Le rôle de l’imagination dans la constitution du savoir chez Bacon
p. 38-53
Texte intégral
1L’imagination n’est pas chez Bacon une faculté distincte de l’entendement, mais elle constitue l’une de ses trois parties. L’entendement humain qui est le siège du savoir comprend en effet la mémoire, l’imagination et la raison, auxquelles correspondent respectivement les trois parties du savoir humain, l’histoire, la poésie, et la philosophie1. L’imagination se présente donc en premier lieu comme le berceau de la création poétique et comme la faculté par excellence de l’invention. Toutefois, la manière dont elle procède est très énigmatique, si l’on en croit le De Augmentis où Bacon confesse que « la poésie ressemble à une plante qui a germé dans une terre excessivement active, sans qu’on en ait semé la graine qui d’ailleurs n’est pas trop bien connue »2. La nature et l’origine du pouvoir de l’imagination restent donc fort mystérieuses. Bonne ou mauvaise graine, nul ne sait. Les inventions de l’imagination ont des airs de générations spontanées qui poussent sur un terreau fertile sans qu’aucun travail ni intention préalables n’aient présidé à leur émergence. Du même coup, l’imagination apparaît comme une puissance occulte dans les arcanes de laquelle il est difficile de pénétrer. La diversité des termes utilisés pour la désigner est l’un des indices de cette difficulté à cerner sa nature. Si dans The advancement of Learning, Bacon emploie uniquement le mot « imagination », en revanche dans le Novum Organum, il utilise tour à tour deux termes « phantasia » et « imaginatio », selon qu’il veut insister sur la dimension active ou passive de cette faculté. Ainsi, « imaginatio » revêt essentiellement un sens passif et désigne la faculté de recevoir des images par impression physique3, tandis que « phantasia » prend davantage une signification active et vise l’aptitude à forger des fictions et à inventer librement des images4. Toutefois, en l’absence de définition en bonne et due forme, ces considérations lexicales ne permettent pas de tirer des conclusions décisives au sujet de la nature de l’imagination. C’est pourquoi il importe d’élucider le rôle de l’imagination dans la constitution du savoir et son modus operandi à partir des éléments disséminés dans l’œuvre. À cet effet, il s’agira d’abord de s’interroger sur le premier rôle que Bacon lui confère au sein de sa tripartition des connaissances, à savoir sur sa fonction poétique, et de déterminer ensuite si elle est cantonnée à cette tâche ou si elle peut s’étendre à d’autres domaines théoriques et contribuer à leur développement. Toute la question sera alors de savoir si l’imagination est une faculté empreinte de vérité ou si elle figure au rang de ces puissances trompeuses qui en font aux yeux de Pascal une maîtresse d’erreur et de fausseté.
I. La poésie royaume de l’imagination
2En établissant une correspondance entre les trois facultés de l’entendement et les champs du savoir, Bacon semble assigner chacune d’elles à résidence en lui définissant un domaine de compétence propre. C’est pourquoi avant de savoir si l’imagination outrepasse ses droits, en franchissant les limites qui lui sont imparties, il est nécessaire d’analyser sa prérogative en matière de poésie et de définir son royaume. Qu’elle prenne une forme narrative, représentative ou allusive, « la poésie est cette portion du savoir qui concerne la mesure dans les mots... »5. D’emblée, Bacon affirme qu’elle « renvoie assurément à l’imagination, laquelle n’étant pas assujettie aux lois de la nature, peut à son gré unir ce que la nature a séparé et séparer ce que la nature a uni et ainsi opérer des mariages et des divorces hors la loi des choses »6. L’imagination est donc une faculté hors la loi qui peut procéder à des unions et des séparations contre-nature. Elle s’attache à l’extraordinaire et fait surgir de nouvelles formes par ses déformations fantaisistes. Elle a ainsi partie liée à la magie qui entend opérer de manière surnaturelle. L’imagination intervient à un double niveau, formel, dans la constitution des mots, et matériel, dans la fabrication de fictions. En effet, Bacon précise que « la poésie se dit en deux sens, l’un concernant les mots, l’autre concernant le sujet »7. Or, quel que soit le sens envisagé, l’imagination est nécessairement mobilisée. Dans le premier cas, la poésie a trait à la forme et au style ; elle renvoie donc aux arts du langage qui résultent de l’imagination. Dans le second cas, elle a trait à la matière et requiert les inventions de l’imagination, car de l’aveu de Bacon « elle n’est rien d’autre que de l’histoire feinte qui peut donc aussi bien prendre le style de la prose que celui des vers »8.
3Il est curieux de constater que Bacon considère que la poésie, pur produit de l’imagination, est une portion du savoir. En quoi une histoire feinte constitue-t-elle une forme de connaissance ? Au-delà du plaisir qu’elle procure, que peut bien nous apprendre l’imagination à travers l’œuvre poétique ? Elle enseigne à l’homme la grandeur et l’héroïsme et contribue à son élévation morale en lui offrant le tableau d’actions meilleures que nature car elles sont magnifiées à son gré. L’esprit se retrouve ainsi chez lui et jouit de cette contemplation qui l’élève au-dessus de la nature et qui introduit davantage de grandeur, de justice et de diversité que celles qui se rencontrent dans l’histoire véritable. C’est ce que met en évidence le livre second Du progrès et de la promotion des savoirs :
« L’utilité de cette histoire feinte a toujours été de donner quelque ombre de satisfaction à l’esprit de l’homme sur des points où la nature des choses le lui refuse, le monde étant quant à la proportion inférieur à l’âme [...]. Comme les actes ou les événements de l’histoire véritable n’ont pas cette grandeur qui satisfait l’esprit de l’homme, la poésie feint des actes et des événements plus élevés et plus héroïques. Comme l’histoire véritable propose des actions dont le résultat et l’issue ne sont pas aussi conformes aux mérites respectifs de la vertu et du vice, la poésie feint des actions dont la récompense est plus juste et plus en accord avec une providence évidente. Enfin, comme l’histoire véritable présente des actions et des événements plus réguliers et se succédant de façon moins différenciée, la poésie les dote d’une plus grande rareté et d’un déroulement plus inattendu, comptant plus de variations différentes.9 »
4Bacon en conclut que « la poésie est au service de, et contribue à, la magnanimité, la morale et la délectation »10. Loin d’être la folle du logis, l’imagination est cette faculté qui élève l’esprit, lui donne accès à un monde conforme à ses désirs et le fait participer au divin. De ce point de vue, elle paraît supérieure à la raison, qui arrime l’esprit au réel, « le plie et le ligote à la nature des choses »11. L’imagination n’est donc pas dévalorisée et discréditée, au contraire elle est si féconde et si prolifique que la poésie à laquelle elle donne naissance est l’un des rares domaines du savoir au sein duquel Bacon ne relève aucun manque et qui trouve grâce à ses yeux12. Ce fait est si exceptionnel qu’il mérite d’être relevé. Bacon insiste d’ailleurs sur le fait que les poètes restent les plus grands savants en matière de morale, notamment en ce qui concerne l’étude et la maîtrise des passions13, et souligne la faillite de la philosophie dans ce domaine. L’imagination se voit donc assigner un rôle théorique bien déterminé dans le cadre de l’invention poétique.
5Toutefois, en dépit de l’attention portée par Bacon à la dimension didactique de la poésie, il faut se garder de voir en lui le fondateur d’une science propre à l’imagination. Bacon tempère en effet ses propos et minimise leur portée dans le livre second Du progrès et de la promotion des savoirs. Au cours de son analyse des facultés de l’esprit, il se borne à une bipartition et se refuse à prendre l’imagination en considération. Il distingue la connaissance qui a trait à la faculté de juger, englobant l’entendement et la raison, de celle qui porte sur la faculté d’agir et d’exécuter mettant en jeu la volonté, l’appétit et l’affection, et il justifie sa partition dichotomique en faisant valoir qu’il n’a pas de raison de la modifier vu qu’il ne « trouve aucune science qui correspondrait proprement et adéquatement à l’imagination. Car la poésie est plus un jeu et un plaisir de l’imagination qu’un travail ou une tâche de celle-ci »14. Est-ce à dire alors que l’imagination ne joue qu’un rôle minime dans la constitution du savoir puisque ses visées sont plus ludiques et hédonistes que didactiques ? Force est de reconnaître que tout accordant une place notable à la poésie dans sa tripartition du savoir, Bacon privilégie la philosophie naturelle à laquelle il consacre l’essentiel de ses travaux.
II. Les fonctions de l’imagination
6Toutefois, le champ d’application de l’imagination ne se cantonne pas à la poésie. La correspondance entre la tripartition du savoir et la tripartition des facultés n’est pas rigide et n’implique pas que la mémoire, l’imagination ou la raison outrepassent leurs droits lorsqu’elles s’appliquent hors du domaine qui les concerne au premier chef. Loin de Bacon l’idée selon laquelle hors de la poésie, il n’y a point de salut pour l’imagination. Est-ce à dire alors que l’imagination puisse jouer un rôle décisif dans la constitution du savoir théorique et qu’elle puisse notamment être importée dans la philosophie naturelle sans dommage pour la raison ?
7Bien qu’il ne développe pas ses analyses, Bacon invite à le penser en assignant à l’imagination un statut bien plus complexe que ses classifications initiales ne le laissaient penser. C’est ce que révèle le texte Du progrès et de la promotion des savoirs II où est présentée la bipartition de la philosophie de l’esprit. Après avoir signalé que « la connaissance qui a trait aux facultés de l’homme est de deux sortes »15, et que « l’une traite de son entendement et de sa raison, l’autre de sa volonté, de son appétit et de son affection »16, Bacon se ravise en constatant qu’il a omis de mentionner l’imagination :
« Certes, il y a aussi l’imagination, qui est un agent ou un nuncius [un ambassadeur] dans ces deux départements, celui du judiciaire et celui de l’exécution ministérielle. Car la faculté de sentir avise l’imagination avant que la raison juge, la raison avise l’imagination avant que le décret puisse être exécuté, et l’imagination précède toujours le mouvement volontaire. Cependant ce Janus qu’est l’imagination a deux visages différents : celui qui est tourné vers la raison porte la marque de la vérité ; celui qui est tourné vers l’action porte celle du bien. Néanmoins, ces deux visages sont quales decet esse sororum, [tels que convenant à deux sœurs]. Mais l’imagination n’est pas purement et simplement une messagère. Outre sa tâche qui consiste à transmettre des messages, elle est investie d’une autorité propre qui n’est pas mince, ou du moins se l’arroge-t-elle. Comme l’a fort bien dit Aristote : “l’esprit a sur le corps un pouvoir de commander qui est celui du maître sur l’esclave ; mais la raison a sur l’imagination le pouvoir de commander qui est celui d’un gouvernant sur un libre citoyen, lequel peut être appelé à gouverner à son tour”. Nous voyons en effet que pour ce qui concerne la foi et la religion, nous élevons notre imagination au-dessus de notre raison, d’où vient que la religion a toujours cherché son chemin dans l’esprit des gens, en usant d’analogies, d’emblèmes, de paraboles, de visions et de rêves. Il en va de même pour toutes les convictions qui sont forgées par l’éloquence et les autres impressions de même nature, qui déguisent et colorent la véritable apparence des choses, là encore c’est principalement l’imagination qui les recommande à la raison. »17
8Outre sa fonction d’invention dans la sphère poétique, l’imagination se voit donc assigner deux tâches principales. Premièrement, elle est le nuncius, la messagère de la raison, aussi bien en ce qui concerne la formulation du jugement que son exécution. Elle intervient donc dans la constitution du savoir spéculatif et pratique, au sein de la philosophie naturelle placée sous l’égide de la raison. Deuxièmement, elle possède une autorité propre en matière de croyance et contribue à forger et à renforcer aussi bien la foi religieuse que les autres convictions. Son domaine de compétence s’étend donc à la théologie ou science divine, et recouvre plus largement l’ensemble des convictions et des impressions qui mettent en jeu un art de l’éloquence et présupposent l’existence d’une rhétorique destinée à communiquer un savoir ou à masquer et embellir la réalité. Ces deux fonctions reposent sur une inversion des rôles par rapport à la raison. Tantôt servante, tantôt maîtresse, contrainte ou libre, l’imagination est tour à tour commandée par la raison, lui commande ou lui recommande le savoir. Ainsi, sa puissance s’étend bien au-delà de la poésie puisqu’elle enveloppe à la fois le savoir naturel et le savoir révélé, la philosophie et la théologie. Qu’en est-il alors plus précisément de ces deux fonctions ?
La fonction de messagère
9La tâche de messagère qui incombe en premier lieu à l’imagination est loin d’être aussi anodine qu’elle le paraît et appelle deux remarques. Premièrement, l’imagination fait figure d’agent double, bien qu’elle ne semble pas entachée de duplicité, puisqu’elle est présentée comme un Janus bifrons tourné vers le vrai et le bien. Elle n’est donc pas par nature frappée d’erreurs et de mensonges, en dépit de son aptitude à produire des fictions. Ce fait est suffisamment rare dans la philosophie classique pour mériter d’être relevé.
10Deuxièmement, elle possède une puissance considérable, car elle joue un rôle à tous les niveaux de la philosophie naturelle et embrasse ses deux subdivisions. D’une part, elle intervient dans le cadre de la philosophie spéculative ou science naturelle, qui a pour objet la recherche des causes, en tant qu’elle contribue par sa fonction de messagère relais entre les sens et la raison à la formation du jugement. D’autre part, elle intervient au niveau de la philosophie opératoire ou prudence naturelle, consacrée à la production des effets, puisqu’elle est un agent qui rend possible l’exécution, en tant que courroie de transmission des décrets de la raison à la volonté. À ce titre, elle a nécessairement partie liée avec les trois composantes expérimentale, philosophique et magique de la prudence naturelle. Non seulement elle fait office de médiation entre les sens et la raison, entre la raison et la volonté, mais elle permet de penser l’articulation entre la faculté de juger et la faculté d’agir, et plus généralement entre la philosophie spéculative et la philosophie opératoire. Elle se situe donc à la charnière entre l’interprétation et le ministère de la nature et mérite bien son nom de Janus en tant qu’elle permet le passage du vrai au bien et les unit sous sa bannière. Reste à savoir comment cette fonction de messagère s’opère exactement. C’est là toute la difficulté, car Bacon ne s’explique guère sur cette double ambassade de l'imagination.
11Au niveau de la philosophie spéculative, il est clair que l’imagination sert d’intermédiaire entre les sens et la raison en tant qu’elle est une faculté de recevoir des images par impression physique. Elle informe la raison lorsque les sens sont affectés par le biais des traces qui s’impriment en elle, et fournit matière à jugement. Elle sert ainsi de médiation entre des facultés qui n’ont pas de commune mesure. La question se pose toutefois de savoir si ce rôle de nuncius est purement passif et mobilise uniquement la réceptivité de l’imagination sans rien emprunter à son inventivité. Indépendamment du problème de sa fidélité et de sa fiabilité, un ambassadeur se borne-t-il toujours à transmettre un message ? Ne peut-il pas aller au-devant du vrai de son propre chef ? Il est ainsi nécessaire de se demander si le modèle philosophique baconien n’implique pas une activité de l’imagination qui transforme et élabore le donné sous le double contrôle de l’expérience et de l’entendement. En effet, si les dogmatiques font uniquement appel à la raison, les empiriques à la mémoire, les tenants de la vraie philosophie visent l’alliance de la faculté expérimentale et de la faculté rationnelle18. Or comment cette alliance pourrait-elle se réaliser sans une médiation, un procédé intermédiaire, une « ratio media », selon l’expression qu’emploie Bacon19 pour distinguer la méthode de l'abeille de celle de l’araignée ou de la fourmi.
« La méthode de l’abeille tient le milieu (ratio media) : elle recueille sa matière des fleurs des jardins et des champs, mais la transforme et la digère par une faculté qui lui est propre ; le vrai travail de la philosophie est à cette image. Il ne cherche pas son seul et principal appui dans les forces de l’esprit ; et la matière que lui offre l’histoire naturelle et les expériences mécaniques, il ne la dépose pas telle quelle dans la mémoire, mais modifiée et transformée dans l’entendement (in intellectu mutatam et subactam reponit). »20
12Ce texte est souvent cité pour définir la méthode baconienne et pour célébrer l’alliance entre l’expérience et la raison, mais on s’est rarement interrogé pour savoir quelle est cette faculté propre par laquelle le philosophe abeille modifie et transforme la matière ? Ce ne peut être ni la mémoire seule ni l’entendement seul. Il ne reste donc par élimination que l’imagination pour opérer la synthèse avec l’aide de l’entendement. Ainsi, la tâche de messagère ne se bornerait pas à une simple fonction de courroie de transmission, mais possèderait le statut d’un schème médiateur. Est-ce à dire qu’il y ait en germe chez Bacon une théorie du schématisme avant la lettre ? L’absence de ce terme dans le corpus ne permet pas de donner une réponse tranchée, mais l’hypothèse mérite d’être creusée.
13Il est clair en tout cas que l’imagination constitue une médiation indispensable non seulement dans le cadre de la doctrine du jugement, mais dans le cadre de la doctrine de l’action où la raison l’avise des décrets que la volonté doit exécuter. Afin de comprendre en quoi consiste son rôle de messagère au sein de la philosophie opératoire, il faut voir que la raison ne dispose pas d’un pouvoir direct et absolu sur la volonté, car elle n’a rien de commun avec elle et se heurte à la résistance des préjugés et des passions qui entravent l’exécution de ses décrets. Elle a donc besoin d’un art pour se faire entendre. Cet art par lequel la raison transmet ses ordres à la volonté repose sur l’éloquence et sur la rhétorique. Ainsi, c’est essentiellement à travers la rhétorique que l’imagination sert d’ambassadrice de la raison auprès de la volonté.
« Le devoir et le service de la rhétorique est de permettre de faire appel à l’imagination pour mieux mettre en branle la volonté. En effet, la raison est gênée dans son administration de la volonté par trois choses : par des chausse-trapes ou sophismes, ce qui relève de la logique ; par des fantasmagories ou impressions, ce qui relève de la rhétorique ; par des passions ou affections, ce qui relève de la morale. »21
14Si les affections humaines étaient dociles à la raison, il n’y aurait guère besoin de persuader la volonté et de lui instiller des décrets de force : une simple proposition ou une preuve rapide suffiraient.
« Mais, vu les mutineries continuelles et les trahisons des affections, video meliora, proboque, deteriora sequor, de fait la raison deviendrait prisonnière et esclave, si l’éloquence des exhortations n’opérait pas sur l’imagination et ne l’arrachait pas au parti des affections, en créant contre celles-ci une ligue entre la raison et l’imagination. »22
15Les affections témoignent, comme la raison, d’un appétit de bien, mais elles ne considèrent que le bien présent, alors que la raison prend en compte le futur et la totalité du temps. La puissance de la rhétorique consiste à frapper l’imagination de manière à faire apparaître comme présentes les choses futures afin d’assister la raison et de faire ployer la volonté. Cette ligue des facultés permet de cerner l’immense pouvoir de persuasion dont est dotée l’imagination et de mettre au jour son efficacité pratique. Bien qu’il soit parfois critique à l’égard de la rhétorique, Bacon ne la réduit pas à un suppôt de la sophistique ; il proclame en effet que « le but de la rhétorique est d’imprégner l’imagination pour qu’elle seconde la raison, non pour qu’elle l’asservisse »23. L’auteur Du progrès et de la promotion des savoirs lui confère un rôle pédagogique essentiel et en fait un auxiliaire précieux de la philosophie et de la morale.
« La vertu, si elle était visible, susciterait de grandes amours, mais puisqu’elle ne peut être montrée aux sens sous une forme corporelle, la montrer à l’imagination grâce à une image pleine de vie est ce qu’il y a de plus approchant. Car vouloir la montrer seulement à la raison grâce à la finesse de l’argumentation, a toujours valu des sarcasmes à Chrysippe et à de nombreux stoïciens qui prétendaient inculquer la vertu aux hommes grâce à des discussions subtiles et des raisonnements qui n’ont rien de commun avec la volonté humaine. »24
16Médiatrice entre les sens et la raison, entre la raison et la volonté, l’imagination est donc sans conteste l’ambassadrice du vrai et du bien.
17Son pouvoir de persuasion, d’ailleurs, ne s’exerce pas seulement sur l’esprit, mais également sur le corps. Les effets de l’imagination sont tout aussi bien physiques que mentaux. C’est pourquoi la branche de la philosophie consacrée à l’étude de l’homme examine le rôle de l’imagination ainsi que son pouvoir sur le corps propre et sur le corps d’autrui. La connaissance du corps implique l’examen du pouvoir d’impression et de fascination de l’imagination. Au sein de la théorie de l’impression, qui traite des actions que le corps et l’esprit exercent réciproquement l’un sur l’autre, Bacon préconise de constituer une partie touchant au pouvoir de l’imagination sur le corps et de développer les connaissances à ce sujet :
« Plus spécialement en ce qui concerne l’imagination, c’est une étude d’une grande profondeur et d’une grande valeur que celle qui s’attacherait à voir comment et dans quelle mesure elle affecte le corps propre de la personne imaginante. »25
18L’auteur Du progrès et de la promotion des savoirs s’intéresse également à ce qu’il appelle la fascination qu’il définit comme « la puissance et l’action de l’imagination intense quand elle opère sur des corps autres que celui de la personne qui imagine »26. Bacon est plus critique sur ce point, car s’il trouve légitime de chercher à renforcer le pouvoir de l’imagination et de mener des investigations à ce propos, il critique l’école de Paracelse et les disciples de la magie qui commettent le sacrilège de considérer que ce pouvoir de l’imagination ne fait qu’un avec la puissance de la foi qui fait les miracles27.
19Mais ce rôle d’ambassadrice de l’imagination ne se limite pas à une médiation entre les facultés humaines, il s’étend à la nature tout entière. L’imagination est non seulement la messagère de la raison, mais de la nature elle-même, car elle permet de la pénétrer et de l’administrer grâce à son audace. Elle est l’un des agents les plus actifs au sein de la philosophie opératoire, car elle permet cette invention qui est l’un des maîtres mots de la science baconienne. En effet, dans le chapitre XVII des Pensées et vues, Bacon soutient que l’invention résulte, d’une part, d’applications nouvelles d’expériences déjà connues, d’autre part, de l’imagination d’opérations inconnues28. Certes, il faut tempérer cet enthousiasme, car l’imagination se heurte à des obstacles et possède une puissance limitée, vu qu’elle a tendance à pronostiquer le nouveau sur l’exemple de l’ancien et à borner les recherches en raison d’une présomption d’impossibilité. Ainsi, tout ce qui est enfoui dans le sein de la nature « échappe à l’imagination et à la réflexion des hommes »29. Néanmoins, elle est cette puissance qui fait plonger dans l’inconnu pour y trouver du nouveau, comme le dirait Baudelaire. C’est pourquoi elle est l’agent principal de cette nouvelle magie que Bacon veut promouvoir et qu’il définit comme la « science qui donne la connaissance des formes cachées, pour faire des œuvres admirables, qui découvre les merveilles de la nature, en conjuguant comme l’on dit les choses actives aux passives »30. La magie se fonde pour l’essentiel sur cette aptitude de l’imagination qui consiste à unir et à séparer les natures existantes pour créer d’autres formes.
« Le magicien voit qu’on peut effectivement produire des effets surnaturels (du moins à son idée), et sitôt qu’il conçoit qu’il a fait violence à la nature, il laisse pousser des ailes à son imagination. »31
20Bacon reprend l’idée d’une naturata vexata, torturata, soumise au ministère conjoint de l’imagination et la raison, mais il critique la magie naturelle telle qu’elle est pratiquée :
« Quel rapport a-t-elle avec nous, elle, dont les théories ne sont qu’illusion et superstition, et dont les œuvres ne sont que jonglerie et imposture ? Car si parmi ses innombrables faussetés, l’une de ses pratiques parvient à un résultat, c’est toujours forgé pour créer une impression de nouveauté, un étonnement admiratif et non point approprié ou destiné à l’usage. »32
21Le critère de la magie vraie, pour Bacon, ce n’est pas la production de choses merveilleuses, mais utiles. L’imagination par son caractère visionnaire permet de s’élever au-dessus de la nature. C’est pourquoi elle devient la messagère des dieux et possède une autorité propre en matière de théologie.
L’autorité de l’imagination en matière de croyance
22Outre son rôle de messagère dans la sphère de la connaissance naturelle où elle se soumet à la raison, elle a une autorité propre dans la sphère de la connaissance révélée où la raison se soumet à elle. Bacon affirme une supériorité de l’imagination sur la raison pour ce qui touche à la foi, car elle dispose d’un pouvoir de révélation et de visions que jamais la connaissance rationnelle ne sera en mesure d’atteindre. Les mystères de la foi ne peuvent pas être appréhendés par des démonstrations rationnelles, mais seulement à l'aide d’analogies, d’illustrations, de paraboles. Ce primat de l’imagination n’est pas une marque d’irrationalisme et ne signifie pas le congé de la raison, mais implique sa subordination volontaire. En somme, pour parler comme Pascal, rien n’est plus conforme à la raison que ce désaveu de la raison au profit de l’imagination. Bacon n’oppose pas la raison et la foi, mais préconise un usage de la raison dans la religion. C’est en réalité dans le cadre de cet usage de la raison que s’inscrit le magistère de l’imagination.
« L’usage de la raison humaine dans la religion est de deux espèces. L’une consiste à concevoir et à appréhender les mystères de Dieu qui nous sont révélés : l’autre à inférer et dériver (de la conception de la révélation) un enseignement et des directives. Le premier usage porte certes sur les mystères eux-mêmes, mais selon quel mode ? Celui de l’illustration au moyen d’exemples, non celui de l’argumentation. Le second usage, lui, relève assurément du mode de l’argumentation et de la preuve. Dans le premier cas, nous voyons que Dieu daigne se mettre à la portée de nos capacités, en exprimant ses mystères d’une manière qui puisse nous être aisément accessible. »33
23Si le second usage renvoie à la faculté de raisonner, le premier implique le recours à l’imagination. L’imagination est cette faculté élue par Dieu même pour se révéler et se rendre accessible, car elle est la mieux adaptée à la saisie de ses mystères. C’est surtout à travers la parabole que l’imagination se met au service de la religion. Bacon affirme d’ailleurs dans le chapitre I du De Augmentis II, que les paraboles sont comme une poésie divine.
24Sans rentrer dans l’analyse détaillée de cette fonction qui concerne moins notre propos, car elle touche plus la transmission du savoir que sa constitution, il faut donc noter l’extraordinaire pouvoir de persuasion de l’imagination qui relève plus généralement de l’art de la rhétorique. Rhétorique divine, qui utilise l’imagination humaine pour transmettre les mystères de la foi par des songes, des visions et des paraboles. Rhétorique humaine, qui adapte les propos à la compréhension de la foule.
25Toute l’écriture baconienne est sous-tendue par la volonté de mettre l’imagination au service de la raison et de marier le plaisir des mots à la vérité des choses. La fiction est un mode de transmission et d’élaboration du vrai. Bacon n’a-t-il pas tour à tour recours à l’utopie, dans la Nouvelle Atlantide, à la fable et aux mythes, dans la Sagesse des Anciens, au récit rapporté, dans la Récusation des doctrines philosophiques, pour restaurer le savoir et promouvoir sa philosophie ? Mises en abîme, aphorismes, discours à la troisième personne, apostrophes au lecteur, le philosophe anglais fait feu de tout bois pour emporter l’adhésion des esprits assiégés par les idoles34. L’imagination se met ainsi au service du vrai car le caractère plaisant du récit, de la fable ou du discours rapporté, et la distance qu’ils introduisent atténuent la blessure de la critique et accroissent la réceptivité.
26Bacon insiste d’ailleurs sur cette dimension du plaisir comme véhicule du vrai au moment de conclure la Redargutio35.
III. Imagination et erreur
27Toutefois le tableau idyllique d’une imagination déesse du verbe comporte quelques ombres. L’imagination en effet ne porte pas systématiquement la marque du vrai et du bien. Reine incontestée de la fable et de la poésie, elle semble davantage sujette à caution lorsqu’elle est importée dans le domaine de la philosophie, car elle est source d’illusions et d’erreurs. Son statut est pour le moins problématique, car elle peut trahir la vérité et servir de couverture à l’imposture. Par ses subterfuges, elle peut transformer insidieusement la philosophie en poésie et donner du crédit au mensonge en le travestissant en propos plaisants et plausibles. Bacon ne critique-t-il pas Platon en l’accusant d’être « un poète plein d’enflure »36 et ne salue-t-il pas le tour de force de Pierre Séverin, le disciple de Paracelse, qui a su transformer par sa verve poétique le propos rébarbatif de son maître et « l’a rendu agréable et harmonieux par une sorte de chant et de mélodie, grâce à de délicieuses inflexions de voix transformant ainsi d’odieux mensonges en petites fables divertissantes »37 ? L’auteur de la Redargutio compare ainsi « les thèses et les théories des philosophes de cette sorte » [...] « aux intrigues des fictions de théâtre, qui sont forgées pour offrir quelque ressemblance avec le vrai, les unes avec plus de goût, les autres avec plus de négligence ou de grossièreté, et elles présentent ce caractère, qui est le propre des fictions, de paraître parfois mieux arrangées et plus profitables que les récits véridiques et d’être plus aptes à emporter l’adhésion »38.
28Dans le Novum Organum, Bacon va encore plus loin puisqu’il assimile purement et simplement les philosophies présentes et passées à autant « de fables mises en scène et jouées qui ont créé des mondes fictifs et théâtraux »39, et il fustige les idoles du théâtre qui semblent consacrer le triomphe de l’imagination assiégeant l’entendement. Est-ce à dire alors qu’il faille instruire son procès afin de se libérer d’une puissance trompeuse au premier chef ?
29L’imagination est, certes, dotée d’une puissance redoutable, car elle permet de transposer par la pensée ce qui est à ce qui n’est pas et de donner corps au néant. Ainsi par la fiction, l’irréel devient réel. C’est le travers dans lequel est tombé Thomas d’Aquin en compagnie de Duns Scot, car « il a imaginé (effinxit) même dans le non-être toute la diversité de l’être »40. Elle est la reine des artifices et des inventions oiseuses, à l’instar d’Aristote qui « forge des questions de toutes pièces (quod quaestionum artifex) »41, ou « fabrique des contradictions (contradictionum artifex) »42, au lieu d’énoncer la vérité.
30Ce constat, toutefois, n’implique nullement que l’imagination fasse l’objet d’une suspicion systématique. En effet, il ne faut pas se tromper d’ennemi : l’imagination n’est pas maîtresse d’erreur et de fausseté comme chez Pascal ; tout au plus elle en est la servante. Les pseudo philosophes à la tête desquels Bacon place Aristote ne pèchent pas avant tout par leur imagination débridée, mais par le mauvais usage de leurs sens et de leur entendement. Les idoles qu’ils fabriquent sont la conséquence du fait que « toutes les perceptions, des sens comme de l’esprit, ont proportion à l’homme, non à l’univers »43. Ainsi l’assimilation des productions fallacieuses de l’esprit à des idoles du théâtre, à des fables, et des récits poétiques ne doit pas nous faire croire que l’imagination est la seule et unique fautive et que l’erreur doive lui être imputée. Ce sont les sens et l’entendement qui sont présentés comme des miroirs déformants reflétant davantage la nature de l’homme que celle de l’univers. L’imagination quant à elle, n’est pas mise directement sur la sellette. Ce sont les sens et l’entendement qu’il s’agit de réformer, dans le Novum Organum, et non l’imagination en tant que telle. La théorie des aides, d’ailleurs, les concerne au premier chef, mais jamais Bacon n’éprouve le besoin de mettre en place pour l’imagination l’équivalent des instances de la lampe, ou des instances prérogatives.
31Il est vrai qu’en tant que partie de l’entendement, l’imagination est concernée par la théorie des idoles. Il faut remarquer notamment qu’elle intervient dans la formation des idoles de la place publique qui impliquent le commerce entre les hommes.
« Les mots sont en effet des espèces de médailles, qui expriment l’image et la domination du vulgaire : de fait, ils associent et dissocient tout en fonction des notions et des acceptions populaires des choses, qui sont pour la plupart d’entre elles erronées et extrêmement confuses ; au point que, quand les enfants apprennent à parler, ils sont obligés d’avaler et d’absorber une affligeante cabale d’erreurs. »44
32L’imagination imprime sa marque à l’entendement et le contamine par le biais du langage.
33La cause de l’erreur, néanmoins, ne réside jamais dans la simple imagination, mais implique le concours de la raison qui donne son consentement. La pseudo philosophie a beau être du théâtre, elle n’est pas le théâtre de l’imagination, mais de l’entendement tout entier. L’erreur dépend de la manière dont sont orchestrées les mises en scènes et de la place assignée aux diverses facultés. Bacon élabore ainsi non pas une théorie des genres de connaissances, mais une théorie des genres d’erreurs. Ainsi, « la souche des erreurs et la fausse philosophie se divisent en trois genres : sophistique, empirique ou superstitieux »45. Il convient alors d’examiner les trois genres d’erreurs, pour déterminer la part de responsabilité de l’imagination dans la formation de chacun d’eux.
34Le premier genre, appelé sophistique ou encore rationnel, est le fait de philosophes dogmatiques qui tirent tout de leur raison sans se soucier suffisamment de l’expérience. C’est le cas d’Aristote qui tisse de toutes pièces ces toiles d’araignée que sont les catégories et prétend les appliquer au monde en pliant l’expérience à ses dogmes rationnels. Sans entrer dans le détail de l’analyse de ce premier genre d’erreur, il faut remarquer que l’imagination ici est tout à fait hors jeu et exempte de toute critique. Si erreur il y a, elle n’est pas le propre de l’imagination, mais de la raison qui ignore l’expérience. L’extravagance n’est pas le fruit de la fantaisie, car c’est la raison qui divague, qui s’enfle et tourne à vide. De ce point de vue, les productions de l’imagination sont moins redoutables que la raison livrée à elle-même.
35Le second genre d’erreurs semble lui aussi innocenter l’imagination, car il est le fait des empiriques qui se contentent d’amasser des données comme des fourmis ; il met donc en cause non plus la raison, mais la mémoire. Plus précisément, l’erreur provient du fait que les empiriques prennent appui « sur la base restreinte et obscure d’expériences peu nombreuses »46, en font une fixation dans la mémoire et ramènent tout à elles, à l’instar du médecin anglais Gilbert qui étend ses observations sur l’aimant à l’ensemble des phénomènes de la nature et prétend les expliquer par le principe généralisé du magnétisme. Est-ce à dire alors que l’imagination ne joue aucun rôle dans la formation de l’erreur ? En réalité, si elle n’est pas la cause directe des divagations des empiriques, elle contribue à donner une assise au faux, à l’enraciner et à le perpétuer. Bacon considère en effet que le genre empirique « forme des dogmes encore plus extravagants et plus monstrueux que le genre sophistique ou rationnel »47 et s’avère plus dangereux, car il risque davantage de susciter l’adhésion. Tant il est vrai que des expériences peu nombreuses et réitérées marquent davantage la mémoire et l’imagination que des notions communes universelles. C’est ce qui ressort de l’aphorisme 64 :
« Une telle philosophie paraît digne d’approbation, et presque certaine, à ceux qui rebattent chaque jour des expériences de cette sorte et qui en ont l’imagination imprégnée (phantasiam contaminatimi). »48
36Une fois contaminée par l’expérience, l’imagination devient une machine de persuasion qui confère au faux l’évidence du vrai.
37Mais c’est surtout à travers le troisième genre d’erreurs que se manifeste la puissance trompeuse de l’imagination. La corruption de la philosophie par la superstition et le mélange de théologie provient en effet de la soumission de l’entendement aux impressions de l’imagination. Dans sa Récusation des doctrines philosophiques, Bacon effectuait déjà une mise en garde contre la superstition dont le ressort consiste à frapper l’imagination pour produire l’adhésion la plus large possible.
« Rien n’agrée au grand nombre qu’en frappant l’imagination, comme la superstition, ou en s’adressant à des notions banales, comme la sophistique. »49
38L’imagination produit une agrégation qui se fait passer pour une unanimité. Dans l’aphorisme 65 du Novum Organum I, Bacon va plus loin, car il dénonce la corruption de la philosophie par la superstition et par la théologie et estime que la confusion des domaines sous l’effet de l’imagination constitue la pire des erreurs :
« Une philosophie de nature contentieuse et sophistique prend au piège l’entendement ; mais cet autre genre de philosophie, imaginée, empoulée et presque poétique, le charme davantage. »
39Ainsi, il y a des degrés de pernition dans l’erreur. La raison piège, mais l’imagination séduit et enfonce l’entendement assiégé dans une fausseté invétérée. Il n’y a pas pire joug, car l’entendement captif et captivé se complaît dans les chaînes d’une imagination enjôleuse. Le troisième genre d’erreurs révèle ainsi que l’imagination est la championne de l’illusion en raison de son immense pouvoir de persuasion.
40En définitive, tout est grand dans l’imagination, la vérité comme l’erreur. Si, dans ses premiers écrits, Bacon assigne à l’imagination un rôle positif dans la constitution du savoir, en soulignant sans réserve sa vocation de messagère, il s’achemine peu à peu vers une position plus critique et empreinte de suspicion à son égard. L’apparition du quatrième type d’idoles, qui n’existait pas comme tel dans Du progrès et de la promotion des savoirs, est sans doute l’indice de cette mutation. C’est en effet à partir de la critique des idoles du théâtre qui culmine avec le genre superstitieux que l’imagination se trouve mise pour la première fois sur la sellette. Bacon entame ainsi le chœur des griefs que les philosophes développeront à l’âge classique. L’imagination devient alors ce Janus bifrons qui peut vous tourner comme vous détourner du vrai et du bien, et qui épouse tout aussi bien le visage des deux sœurs dont parle Bacon que celui du faux frère.
Notes de bas de page
1 Du progrès et de la promotion des savoirs, II, traduction M. Ledœuff, Paris, Gallimard, 1991, p. 89. Pour le Novum Organum, nous citons la traduction de M. Malherbe et J.-M. Pousseur, Paris, PUF, 1986. Pour la Récusation des doctrines philosophiques et autres opuscules, nous citons la traduction de G. Rombi et D. Deleule, Paris, PÜF, 1987.
2 Sp., I, 51 ; Buchon, Œuvres complètes, p. 70.
3 Cf. Novum Organum, I, 65, (les impressions de l’imagination) ; I, 77 : « Rien ne plaît au grand nombre si ce n’est ce qui frappe l’imagination (nisi imaginationem feriat) » ; voir également II, 5 (la première impression de l’imagination ; a prima impressione imaginationis) et II, 31.
4 Cf. Novum Organum, I, 28, « les anticipations [...] flattent aussitôt l’entendement et remplissent l’imagination (et phantasiam implant) » ; I, 64 (...ex ipsis phantasiam contaminarunt).
5 Ibid., p. 106.
6 Ibid., p. 106.
7 Ibid.
8 Ibid., p. 107.
9 Du progrès et de la promotion des savoirs, livre II, p. 107.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 « Pour ce qui est de cette partie du savoir, qui est la poésie, je ne puis relever aucun manque. » Du progrès et de la promotion des savoirs, livre II, p. 110.
13 Cf. Du progrès et de la promotion des savoirs, II, p. 227.
14 Du progrès et de la promotion des savoirs, II, p. 159.
15 Ibid., 158.
16 Ibid.
17 Du progrès et de la promotion des savoirs, livre II, p. 158.
18 Cf. Novum Organum, I, 95.
19 Cf. Récusation des doctrines philosophiques, p. 138 ; Pensées et vues, XVII, p. 205 ; Novum Organum, I, 95.
20 Novum Organum, I, 95.
21 Du progrès et de la promotion des savoirs, II, p. 191-192.
22 Ibid., p. 193.
23 Du progrès et de la promotion des savoirs, II, p. 192.
24 Ibid., p. 193.
25 Du progrès et de la promotion des savoirs, II, p. 142.
26 Ibid. p. 157.
27 Cf. p. 157.
28 Cf. p. 205.
29 Pensées et vues, XVII, in Récusation des doctrines philosophiques, p. 203.
30 De Augmentis, III, ch. V, p. 249, Traduction Golefer.
31 Pensées et vues, II, in Récusation des doctrines philosophiques, p. 151.
32 Récusation des doctrines philosophiques, p. 121.
33 Du progrès et de la promotion des savoirs II, p. 278.
34 Sur ce point, voir l’introduction de Jean-Pierre Cavaillé à La Sagesse des anciens, p. 1 1 – 56, Vrin.
35 Récusation des doctrines philosophiques, p. 145 : « Alors mon narrateur me demanda : “Mais toi, que dis-tu de cela ?’“J’ai pris grand plaisir, répondis-je, à ce que tu m’as raconté.” “Alors, si tu y as pris le plaisir que tu dis, reprit-il, au cas où d’aventure tu écrirais quelque chose sur ce sujet, trouve un endroit pour insérer mon récit, et ne laisse pas perdre le fruit de mon voyage”. »
36 Production virile du siècle, in Récusation des doctrines philosophiques, p. 59.
37 Ibid., p. 63.
38 Récusation des doctrines philosophiques, p. 109.
39 Novum Organum, I, 44.
40 Production virile du siècle, in Récusation des doctrines philosophiques, p. 59.
41 Récusation des doctrines philosophiques, p. 99.
42 Ibid., p. 125.
43 Novum Organum, I, 41.
44 Pensées et vues, X, in Récusation des doctrines philosophiques, p. 167.
45 Ibid., I, 62.
46 Novum Organum, I, 64.
47 Ibid.
48 Ibid.
49 Récusation des doctrines philosophiques, p. 103.
Auteur
Maître de conférences à l’Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne où elle anime un séminaire de recherche sur Spinoza. Ses travaux portent sur l’histoire de la philosophie moderne et sur la philosophie du corps. A notamment publié Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, Publications de la Sorbonne, 2005 ; L’unité du corps et de l’esprit. Affects, actions passions chez Spinoza, PUF, 2004 ; Le Corps, PUF, 2001 ; Spinoza ou la Prudence, Quintette 1997 ; Sub specie aeternitatis, étude des concepts de temps durée et éternité chez Spinoza, Kimé, 1997.
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