raisonnable et qui tend à favoriser son propre intérêt, doit nécessairement se diviser en trois personnes morales distinctes99. À première vue, tout semble indiquer que cette thèse n’est qu’une reprise de la théorie classique de Montesquieu en faveur de la séparation des pouvoirs, qui est la seule condition préservant de tout despotisme100. Or, comme le montre Fulda101, la pensée kantienne se distingue d’une telle conception dans la mesure où le summus imperans ne peut être conçu comme un pouvoir limité juridiquement par quelque chose qui lui serait extérieur. Si tel était le cas, la régression jusqu’à un pouvoir surmontant cette restriction deviendrait alors inévitable, ceci afin de supprimer la possibilité d’un état d’anarchie, contraire à tout droit. La difficulté que pose le texte kantien est lors de savoir comment conjuguer un pouvoir politique qui soit à la fois irrésistible (dont la puissance n’est bornée par rien d’extérieur), et conforme aux principes du droit. Le traitement de cette question, exposé dans la « Doctrine universelle du droit » du § 45 au § 49102, concerne l’État en tant qu’idée, ce qui signifie que la visée de Kant n’est pas tant de limiter le pouvoir du summus imperans que d’établir les conditions nécessaires afin que l’État acquière son autonomie, « c’est-à-dire se forme et se conserve lui-même d’après des lois de liberté »103. Il s’agit de penser les conditions a priori d’un appareil étatique conforme à la théorie du droit, et plus rigoureusement, de montrer que la mise en place d’une justice distributive n’est possible qu’à partir d’une répartition du pouvoir du droit public en trois personnes morales différentes, qui puissent rendre effectives les normes a priori posées par le droit privé. L’exercice des trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire, conçus « comme autant d’articulations de la volonté populaire unifiée émanant a priori de la raison »104, ne rend possible l’autonomie de l’État qu’au sein de l’unification de leur coordination et de leur subordination105. Il s’agit là d’une distinction et non d’une séparation radicale des pouvoirs. Cela est explicité par Kant dans un syllogisme pratique formulé au § 45 de la « Doctrine universelle du droit » : la majeure contient la loi de la volonté universellement unifiée en la personne du législateur comme pouvoir souverain ; la mineure est relative au commandement qui ordonne de se conduire suivant la loi du droit public, en la personne du gouvernement, et la conclusion énonce la sentence qui adjuge à chacun le sien selon la loi, en la personne du juge. Ces pouvoirs sont coordonnés en tant que chacun d’eux est le complément des deux autres, sans pour autant se confondre dans une seule et même personne morale. Ils sont également subordonnés de façon à ce que chacun n’usurpe pas sa fonction tout en respectant un certain ordre de détermination : le législatif doit être premier afin de déterminer ensuite l’exécutif et de permettre au judiciaire de se prononcer sur les manquements à la loi. Il convient de remarquer qu’il existe ici une analogie entre les trois propositions du syllogisme pratique et les trois moments du droit privé. En effet, la théorie de la possession (§§ 1-9) concerne le moment de la législation a priori d’une possession intelligible, purement juridique ; la théorie de l’acquisition (§§ 10-35) dicte les principes de la soumission des actions humaines à la loi, en distinguant trois modes d’acquisition ; enfin, la théorie de l’acquisition subjectivement conditionnelle (§§ 36-40) s’inscrit dans la sphère du jugement, en prononçant la sentence d’une juridiction publique. Cette analogie se justifie par le rapport de conditionnalité qui existe entre droit privé et droit public : le droit privé pose a priori la matière du droit public, et le droit public est la condition d’effectivité du droit privé en tant qu’il confère à cette matière une constitution106. C’est uniquement sous ces conditions que l’État, en tant qu’idée, acquiert son autonomie et se présente comme le fil directeur et la norme à partir desquels tout État réel doit se constituer, et comme l’horizon vers lequel il doit tendre de façon inconditionnelle.
18À partir de cette analyse relative aux fondements de l’idéalité juridique, du fondement et du mode de constitution de l’État en tant qu’idée, une conclusion s’impose à notre recherche : l’État kantien, antithèse du despotisme, pose les conditions a priori de la liberté extérieure sans porter atteinte au salut privé de chaque individu. Cette conception de l’État s’inscrit, selon l’expression d’André Tosel, dans un « libéralisme éthico-politique »107 qui évite la confusion du politique avec le religieux et l’économique. Concernant la relation de l’État et de l’Église, Kant, dans 1’« Appendice » à la première partie de la Métaphysique des mœurs, pose la question de « savoir si l’Église peut appartenir à l’État, ou l’État à l’Église comme le sien ; car ces deux pouvoirs suprêmes ne peuvent, sans contradiction, être subordonnés l’un à l’autre »108. Un des devoirs que s’impose l’État républicain, contre le despotisme, est de s’interdire de prescrire au peuple la croyance et les rituels religieux et encore moins de les rendre impératifs. L’État de droit n’est pas un gouvernement despotique-paternaliste, car il considère ses sujets comme des citoyens. Nulle autorité publique ne peut décider cela pour le peuple sans porter atteinte au salut privé de l’individu. La religion comme croyance aux dogmes de l’Église et à l’autorité des prêtres ne peut donc subir aucune autorité émanant de la constitution civile. Cela ne signifie pas pour autant que l’État accepte que sa laïcité puisse être menacée, et à ce titre, afin de préserver ce statut non-confessionnel, l’État possède un droit négatif vis-à-vis de l’Église, en ce qu’il veille à écarter toute influence religieuse susceptible de perturber la concorde publique. Kant refuse ainsi toute relation de compagnonnage entre le souverain et les dirigeants religieux, afin de maintenir cette relation de subordination sans laquelle « le monarque se ferait prêtre »109. Ainsi, il est au devoir de l’État de modifier toute fondation considérée comme propriété à perpétuité de l’Église. Accepter une telle possession revient à ce que l’État se subordonne au pouvoir de l’Église, inversant ainsi la relation de subordination nécessaire à ce que l’État soit le principe de « sa sauvegarde et de son progrès vers le mieux »110. La réponse de Kant à cette difficulté est sans équivoque : « L’État s’empare de plein droit de la propriété qu’usurpait l’Église. »111 Seule la constitution civile peut subsister par elle-même, ce qui implique qu’il n’existe pas de propriété transmissible du sol entre les différentes générations de prêtres, et que l’usage de ce sol est toujours provisoire.
19Sur le plan économique, l’État marque également sa neutralité. Certes, cette affirmation doit être nuancée sur un seul point : le souverain est en droit de prélever des impôts, non pour favoriser un enrichissement personnel, mais pour assurer la propre conservation du peuple. Ce droit se fonde sur l’idée que tout citoyen, en se plaçant sous la protection de l’État, s’est uni en une société qui a le devoir de se conserver et, par conséquent, d’entretenir les membres de cette union civile qui ne sont pas capables, par leur propre activité, de le faire. C’est à cette fin que l’État contraint « les riches à contribuer pour leur part à la subsistance de leurs concitoyens »112. En dehors du souci de pourvoir à la conservation de tous les sujets, la position de Kant dans le rapport de l’État à la réalité économique consiste à affirmer que l’égalité de droit entre les hommes au sein d’un état constitutionnel « peut parfaitement coexister avec la plus grande inégalité dans l’importance et le degré de ce qu’ils possèdent »113. L’inégalité économique est ici l’effet de l’insociable sociabilité qui fait de l’argent une passion, et de la concurrence réciproque entre les individus un moteur du progrès. La richesse est en effet nécessaire pour faire de l’État une puissance, mais l’État ne garantit pour cela que la liberté extérieure qui est la condition nécessaire au développement d’industries susceptibles de produire des richesses114, sans intervenir dans ce processus. Chaque membre de l’État peut donc atteindre par ses propres talents une situation à laquelle sa naissance ne le destinait pas forcément. Autrement dit, ce libéralisme « éthico-économique » s’exprime dans la critique de tout régime qui favoriserait les situations acquises par hérédité : seule l’activité personnelle doit être considérée, faisant ainsi abstraction de l’influence que peut manifester la référence au nom familial. La grandeur de Kant est d’avoir favorisé le mérite et la noblesse d’esprit et de cœur au détriment de la naissance. Le mérite de l’homme revient à ce qu’il fait de sa liberté et non à ce qu’il hérite. Ce qui confère une dignité à l’existence, ce n’est pas l’appartenance à un certain rang social, mais sa dimension morale vers laquelle l’homme doit s’efforcer de tendre tout au long de son existence.
3. Droits et limites de l’exercice de la citoyenneté
20La question de la citoyenneté prend place dans le système juridique kantien au sein d’une réflexion qui articule le droit de nature, les droits civils et les droits politiques de la personne. Les principes constitutifs de la qualité de citoyen ne sont pas dictés par l’État lui-même. Dans l’idéalité juridique, c’est à partir des principes normatifs que pose la citoyenneté que l’État doit se constituer afin d’être en accord avec la théorie pure du droit115. Toutefois, dans le corpus kantien, ces principes sont énoncés selon différentes formulations qu’il est important de reconsidérer afin de cerner les difficultés qu’elles posent et de rendre raison de l’évolution de la réflexion de l’auteur sur la question de la citoyenneté. Dans l’essai de 1793116, Kant fonde le concept juridique d’état civil sur trois principes a priori, la liberté, l’égalité et l’indépendance. La liberté est ici posée comme un prédicat de l’homme, à savoir comme le seul droit inné qui ne suppose pas de rapport juridique. Le concept de liberté auquel se réfère Kant est bien celui qui est posé par 1’« Article 1er » de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »117 Cette liberté doit être comprise comme le principe antérieurement logique et fondateur de tous les autres droits, elle « est moins un droit que la condition génératrice des droits de l’homme ; elle est absolument distincte de la liberté civile ou personnelle, qui est le premier de ces droits », note Jean-François Kervégan118. À ce titre, ce principe fonde la liberté de 1’« Article 2 » qui entend la liberté comme un droit subjectif à côté de la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. La liberté comme principe fondateur de tout droit est une « égalité dans la liberté »119. Ce qui explique du coup le rapprochement opéré par Kant dans 1’« Introduction à la doctrine du droit » entre liberté et égalité. L’égalité désigne une qualité innée de l’homme, qui est celle d’être son propre maître et un homme intègre, posée avant tout acte juridique, et en ce sens, elle est comprise dans le principe de la liberté innée120. Le deuxième principe a priori du texte de 1793 distingue un sens différent de l’égalité, car il se réfère à l’égalité formelle devant la loi civile, en tant que sujets. Le droit public, au moyen d’une législation commune extérieure, établit une égalité d’action et de réaction entre les sujets. Autrement dit, dans l’état juridique, ce qui est égal, c’est l’expression de la liberté comme droit inné et qui réside dans le pouvoir de contraindre tout autre à coexister extérieurement selon les lois du droit public, avec cette nuance, décisive pour la suite de notre recherche, que cette contrainte ne s’exerce pas à l’égard du souverain121. De cette égalité, en vertu de laquelle chaque membre de la république est estimé selon son mérite, aucun homme ne peut déchoir par contrat, puisque nul ne peut s’engager par un contrat à une dépendance telle qu’il cesse d’être une personne. Cela impliquerait une contradiction, car le contrat ne peut s’établir qu’entre sujets considérés comme personnes. Seul l’acte criminel réduit le sujet à un simple instrument de l’arbitre, car en niant l’humanité en l’autre, il abdique du même coup la sienne122.
21Pour autant, ces deux premiers principes rendent compte du droit naturel et du droit civil de l’individu, mais dans l’essai de 1793, seul le troisième principe, l’indépendance, confère à l’individu la qualité de citoyen, la condition de colégislateur bénéficiant ainsi de droits politiques123. Ce fait marquant pose un certain nombre de difficultés auxquelles il convient de se confronter afin de comprendre l’évolution de l’auteur sur ce point. Les premières qualités requises pour prétendre au statut de citoyen sont d’ordre naturel : il faut avoir la majorité et appartenir au sexe masculin. Cela est compréhensible en ce qui concerne les enfants, dans la mesure où leur état de minorité ne leur permet pas de faire preuve d’indépendance d’esprit. En ce qui concerne les femmes, Kant est ici tributaire du droit romain dans lequel la femme est dans une situation de dépendance, soumise à la puissance de son mari qui est le pater familias, la personne autonome juridiquement qui exerce l’autorité. Cette dépendance s’exprime dans le terme de manus, la puissance du chef de famille, la puissance du mari sur la femme124. En dehors de ces qualités naturelles, est indépendant celui qui est « son propre maître (sui juris) »125. Le sujet juridique ne répond à cette exigence que sous la condition de ne se soumettre à aucune autre autorité qu’à celle de l’État.
22Il est intéressant de constater qu’à ce critère d’indépendance Kant ajoute une condition économique qui exige de la part du sujet la revendication d’une propriété. Cette indépendance économique se fonde sur la distinction entre les artifices, ceux qui vendent le produit d’un travail qui leur appartient avant toute transaction, et les operarii, les travailleurs qui échangent contre salaire leur force de travail (opera), accordant par là l’usage de leurs forces à un autre que soi126. Les premiers échangent leur propriété, les seconds échangent leurs forces. Par conséquent, le principe de l’indépendance, qui est ici le critère distinctif de la citoyenneté révèle deux sphères de l’égalité qu’il s’agit de ne pas confondre. L’une se réfère au droit civil dans lequel tous les sujets, en tant que membres d’un corps commun soumis à la législation commune extérieure, sont égaux devant la loi publique : c’est l’égalité de droit. L’autre est relative au droit politique et ne concerne que les seuls propriétaires qui attestent d’une indépendance économique en ce qu’ils se présentent tous comme colégislateurs, justifiant une égalité de vote. Les membres des corporations et les propriétaires disposent ainsi chacun d’une voix : « En ce qui concerne la législation même, note Kant, tous ceux qui sont libres et égaux sous des lois publiques déjà existantes ne doivent pas toutefois être regardés comme égaux quant au droit de faire ces lois. »127 L’égalité de droit coexiste avec une inégalité des sujets sur le plan des droits politiques, ce qui conduit Kant à distinguer le citoyen (Staatsbürger) qui ne sert que l’État, du bourgeois (Stadtbürger)128 qui sert à la fois l’État et un membre de cet État, tout en s’affirmant comme sujet juridique, à savoir libre sous l’autorité du droit public. Cette distinction n’est pas nouvelle, mais elle n’est pas aussi radicale que celle que propose Hobbes entre l’homme libre qui n’est l’obligé qu’à l’égard du public et l’esclave qui doit obéir aussi à quelque particulier129. Le sujet juridique est d’abord chez Kant une personne, dont la liberté est considérée comme un droit inné et comme un droit politique dans le cas de celui qui bénéficie du droit de vote. La preuve que les sujets ne peuvent aucunement être ravalés au rang de serfs réside par exemple dans le droit qui fait suite à la guerre. Même dans un État vaincu, les sujets qui le composent ne peuvent perdre leur liberté civile130. Les bourgeois ne sont pas des sujets qui ont perdu leur qualité de personnes et leur liberté. Il vaut mieux rapprocher la distinction kantienne de celle formulée par Rousseau qui distingue le citoyen comme la personne qui participe à l’autorité souveraine et le sujet comme la personne qui est soumise aux lois de l’État. Dans une note, l’auteur ajoute même qu’il ne faut pas confondre le bourgeois et le citoyen : « La plupart prennent une ville pour une cité, et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville, mais que les citoyens font la cité. »131 Or, en fondant la distinction entre citoyen et bourgeois sur des conditions empiriques, au lieu de le faire d’après des concepts rationnels, Kant rend le caractère de l’indépendance difficilement déterminable. En effet, il n’est pas aisé d’apprécier les différences entre celui qui produit une œuvre par le travail pour ensuite le vendre, et celui qui produit le même objet, mais en échangeant l’usage de ses forces contre un salaire. Kant lui-même reconnaît cette impasse : « il n’est pas, je l’avoue, quelque peu difficile de déterminer ce qui est à exiger pour pouvoir prétendre à la condition d’un homme qui est son propre maître. »132 Ensuite, cette distinction est la preuve tangible que l’indépendance économique se conjugue avec l’indépendance intellectuelle. Les protégés ne peuvent prétendre au statut de colégislateur en raison de leur état de tutelle spirituelle et de dépendance économique. Un tel argument semble contredire la liberté même du penser, laissant le soin de décider à ceux qui détiennent la richesse. Enfin, cette distinction empirique entre le droit civil et le droit politique du sujet juridique contredit l’universalité même des principes normatifs a priori du droit, confondant ainsi l’ordre du réel et celui de l’idéalité juridique, qui fait abstraction des conditions sensibles.
23Afin de dissiper ces difficultés, il convient de prêter attention aux modifications significatives qu’apporte Kant en 1797. À la différence de l’essai de 1793, Kant, au § 46 de la « Doctrine universelle du droit », élargit les critères distinctifs des citoyens aux trois principes a priori, qu’il faut dès lors concevoir comme « attributs inséparables de leur essence ». Le concept de liberté renvoie désormais à la sphère du droit politique et non au droit inné de l’individu, puisqu’il s’agit ici du citoyen compris comme membre d’un État où la volonté du peuple est universellement unifiée en vue de légiférer. Le principe de l’égalité reprend les grandes lignes de 1793, en confirmant bien que cette égalité civile est une égalité de droit devant la loi et dans l’obéissance au souverain qui a « le pouvoir moral d’obliger juridiquement »133. L’indépendance reformule la thèse de l’égalité des droits civils qui se conjugue avec l’inégalité des droits politiques entre les sujets juridiques, en l’inscrivant cette fois-ci à l’intérieur même du concept de citoyenneté. Ce déplacement a pour conséquence de considérer tous les sujets comme citoyens, certes, mais en distinguant toutefois le citoyen actif et le citoyen passif. Il ne faut pas voir dans cet argument une simple reformulation de la distinction entre citoyen et bourgeois. Kant reprend sur ce point les conceptions de Sieyès dans son premier projet de déclaration datant de 1789134. Sieyès insiste sur la différence entre les droits naturels et civils, et les droits politiques des citoyens. Les premiers sont relatifs au maintien et au développement à partir desquels la société s’est formée, et en ce sens les droits naturels et civils, dont bénéficient tous les citoyens, sont passifs. Ce sont les libertés civiles, la liberté d’expression et de culte, la protection et la propriété135. Les seconds, les droits politiques, dits actifs, sont ceux par lesquels la société se forme et dont l’exercice est conditionné par un certain nombre de qualités que reprend Kant dans l’essai de 1793, ce qui implique que « tous n’ont pas droit à prendre une part active dans la formation des pouvoirs publics ; tous ne sont pas des citoyens actifs »136.
24La principale innovation de Kant en 1797, comme le montre rigoureusement Alexis Philonenko137, est de comprendre la division entre actif et passif à travers la distinction entre membre (Glied) et partie (Teil) de l’État138. Les membres sont la partie agissant de leur propre chef dans l’État au sein de la communauté des colégislateurs. Les parties sont les sujets juridiques dont « l’existence n’est pour ainsi dire qu’inhérence »139. Le terme « inhérent » désigne à la fois la dépendance de la personne à l’égard des dispositions prises par un autre, dans la mesure où elle n’est pas tenue d’entretenir son existence par sa propre activité, et la relation entre la substance et l’accident, révélant ainsi que les citoyens passifs ne constituent pas la substance de l’État, à savoir celle qui légifère pour l’ensemble. C’est pourquoi « la distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs, remarque Philonenko, n’a de sens que lorsqu’il ne s’agit pas de l’État en son essence, et par conséquent elle n’appartient pas au droit rationnel »140. La division entre actif et passif n’est formulée que dans l’ordre de l’expérience, là où il s’agit d’élaborer les conditions d’un progrès de la constitution vers le républicanisme, sans prétendre l’inscrire dans l’universalité même de la théorie pure du droit. En effet, cette division dans les rapports sensibles est le moyen empirique nécessaire pour ne pas abandonner toute réflexion sur les réformes à ceux qui ne manifestent qu’une licence de penser. La distinction entre le sujet colégislateur et le sujet simplement juridique n’est pas contraire à la liberté du penser. L’argument est bien plus nuancé, si l’on prend en compte la divergence qui existe entre la licence de penser, qui est l’expression d’une liberté sans lois qui vient à peine de s’affranchir de l’état de minorité, et la liberté du penser, conduite par les lois de la propre raison. Il ne s’agit pas d’être libre pour bien penser, encore faut-il comprendre que c’est la raison elle-même qui ordonne notre liberté et lui donne sa pleine mesure comme autonomie. Le souci de Kant est de préserver la liberté du penser en ne l’accordant qu’à ceux qui peuvent revendiquer une indépendance spirituelle qui le plus souvent se conjugue avec une indépendance économique. Dans une note de l’œuvre de 1786, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, l’auteur rend compte de cette nuance en précisant que « penser par soi-même signifie chercher en soi (c’est-à-dire dans sa raison) la suprême pierre de touche de la vérité »141. L’usage de sa propre raison permet à la personne de savoir si le fondement ou la règle de ce que l’on admet peuvent être érigés en principe universel. La raison est le fondement de l’universalité qui, seule, peut inscrire l’individu dans une communauté et dans un état de communication. Cela suppose de sortir de l’état de minorité, de tutelle par rapport à un autre que soi. Sur ce point, le réflexion kantienne est lucide quant aux difficultés que présente, pour les individus, l’acte de s’affranchir de cet état de dépendance. L’état de tutelle qui se rapproche d’un état d’inertie, caractérisé par « la paresse et la lâcheté »142, est éprouvé comme un « état naturel »143, encouragé par des tuteurs qui dépeignent la majorité comme un « pas en soi pénible », « une besogne fastidieuse »144. Cette tendance à l’inertie intellectuelle n’est pas la seule difficulté pourtant. À considérer la disposition d’un individu, décidé à s’émanciper, à sortir de cet état d’aliénation, sa première tentative dégénère forcément en une licence de penser, une manière de penser qui adopte pour principe de ne plus reconnaître aucun devoir145. Dans son aspiration à la liberté, l’individu accomplit son premier pas dans un état d’anarchie, refusant l’autorité des lois morales. Or, confronté à l’État, cet état de liberté naturelle s’anéantit lui-même, car le pouvoir suprême, en vue d’assurer l’existence du peuple comme communauté de sujets juridiques, se sert du mécanisme de la contrainte et de la censure146.
25Il ne faut pas admettre à partir d’un tel argument, que la visée de Kant est d’établir une opposition entre la liberté et la législation civile. Certes, dans un mode de gouvernement despotique, la contrainte civile rime avec la fin de la liberté de communiquer ses pensées, par la parole ou l’écriture, portant ainsi atteinte au droit sacré de la liberté du penser : « Cette autorité extérieure qui arrache aux hommes la liberté de faire part publiquement, chacun, de ses pensées, leur arrache en même temps la liberté de penser. »147 Vouloir dénier la liberté au peuple, c’est le signe d’une relation de méfiance du souverain à l’égard de son peuple, d’une haine qui affermit la volonté de l’homme d’État à maintenir son peuple en un état de minorité. Or, toute pensée qui ne se déploie pas dans un rapport de réciprocité avec autrui est une pensée qui ne progresse pas et qui ne contribue pas à éclairer le public. Kant reconnaît la nécessité de recourir à la contrainte exercée par le pouvoir contre certains membres de la société qui, en faisant usage d’une liberté sans lois, agissent contre les fins publiques et l’intérêt de la communauté, en soulignant toutefois qu’il ne s’agit là que d’un mécanisme de nécessité. En effet, le projet de Kant est de pouvoir concilier l’accord civil et le progrès, dont l’articulation décisive, susceptible de garantir la liberté du penser contre la licence de penser, repose sur la distinction entre l’usage public et l’usage privé de la raison148. L’usage public de la raison est « celui que l’on fait comme savant devant l’ensemble du public qui lit »149. L’usage savant de la raison n’est pas le seul fait des philosophes, auquel cas les Lumières ne pourraient se propager que dans le seul monde académique. Un tel usage consiste d’abord dans le pouvoir de penser par soi-même et de guider sa réflexion par les principes a priori de la raison. Cela est distinct de l’usage privé dans lequel l’individu ne répond que de l’exécution d’une tâche qui lui est imposée. Dans ce cas, l’individu use de sa raison de façon pragmatique afin de remplir la fonction qui lui est confiée. L’intérêt de cette distinction est d’assurer une liberté du penser à ceux dont la raison a assez d’autorité pour qu’ils ne puissent dévier de leur exigence d’universalité dans leur réflexion. C’est à partir de cet usage savant et public de la raison que tout réformisme progressif devient possible. Au moyen de cette exposition publique de la pensée, le citoyen, en tant que savant, soumet au souverain une critique constructive en soulignant le caractère inconcevable de certaines impositions qui peuvent se révéler injustes pour la communauté juridico-civile.
26À cela s’ajoute pourtant une nouvelle difficulté : au sein de l’État, l’obéissance au mécanisme de la constitution civile, fondée sur des lois publiques, est un devoir qui incombe à chacun des membres de la communauté. L’usage d’une liberté de penser semble dès lors dépourvue d’efficace pratique si l’on considère, comme l’indique l’essai de 1793, que le peuple « n’a rien à faire d’autre qu’à obéir »150. Concilier l’accord civil et le progrès revient alors à conjuguer deux positions qui semblent incompatibles, l’obéissance sans restriction au souverain et l’esprit de liberté du peuple. Sous cette apparente antinomie, ce qui est en jeu c’est la question relative au droit de résistance. La première thèse qu’il faut prendre en compte pour notre analyse est l’idée que la théorie kantienne de la souveraineté se caractérise comme un pouvoir irrésistible (unwiderstehliche Obergewalt) exercé par le chef d’État151. Le peuple en tant que volonté générale est l’origine de la souveraineté, mais il n’en est aucunement le gérant. Bien qu’il soit nécessaire d’instaurer une distinction des pouvoirs constitutionnels afin d’éviter tout mode de gouvernement despotique, le pouvoir irrésistible est celui d’une seule instance, le chef d’État, qui détient ainsi la souveraineté réelle. Le peuple ne peut ainsi exercer une contrainte sur le souverain, sans du même coup contredire le concept même de souverain qui est celui qui assure l’unité des volontés et garantit l’existence du peuple comme communauté composée de sujets juridiques. Cela explique pourquoi Kant, en reprenant les arguments de Pufendorf152, estime que le souverain « lui seul a le pouvoir de contraindre sans être lui-même soumis à une loi de contrainte »153. Le chef d’État n’est pas membre de cette communauté car c’est lui-même, par son autorité et la contrainte extérieure qu’il exerce sur le peuple, qui constitue cette multitude en une communauté de sujets juridiques. En d’autres termes, ce n’est que par la soumission du peuple à sa volonté universellement législatrice, qu’il existe un état juridique. Par conséquent, face à ce pouvoir irrésistible, Kant considère le droit de résistance comme une violence qui n’a aucun fondement légal : « Cette façon d’agir (si l’on admet comme maxime) rend incertaine toute constitution juridique et introduit un état de complète absence de lois (status naturalis) où tout droit cesse, pour le moins d’être effectif. »154 La résistance des sujets recèle une contradiction interne. En admettant la sédition générale du peuple, transgressant le devoir d’obéissance, aucune obéissance n’est possible, car la sédition est d’abord une injustice commise à l’égard du droit du peuple tout entier et à l’égard de la personne même du souverain155. Du coup, entre cet état où le souverain n’a plus force de loi et l’état suivant, intervient l’état de nature, l’absence complète de lois qui marque une véritable régression. Toute la critique kantienne repose sur l’idée que le droit de résistance n’est pas un droit juridique et en ce sens il agit contre le droit lui-même. Le peuple doit revendiquer sa liberté, mais seulement au moyen du droit que la Constitution lui accorde156. Or, toute délibération sur la forme de la Constitution doit nécessairement avoir été précédée par l’union en un corps commun, organisée en vue d’un ordre juridique et excluant de cette constitution tout article qui légitime un droit de résistance, auquel cas l’État lui-même ne serait plus pleinement souverain157. La conséquence de la condamnation du droit de résistance n’éradique pas pour autant toute possibilité de progrès. Seulement, le progrès ne doit pas être révolutionnaire, car il entraînerait une rechute dans l’état de nature. Le progrès ne « saurait lors être accompli que par le souverain lui-même grâce à une réforme, mais non par le peuple lui-même »158. L’apparente incompatibilité entre obéissance et esprit de liberté n’a donc plus lieu d’être : l’obéissance est la condition nécessaire à la liberté et au progrès, car elle assure un état de coexistence entre les individus sous des lois publiques qui garantissent à chacun le sien. C’est dans ce cadre juridique que l’esprit de liberté qui s’est affranchi de l’état de liberté naturelle devient effectif et même nécessaire au souverain. Dans sa condition d’homme, le souverain n’est pas exempt d’erreur, et il est au devoir de tout citoyen de faire un usage public de sa raison, en tant que savant, afin de l’alerter sur les amendements qu’il faut apporter à la Constitution, susceptibles de mettre fin à des états d’injustice.
27Le peuple a ainsi un droit négatif sur le souverain, à savoir celui de juger ce qui n’est pas conforme au droit et de l’énoncer publiquement. Par cette voie, l’espace juridique devient un espace public, avec cette nuance toutefois que le changement dans la Constitution est au pouvoir du seul souverain. Cela implique que la conciliation du pouvoir irrésistible du souverain et de la liberté publique des citoyens ne prépare un progrès légal des institutions qu’à la condition que les décisions du souverain soient en accord avec la volonté générale. Dans 1’« Appendice II » du Projet de paix perpétuelle, Kant expose la condition suivant laquelle un souverain, en vue d’opérer des réformes constitutionnelles, adopte des maximes qui puissent réaliser cet accord. Celle-ci réside dans le principe de publicité (Publizität) qui ne concerne pas ici la liberté d’expression des citoyens comme dans l’essai de 1793, mais s’applique à l’exercice du pouvoir lui-même. En effet, il s’agit pour Kant d’instituer la publicité comme critère d’évaluation universelle des principes d’actions et du pouvoir législatif du souverain, autrement dit, de formuler un critère normatif a priori capable de réconcilier les principes politiques avec la morale. En premier lieu, un tel principe se révèle négatif car « il ne sert qu’à reconnaître ce qui est contraire au droit des autres », d’après l’incompatibilité des maximes. Une maxime d’action politique, dont la publicité révèlerait un désaccord avec la volonté générale, serait contraire au droit. L’auteur explicite ce principe comme une formule transcendantale du droit public : « Toutes les actions relatives au droit d’autrui, dont la maxime n’est pas susceptible de publicité, sont injustes. »159 Il s’agit bien d’une formule transcendantale, dans la mesure où elle est une condition de possibilité de la connaissance de ce qui doit être, relativement au droit rationnel. Reprenons l’exemple du droit de résistance pour se rendre compte combien le principe de publicité est opératoire. Si le peuple se réserve publiquement, dans l’élaboration de la Constitution, le droit de se révolter contre le pouvoir suprême, la Constitution devient par là même impossible, car un tel droit se retourne précisément contre ce qui le fonde. C’est pourquoi le souverain, en raison de son pouvoir irrésistible, n’a aucune crainte à rendre publique la maxime de ses actions. Ce qui est sous-jacent à cet argument, c’est l’exigence kantienne de faire du pouvoir un exercice qui exclut toute réserve mentale de la part du souverain, ceci afin d’enseigner publiquement au peuple ses devoirs à l’égard de l’État, ainsi que ses droits au sein d’une législation publique160. Ensuite, la publicité se présente également comme un principe formel dans la mesure où les maximes du pouvoir doivent de façon inconditionnelle être en accord avec la législation universelle, de façon à ce que les actions soient accomplies par respect envers le droit sacré des hommes. Autrement dit, la maxime qui préside à toute action politique doit toujours viser à la forme d’universalité, et exclure toute maxime matérielle ou imposée par l’arbitraire du pouvoir161. Il s’agit d’un « critérium purement intellectuel »162 qui se rencontre a priori dans la raison. Cela est d’importance, car le progrès d’un peuple vers le mieux n’est possible que si le souverain confère à l’exercice de son pouvoir un horizon moral qui est celui de la théorie pure du droit. La compatibilité des maximes s’impose alors au souverain sous la forme d’un impératif catégorique qui s’applique ici aux normes juridiques, ceci afin que la constitution tende progressivement à s’accorder avec le droit naturel (natürliche Rechi) des hommes163. Du coup, la publicité s’inscrit aussi bien dans le droit que dans l’éthique. Ce principe est nécessaire au respect du droit des hommes car l’interdiction de la publicité interdit tout progrès du droit. Le souverain, en faisant abstraction de cette exigence, adopte des maximes matérielles contraire au droit rationnel et fait de l’exercice de la politique le pire des despotismes. La publicité est également opératoire dans la doctrine de la vertu, car elle concerne une loi pour les maximes et non pour l’action même, dont le principe consiste à ne pas porter atteinte au droit. Cette double référence au droit et à l’éthique permet alors au principe de publicité d’opérer une transition entre un État minimal, compris comme accord pathologiquement extorqué, et un tout moral qui prend la forme d’une Constitution républicaine. C’est à partir de cette transition que s’amorce la réconciliation du politique et de la morale, qui s’explicite dans la reformulation du principe transcendantal du droit public : « Toutes les maximes qui pour avoir leur effet ont besoin de publicité, s’accordent avec la morale et la politique combinées. »164 Ce tout moral est d’abord celui d’une Constitution conforme aux principes a priori du droit. D’après l’exigence de compatibilité des maximes, le souverain inscrit l’État réel dans un réformisme progressif qui tend à se rapprocher du républicanisme, et ce réformisme n’est à son tour possible que parce qu’il existe un respect du droit des hommes qui s’impose au souverain sous la forme d’un commandement inconditionnel.
Notes de bas de page
1 Rel, Ak. VI 95, pp. 115-116.
2 P.P.P., Ak. VIII 366, p. 360.
3 Ibid., p. 360.
4 B. Erhard, Apologie du diable, trad. Ph. Secrétan, éd. Centre de Philosophie politique et juridique de l’université de Caen, 1989, p. 3.
5 Ibid., p. 10.
6 Ibid., p. 10.
7 Ibid., p. 17.
8 Ibid., p. 18.
9 Ibid., p. 18.
10 Ibid., p. 18.
11 M.M., Ak. VIII 321-322, pp. 588-589, note.
12 Ibid., note.
13 Rel., Ak. VI 100, p. 121.
14 M.M., Ak. VI 461, p. 757.
15 Rel., Ak. VI 37, p. 51.
16 M.M., Ak. VI 321-322, pp. 588-589, note.
17 P.P.P., Ak. VIII 375, p. 370, note.
18 Rel, Ak. VI 93-94, p. 113.
19 Rousseau, Émile ou de l’éducation, liv. IV, pp. 274-275, Paris, GF-Flammarion, 1966.
20 Ibid., p. 275.
21 Ibid., p. 275.
22 Ibid., liv. II, p. 111.
23 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Seconde partie, note XV, Œuvres politiques, p. 107. Notons que la pitié, présentée comme une simple identification de sa propre douleur avec celle des autres, est une passion psychologique qui, en liaison avec l’amour de soi, ouvre l’individu sur ses semblables.
24 Ibid., p. 107.
25 Sur ce point, d’après notre analyse relative au passage de l’état de primitivité à l’état de liberté naturelle, Kant s’inspire de la pensée de Rousseau.
26 Émile ou de l’éducation, liv. IV, p. 285.
27 Ibid., liv. IV, p. 306.
28 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Seconde partie, p. 57.
29 Émile ou de l’éducation, liv. IV, p. 307.
30 Ibid, liv. IV, p. 307.
31 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Seconde partie, p. 61.
32 L.E., p. 387.
33 Anthr., Ak. VII 240, p. 1057.
34 M.M., Ak. VI 462, p. 758.
35 C.R.P., Ak. III 489-490, A 748/B 776, pp. 1323-1324.
36 Remarques., Ak. XX 134, p. 210.
37 Obs., Ak. II 218, p. 464.
38 L.E., p. 372.
39 Anthr., Ak. VII 244, p. 1061.
40 P.P.P., Ak. VIII 372, p. 367.
41 Ibid., Ak. VIII 376, p. 371.
42 C.F.J., Ak. V 172, p. 925.
43 P.P.P., Ak. VIII 380, p. 375.
44 ThPr., Ak. VIII 305-306, p. 290.
45 P.P.P., Ak. VIII 377, p. 373.
46 Ibid., Ak. VIII 372, p. 367.
47 Rel., Ak. VI 188, p. 226, note.
48 ThPr, Ak. VIII 295, p. 276.
49 Ibid., Ak. VIII 294-295, p. 276.
50 Ibid., p. 276.
51 Ibid., également M.M., Ak. VI 313-314, pp. 578-579.
52 La terminologie kantienne pour traduire l’idée de souverain est variable et doit être comprise à partir de son contexte. L’idée de souverain peut renvoyer au summus imperans ou Staatsoberhaupt comme la personne qui incarne l’autorité suprême de la loi, à l'Oberbefehlshaber qui désigne le régent, et au législateur suprême qui traduit Beherrscher, Herrscher, Oberhaupt Staatsherrscher. Sur cette précision lexicale, il est opportun de se reporter à l’article de M. Castillo, « Peuple et souverain dans la philosophie juridique de Kant », Cahiers de philosophie politique et juridique, 1983, no 4, pp. 153-165.
53 MM, Ak. VI 323, p. 590.
54 Ibid., Ak. VI 324, p. 591.
55 Réflexion no 7976, F. Proust, op. rit., p. 164.
56 M.M., Ak. VI 323, p. 591.
57 Ibid., Ak. VI 315, p. 581.
58 C.F., Ak. VII 87, p. 897, note.
59 Ibid., Ak. VI 313, p. 578.
60 ThPr., Ak. VIII 297, p. 279.
61 ThPr., Ak. VIII 298-299, p. 281.
62 Ibid., Ak. VIII 297, p. 279.
63 Réflexion no 7960, M. Castrilo, op. cit., p. 279.
64 Réflexion no 7738, F. Proust, op. cit., p. 131.
65 ThPr., Ak. VIII 297, p. 279.
66 Ibid., Ak. VIII 299, p. 281.
67 Ibid., Ak. VIII 297, p. 279.
68 P.P.P., Ak. VIII 349-350, p. 341.
69 Ibid., Ak. VIII 350, p. 342.
70 Ibid., p. 342.
71 Ibid., p. 342.
72 ThPr, Ak. VIII 292, pp. 272-273.
73 P.P.P., Ak. VIII 352, p. 343.
74 M.M., Ak. VI 338, p. 610.
75 Ibid., également P.P.P., Ak. VIII 352, p. 343.
76 C.R.Prt., Ak. V 72, pp. 695-696, note.
77 M.M., Ak. VI 340-341, pp. 612-613.
78 Réflexion no 8077, F. Proust, op. cit., p. 146.
79 Ibid., Ak. VI 341, p. 613.
80 P.P.P., Ak. VIII 352, p. 343.
81 Ibid., p. 343.
82 Réflexion no 7953, F. Proust, op. cit., p. 162.
83 M.M., Ak. VI 339, p. 611.
84 P.P.P., Ak. VIII 352, p. 344.
85 Ibid., Ak. VIII 352, p. 343.
86 Réflexion no 8054, F. Proust, op. cit., p. 140.
87 Ibid., Ak. VIII 352, p. 343-344.
88 ThPr., Ak. VIII 290-291, p. 271.
89 Qu.pensée, Ak. VIII 35, p. 209.
90 ThPr., Ak. VIII 290, p. 271.
91 M.M., Ak. VI 341, p. 613.
92 P.P.P., Ak. VIII 353, p. 345.
93 Du contrat social, liv. III, chap. XV, p. 321.
94 B. Bourgeois, « République et représentation chez Kant », dans L’Année 1795. Kant, Essai sur la paix, R Laberge, G. Lafrance, D. Dumas (dir.), Paris, Vrin, 1997, p. 74.
95 Ibid., p. 72.
96 Hobbes, Léviathan, XVI : « Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude », p. 166.
97 OP.P, Ak. XXI 29, p. 216.
98 Rel., Ak. VI139, p. 170.
99 Ibid., Ak. VI139, p. 171.
100 Montesquieu, De l’esprit des lois, (I), liv. XI, chap. VI, Paris, GF-Flammarion, 1979, p. 294 : « Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur. »
101 H. F. Fulda, op. cit., p. 8.
102 Pour une plus grande cohérence dans la lecture des ces paragraphes, il est pertinent de se référer à l’agencement exposé par B. Ludwig, op. rit., p. 410, qui propose l’ordre suivant dans l’édition Felix Meiner des Metaphysische Anfangsgründe der Rechtlehre : § 45, § 48, § 46, § 49, § 47, § 51, § 52, « Remarque générale » § 50, pp. 129-163.
103 M.M., Ak. VI 318, p. 584.
104 Ibid., Ak. VI 338, p. 610.
105 Ibid., Ak. VI 316, p. 582.
106 Sur le fondement de cette analogie, se reporter de B. Ludwig, op. cit, pp. 403-415.
107 A. Tosel, Kant révolutionnaire, droit et politique, Paris, PUF, 1988, p. 71.
108 M.M., Ak. VI 368, p. 645.
109 Ibid., Ak. VI 327, p. 596.
110 Ibid., Ak. VI 369, p. 646.
111 .Ibid., p. 646.
112 Ibid., Ak. VI 326, p. 594.
113 ThPr., Ak. VIII 291-292, p. 272.
114 Conjct., Ak. VIII120, p. 516.
115 ThPr., Ak. VIII 290, pp. 270-271.
116 Ibid., Ak. VIII 290, p. 270.
117 .La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, présentée par S. Riais, Paris, Hachette, 1988, p. 22.
118 J.-F. Kervégan, « Les droits de l’homme », dans Notions de philosophie, II, D. Kambouchner (dir.), Paris, Gallimard, 1995, p. 665.
119 Ibid., p. 665.
120 M.M., Ak. VI 237-238, pp. 487-488.
121 ThPr, Ak. VIII 291-292, p. 272. Ce point sera repris au moment de l’étude du droit de résistance.
122 MM, Ak. VI 330, p. 599.
123 Selon les indications de Domenico Losurdo, Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, trad. J. M. Buée, Presses universitaires de Lille, 1993, les trois principes a priori, dans les notes préparatoires du texte de 1793, faisaient explicitement référence aux mots d’ordre révolutionnaires, « liberté, égalité, et unité cosmopolitique (fraternité) », p. 157. Par unité, Kant entend « la communauté de la volonté de tous à l’intérieur de l’État », Ak. XXIII 143, cité p. 158. Ainsi, bien que soumis à l’autorité de la censure qui conduit Kant à remplacer Verbrüderung (fraternisation) par Selbständigkeit (indépendance), l’esprit du mot d’ordre reste bien présent dans l’esprit de l’auteur.
124 Voir M. Ducos, Rome et le droit, Paris, Le Livre de Poche, 1996, p. 62.
125 ThPr, Ak. VIII 295, p. 276 ; en droit romain, sui juris désigne le sujet de droit autonome qui n’est placé sous la puissance de personne, M. Ducos, op. rit., p. 187.
126 Ibid., Ak. VIII 296, p. 277, note.
127 Ibid., Ak. VIII 294, p. 276.
128 Ibid, Ak. VIII 295, p. 276,
129 Hobbes, Le citoyen, IX, IX, p. 191.
130 M.M., Ak. VI 348, p. 622.
131 Rousseau, Du contrat social, liv. I, chap. VI, p. 259, note. Hegel mènera cette distinction jusqu’à sa pleine expression conceptuelle en considérant d’une part le bourgeois, l’homme de l’intérêt privé, membre de la société civile, qui se sert de l’universel comme d’un moyen, et d’autre part le citoyen, l’homme qui vit par et pour l’universel et qui est membre de l’État, Principes de la philosophie du droit, § 187, pp. 282-283, § 256 et l’explication en note de J.-F. Kervégan.
132 ThPr, Ak. VIII 296, p. 277, note.
133 MM., Ak. VI 314, p. 579.
134 Sieyès, Préliminaire de la constitution, Reconnaissance et exposition raisonnée des Droits de l’Homme et du Citoyen, lus les 20-21 juillet 1789, S. Rials, op. cit., pp. 591-606.
135 Ibid., p. 600.
136 Ibid., p. 600.
137 A. Philonenko, op. cit, pp. 66-67.
138 M.M., Ak. VI 314, p. 579.
139 Ibid., Ak. VI 314, p. 580.
140 A. Philonenko, op. cit., p. 66.
141 Qu.pensée, Ak. VIII 147, p. 545, note.
142 Lumières, Ak. VIII 35, p. 209.
143 Ibid, Ak. VIII 36, p. 210.
144 Ibid., Ak. VIII 35, p. 209.
145 Qu.pensée, Ak. VIII 145-146, p. 544.
146 Ibid., Ak. VIII146, p. 544.
147 Ibid., Ak. VIII 144, p. 542.
148 Lumières, Ak. VIII 36-37, p. 211.
149 Ibid., Ak. VIII 37, p. 211.
150 ThPr., Ak. VIII 298, p. 280.
151 P.P.P., Ak. VIII 382-383, p. 379.
152 Pufendorf soutient que l’exercice de toute autorité (imperium) n’est subordonné à aucun supérieur. En vertu de ce principe, l’auteur formule deux conséquences : l’autorité souveraine n’est obligée à l’égard d’aucun de ses sujets, car ce qui caractérise le concept d’autorité souveraine (summum imperium) c’est d’être au-dessus des lois humaines et civiles ; ensuite, il est moralement condamnable pour les citoyens de résister à ses commandements légitimes, quand bien même le Prince commettrait quelque injustice à l’égard de l’un de ses sujets. Tant que l’obligation des sujets envers cette autorité existe, c’est aller contre le fondement même de cette souveraineté que de lui résister, De officio hominis et civis, dans la traduction anglaise On the Duty of Man and Citizen According the Natural Law, II, 9, 1-4, trad. M. Silverthorne, Cambridge University Press, 1991, rééd. 2000, p. 146.
153 ThPr., Ak. VIII 291, p. 272.
154 Ibid., Ak. VIII 301, pp. 284-285.
155 Réflexion no 8043, F. Proust, op. cit., pp. 135-136.
156 Ibid., pp. 135-136.
157 M.M., Ak. VI 319, p. 585.
158 Ibid., Ak. VI 321, p. 588.
159 P.P.P., Ak. VIII 381, p. 377.
160 C.F., Ak. VII 89, p. 900.
161 P.P.P., Ak. VIII 386, p. 383.
162 Ibid., Ak. VIII 381, p. 377.
163 C.F., Ak. VII 90-91, p. 902.
164 P.P.P., Ak. VIII 386, p. 382.
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