Paradigmes et révolutions dans les sciences (et les philosophies) du langage
p. 253-263
Texte intégral
1. SCIENCES DU LANGAGE, HISTOIRE ET PROGRÈS
1La plupart des domaines concernant l’étude du langage se prétendent aujourd’hui soumis à une science ou à des pratiques scientifiques, et beaucoup de leurs adeptes pensent qu’on ne peut y faire un travail scientifique qu’à partir d’un choix de naturalisation et donc de description physicaliste et/ou causaliste si on ne veut pas que l’étude du langage reste figée à l’aporie qui marquait déjà le Cratyle platonicien. Mais si l’étude du langage se rapproche de si près des sciences, il faudra se demander : quel rôle faut-il accorder aux notions qui marquent profondément l’histoire des sciences, telles que celles de « paradigme », de « progrès » et de « révolution » ?
2Une réponse à cette question a été donnée par Sylvain Auroux1, qui, en abordant le problème du point de vue de l’objet de ces sciences, conçu en tant que « langue » ou « parole », envisage trois grandes révolutions : celle de l’avènement des écritures, celle de la grammatisation et celle de l’informatisation. Ces trois révolutions technolinguistiques non seulement concernent le savoir théorique sur la langue, mais elles ont changé les pratiques plus ou moins conscientes concernant le langage et la communication. Elles sont, pour Sylvain Auroux, révélatives, cumulatives et innovatives, c’est-à-dire qu’elles explicitent, manifestent et développent des caractères implicites dans les activités langagières, que chacune est le point de départ pour celle qui suit et que chacune a produit de nouveaux outils et de nouvelles connaissances, des inventions qui ont parfois les traits d’une véritable découverte.
3Mais si l’on considère l’histoire des idées linguistiques, l’on verra que cette histoire n’a pas du tout l’allure de celle des sciences révélatives, cumulatives et innovatives, cette histoire porte trop souvent la marque des différentes philosophies du langage et des différentes idées de scientificité.
4L’application des méthodes propres à la philosophie et à l’histoire des sciences à l’étude historique des sciences du langage est d’ailleurs très récente, et en dehors de nombre de recherches historiques particulières (de plus en plus nombreuses à partir de 1970), ou des ouvrages historiques qui suivent de près une activité scientifique précise (la philologie ou la grammaire par exemple), les ouvrages qui ont un intérêt épistémologique ont souvent le défaut de légitimer une pratique courante, ou de fonder dans l’histoire la force d’une théorie : plusieurs « discours de la méthode » s’étalent, souvent opposés les uns aux autres.
5Le domaine des sciences (et des philosophies) du langage semble donner lieu récursivement plutôt à des antinomies de la « raison linguistique » qu’à un véritable progrès conquis grâce à une révolution scientifique et/ou épistémologique (que l’on pense aux différences entre Chomsky et Whorf ou entre Churchland et Saussure, ou à l’opposition entre herméneutique et philosophie analytique du langage).
6Il me paraît donc que l’état actuel de la réflexion et de l’étude du langage ne profite pas du débat épistémologique plus général et plus vaste sur les sciences de la nature, comme il est démontré par le fait que, dans la culture anglo-saxonne, mais de plus en plus aussi dans les cultures italienne et française, le champ se partage assez souvent entre les naturalisateurs les plus acharnés et leurs adversaires.
2. LA NOTION DE « PARADIGME » ET L’HISTOIRE DES IDÉES LINGUISTIQUES
7Il faut se demander si justement on ne peut pas utiliser les discussions sur l’histoire des sciences naturelles, et notamment celle qui vise la nature des révolutions scientifiques et des paradigmes, pour tirer au clair les problèmes que la « scientificité » pose dans l’étude du langage.
8La notion jadis philosophique de paradigme2 est issue du lexique technique de la grammaire lorsqu’elle est reprise par Thomas Kuhn (mais avant lui et avec la même orientation relativisante par l’historien allemand Ludwig Fleck) qui a fait de « paradigme » et « révolution » (terme à mi-chemin entre astronomie et politique) une sorte de couple conceptuel sur le modèle de « action » et « réaction »3.
9L’usage de ce couple par Kuhn a été discuté et critiqué par l’épistémologie contemporaine, mais les critiques radicales mêmes que Kuhn a encourues à partir de celles de Paul Feyerabend, qui commence par critiquer l’usage de concepts en parallèle pour les révolutions scientifiques et pour les révolutions politiques, et finit avec l’accusation de ne faire que de l’idéologie sous le manteau de l’histoire des sciences, sont le témoignage efficace de la diffusion et de l’influence que ses idées ont eues à tort ou à raison.
10On a reproché à Kuhn d’utiliser cette notion comme un portemanteau pour toutes sortes d’instances conceptuelles, et Margaret Masterman, qui se dit « sectatrice » de Kuhn, a dressé un catalogue de vingt et une acceptions différentes de ce mot chez Thomas Kuhn4. Les acceptions diverses peuvent être rangées en trois groupes principaux : des paradigmes métaphysiques ou métaparadigmes ; des paradigmes au sens sociologique, des paradigmes qui indiquent des constructions artificielles. En tout cas « paradigme » n’équivaut jamais à « théorie », car il s’agit de quelque chose de plus ou de moins qu’une théorie. Kuhn lui-même accepte les critiques à son idée trop vague et plurielle de paradigme : il est conduit à nuancer et restreindre cette idée, et il finit par en donner une acception stricte au sens de « matrice disciplinaire » pour des secteurs spécialisés où se produisent des petites révolutions ; ou pour en faire finalement une sorte de lexique sectoriel.
11D’après Kuhn, la notion de paradigme est entrée dans le vocabulaire technique de l’épistémologie souvent dans son acception plus générale et, en quelque sorte, anodine de « frames conceptuels » partagés par les scientifiques d’un secteur ou de plusieurs disciplines à une époque donnée.
12Ces positions de Kuhn ouvrent, malgré lui, la porte à des considérations sceptiques qu’il refusera avant sa mort, tout en soutenant l'incommensurabilité des théories avec des arguments tirés de la nature linguistique des paradigmes et de la nature du langage en général5. Mais ce qui est encore plus intéressant pour les sciences du langage, c’est que le passage d’un paradigme à l’autre importe une nouvelle perspective (Kuhn invoque à un certain moment la psychologie de la Gestalt), un nouveau regard qui nous montre comme les passages théoriques laissent tomber toujours quelques brins et que donc le progrès dans les sciences n’est pas tout à fait cumulatif.
13Les paradigmes successifs pour Kuhn nous disent des choses différentes sur les objets qui peuplent l’univers et sur le comportement de ces mêmes objets, ils décident des méthodes, de l’ampleur des problèmes, voire des modèles de solution qui peuvent être acceptés par une communauté scientifique donnée, les traditions qui en résultent sont souvent en effet non seulement incompatibles, mais incommensurables6.
14Le travail qui a été fait dans plusieurs directions (après Feyerabend, par Larry Laudan, Ian Hacking, ou Yehuda Elkana) nous a appris que dans l’histoire des sciences les changements lents ainsi que les révolutions tumultueuses ne marchent pas en ligne droite, que les concepts ne changent pas seulement d’après les faits, mais que les changements peuvent se produire aussi à la suite de disputes conceptuelles, et que la coexistence de théories opposées représente plutôt la règle que l’exception.
15De plus la notion de paradigme a été transposée dans d’autres domaines scientifiques comme l’analyse du langage politique, où elle a perdu, par exemple pour Pocock, le lien établi par Kuhn avec la révolution en tant que changement brusque ou radical. Pour Pocock, le changement de paradigme n’est pas une révolution du moment que l’on change par l’explicitation de ce qui était implicite et en plus Pocock ajoute à la voie du changement à l’intérieur du même paradigme celle qui se produit à l’extérieur par la « contamination » entre paradigmes différents7.
16C’est donc dans ces contextes qu’on trouve une représentation efficace de ce qui se passe dans l’histoire des idées linguistiques, du moins quant à sa préhistoire, pour Pierre Swiggers : « Une conclusion importante qui se dégage de l’examen historique est que l’histoire de la pensée linguistique est faite non d’une accumulation longitudinale de savoirs exploités en continuité, mais d’une combinaison d’apports latéraux et de superpositions, qui ne se recouvrent jamais parfaitement, et qui véhiculent des contenus doctrinaux souvent disparates8. » En effet beaucoup d’idées fondamentales pour la connaissance du langage avaient été mises en place auparavant dans les méandres et les interstices mais « sans devenir l’objet de méthodologies formelles et de théories à prétention explicative9 ».
3. TROIS DISCOURS DE LA MÉTHODE
17À mon avis, cette démarche par « apports latéraux » et par « superposition » est caractéristique non seulement des stades préscientifiques de l’étude du langage mais aussi de celui de son stade « positif ».
18Depuis le xixe siècle, dans l’étude du langage, qui a désormais quitté les « méandres et les interstices » de la philosophie, de la littérature, etc. pour gagner progressivement dignité académique et autonomie scientifique, les progrès sectoriels sont nombreux et évidents, mais il faut constater qu’une possible épistémologie générale des sciences du langage est encore aujourd’hui loin d’être avérée.
19À partir du début du xxe siècle, trois auteurs fondamentaux qui ont successivement tenu le premier rôle dans les questions de langage : Saussure, Jakobson et Chomsky suivent des voies plus ou moins différentes quant à la méthode et à l’objet de leurs travaux, et aux différents détours de ces voies de recherche on va trouver différentes révolutions. Ces trois auteurs ont différentes sortes de paradigmes comme framework de l’étude du langage : c’est-à-dire qu’ils ont une idée différente de leur objet et des rapports avec les autres sciences.
a) Saussure
20À l’époque de Saussure, puisqu’un manque de scientificité aurait été grave pour des disciplines représentées au niveau académique, la linguistique s’efforçait de tenir son statut scientifique en balançant entre le comparatisme et le naturalisme, mais elle est en fait dans une situation qu’on pourrait définir, en termes kuhniens, comme celle d’un « paradigme absent ».
21C’est Saussure qui propose une première grande révolution dans les sciences du langage, en édifiant sa linguistique générale avec une tournure antinaturaliste ; à son avis, en effet, la linguistique n’est pas encore une science et « les fautes d’une science à ses débuts sont l’image agrandie de celles que commettent les individus engagés dans leurs premières recherches scientifiques10 ». Il s’agit de trouver de nouveaux chemins qui s’écartent de ceux qui ont été suivis par la linguistique naturaliste à la Müller, qui soient également éloignés des sciences naturelles et des découvertes de Broca, mais, en même temps, différents de la perspective du comparatisme.
22Saussure propose le passage de la grammaire fondée sur la logique, dépourvue de toute vue scientifique, normative et fort éloignée de la pure observation, et donc d’un point de vue forcément étroit, à une étude de la linguistique proprement dite, et il s’assigne d’un côté une tâche descriptive (il parle d’un objet qui peut être classé comme des « papillons dans une boîte11 ») selon une aptitude qui est encore évidemment pour lui une marque de scientificité. Il se propose de décrire les langues, leur histoire, leurs parentés, les forces permanentes qui agissent dans chaque langue et dans toutes les langues, de délimiter et définir la linguistique elle-même, en diminuant ainsi la « sphère conjecturale12 ». Face aux autres objets qui se placent au cœur de l’histoire humaine, le langage est à la fois marqué par la continuité et par les transformations, mais il n’est pas touché par de véritables révolutions tandis que, « en général, dans l’histoire politique, une époque est bornée de deux côtés, plus ou moins par une révolution, un changement où il y a intention13 ».
23Au niveau de l’objet, il n’y pas immuabilité mais continuité dans le temps ; en effet, « quelles que soient autour du parler humain les révolutions (et les secousses) de tout genre qui peuvent changer toutes les conditions [...] jamais et nulle part on ne connaît historiquement de rupture dans la trame continue du langage et on ne peut logiquement et a priori concevoir qu’il puisse jamais et nulle part s’en produire14 ». Cependant, s’il est vrai qu’il n’y a pas accident et violence, s’il n’y a pas force majeure, supérieure et extérieure qui vienne changer la langue, il y a en même temps le « principe de la transformation incessante des langues » comme absolu15.
24Mais de l’autre côté, au niveau épistémologique, Saussure pousse beaucoup plus loin non seulement la construction de la méthode mais celle de l’objet même de la linguistique générale en tant que discipline scientifique de la langue, ce qui acquiert l’allure du geste décisif. Dégager l’objet de la linguistique générale est une opération fondamentale pour comprendre la véritable mise en place d’une matrice disciplinaire même à travers une comparaison entre les paradigmes des disciplines qui ont pour objet le langage dans un ou plusieurs de ses aspects. Si les rapports avec la physiologie ne sont pas si difficiles à débrouiller16, la linguistique a des rapports très étroits avec d’autres sciences qui tantôt lui empruntent des données tantôt lui en fournissent. Les limites qui l’en séparent n’apparaissent pas toujours nettement17, surtout pour ce qui concerne la sociologie et la psychologie. Il s’efforce donc, parmi la dualité qui domine les phénomènes langagiers, de trouver un objet assez autonome, et la langue seule, partie déterminée mais essentielle du langage, porte cette marque, puisque tout en montre la séparabilité (par exemple la possibilité d’étudier les langues mortes).
25Toutefois l’objet « n’est pas simple18 », « nulle part l’objet intégral de la linguistique ne s’offre à nous », on voit plutôt « un amas confus de choses hétéroclites ». Finalement, cet objet de la linguistique n’est pas formé par les traits généraux : il coïncide avec le point de vue par lequel on aborde cet objet ; « c’est le point de vue qui FAIT la chose19 ».
26Ce travail fait, « une fois la linguistique ainsi conçue, c’est-à-dire ayant devant elle le langage dans toutes ses manifestations, un objet qui est aussi large que possible, on comprend pour ainsi dire immédiatement ce qui n’était peut-être pas clair à toute époque : l'utilité de la linguistique » ; c’est une discipline qui mérite une place dans le cercle des études de la culture générale et elle n’est plus le partage des seuls spécialistes, la linguistique devient le patron d’une sémiologie générale20.
27D’après cette construction de l’objet, Saussure dessine une classification des sciences et de leurs rapports avec l’objet, et le paradigme de la linguistique qui aura quelque influence sur la philosophie par le truchement de A. Naville21.
28Deux notions forment le pivot autour duquel tourne la comparaison saussurienne entre la linguistique et d’autres sciences : la notion de « temps » et celle de « valeur ». C’est donc toujours à partir de ces deux notions que les sciences ont un différent rapport avec leur propre histoire et par là avec la nature des changements.
29Le temps reste un élément fondamental pour une comparaison des sciences puisqu’« aucun système ne porte [...] la complexité face à cet élément [...] à l’égal de la langue22 ». Astronomie et géologie, par exemple, ne sont pas obligées à une redéfinition en raison du temps ; le droit et la politique à leur tour n’opposent pas la science du droit à l’histoire du droit ; l’histoire des institutions politiques en étudie les développements mais elle reste une, la linguistique au contraire est comme l’économie politique qui est autre chose que l’histoire économique ; « il est probable que dans toutes les sciences qui s’occupent de la valeur [on retrouverait] l’obligation plus ou moins impérieuse de [classer ces faits en deux] séries différentes23 ». Mais « c’est au linguiste que cette distinction s’impose le plus impérieusement ; car la langue est un système de pures valeurs que rien ne détermine en dehors de l’état momentané de ses termes. Tant que par un de ses côtés une valeur a ses racines dans les choses et leurs rapports naturels (comme dans la science économique...), on peut jusqu’à un certain point suivre cette valeur dans le temps, tout en se souvenant qu’à chaque moment elle dépend d’un système de valeurs contemporaines. Son lien avec les choses lui donne malgré tout une base naturelle, et par là les appréciations qu’on y rattache ne sont jamais complètement arbitraires ; leur variabilité est limitée. Mais nous venons de voir qu’en linguistique les données naturelles n’ont aucune place24 ».
30Si Saussure place la linguistique parmi d’autres sciences et marque des coupures et des limites communes, il s’intéresse certainement davantage aux différences entre les formes d’étude du langage qu’à l’unité, qui devrait être assurée par la sémiologie générale qu’il indique sans y travailler, comme s’il s’agissait d’une sorte d’idée « régulatrice ».
31Même le Cours édité en 1916 par Bally et Sechehaye, quelles qu’en soient les réticences, porte la marque d’une idée saussurienne de paradigme qui est plurielle puisque l’étude du langage est conduite à l’intérieur de « métaparadigmes » et de « paradigmes-artifice25 » ; le paradigme de sa linguistique générale étant à la fois le lieu de construction d’objets scientifiques, un ensemble de questions posées par le langage et les langues, une orientation de la recherche.
b) Jakobson
32Quelques années plus tard, Roman Jakobson cherche à dégager des traits communs de la recherche linguistique et il les trouve dans le structuralisme (qu’il définit en termes de nomothéticité) et il fait aussi une série d’observations concernant l’épistémologie des sciences du langage qui sont pour nous d’un intérêt extrême. Au-delà des différences de surface entre les doctrines et les polémiques véhémentes qui marquent « toute période d’expérimentations et de changement26 », pour Jakobson les différences sont le partage de la structure de surface tandis que la structure profonde est connotée par une unité beaucoup plus vaste qu’auparavant.
33Les différentes terminologies et le choix des arguments parfois très tranchants cachent l’unité du paradigme qui est celui de l’intérêt pour la justesse explicative, ce qui permet de faire justice de certains lieux communs et de tirer au clair, entre autres, les rapports entre la linguistique et la philosophie, et le vrai sens de son antipsychologisme qui est plutôt une opposition au behaviorisme le plus orthodoxe pour opérer, en revanche, un rapprochement avec la psychologie phénoménologique et gestaltiste.
34C’est à partir de ce point de vue que Jakobson parcourt l’essor de la linguistique. Saussure, à son avis, systématise les concepts de certains parmi ses contemporains et nous montre les antinomies « qu’on rencontre lorsqu’on cherche à faire la théorie du langage ». Ces dichotomies ont trouvé une solution grâce aux développements successifs qui ont permis l’inclusion de problèmes ou domaines de recherche négligés ou mis à l’écart par Saussure à partir de nouveaux points de vue déterminés par de nouvelles acquisitions scientifiques mais aussi par une différente orientation des autres domaines scientifiques qui côtoient la linguistique, parmi lesquels Jakobson cite : le rapport entre phonologie et syntaxe, l'uniformité fictive du code langagier, l’intégration des langues orale et écrite, l’étude de nouvelles fonctions du langage et le déploiement de l’étude des phénomènes langagiers conscients, réfléchis, structurés au plus haut niveau, et finalement une différente façon de poser les rapports entre synchronie et diachronie.
35L’idée de révolution scientifique que Jakobson semble nous proposer est celle du changement cumulatif qui se produit par l’explicitation de ce qui était implicite à l’intérieur du même paradigme et par la « contamination » entre paradigmes différents extérieurs les uns aux autres27.
c) Chomsky
36L’autre auteur dont il sera ici question est Noam Chomsky qui est certainement celui qui a marqué le plus profondément l’étude du langage dans la deuxième moitié du xxe siècle. Chomsky se rapporte explicitement à un paradigme général qu’il considère comme formé, d’un côté, par la tradition philosophique et la psychologie qui ont travaillé à la définition même de la nature humaine, et, de l’autre côté, par les sciences qui travaillent à répondre à des questions très anciennes à la lumière de ce que nous savons (ou que nous pouvons espérer savoir) au sujet des organismes vivants et du cerveau. Le langage est central pour les deux types d’étude, il est absolument une spécificité humaine et, grâce à son côté public (individuel et social), il est « relativement accessible ».
37Les recherches actuelles sont placées pour Chomsky à l’intérieur d’une tradition où la philosophie n’est pas séparée des sciences. Chomsky considère comme correcte cette façon d’aborder les problèmes et il déclare suivre cette tradition qui joint constamment l’étude du langage et celle de la pensée plutôt que la « pratique actuelle28 ». Chomsky relie également la linguistique (ou du moins ce qui l’intéresse de ce domaine) à la psychologie et par là encore à de vastes régions de la philosophie, et il tire ses exemples de l’histoire d’autres sciences.
38À son avis, il se passe dans les sciences du langage ce qui s’est passé entre la chimie et la physique : au xixe siècle certaines idées (telles que l’anneau du benzène, la valence, la molécule, le tableau périodique des éléments) ont été développées par les chimistes à un très haut niveau d’abstraction ; au xxe siècle, on a découvert les mécanismes physiques qui expliquent ces phénomènes et qui demeuraient inconnus29.
39Chomsky lance son innéisme contre le behaviorisme en utilisant les arguments de la première révolution cognitive des xviie et xviiie siècles, renouvelés grâce aux découvertes logiques de la moitié du xxe siècle, mais il reconnaît l’utilité d’autres progrès qui ont ouvert la voie à cette nouvelle révolution cognitive, tels que : l’étude du changement linguistique, la linguistique anthropologique et l’étude des systèmes phonétiques par la linguistique structurale. Il a donc une idée cumulative des savoirs sur le langage et une notion de paradigme qui ne semble pas très stricte au sens disciplinaire.
40En même temps, le mentalisme contemporain s’avère pour Chomsky comme une façon de poser les problèmes qui peut porter « la psychologie et la linguistique dans les sciences physiques » à partir des solutions que l’on peut ou non donner à des questions très anciennes qui demeurent parfois de véritables puzzles philosophiques.
41Le linguiste doit déterminer la nature de certains éléments (données → faculté de langage → langue → expressions structurées) à partir des expressions (des preuves empiriques qui donnent raison de leur structure) et donner d’après cela une théorie (une grammaire) d’une langue particulière. L’étape suivante, c’est de construire une grammaire pour le plus grand nombre de langues possible : « C’est là une tâche difficile et exigeante. Il s’agit de la description d’un objet réel du monde réel, c’est-à-dire le langage, qui est déposé dans l’esprit/cerveau de celui qui parle une langue. » L’étape qui suit est celle de la formation d’une théorie de la faculté de langage ou grammaire générale.
42La découverte de ce niveau, celui de la grammaire générale, répond au « problème de Platon » et de nouvelles questions « passionnantes et difficiles » se posent quant aux paramètres. Chomsky pense qu’il est possible que dans l’étude de l’esprit/cerveau on soit proche d’un état de choses semblable à celui des sciences physiques du xviie siècle lors qu’une grande révolution s’est produite. On serait proche d’une solution biologique du « problème de Platon » tandis que demeure à son avis sans solution le « problème de Descartes » qui est un bel exemple de travail entre deux paradigmes. La solution cartésienne a été abandonnée, à cause de l’image mécanique du corps dépassée par l’idée de force newtonienne ou par les théories de Priestley. Mais, observe Chomsky, nous n’avons pas non plus aujourd’hui une conception du corps mieux définie que celle de Descartes et si les connaissances de Newton sont devenues patrimoine du sens commun, la créativité reste pour nous un défi.
43La grammaire générative a imposé une nouvelle saison révolutionnaire dont on ne saurait nier l’esprit naturaliste (jadis on aurait dit matérialiste). C’est vraiment la poursuite à outrance du programme de naturalisation dans les sciences de l’esprit et du langage qui mène de nos jours à la dernière révolution des sciences cognitives, lesquelles déplacent la limite du «langagier » vers ce qui est sémiotique lato sensu en rencontrant de nouvelles antinomies (entre symbolique et visuel, digital et analogique, entre mental et extramental, entre individuel et social, entre tacite et explicite, etc.).
4. UN PRISME POUR LE LANGAGE
44La philosophie ou, pour mieux dire, les problèmes philosophiques et les sciences humaines en général subissent aujourd’hui l’attaque des naturalisateurs, qui est d’autant plus acharnée face au langage et à ses différents aspects qu’on ne saurait les couper de leurs racines naturelles. Mais malgré ces racines, parmi tous les objets de connaissance qu’on a songé à naturaliser, le langage paraît celui qui s’oppose le mieux à cette perspective. Le naturalisme me semble encore une fois une porte étroite pour les sciences du langage qui ne peuvent tirer parti de ce qu’on pourrait appeler avec Thomas Kuhn un « paradigme duel ». D’autres changements se produisent entre les disciplines, et des nouvelles frontières se dessinent entre leurs paradigmes.
45Les sciences du langage subissent non seulement les avatars des sciences humaines en elles-mêmes et par rapport aux sciences naturelles, mais aussi par ricochet celles des sciences de la nature aussi. Si les sciences naturelles elles-mêmes cherchent de « nouvelles alliances » avec les sciences humaines pour pouvoir saisir les objets complexes, elles se posent comme des « morceaux de langage » dont il faut vérifier la traductibilité et assurer la traduction. Il faut que le paradigme fondé sur l’idée d’un moule unique des langues humaines et celui qui vise à la justesse explicative et descriptive se rencontrent au prix d’un changement dans les prémisses. L’on pourrait donc songer à quitter une étude du langage comme ayant une seule dimension, ou étant tout au plus bifacial, pour un « paradigme multiple » qui permettrait de gagner un jour, peut-être, ce « paradigme total », une sorte de prisme pour le langage, capable de nous montrer les « mondes simultanés » auxquels le langage appartient de droit et dont nous parle Nelson Goodman.
Notes de bas de page
1 S. Auroux, La révolution technologique de la grammatisation. Introduction à l’histoire des sciences du langage, Liège, Mardaga, 1994.
2 La notion de paradigme, comme tout le monde le sait, se trouve chez Platon (Timée) au sens de modèle ou exemple et se retrouve chez Aristote dans la logique (An. Prier.) pour indiquer une des formes rhétoriques de l’induction.
3 L’histoire de ce couple a été esquissée par J. Starobinski, Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, Paris, Seuil, 1999.
4 M. Masterman, « The nature of a paradigm », dans Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge, Cambridge University Press, 1970, 1re éd.
5 T. Kuhn, Incommensurability and Translation. Kuhnian Perspectives on Scientific Communication and Theorie Change, ed. Ewar Elgar, 1995.
6 T. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1962, chapitre IX.
7 J. G. A. Pocock, « Linguaggi e loro implicazioni », dans E. Pii dir., I linguaggi politici delle rivoluzioni in Europa, Florence, Olschki, 1992, p. 61-62.
8 P. Swiggers, « L’idée de la langue universelle, etc. », dans Storia delpensiero linguistico : linerarità, fratture e circolarità, Atti verona 1999, Biblioteca della società italiana di glottologia 24, Il calamo, p. 13-44, p. 17.
9 Ibid.
10 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, no 73 (Int. I al. 12), éd. critique par R. Engler, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1967, dorénavant cité comme CLG/Engler.
11 Saussure, CLG/Engler, n. 268 (III C 272).
12 Saussure, CLG/Engler, n. 81 (Int. I al. 13).
13 Saussure, CLG/Engler, 1680.
14 Saussure, CLG/Engler, Notes sur la lingusique générale 3283 (fasc. 4, p. 6).
15 Saussure, CLG/Engler, Notes sur la lingusique générale 3284 (fasc. 4, p. 8).
16 Saussure, CLG/Engler, n. 113 (Int. II al. 7).
17 Saussure, CLG/Engler, n. 110 (Int II al. 6).
18 Saussure, CLG/Engler, n. 95 (B 1).
19 Saussure, CLG/Engler, n. 130.
20 Saussure, CLG/Engler, n. 290 (II R 12).
21 A. Naville, dans son ouvrage Classification des sciences, utilise les idées de Saussure.
22 Saussure, CLG/Engler, n. 1330 (III § 1 al. 7). Que Ton pense ici à l’opposition synchronique/diachronique que Saussure suppose recouvrir celle de statique/dynamique et qui ne permet pas d’étudier au même temps les variations au cours du temps et le système (Saussure, CLG/Engler, n. 2846 (col. D 9)).
23 Saussure, CLG/Engler, n. 1312 (II R 77).
24 Saussure, CLG/Engler, n. 1324 (III § 1 al. 6).
25 Masterman, op. cit., p. 138.
26 Voir R. Jakobson, Selected Writings, 8 vol., La Hague, Mouton, 1962-1988, II, p. 711-22.
27 J. G. A. Pocock, Linguaggi e loro implicazioni, op. cit., p. 61-62.
28 N. Chomsky, Language and Problems of Knowledge (the Managua Lectures), Cambridge Mass.-London, The MIT Press, 1988, p. 2.
29 Ici un renvoi à Bachelard s’impose.
Auteur
Université de Calabre
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