Le problème du jugement théorique chez Bacon
p. 245-256
Texte intégral
1L’esprit, pour Bacon, ne reflète pas la nature des choses. Miroir déformant, il contribue à la voiler plutôt qu’à la dévoiler. Dès ses premiers écrits, l’auteur Du progrès et de la promotion des savoirs affirme que « l’esprit de l’homme est loin d’être de la même nature qu’un miroir limpide ou lisse, où les rayons des choses seraient réfléchis selon leur incidence véritable : bien au contraire, il ressemble plutôt à un miroir enchanté, plein de superstitions et d’impostures, tant qu’il n’est pas délivré de celles-ci et remis en ordre »1. Cette image du miroir enchanté fera fortune, mais tout le problème est de savoir comment désenchanter avec bonheur ? Si l’entendement est en proie aux fausses apparences (fallacies) et aux idoles qui l’assiègent, s’il est abusé par la grossièreté des sens, l’homme donne son assentiment à des fantasmagories, de sorte que le jugement lui aussi est d’emblée voilé.
2Dans ces conditions, comment peut-on juger ? En effet, « toutes les perceptions, des sens comme de l’esprit, ont proportion à l’homme et non à l’univers »2. Par conséquent, le jugement qui se fonde sur elles est pipé d’avance. Si l’esprit déforme tout par nature au lieu de former des idées vraies, tout jugement est à l’aune de l’homme et non de l’univers. La démarche cognitive est par définition vouée à l’échec. Bacon refuse vivement cette conclusion désespérée, il entreprend une purification de l’entendement qui vise à le libérer de ses chimères grâce à la mise en place d’un nouvel instrument, un novum organum qui l’assiste dans la tâche d’interprétation de la nature et qui remédie à la faillite de l’organon aristotélicien. Pour l’essentiel, l’emendatio baconienne repose sur une théorie des auxilia, des aides, dont la fonction est de gouverner l’entendement et de le diriger comme avec des instruments et machines pour empêcher qu’il ne soit livré à lui-même et que le jugement ne soit trop précipité.
3Toutefois, il est possible de se demander si cette grande machine de guerre destinée à vaincre les idoles infiltrées dans l’entendement qu’est le Novum Organum n’est pas qu’un automate qui tourne à vide. Si elle peut à la rigueur venir à bout des idoles de la place publique (idola fori), ou du théâtre (idola theatri), qui sont en grande partie adventices et importées dans l’esprit dans la mesure où elles relèvent du commerce entre les hommes et concernent les abus de langage, les théories fallacieuses et les règles défectueuses de démonstrations, en revanche, on voit mal comment elle pourrait triompher des idoles de la race ou de la caverne qui sont innées et qui ont leur fondement dans la nature humaine, qu’elle soit prise comme genre ou comme individu3. Bacon le reconnaît lui-même, au cours de sa présentation de la distribution de l’œuvre qui précède le Novum Organum :
« Les idoles sont ou importées ou innées. Les premières ont émigré dans l’esprit des hommes, à partir soit des théories et des écoles philosophiques, soit de mauvaises lois de démonstration. Les secondes sont inhérentes à la nature même de l’entendement qui se montre beaucoup plus enclin à l’erreur que les sens [...] Or les deux premières sortes d’idoles se laissent difficilement déraciner ; quant aux secondes, elles sont totalement indéracinables.4 »
4La lutte contre les idoles de la race et de la caverne apparaît donc comme une lutte contre nature et perdue d’avance, puisqu’il s’agit de réformer ce qui est déformé par essence et non par accident. Du même coup la question première concernant la possibilité du jugement revient en force et se redouble d’une question redoutable pour la philosophie baconienne. Si tout jugement prend appui soit sur les sens soit sur l’entendement qui par nature sont des miroirs enchantés, non seulement, il est difficile de voir comment l’esprit pourrait traverser le miroir, mais également de savoir qu’il y en a un. Au nom de quoi Bacon peut-il juger que l’esprit est en proie aux idoles, et que toute la logique ainsi que les sciences fondées sur elles sont infestées d’erreur ? Qu’est-ce qui permet de garantir la validité de ce jugement, si l’entendement ne nous représente pas la nature des choses ? Qui nous dit que la théorie des idoles n’est pas elle-même une idole, une pure fantasmagorie issue de la caverne baconienne, de sa complexion propre ?
5Le jugement, pour être fondé, implique la possibilité de discerner le vrai du faux. Il s’agit alors de savoir comment on peut juger qu’une théorie est vraie ou fausse chez Bacon. L’enjeu qui se profile derrière cette question est celui de la légitimité du jugement baconien qui oppose la voie erronée des anticipations de la nature à la vraie voie de l’interprétation de la nature et qui écarte l’ancien organon au profit du nouveau.
6La question comporte ainsi un double volet : Est-il vraiment possible pour Bacon de juger de l’erreur des autres, et pour les autres de juger de la vérité de Bacon ?
I. Nécessité temporaire de l’épochè
7De prime abord, un jugement véritable paraît impossible de sorte que le philosophe doit nécessairement passer par l’épochè. Juger, en effet, c’est donner son assentiment (assensus) aux représentations des sens ou de l’entendement. Or, aussi bien les sens que l’entendement sont dépassés par la subtilité des choses et de la nature, de sorte qu’il faut éviter toute précipitation et suspendre le jugement. Pour Bacon, l’assentiment n’est légitime que s’il est fondé sur les choses mêmes. L’assensus ne doit pas reposer uniquement sur le consensus, fût-il général, faute de quoi il risque fort de précipiter l’esprit dans l’erreur. L’unanimité est plus un critère de fausseté que de vérité aux yeux de Bacon, qui fait sien le jugement de Phocion :
« Si la multitude vous approuve et vous applaudit, examinez-vous sur le champ, pour voir en quoi vous avez erré ou failli.5 »
8C’est pourquoi l’assentiment doit résulter d’un vrai consentement et non d’un consentement prétendu qui est le fruit du préjugé et de la dépendance par rapport à l’autorité d’autrui. C’est ce que Bacon fait valoir dans l’aphorisme 77 du Novum Organum où, à la faveur d’une critique de l’autorité d’Aristote, il distingue le consensus vrai du pseudo consensus qui est « marque d’une attitude docile et grégaire, plutôt que de consentement » :
« L’idée du consentement est également trompeuse, si on examine la chose de façon plus précise. Le vrai consentement est, en effet, celui qui, une fois la chose étudiée, résulte de la liberté de juger parvenant à un jugement identique.6 »
9Ainsi il est clair que la condition de possibilité d’un jugement vrai est suspendue au libre exercice d’un assentiment fondé sur l’étude des choses et sur la conformité entre les idées de la raison et les formes de la nature.
10Le jugement identique dont il est question implique une mise à égalité de l’entendement par rapport aux choses afin que l’esprit ne soit plus seulement proportionné à l’homme mais à l’univers. En somme, la méthode pour bien juger consiste à prendre appui sur la chose même, mais cette entreprise est le résultat d’un travail de longue haleine. C’est ce que Bacon laisse clairement entendre dans l’opuscule intitulé Production virile du siècle. À quiconque l’interrogerait sur la méthode légitime et le presserait de l’exposer en disant : « montre-nous la chose toute nue afin que nous puissions user de notre jugement »7, il répond : « Plût au ciel très cher fils que vous en fussiez au point où cette opération serait possible ! »8.
11L’usage du jugement est donc différé et implique un long cheminement le long de la voie baconienne. En attendant que l’opération devienne possible, il faut empêcher l’esprit de se prononcer et de poser des principes. Dans un premier temps, Bacon est favorable à une certaine suspension du jugement et emprunte une voie parallèle à celle des sceptiques qui prônent l’acatalepsie. Si les voies divergent par la suite, Bacon admet l’existence d’un point de départ commun.
« La méthode de ceux qui ont soutenu la thèse de l’acatalepsie suit au début dans une certaine mesure, une voie parallèle à la nôtre, mais s’en sépare à la fin et s’y oppose complètement. Car ces philosophes affirment sans restriction qu’on ne peut rien savoir ; nous affirmons, nous, qu’on ne peut savoir grand chose dans la nature par la voie aujourd’hui empruntée. Mais ils finissent par nier l’autorité des sens et de l’entendement ; nous, nous élaborons et fournissons des aides à ces facultés.9 »
12La question se pose toutefois de savoir sur quoi se fonde cette suspension du jugement prônée par Bacon. Aucun jugement ne semble en effet pouvoir la légitimer. Si l’épochè est une conséquence de l’existence des idoles, elle présuppose un jugement préalable qui admet le bien-fondé de cette théorie ? N’y a-t-il pas là une incohérence manifeste ? Si l’esprit est un miroir enchanté, rien ne dit que ce jugement premier n’est pas un préjugé et qu’il ne devrait pas à son tour faire l’objet d’une épochè. Bacon ne devrait-il donc pas en bonne logique pyrrhonienne aller jusqu’à suspendre la suspension du jugement et éviter de se prononcer sur ce sujet ?
13L’auteur du Novum Organum échappe en réalité au cercle vicieux, et déjoue cette objection car l’épochè qu’il préconise ne se fonde pas sur un jugement affirmant l’existence des idoles et réfutant les erreurs des théories des anciens, mais sur l’impossibilité première de juger aussi bien de l’erreur que de la vérité. S’il jugeait que les théories élaborées sont autant de fables qui mettent en scène la nature au lieu de l’interpréter, s’il jugeait que l’esprit est victime des idoles du théâtre, il tomberait sous le coup de sa propre critique. Mais il n’en est rien. Bacon récuse l’idée même de juger les erreurs anciennes et insiste à maintes reprises sur ce point dans la Récusation des doctrines philosophiques : « C’est le rôle de guide et non de juge que nous tenons (Nosque Indicis non Judicis partes sustinemus). »10 Il tient ainsi à souligner à propos de l’antiquité que « nous ne faisons pas intervenir ici notre jugement sur ces siècles »11. Le rejet des auteurs n’est donc pas radical, car il ne résulte pas du couperet du jugement, mais du liseré du guide. S’il écarte la voie ancienne, Bacon se défend de juger les auteurs et atténue ainsi la violence de la mise en quarantaine.
« Ce rejet général des auteurs a moins de portée que si nous avions rejeté les uns en approuvant les autres, car nous aurions alors porté un jugement, tandis qu’en fait comme nous l’avons dit, nous nous bornons au rôle de guide. »12
14Ne pas juger, mais indiquer, tel est le maître mot de la sagesse baconienne.
15Cette formule revient en effet comme un leitmotiv sous la plume de l’auteur du Novum Organum qui affirme dès le début du livre I que « notre rôle n’est ici pas de juger mais d’indiquer ». Bacon insiste sur le fait que l’honneur des anciens est ainsi préservé et qu’il n’y a pas lieu de prendre ombrage de la critique, car elle ne concerne pas les personnes, mais les voies. Mais que signifie au juste cette fameuse formule ?
16L’absence de jugement à l’égard des théories anciennes n’est pas une simple mesure tactique destinée à sauvegarder l’honneur des anciens, une formulation rhétorique destinée à ménager la susceptibilité des doctes, mais elle tient à l’impossibilité même de juger. Cette impossibilité de juger est liée au caractère incomparable et incommensurable des voies suivies. Le jugement qui consiste à approuver ou à désapprouver une théorie plutôt qu’une autre, à donner ou à refuser son assentiment, implique une comparaison entre les idées, sur la base de principes reconnus et de normes communes. Si Bacon avait emprunté la même voie que les anciens, alors la comparaison et le jugement seraient non seulement possibles, mais inévitables. Mais tel n’est pas le cas, de sorte qu’en vertu de l’hétérogénéité de leurs principes, les démarches ne peuvent pas faire l’objet d’un jugement en bonne et due forme. C’est ce que souligne Bacon dans la préface du Novum Organum :
« Si en effet nous promettions ouvertement d’apporter de meilleurs résultats que les anciens en nous engageant sur la même voie qu’eux, aucun artifice de parole ne permettrait d’éviter qu’une forme de comparaison ou d’affrontement ne s’impose, quant à l’excellence ou la capacité naturelle des talents [...]. Mais comme il s’agit pour nous d’ouvrir à l’entendement une voie tout à fait différente, qu’ils n’ont ni connue, ni tentée, les conditions sont dès lors complètement changées. L’émulation et les partis disparaissent ; nous jouons seulement le rôle d’un indicateur. »13
17L’absence de terrain commun rend ainsi caduque toute possibilité d’accord sur des critères de jugement, ce que Bacon exprime sous forme d’une plaisanterie reprise à Démosthène :
« Il est impossible que jugent de même ceux qui boivent de l’eau et ceux qui boivent du vin. »14
18Ce caractère incomparable des voies entraîne une double conséquence. Premièrement, il est impossible de juger les erreurs des anciens et de réfuter leurs théories. C’est ce qui ressort d’emblée de l’opuscule intitulé Redargutio philosophiarum :
« Dans la récusation même des doctrines philosophiques à laquelle nous allons procéder, nous savons à peine de quel côté nous tourner, car la voie qui s’est ouverte à d’autres dans les procédures de réfutation nous est fermée. En effet, les erreurs se présentent en troupes si nombreuses et si denses qu’il ne faut pas compter sur des escarmouches, mais sur une véritable mêlée pour les abattre et les repousser ; si nous voulions approcher pour engager des combats réguliers, ce serait en pure perte, car nous n’aurions pas de règle de discussion, puisque nous ne sommes pas d’accord sur les principes, et plus encore parce que nous récusons les formes et la validité des preuves de la démonstration. »15
19Toute réfutation est donc vouée à l’échec en vertu d’un désaccord concernant les principes, d’une part, et les formes de la démonstration, d’autre part. L’art de juger, en effet, comme le rappelle Bacon dans Du progrès et de la promotion des savoirs16, traite de la nature des preuves et des démonstrations, il comporte un double volet, l’établissement des principes et la définition des règles de la démonstration, et repose traditionnellement sur l’induction qui doit permettre l’invention, et sur le syllogisme. Or, Bacon s’oppose à l’art de juger aristotélicien aussi bien quant à son principe que quant aux formes de la démonstration. Au niveau des principes, il oppose la vraie induction graduelle et continue à l’induction aristotélicienne qui procède par simple énumération des particuliers et résulte d’une généralisation empirique si hâtive qu’elle donne lieu à ce que Bacon appelle une anticipation plutôt qu’à une interprétation de la nature. Au niveau des formes de la démonstration, il dénonce la stérilité du syllogisme qui n’invente rien, vu qu’il n’établit pas de principes, mais se borne à les admettre de sorte que la déduction reproduit et fixe les erreurs si les prémisses sont erronées.
« Cet art-là du jugement n’est donc rien d’autre que le fait de ramener des propositions à des principes, grâce à un moyen terme. Les principes sont statutairement admis par tous et en dehors de toute discussion. »17
20Bacon rejette donc le syllogisme qui ne démontre pas les principes. Du même coup, la voie de la réfutation lui est fermée. Selon Aristote, en effet, la réfutation repose sur un syllogisme qui contredit les conclusions de l’adversaire18. Elle présuppose donc que le syllogisme soit reconnu comme une règle valide de démonstration. Or, ce n’est pas le cas, de sorte que Bacon ne saurait l’utiliser comme un moyen de confondre l’adversaire, sous peine d’incohérence. Bacon écarte donc cette voie, car il n’est pas possible de raisonner à partir de principes communs de discussion et d’utiliser des procédures de démonstration comme le syllogisme qui sont sujets à caution.
21C’est pourquoi il procède à une récusation et non à une réfutation des doctrines philosophiques et opère une distinction entre la redargutio et la confutano. La redargutio implique une rupture par rapport à l’art de juger traditionnel, et à ses procédures de réfutation, elle impose un rejet en bloc non seulement des résultats, mais des principes et des démonstrations sur lesquels ils se fondent.
22Réciproquement, l’adversaire ne saurait tabler sur cet art de juger pour réfuter Bacon. C’est là la deuxième conséquence de l’absence de terrain commun et de principes reconnus par tous. Il est tout aussi impossible de juger et de réfuter la voie empruntée par Bacon, que celle suivie par les anciens. Bacon le proclame explicitement dans le Novum Organum :
« Il faut le dire ouvertement : on ne peut juger justement de la voie que nous proposons ni de ce qu’on invente en la suivant par le moyen des anticipations (procédé aujourd’hui en usage). Il ne faut pas en effet demander qu’on s’en rapporte au jugement de ce qui est soi-même mis en jugement. »19
23L’auteur du Novum Organum dénonce ainsi le cercle vicieux dans lequel s’enfermerait toute tentative de jugement fondée sur une logique viciée. 11 est impossible de juger la voie qu’il a suivie à partir de principes extérieurs et hétérogènes, car ils ne constituent pas des critères de jugement, mais des critères à juger. Il est tout autant impossible d’approuver que de désapprouver la voie baconienne sur la base de principes étrangers. Pour l’évaluer, il faut la parcourir, mais du même coup, seul celui qui est parvenu au terme du chemin dispose de critères de jugements pertinents. Dans ces conditions, il est nécessaire que toute personne qui n’a pas emprunté la voie baconienne s’abstienne de la juger. C’est pourquoi la philosophie baconienne repose préalablement sur une double suspension du jugement à l’égard des anciens et à l’égard des modernes.
II. De l’acatalepsie à l’eucatalepsie
24La question se pose toutefois de savoir si nous ne sommes pas définitivement condamnés à l’épochè. Si tout jugement est impossible en raison de l’hétérogénéité des principes, on voit mal comment les tenants de l’anticipation de la nature pourraient s’engager sur la voie de l’interprétation, puisqu’il est tout aussi impossible de leur prouver qu’ils ont tort que de leur montrer que Bacon a raison. En l’absence de preuves reconnues, qu’est-ce qui pourrait les inciter à sortir de leur voie ? Ne seraient-ils pas fondés à leur tour à récuser la voie baconienne ? Derrière cette suspension liée à l’impossibilité manifeste de juger se profile le risque du scepticisme généralisé et du désespoir de ne rien savoir.
25Bacon en a parfaitement conscience, car il se défend contre la tentation du scepticisme et prévient l’objection en montrant qu’il ne prône pas l’acatalepsie, l’impossibilité de comprendre, mais l’eucatalepsie, la compréhension heureuse.
« On dira encore qu’en empêchant l’esprit de se prononcer et de poser des principes certains aussi longtemps qu’il n’est pas dûment parvenu, par les degrés intermédiaires, aux propositions les plus générales, nous sommes favorables à une certaine suspension du jugement et que nous conduisons l’entreprise à l’acatalepsie. Or ce que nous avons en vue et proposons n’est pas l’acatalepsie, mais l’eucatalepsie : nous notons pas aux sens, mais nous les assistons ; nous ne méprisons pas l’entendement, mais nous le gouvernons. »20
26Mais comment passer de l’acatalepsie corrélative de l’épochè à l’eucatalepsie fondée sur un jugement sûr ? C’est là précisément que se joue le rôle d’index du philosophe qui se substitue à celui du juge. Il faut être un guide et un indicateur. L’indication revêt ainsi une double fonction, car elle signale l’erreur tout en faisant signe vers le vrai. Ainsi, c’est la théorie du signe qui prend chez Bacon le relais de la théorie du jugement et qui va permettre de suspendre l’épochè. Le signe enseigne le vrai tout en disqualifiant le faux. Il permet la mise à l’index du faux en touchant le vrai du doigt. L’indication rend possible l’exercice du jugement. Ainsi pour Bacon, « la connaissance du signe prépare l’esprit à l’assentiment »21. C’est pourquoi la récusation s’opère pour une bonne part « en produisant des signes « qui permettent de porter un jugement sur les philosophies »22. L’index n’est donc pas le contraire du judex. La connaissance des signes est une propédeutique à l’art de juger. Par voie de conséquence, aussi bien la partie destructive, la pars destruens, que la partie constructive, la pars construens, qui constituent la philosophie baconienne s’appuient sur les signes. Reste à savoir comment le signe peut conduire au jugement.
27La critique des doctrines anciennes tout d’abord va se fonder sur la mise en évidence de leurs signes d’échec. C’est ce que Bacon fait valoir :
« La partie destructive de la restauration est menée à bonne fin par trois critiques : critique de la raison humaine innée et laissée à elle-même ; critique des démonstrations ; critique des théories, c’est-à-dire des philosophies et des doctrines reçues. Et la critique a été telle qu’elle pouvait être ; par signes et évidence des causes. Nous n’avons pu en effet employer un autre mode de réfutation, puisque nous sommes en désaccord et sur les principes et sur les démonstrations. »23
28Ces signes sont destinés à révéler les méfaits des idoles et à montrer le triste état des philosophies et des spéculations en usage. Bacon, dans un premier temps, ne fonde donc pas la critique des idoles sur un jugement, mais sur des signes montrant que la raison sans gouvernement est impuissante. C’est ce qui ressort de la présentation de la théorie des idoles dans le texte intitulé Distribution de l’œuvre. Après avoir signalé que les idoles se laissent difficilement déraciner ou sont totalement indéracinables, selon quelles sont importées ou innées, Bacon précise que « la seule chose qui reste à faire consiste alors à les indiquer, à dénoncer et confondre cette violence insidieuse de l’esprit »24.
29Quels sont alors les signes qui indiquent que les doctrines anciennes sont sujettes à caution et doivent être récusées ? Bacon en énumère toute une série dans les aphorismes 71 à 77 du livre I du Novum Organum : l’origine et le lieu de naissance de la philosophie pratiquée, la nature du temps et de l’époque, la stérilité des fruits, l’absence de progrès et d’accroissement des sciences, le désespoir et le scepticisme des auteurs, la division des écoles et la soumission unanime aveugle à l’autorité établie. Issue des grecs dont la sagesse « était une sagesse de professeurs et se répandait en disputes »25, la philosophie pratiquée aujourd’hui est tributaire de l’époque hellénistique qui ne disposait que d’une connaissance étroite de l’histoire et de la géographie du monde. Elle n’est pas fructueuse, car il est bien difficile de mettre en avant une seule expérience ayant contribué à l’amélioration de la condition humaine, et ne comporte guère de progrès et d’accroissement. En outre, le scepticisme ambiant et le désespoir de trouver la vérité qui se manifeste dans la nouvelle Académie sont des symptômes sérieux de l’échec des systèmes antérieurs, tout comme les divisions anciennes en écoles et les controverses actuelles des scolastiques, ou la soumission aveugle à l’autorité d’Aristote. Bacon en conclut ainsi que « les signes qui ont cours aujourd’hui sur la vérité et la solidité des philosophies et des sciences, n’annoncent rien de bon qu’on les prenne des origines de celles-ci, de leurs fruits, de leurs progrès, de l’aveu de leurs auteurs ou du consentement »26. Les signes fonctionnent donc comme des présages ou des présomptions d’erreur. Ils n’établissent pas toutefois de manière apodictique le caractère erroné des doctrines anciennes, car un pressentiment ne saurait tenir lieu d’assentiment. À ce stade, il n’est pas possible de formuler un jugement définitif.
30Parallèlement à la critique des doctrines anciennes, il s’agit de dresser une histoire des tables d’invention de toutes choses, et notamment du jugement, comme le fait valoir l’aphorisme 127 du Novum Organum I. C’est seulement une fois que ce programme sera réalisé que l’usage du jugement sera possible. En effet, la connaissance des signes permet de refuser son assentiment à la philosophie pratiquée, mais ne permet pas positivement de le donner à la démarche baconienne. L’art et le canon de l’interprétation de la nature doivent se fonder sur un esprit arasé et placé dans de bonnes dispositions. Il ne s’agit donc pas encore de juger, mais « de susciter une opinion bonne et vraie de notre propos ; à titre provisoire, il est vrai, en guise d’intérêts, jusqu’à ce que la chose même soit conçue »27. La préparation de l’esprit à juger passe donc par la substitution d’un préjugé favorable à la démarche baconienne aux préjugés de la philosophie ancienne. Cette étape est nécessaire, car la destruction véritable des idoles passe par une construction simultanée de la vérité. Bacon insiste sur ce point :
« Sur des tablettes, on ne peut rien écrire de nouveau sans avoir effacé les inscriptions antérieures ; c’est l’inverse pour l’esprit : on ne peut effacer les inscriptions antérieures sans y avoir rien inscrit de nouveau. »28
31En attendant de pouvoir juger sainement tant que l’esprit n’est pas parvenu grâce à l’induction vraie et à l’invention des axiomes moyens aux propositions les plus générales, il est nécessaire de recourir à une opinion vraie.
32L’esprit atteint peu à peu la capacité de juger grâce aux aides que fournissent les instances prérogatives qui l’orientent, et plus particulièrement grâce aux instances de la croix, appelées aussi instances de la décision ou du jugement29, qui, comme le révèle leur nom, « indiquent et signalent la séparation des chemins »30. Sans entrer dans le détail de leur analyse, les instances de la croix sont constituées par des faits qui permettent à l’entendement au cours de l’étude d’une nature donnée de trancher entre ses multiples causes possibles. Elles sont décisives puisqu’elles font la lumière sur la cause et fondent la connaissance de la chose. C’est pourquoi Bacon recommande de s’attarder sur ce chapitre, « afin que les hommes apprennent et s’habituent peu à peu à juger la nature par les instances de la croix et les expériences lumineuses, et non point par des raisons probables »31. Le jugement suspendu pour un temps retrouve ses lettres de noblesse lorsqu’il fait suite à l’induction vraie. Il s’agit pour Bacon d’amener « les choses à ce point où les sens jugent de l’expérience et l’expérience de la chose elle-même »32.
33Par conséquent, il est possible de bien juger, à condition de ne pas prendre appui sur l’entendement seul, mais sur la chose même. Le jugement vrai « ne se tire pas simplement de l’intérieur de l’esprit, mais aussi des entrailles de la nature »33. La suspension du jugement ne débouche pas sur l’acatalepsie, car elle est préventive et provisoire. Elle a pour fonction d’éviter la corruption liée aux idoles et de préparer la voie de l’interprétation. Le bon usage du jugement passe par une théorie de l’indication et de la mise en garde qui sont la condition sine qua non du libre assentiment, ce que Bacon résume par une jolie formule :
« Conservez intact votre jugement ; donnez-vous à autrui, mais ne vous rendez pas ; et réservez-vous pour le meilleur. »34
Notes de bas de page
1 Du progrès et de la promotion des savoirs, II, traduction M. Ledœuff, Paris, Gallimard, 1991, p. 174. Pour le Novum Organum, nous citons la traduction de M. Malherbe et J.-M. Pousseur, Paris, PUF, 1986. Pour la Récusation des doctrines philosophiques et autres opuscules, nous citons la traduction de G. Rombi et D. Deleule, Paris, PUF, 1987.
2 Novum Organum, I, 41.
3 Cf. Novum Organum, I, §§ 41-42.
4 Ibid., p. 80-81.
5 Cf. ibid., I, 77.
6 Ibid., I, 77.
7 Production virile du siècle, in Récusation des doctrines philosophiques et autres opuscules, p. 55.
8 Ibid.
9 Novum Organum, I, 37.
10 Récusation des doctrines philosophiques, p. 113.
11 Ibid., p. 117.
12 Ibid., p. 115.
13 Novum Organum, I, préface p. 95-96 (153).
14 Ibid., I, 123.
15 Récusation des doctrines philosophiques, p. 79.
16 Livre II, p. 170-171.
17 Ibid., p. 171.
18 Cf. Rhétorique, 11, 22, 1396 b 25-26.
19 Novum Organum, I, 33.
20 Ibid., I, 126.
21 Ibid., I, 70.
22 Récusation des doctrines philosophiques, p. 79.
23 Novum Organum, I, 115.
24 Novum Organum, p. 81.
25 Ibid., I, 71.
26 Ibid., I, 77, p. 138.
27 Ibid., I, 115.
28 Production virile du siècle, in Récusation des doctrines philosophiques, p. 77.
29 Novum Organum, II, 36.
30 Ibid.
31 Ibid., II, 36.
32 Ibid., Distribution de l’œuvre, p. 80.
33 Ibid., Distribution de l’œuvre, p. 79.
34 Récusation des doctrines philosophiques, p. 91.
Auteur
Maître de conférences à l’Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne où elle anime un séminaire de recherche sur Spinoza. Ses travaux portent sur l’histoire de la philosophie moderne et sur la philosophie du corps. A notamment publié Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, Publications de la Sorbonne, 2005 ; L’unité du corps et de l’esprit. Affects, actions passions chez Spinoza, PUF, 2004 ; Le Corps, PUF, 2001 ; Spinoza ou la Prudence, Quintette 1997 ; Sub specie aeternitatis, étude des concepts de temps durée et éternité chez Spinoza, Kimé, 1997.
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