Préface
p. 9-11
Texte intégral
1Le xviie siècle est souvent présenté comme le siècle de la raison, qui préfigure l’avènement des lumières et le triomphe des esprits éclairés sur l’obscurantisme, mais cette évidence par trop rebattue ne doit pas faire oublier qu’il fut d’abord une époque de crise, de doute et de rupture par rapport aux Anciens et à l’École dont Bacon, le premier, se fit le chantre en récusant toutes les doctrines philosophiques et les modes de raisonnement, suivi par un Descartes qui critiqua fortement la logique scolastique et l’héritage aristotélicien. Confronté à la stérilité manifeste des philosophies antérieures, à leur incapacité de parvenir à une certitude incontestée, l’esprit en vient à douter de lui-même, à s’interroger sur sa faculté de savoir et sur ses conditions d’exercice. Est-il possible de fonder un jugement théorique et moral sûr et de surmonter le scepticisme ? L’entendement est-il disposé naturellement au vrai ou a-t-il besoin d’une réforme radicale ? L’imagination est-elle décidément vouée au faux et à l’erreur ou peut-elle jouer un rôle fécond dans l’élaboration du savoir ? Autant de questions qui travaillent en profondeur les différents systèmes philosophiques et les invitent à résoudre la crise du savoir par la mise en place de méthodes nouvelles, par l’invention d’une logique, et la redéfinition des fonctions de la raison et de l’imagination. Les facultés de l’âme sont mises sur la sellette, passées au crible, afin de déterminer leur puissance et leurs limites respectives.
2C’est sous cet angle que le présent ouvrage a choisi de se placer1. Il s’agit moins d’examiner les progrès du rationalisme à l’âge classique que les crises, les difficultés et les interrogations qui ont présidé à sa constitution. Revenant sur les interprétations qui insistent parfois schématiquement sur le clivage entre la lumière naturelle et la lumière surnaturelle, ou sur l’opposition entre une raison, maîtresse de vérité, et une imagination, maîtresse de fausseté, les diverses études qui constituent ce volume partagent le souci d’examiner les facultés de l’âme au xviie siècle, en réévaluant leurs fonctions de manière précise, en soulignant les ambiguïtés des auteurs eux-mêmes, ou en éclairant des pans de leurs systèmes laissés dans l’ombre par les commentateurs.
3Ainsi, dans la première partie consacrée à l’imagination, l’accent n’a pas été mis avant tout sur les errances de la fantaisie, qui sont généralement bien connues, à tel point que les formules d’un Pascal ou d’un Malebranche à son propos font partie des lieux communs philosophiques, mais sur sa positivité et sa fécondité en dépit des critiques qui lui ont été adressées par les auteurs classiques. La réhabilitation de l’imagination qui est opérée ici ne se borne pas au constat de sa fonction d’auxiliaire de la raison, mais elle consiste, d’une manière plus générale, à mettre en évidence le rôle parfois décisif de la fiction dans la constitution du savoir et la connaissance des choses matérielles aussi bien chez Bacon que dans la philosophie naturelle de Galilée et de Huygens, ou encore dans la physique de Descartes et de Leibniz. En somme, il s’agit de procéder à « une critique de la critique de l’imagination », et d’interroger le rapport entre imaginaire et réel aussi bien dans la physique que dans la métaphysique, notamment chez Leibniz.
4Après l’imagination, c’est l’entendement et sa capacité à former des idées vraies qui sont examinés dans une seconde partie. La question se pose de savoir si l’entendement – ou la raison selon la terminologie des auteurs – est corrompu, et si sa finitude rime avec incertitude. Autrement dit, faut-il simplement le former ou profondément le réformer ? Est-il en mesure de tirer la vérité de son propre fond et de définir des normes ou bien doit-il se rattacher à l’entendement divin pour espérer échapper à la fausseté ? Les diverses contributions montrent comment les philosophes du xviie résolvent cette difficulté et se situent vis-à-vis du problème d’une emendatio dont le sens et la nécessité restent à déterminer. Le débat tourne autour de la recherche d’aides appropriées pour assister l’entendement dans sa tâche d’interprétation de la nature chez Bacon, dans la présence de ces mêmes auxilia, puis de leur disparition chez Spinoza. Il met en jeu non seulement le statut de l’erreur et la possibilité d’appréhender le faux sub ratione veri mais celui de la vérité et de la définition complexe et problématique de ses critères, comme la clarté et la distinction chez Descartes. Il débouche sur la mise en évidence d’une force de la raison qui tient pour une bonne part dans la reconnaissance de ses limites. En témoignent de diverses manières aussi bien l’émergence chez le jeune Spinoza d’un art de raisonner, qui révèle à la fois la puissance et la limite de la raison, que la définition pascalienne de la raison comme grâce suffisante ou encore la théorie malebranchiste de l’attention, qui est le pivot central de la réforme permettant d’articuler l’entendement humain et l’entendement divin. Reste alors à déterminer jusqu’à quel point l’entendement peut étendre la sphère d’intelligibilité du réel et embrasser par la pensée les objets de l’univers si les notions simples qui sont censées fonder le savoir font plus l’objet d’une recherche que d’une possession, selon Leibniz. La tâche, toutefois, n’est pas désespérée y compris dans les domaines les plus enclins à la valse des valeurs, comme l’éthique, car la considération de l’entendement ou du moi qui entend peut fournir les notions de la métaphysique, de la logique et de la morale dont dépendent nos jugements.
5Le jugement, néanmoins, demeure fort incertain et problématique à l’âge classique. Chez Descartes, on le sait, c’est toujours au moment du jugement que se glisse l’erreur, lorsque la volonté s’étend à ce l’entendement n’entend pas. Qui ne juge pas ne se trompe pas. C’est pourquoi le jugement, qui fait l’objet de la troisième partie, se trouve au cœur de la théorie de la connaissance et suscite les critiques les plus vives, critiques qui se traduisent non seulement par la recommandation baconienne de pratiquer temporairement l’épochè mais par sa réduction pure et simple à l’idée chez Spinoza. Ce n’est cependant pas ce refus de jugement, voire ce refus du jugement, qui constitue le nerf de l’analyse de la dernière partie de l’ouvrage. Là encore il s’agit de montrer comment la crise se dénoue grâce au passage de l’acatalepsie à l’eucatalepsie chez Bacon, d’insister sur le noyau de positivité qui résiste à la critique de la théorie du jugement chez Spinoza et d’analyser la mise en place, chez Arnaud et Nicole, d’un art de penser qui peut se définir comme une logique du jugement. La faculté de juger a beau cristalliser les inquiétudes, c’est autour d’elle que s’élaborent des stratégies de recherche du vrai aussi bien dans la philosophie naturelle que dans la philosophie morale, comme en témoigne l’exemple de Locke.
6Travailler à bien penser, c’est apprendre à bien juger pour bien faire. Cette tâche implique la totalité des facultés de l’âme, l’alliance de l’imagination et de la raison qui tirent leurs forces de leurs faiblesses bien comprises.
Notes de bas de page
1 Issu d’une coopération qui dure depuis plusieurs années entre le groupe de recherche de la pensée classique en Hongrie (qui rassemble des chercheurs de l’Université de Szeged, de l’Institut de philosophie et de l’Université ELTE de Budapest), et le Centre d’histoire des systèmes de pensée moderne (CHSPM) de l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, le Centre d’étude en rhétorique et philosophie de l’âge classique à la renaissance (CERPHI), et l’Université de Bourgogne, ce livre est le fruit de trois colloques consacrés aux facultés de l’âme à l’âge classique : « le jugement théorique et moral au xviie siècle », qui a eu lieu à l’Institut Hongrois de Paris les 20 et 21 mars 2003 ; « l’imagination à l’âge classique », qui s’est tenu à l’Université de Szeged, les 18 et 19 septembre 2003 ; « l’entendement et sa réforme à l’âge classique », qui s’est déroulé à l’Institut Hongrois et à l’Université de Paris I, les 11 et 12 février 2005.
Auteurs
Maître de conférences à l’Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne où elle anime un séminaire de recherche sur Spinoza. Ses travaux portent sur l’histoire de la philosophie moderne et sur la philosophie du corps. A notamment publié Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, Publications de la Sorbonne, 2005 ; L’unité du corps et de l’esprit. Affects, actions passions chez Spinoza, PUF, 2004 ; Le Corps, PUF, 2001 ; Spinoza ou la Prudence, Quintette 1997 ; Sub specie aeternitatis, étude des concepts de temps durée et éternité chez Spinoza, Kimé, 1997.
Maître de conférences à l’Université de Szeged. Il enseigne l’histoire de la philosophie (philosophie classique) et la philosophie morale. Il a soutenu une thèse intitulée « La force de la raison selon Pascal » à l’Université de Paris IV. Il a notamment dirigé en collaboration avec Chantal Jaquet un ouvrage collectif Les significations du corps dans la pensée classique, L’harmattan, 2004, et il a traduit et édité les opuscules et la correspondance de Pascal en hongrois, (Budapest, Osiris, 1999).
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