Conclusion
p. 279-281
Texte intégral
1Pascal est-il un penseur rationaliste ? Cela revient à se demander si Pascal est philosophe. Le rationalisme ne signifie pas la subordination absolue de la réalité à la puissance cognitive de la raison humaine. Il signifie seulement qu’on définit précisément le domaine où la raison peut et doit s’exercer en marquant les limites de son usage, et qu’on attribue un rôle privilégié à la raison dans la connaissance. C’est ce qu’on a vu chez Pascal. Au cours de nos analyses, nous avons essayé de définir la valeur réelle de la raison humaine dans la pensée pascalienne. Nous avons constaté que la raison jouait un rôle particulièrement important dans cette pensée, aussi bien dans les sciences abstraites et les sciences humaines que dans la pensée apologétique et théologique. Quoique nous ne voulions pas nommer Pascal rationaliste, ce terme étant trop ambigu et chargé, son rationalisme se manifeste au moins par le fait que l’ensemble de sa pensée est fondé sur l’exigence d’un bon usage de la raison.
2D’où vient le rôle privilégié joué par la raison chez Pascal ? Il semble que la raison soit, de toutes les facultés humaines, la moins corrompue. N’étant pas autant déterminée par la concupiscence que le cœur et la volonté, elle contient la possibilité de s’opposer au pouvoir de la corruption qui paralyse la pensée et la vie humaines. Néanmoins, la raison n’est pas totalement libre du pouvoir de la corruption. Elle est corrompue, dans la mesure où elle se laisse influencer par la volonté ou séduire par la curiosité et qu'elle tombe dans le piège de l’infini. L’usage non réflexif de son pouvoir de connaître la rend orgueilleuse, ce qui est la manifestation par excellence de la concupiscence. Toutefois, la raison est la seule faculté à inclure dans sa nature propre la possibilité de se dégager des effets trompeurs de la corruption. À cet égard, le cœur et la volonté sont aveugles.
3La raison inclut, avant tout, la possibilité de la méthode, qui rend à son tour possible la raison comme faculté de connaître. Par l’élaboration de cette méthode, la raison définit son rapport à la vérité et devient une faculté auto-réflexive dont la réflexion sur soi met en lumière sa nature et ses limites. Elle comprend alors que la vérité des principes n’est pas une vérité rationnelle et que son pouvoir de connaître la nature humaine ou la réalité physique est limité. Mais la raison méthodique est à même de réagir authentiquement à la découverte de ses limites, en décidant de se soumettre à la vérité qui la dépasse infiniment. La soumission de la raison témoigne de sa liberté et de sa force. Par cet acte, la raison s’oppose aux effets nuisibles de la concupiscence : elle renonce à la curiosité et se débarrasse de l’orgueil. Ce faisant, elle ne rompt pas avec le désir de vérité. Bien au contraire, la soumission, en tant qu’acte que la nature de la vérité impose à la raison, est l’expression même de ce désir. La soumission est double, à la fois théorique et pratique. La première consiste à contempler la nature infinie, la seconde à parier à l’existence de Dieu. La soumission crée une ouverture à la vérité et dispose l’homme à son surgissement. Or, cette ouverture, visée par l’apologétique, n’a lieu qu’à condition que l’homme fasse un usage rigoureux de sa raison naturelle. Si le projet apologétique suppose que l’homme peut agir librement et qu’il peut rencontrer la vérité, comme Jean Mesnard l’affirme1, il est dès lors possible de dire que l’apologétique pascalienne est fondée sur le bon usage de la raison et sur la liberté dont la possibilité est incluse dans la nature de la raison.
4L’usage de la raison dans la religion et dans la théologie, c’est-à-dire dans le troisième ordre, repose le problème du rationalisme de Pascal à un autre niveau. Nous avons non seulement montré que la raison continuait à jouer un rôle de premier rang dans l’ordre du cœur, mais aussi que sa vraie force apparaissait dans cet ordre. La raison, après la conversion, remplit une fonction herméneutique et apologétique. Elle s’appuie sur le Principe, c’est-à-dire sur la double vérité surnaturelle de l’existence de Dieu et de la corruption de la nature. Cette vérité assure un point fixe à son fonctionnement. Sa flexibilité, qui était la source d’une inconstance perpétuelle dans le deuxième ordre, devient dès lors sa véritable vertu. Sa force consiste désormais à pouvoir interpréter les phénomènes humains et naturels depuis différents points de vue, tout en mesurant le degré de vérité des différentes interprétations. Cela lui permet de hiérarchiser les opinions et interprétations relatives à un seul phénomène. La hiérarchie constituée de cette manière, que Pascal nomme « raison des effets », reproduit la structure des ordres superposés. La force de la raison convertie se manifeste par la découverte d’une rationalité complexe. Cette rationalité se compose de différentes rationalités, mais constitue entre elles un ordre unique. Le langage et l’argumentation de l’apologétique pascalienne sont gouvernés par cette rationalité. Une rationalité cohérente domine donc le discours apologétique des Pensées de Pascal.
5La mise en évidence des aspects rationalistes de la pensée de Pascal nous permet d’affirmer que la pensée pascalienne est une pensée philosophique. Cette pensée, qui parvient à son apogée dans les Pensées, se caractérise par son unité, qui est garantie par l’usage de la raison. Si nous insistons sur l’unité de la pensée pascalienne, ce n’est pas pour négliger les ruptures qui lui sont propres. Des ruptures sont bel et bien présentes dans la pensée de Pascal et l’unité n’est saisissable qu’à partir du sommet de l’usage de la raison, c’est-à-dire à partir de l’ordre du cœur. Si l’esprit ne parvient pas à ce sommet, les ruptures entre les ordres restent infranchissables et rendent impossible la saisie de l’unité. Nous avons montré que les paradoxes apparaissant dans le deuxième ordre disparaissent lorsque la raison les considère dans le troisième. Cependant, les paradoxes réapparaissent dans le troisième ordre, voire deviennent plus profonds et plus mystérieux. L’accent mis sur la cohérence de la rationalité dans la pensée de Pascal ne fera jamais de cette pensée un système fermé. La raison peut réinterpréter les phénomènes humains et naturels à partir du troisième ordre, mais elle ne peut pas achever cette interprétation, étant donné que le centre de toute vérité lui reste invinciblement caché. Le troisième ordre n’est pas l’ordre ultime où toute vérité se révélerait avec une parfaite évidence. La vérité s’y révèle à la raison d'une manière claire-obscure et sa présence reste une présence d’absence. Le fait que la vérité se cache dans un ordre encore supérieur, notamment dans l’ordre de la gloire, assure l’ouverture de la pensée pascalienne.
6Cette ouverture propre à cette pensée révèle, une fois de plus, qu'elle est une philosophie, au sens originel du terme. Elle ne possède ni la vérité, ni la sagesse, mais elle se donne comme une quête de la vérité et de la sagesse. La philosophie pascalienne effectue cette quête selon la raison, quoiqu’elle ne veuille pas la réduire à une recherche intellectuelle et théorique. C’est une recherche de la sagesse, qui se dit à la fois comme savoir et comme savoir-vivre ou éthique. La mise en évidence de l’importance de la raison dans cette pensée ne doit pas faire oublier le rôle joué par le cœur. La quête de la sagesse s’effectue conjointement par le cœur et par la raison. Seul leur fonctionnement harmonieux, renforcé par la lumière surnaturelle, conduit à une sagesse humaine.
Notes de bas de page
1 « Le fait d’écrire un ouvrage apologétique que témoigne d’une certaine confiance dans le raisonnement suppose la conviction qu’il est possible d’agir dans le monde », J. Mesnard, Les Pensées de Pascal, Paris, SEDES, 1993, p. 315.
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