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Âme des bêtes et matérialisme au XVIIIe siècle

p. 135-151


Texte intégral

1Commençons par citer l’abbé Bergier dans son Examen du matérialisme ou Réfutation du Système de la nature (1771). En visant bien sûr d’Holbach, auteur du Système de la nature publié juste une année auparavant, il déclare :

« Par une prédilection marquée pour les animaux, fort honorable à la nature humaine, l’Auteur leur attribue libéralement l’âme qu’il refuse aux hommes. Il soutient que les animaux pensent, jugent, [...] qu’ils choisissent et délibèrent. [...] Il ne reste plus qu’à dire que les brutes ont une âme spirituelle, mais que la nôtre est matérielle1. »

2L’abbé Bergier pointe bien ici une tendance contradictoire : les matérialistes, à l’exemple de d’Holbach, refusent l'âme aux hommes, mais penchent – par réaction – à l’accorder aux animaux ; or, il faudrait tout de même être plus cohérent car n’est-il pas contradictoire pour un matérialiste que d’admettre une âme, fût-elle celle des bêtes, fût-elle même matérielle ? Dans une certaine mesure, l’abbé Bergier touche juste : la question de l’âme vue du côté des matérialistes est un lieu de contradictions et d’ambiguïtés2 qui paradoxalement les enferment souvent dans ce qu’ils combattent, à savoir la notion d’âme. Cependant, entre autres sous la pression précisément de cette contradiction, ils clarifieront progressivement la question jusqu’à une mise au point beaucoup plus nette à partir du milieu du xviiie siècle, en particulier chez d’Holbach, malgré l’attaque de Bergier un tantinet anachronique.

3Tel est le paradoxe des matérialistes : ils semblent ne vouloir donner une âme aux bêtes qu’en vue de la refuser à l’homme ; dans un geste donc remarquablement contraire à celui de Descartes, comme un pendant symétrique.

4Mais posons-nous d’abord le problème : pourquoi les matérialistes au xviiie siècle s’intéressent-ils à la question de l’âme des bêtes et prolongent-ils ainsi une querelle pourtant assez vite devenue caduque après avoir marqué fortement la fin du xviie et le début du xviiie ? De surcroît, la cause en semblait désormais entendue : majoritairement, les cartésiens, après, semble-t-il, une brève période de triomphe au tournant du siècle, se sont à peu près complètement discrédités sur cette question. Les penseurs matérialistes s’intéressent cependant à cette question pour quatre raisons essentielles que l’on cherchera à mettre en évidence : d’abord, dans une visée déconstructive et critique à l’égard de la notion d’âme en général, vis-à-vis de laquelle ils trouvent en l’animal un partenaire très utile ; ensuite, pour faire pièce aux conceptions dualiste ou spiritualiste représentées par le cartésianisme, le christianisme et secondairement l’aristotélisme ; également bien sûr pour promouvoir une vision unifiée et matérialiste du réel ; enfin, dans l’ambition de proposer en fin de compte une nouvelle image de l’homme et de la morale en rejetant l’anthropocentrisme véhiculé par les conceptions traditionnelles.

5C’est dire que l’abord de cette question de l’âme des bêtes chez ces penseurs s’engage de manière tout à fait différente par rapport à la plupart des auteurs. On ne part pas – comme chez les cartésiens, et déjà auparavant chez les chrétiens ou spiritualistes – de l’autoposition d’une âme humaine comme évidemment spirituelle, immortelle, etc., pour se pencher ensuite, avec souvent une certaine condescendance, sur le cas des bêtes en s’interrogeant de l’extérieur sur elles quant à leur hypothétique possibilité de posséder comme nous une âme ; cela sous la condition majoritairement rappelée que cette âme ne soit pas de même nature que la nôtre, spirituelle et immortelle, et qu’au contraire elle soit marquée par une infériorité essentielle qui la garde à son rang.

6Au rebours de cette démarche, celle des matérialistes est d’emblée de nouer les deux questions de l’âme chez les bêtes et de l’âme chez les hommes, et d'interroger cette dernière – la nôtre – par la première. Il ne s’agira donc pas de traiter à part et d’éloigner ces deux âmes, mais tout au contraire de les pousser 1'une vers l’autre, de soupçonner l’une chez l’autre jusqu’à finir par les identifier purement et simplement. Cette identification des deux âmes paradoxalement tendra à dissoudre l’âme en général, dans une perspective génétique et naturaliste (réduction au corps). Dans cette perspective, le thème d’une âme animale est particulièrement stratégique pour avoir prise sur la notion d’âme en général et celle de l’homme en particulier. Sous un angle extrêmement efficace, cette notion se trouve ainsi interrogée sous un horizon général réflexif et critique prenant à partie toute une conception, qui apparaît à ces auteurs, de façon parfois injuste ou réductrice, globalement hiérarchisante, autoritariste et finalisée, de la vie, de l’intelligence, de la sensibilité, de l’homme et de la bête. Cible provisoire de ce mouvement, la question de l’âme des bêtes sera ensuite progressivement délaissée au fur et à mesure que Dieu et la religion pourront être plus directement attaqués (ce qui est manifeste en particulier chez d’Holbach) et donc que le besoin se fera moins sentir de ce terrain déplacé.

7On verra cependant que l’intérêt de la question de l’âme animale chez les matérialistes ne s’épuise pas dans cette visée critique, voire « militante », et qu'elle ouvre des perspectives chez ces auteurs sur l’anthropologie et même la morale, même si ces vues restent dans leur pensée largement programmatiques et également problématiques.

CRITIQUE DE LA NOTION D’ÂME SUBSTANTIELLE ET SPIRITUELLE

8Il faut donc partir de la critique générale de la notion d’âme par les matérialistes.

9Rappelons la batterie d’arguments rassemblés (souvent de traditions antérieures ou parallèles) par les matérialistes du xviiie siècle à l’encontre de la notion d’âme spirituelle et distincte du corps, dans la perspective de ce que l’on pourrait appeler une véritable « guerre de l’âme » :

  • C’est d’abord le constat de la dépendance de l’âme à l’égard du corps (thème récurrent en particulier chez La Mettrie). Ce qui est critiqué est l’illusion de l’indépendance substantielle de cette âme. Cependant, il ne faudrait pas oublier que cette dépendance est déjà au cœur de la thématique cartésienne de l’union de l’âme et du corps (prolongée par Malebranche et bien d’autres), et qu'elle peut donc très bien s’articuler à un dualisme métaphysique des substances. Et non seulement ce thème de la dépendance est déjà mobilisé par les cartésiens et même les chrétiens (c’est la thématique de la chute comme renversement de l’ordre, c’est-à-dire du rapport originel de subordination du corps à l’âme), mais surtout cette argumentation n’est pas assez démonstrative puisqu’un rapport de corrélation n’est pas pour autant un rapport de causalité. C’est ce dont par exemple La Mettrie – qui en fait pourtant son argument principal – est parfaitement conscient, à la différence d’autres matérialistes, de là le relativisme prégnant chez cet auteur, en dépit de ses performances rhétoriques et polémiques. Cet argument n’est donc pas véritablement démonstratif, mais seulement probabiliste, et appelle la recherche d’autres arguments plus concluants.
  • Une autre objection est celle de l’obscurité de la notion d’âme, ce qui, cette fois, vise également la conception cartésienne puisque cet argument prend le contre-pied du primat sur lequel se fonde cette conception, le primat logique de la connaissance de l’âme sur celle du corps. Ce privilège découle du rapport d’immédiateté du sujet pensant à lui-même, s’opposant à la part d’altérité, irrémédiablement obscure, que comporte le corps, être-chose. Les matérialistes contestent ce primat en déniant la limpidité de la perception intellectuelle de l’âme affirmée par les partisans des idées claires et distinctes. Sur ce point encore, ils rejoignent des critiques telles celles de Malebranche ou Pascal qui décèlent dans le geste cartésien une prétention insoutenable de souveraineté de la part du sujet. Cependant, nos auteurs vont plus loin en dénonçant la possibilité même d’une réalité purement spirituelle : l’idée d’une âme intégralement spirituelle est pour eux un pur flatus vocis, un mot magique sans aucun contenu intelligible effectif, une intuition vide ou confuse.
  • Cette inintelligibilité de la notion d’âme spirituelle se prolonge et se focalise en celle de l’action réciproque de deux substances ontologiquement sans aucune commune mesure entre elles : comment un être purement spirituel pourrait-il agir sur un autre purement matériel et réciproquement ? On sait à quel point la question de ce lien de causalité a préoccupé et divisé les successeurs de Descartes, mais leurs solutions, si diverses soient-elles, tendent plus ou moins à déporter la causalité du côté divin pour ainsi seconder, voire décharger l’âme, ce qui est exclu par les matérialistes qui, naturellement, ne cherchent pas à sauver l’âme par Dieu.
  • La question – liée à la précédente – de la localisation physique de l’âme est sujette à bien des variations et ironies : les matérialistes, mimant la recherche cartésienne sur la glande pinéale, s’amusent en quelque sorte à promener
  • et à faire ainsi divaguer, dans tous les sens du terme – l’âme dans le corps. Ainsi dans Les Bijoux indiscrets de Diderot, un long discours de la favorite situe finalement le véritable siège de l’âme dans les pieds, après l’avoir fait transiter à peu près dans toutes les parties du corps. De même, toujours chez Diderot, dans la Lettre sur les aveugles, l’aveugle et sourd de naissance met l’âme au bout de ses doigts. Il s’agit chez cet auteur d’une source d’inspiration aussi bien littéraire que philosophique.
  • Enfin est rappelé régulièrement l’argument méthodologique de l’inutilité de toute hypothèse multipliant gratuitement les êtres.

10Ces objections critiques supposent par ailleurs l’effort pour pourvoir la notion de corps d’une intelligibilité autosuffisante, et donc de lui restituer de façon crédible toutes les compétences – comportementales, émotionnelles et intellectuelles – habituellement dévolues à l’âme. Par rapport à cette « gageure », l’utilisation argumentative de l’animal sera, on va le voir, extrêmement utile.

11Résumons auparavant le bilan : l’âme aux yeux des matérialistes apparaît une hypothèse peu probable, obscure, inintelligible et inintelligente, fantaisiste et enfin inutile.

CONTINUITÉ DE L’ÂME ANIMALE ET DE CELLE HUMAINE

12Il est possible maintenant de comprendre le mode d’insertion que les matérialistes opèrent de la question de l’âme des bêtes dans le problème plus général de la notion d’âme : il consiste à ajouter aux arguments venant d’être passés en revue celui de la mise en évidence de la continuité fondamentale, voire de l’identité des âmes animale et humaine, argument non seulement complémentaire mais particulièrement opérationnel, synthétique et de surcroît pouvant jouer sur tout l’éventail de la diversité des espèces et s’appuyer sur les sciences et leurs progrès.

13Cette « argumentation par l’animal » se situe plus précisément entre deux écueils, celui de la limite du constat de la corrélation – qui, comme on l’a vu, ne peut équivaloir en toute rigueur à une causalité – et celui de l’abstraction propre à l’objection de l’inintelligibilité. Proche de l’argumentation empirique et concrète de la dépendance de l’âme au corps, elle apparaît plus modulable, avance des éléments plus probants pour passer de la corrélation à la causalité et implique davantage d’aspects – non seulement les besoins, la santé et ses défaillances, la conscience, mais jusqu’au comportement. D’autre part, les arguments liés à l’incompatibilité des deux substances sont certes très démonstratifs, mais extrêmement abstraits et spéculatifs.

14Cette argumentation opère en soulignant :

  • l’identité en général chez l’homme et chez l’animal des processus physiologiques fondamentaux, de l’organisation de la matière vivante, observations renforcées par les travaux scientifiques depuis le siècle précédent. L’attention se porte sur les phénomènes biologiques de vitalité post mortem et donc en principe dénués d’âme : l’irritabilité, le sectionnement d’insectes ou de vers (déjà signalé par saint Augustin) et d’autres encore comme on en trouve en nombre chez La Mettrie et Diderot, tel le mouvement péristaltique de l’intestin. L’âme n’est donc pas le principe vital et moteur des corps puisque ceux-ci continuent à se mouvoir sans elle. Argument qui cependant présente le défaut de laisser hors de son champ la notion d’âme comme principe exclusif de la pensée soutenue par les cartésiens ;
  • l’analogie morphologique et expressive entre espèces animales et espèce humaine, qui va plus loin que l’argument précédent et suggère une identité foncière, « ontologique ». Ce qui autorise bien des expériences imaginaires de métamorphose entre homme et animal. Ainsi, par exemple, dans les Observations sur Hemsterhuis, Diderot nous offre un cas singulier de réversibilité d’un chien et d’un docteur en Sorbonne. S’inspirant de la ligne faciale de Camper qu’il avait rencontré plusieurs fois, il pronostique : « Changez la ligne faciale. Arrondissez la tête, etc., et le chien ne quêtera plus des perdrix ; il éventera des hérétiques. Allongez le nez du docteur de Sorbonne, etc., et il ne chassera plus l’hérétique ; il arrêtera la perdrix3. » Désormais, ce thème traditionnel des métamorphoses échappe en grande partie à son ancienne irrationalité et, alimenté par la physiognomonie, les études comparatives dans la lignée de celles de Lebrun au siècle précédent et la réflexion tératologique naissante, il se prolonge par celui des croisements expérimentaux, des chimères fantasmées étant supposées pouvoir résulter de tels alliages ;
  • la genèse des passions, comprises chez l’homme comme chez l’animal comme dérivant toutes d’une sensibilité commune et vitale dont le noyau est l’amour de soi, en même temps qu’est écartée, avec les idées innées, l’attribution d’une essence rationnelle a priori ;
  • l’identité du processus de la connaissance : c’est la reprise matérialiste des théories empiristes, celle de Locke, et sensualistes, en particulier de Condillac, appliquées sur le terrain à l’observation du comportement, comme le fait par exemple Georges Leroy, lieutenant des chasses royales4 ;
  • cette identité des capacités, souvent établie – en particulier pour les deux derniers arguments – sur des considérations très théoriques (liées de manière générale à des choix philosophiques empiristes), est relayée par l’observation des performances, ébauche de l’éthologie future. Plus méfiants que naguère envers les récits douteux des voyageurs ou des Anciens relatant tel ou tel comportement plus ou moins fabuleux, les auteurs privilégient les témoignages rigoureux et si possibles scientifiques. Le cas des grands singes nouvellement découverts par les Européens – certains étant même ramenés en France – est ici particulièrement important : il est significatif que La Mettrie par exemple présente dans L’Homme-machine le projet expérimental de l’apprentissage du langage à un tel animal, même si cette expérimentation n’est que virtuelle chez lui. D’autres espèces également, comme par exemple les castors (ainsi chez d’Holbach), sont fort admirées et leurs travaux remarquables sujets d’interrogation.

15Cette argumentation embarrasse les cartésiens et les aristotéliciens, les uns et les autres postulant une absence ou une infériorité substantielle de l’âme animale, et la notion d’âme leur fournissant un principe ancrant ontologiquement l’animal et l’homme à leurs places assignées. Reconnaître ces points d’égalité ou de continuité confronterait en effet ces partisans d’une âme humaine substantiellement à part à l’alternative suivante : soit prolonger l’égalité comportementale et cognitive de l’animal et de l’homme par une égalité métaphysique et accorder une âme également spirituelle et immortelle aux bêtes, ce que ces penseurs spiritualistes se gardent bien de concéder (sauf quelques exceptions notables, comme Bonnet), soit matérialiser cette âme et admettre ainsi la puissance de la matière vivante à produire non seulement la sensibilité (ce qui est le cas déjà des aristotéliciens), mais la pensée, les idées, la conscience, etc. Le choix de nos auteurs matérialistes sera bien sûr d’admettre une « âme physique » pour reprendre l’expression de d’Holbach ; mais « âme physique » est une expression équivoque qui peut se prendre en plusieurs sens : comme « âme matérielle » ou comme effet naturel du corps organisé.

NATURE ET STATUT DE CETTE « ÂME PHYSIQUE » : RÉELLE ET MATÉRIELLE OU RÉDUCTIBLE À UN EFFET GLOBAL DU CORPS ?

16Comme on l’a vu, la question de l’âme des bêtes est saisie par les matérialistes modernes dans l’horizon d’une problématisation générale de la notion d’âme, ce qui les distingue de ceux de l’Antiquité soucieux avant tout de dénoncer l’anthropocentrisme. Cependant, cette question de l’âme des bêtes se présente différemment de la question générale de l’âme. À son égard, les matérialistes sont a priori assez perplexes. Car – ainsi qu’il a été dit en introduction – elle les soumet à deux tentations contraires : saisis dans la querelle générale qui met aux prises cartésiens et néopéripatéticiens, ces deux partis infériorisant les bêtes devant l’homme autant que le corps devant l’âme, la tentation première de ces auteurs est d’octroyer généreusement une âme aux bêtes (à l’exception de La Mettrie, on va y revenir). Cependant, ce serait là oublier l’objectif principal : celui d’effacer de l’histoire de la raison cette idée pour eux illusoire et funeste d’âme, en particulier d’âme spirituelle. L’option radicalement inverse – refuser toute âme quelle qu'elle soit à l’animal – reviendrait à s’aligner sur la position cartésienne qui n’est que très partiellement satisfaisante, puisque – effet par ricochet – en réduisant l’animal à la corporéité, elle consacre d’un autre côté une conception spiritualiste de l’âme et de la pensée – corrélat implicite de la thèse de l’animal-machine-, ce qui dès lors pousse le plus loin qu’il est possible l’abaissement de l’animal et son éloignement de l’homme. Remarquons au passage que la position de La Mettrie est tout à fait particulière : en son cas, les dés sont pipés puisque sa machine animale est véritablement sensible et que sa conception de la matière vivante ne se départit pas d’un certain vitalisme, ce qui le situe en fait loin d’un strict mécanisme. Aussi les matérialistes seront-ils d’abord séduits par une solution de compromis : celle de l’âme matérielle chez les bêtes, une sorte de feu, de vent, de fluide de particules très subtiles. Cette hypothèse est inspirée des Anciens, d’Épicure et Lucrèce en particulier. Le texte consacrant exemplairement cette position est celui significativement intitulé L’Âme matérielle5, un anonyme du premier tiers du xviiie siècle. Développant en une très longue partie l’affirmation que « notre âme ne diffère point de celle des bêtes6 », il marque ainsi l’importance qu’a prise ce qu’on pourrait appeler l’argumentation animale du matérialisme. L’on dispose avec ce texte de la formulation aboutie de cette solution matérialiste particulière du problème de l’âme, solution qui avait mis quelque temps à s’assumer depuis Gassendi et sa double formule assez confuse de l’âme ignée et de l’âme rationnelle spécifiquement humaine : l’hypothèse de l’âme matérielle. Cette hypothèse cependant n’est pas non plus si satisfaisante. En effet, si elle attaque l’idée d’âme spirituelle, c’est en même temps paradoxalement en consacrant celle d’âme, même si c’est sous une forme purement matérielle. Avec elle, les matérialistes, obnubilés par le spectre de la spiritualité de l’âme, reconduisent d’une certaine manière le dualisme de l’âme et du corps à l’intérieur du corps même, sous forme d’un dualisme étrange, matériel certes, non ontologique donc, mais d’un certain dualisme quand même. Une contradiction est donc inscrite dans cette idée – apparemment pourtant si matérialiste par définition – d’âme matérielle et contraindra à aller plus loin. Le « fantôme dans la machine » s’est matérialisé, mais, même ainsi, il conserve sa forme, étrange chimère fixant ce qui va bientôt disparaître du discours matérialiste. Le corps, toujours hétéronome, toujours vassalisé à autre chose, même matériel, en est nié dans sa capacité propre. D’une certaine manière, avec la notion d’âme matérielle, on arrive à un point limite de la capacité d’accueil de cette notion d’âme dans une perspective matérialiste et des possibilités de conciliation et de cohérence déployées par la doctrine. L’alternative alors se pose : soit continuer à affirmer cette âme chez les bêtes comme chez les hommes, quitte à la faire désormais purement matérielle, et ainsi conjoindre les destins de l’âme « animale » et de celle humaine, mais en hypostasiant tout de même une notion éminemment contestable, celle d’âme ; soit nier cette âme des bêtes pour mieux nier celle des hommes en refusant l’idée générale d’âme, en la résorbant dans celle d’organisme. Ce sera cette seconde option qui s’imposera et qui, détournant de la notion d’âme, engagera fermement nos penseurs à en quelque sorte enchanter le corps en le désenchantant de l’âme7. Le corps, investi d’une puissance nouvelle, assume ainsi l’intégralité des fonctions et aspirations naguère dévolues à l’âme – cette notion cardinale de la rationalité antique puis chrétienne – en absorbant et en dissolvant ontologiquement cette dernière en lui. C’est là la figure d’un singulier réductionnisme puisque, si l’âme est reconduite au corps et l’homme à l’animal, c’est en gonflant corps et animal de possibilités multipliées, « réductionnisme non réductionniste », voire déjà émergentiste. La référence essentielle alors n’est plus celle aux Anciens, comme c’était très souvent le cas du matérialisme antérieur jusqu’au début du xviiie siècle, mais celle aux travaux scientifiques les plus récents et en pointe.

17Aussi, de façon accélérée par le progrès des sciences, de la physiologie en particulier, les matérialistes en viennent-ils, autour du milieu du siècle, à fixer une position beaucoup plus radicale, nette et définitive qu’auparavant : celle de refuser toute âme, même matérielle, et de faire de l’organisme l’instance souveraine où s’élaborent non seulement processus vitaux et sensibilité physique, mais également sensibilité morale, désir, affections et pensée. On passe ainsi du corps animé au « corps animateur », avec le moment transitoire qui a été celui d’une forme matérielle animatrice.

18L’âme n’est non seulement plus un principe organisateur, mais plus un principe du tout, elle n’a plus sa place nulle part, même au sein du corps, même comme âme matérielle. Ce n’est pas l’âme – même matérielle – qui organise le corps, mais c’est le corps qui s’auto-organise en fabriquant de l’âme ou du moins quelque chose comme de l’âme, car l’âme n’existe plus comme telle, elle se résorbe dans l’« esprit », pour reprendre l’expression d’Helvétius ; elle n’est concrètement plus rien sinon l’ensemble des pensées et sentiments, la chaleur des émotions qui passent d’un être à l’autre. L’âme proprement dite n’est plus que le mot que l’ignorance met sur une capacité inconnue du corps à manifester quelque chose qui y ressemble, l’asile de cette ignorance qui multiplie inconsidérément les êtres par méconnaissance de ce qu’est le corps et de ce qu’il peut – pour reprendre l’idée spinoziste : « Nul ne sait ce que peut le corps » —, de sa capacité propre à s’animer. Comme le dit d’Holbach dans le Système de la nature : « L’homme est un être purement physique ; l’homme moral n’est que cet être physique considéré sous un certain point de vue8 » ; ou encore : « Ceux qui ont distingué l’âme du corps ne semblent avoir fait que distinguer son cerveau de lui-même9. » L’âme se révèle alors le produit d’un dédoublement fantastique de l’unité de l’homme corporel.

19Il s’agit donc d’un renversement : au lieu de postuler au niveau de l’âme une différence qui se répercuterait sur les corps animal et humain, et qui expliquerait la différence anthropologique, c’est tout au contraire sur la base de la différence du corps – de l’« organisation » – que les matérialistes expliquent la différence d’animation, ce qu’on pourrait appeler le mode propre d’animation physique spécifique à tout être.

20Comment plus précisément cette composition ou cette partition physiologique de l’âme peut-elle se faire ? À un double niveau : celui de la vitalité et de la sensibilité physique, celui de la sensibilité morale et de la pensée. Au premier niveau, c’est en comprenant le caractère actif de la matière vivante, grâce au vitalisme qui se développe en particulier avec l’École de Montpellier, Bordeu spécialement, ce qui permet d’échapper à l’animisme, représenté alors par Stahl ; au second, en repérant deux facteurs essentiels particulièrement actifs et structurants dans le corps : les sens et le cerveau, ce qui permet cette fois de contester sur des bases scientifiques le spiritualisme ; le premier facteur étant largement emprunté au travail des empiristes, en particulier Locke et Condillac ; le second empruntant aux physiologistes. Tout un débat va alors s’ouvrir entre ces penseurs pour départager le rôle de chacun de ces facteurs dans la perspective d’un véritable projet de « résolution physique de l’âme ».

LA FABRIQUE DE L’ÂME ANIMALE ET HUMAINE : COMMENT LA CHAIR FABRIQUE-T-ELLE DE L’ÂME ?

21Avant de citer l’évocation que Diderot fait d’un propos de sa fille, rapportons une anecdote mettant en scène un peu de poisson sec...

« Diderot : Si un esprit fait de la matière, pourquoi de la matière ne ferait-elle pas un esprit ? La Maréchale : Et pourquoi le ferait-elle ? Diderot : C’est que je lui en vois faire tous les jours. Croyez-vous que les bêtes aient des âmes ? La Maréchale : Certainement je le crois. Diderot : Et pourriez-vous me dire ce que devient, par exemple, l’âme du serpent du Pérou, pendant qu’il se dessèche, suspendu dans une cheminée, et exposé à la fumée un ou deux ans de suite ? La Maréchale : Qu’elle devienne ce qu'elle voudra, qu’est-ce que cela me fait ? Diderot : C’est que Madame la Maréchale ne sait pas que ce serpent enfumé, desséché, ressuscite et renaît. La Maréchale : Je n’en crois rien. Diderot : C’est pourtant un habile homme, c’est Bouguer qui l’assure. La Maréchale : Votre habile homme en a menti. Diderot : S’il avait dit vrai ? La Maréchale : J’en serais quitte pour croire que les animaux sont des machines. Diderot : Et l’homme qui n’est qu’un animal un peu plus parfait qu’un autre10... »

22Si l’âme peut ainsi se dessécher avec le corps et ressusciter avec lui, leur rapport est vraisemblablement plus que de corrélation et a toutes chances d’être un rapport de causalité.

23Reste cependant encore une fois à savoir comment la matière peut ainsi faire de l’âme. Dans une lettre à Sophie Volland du 10 août 1769, Diderot rapporte un mot de sa fille : « Je m’avisai, il y a quelques jours, de lui demander ce que c’était que l’âme : “L’âme, me répondit-elle ? Mais on fait de l’âme quand on fait de la chair”11. »

24Qu’il s’agisse de poisson sec ou du frémissement de la chair vive, il faut expliquer les voies de cette fabrication corporelle de l’âme, et sur ce sujet les matérialistes cette fois ne s’entendent plus, en particulier Helvétius et d’Holbach : Helvétius en effet met l’accent sur l’équipement sensoriel et moteur tandis que d’Holbach insiste sur la prééminence du cerveau, perspectives opposées mais auxquelles on peut également reprocher d’être trop unilatérales... En outre, à l’enjeu métaphysique de cette question se noue désormais clairement l’enjeu anthropologique puisque c’est par la compréhension de l’engendrement corporel de l’âme que l’on peut escompter pouvoir rendre compte de la différence de dispositions et de capacités entre les êtres, et donc de la nature de la différence humaine.

25Évoquons assez rapidement les positions d’Helvétius et de d’Holbach.

26La réponse d’Helvétius – l’âme se fabrique par les sens –, réponse inspirée de Locke et Condillac12, est formulée de façon très précise dans la première note de De l’esprit ; Helvétius y déclare l’inutilité de l’hypothèse d’une âme quelle qu'elle soit et la possibilité d’expliquer la différence anthropologique seulement sur des bases sensorielles mais aussi par la capacité de préhension – la main –, la socialité, la longévité de la vie, etc., donc tout un ensemble de causes externes, Helvétius sous-estimant très manifestement le rôle de l’organe central, le cerveau13.

27Celle en revanche de d’Holbach, même si elle accorde aussi aux sens une part essentielle, se caractérise par le rôle central attribué au cerveau, par un « cérébrocentrisme » en quelque sorte, très biologiste, voire neurologique avant l’heure14.

28La perspective de Diderot se signale par son caractère beaucoup plus synthétique et équilibré. Pour répondre à cette double question de la formation de l’âme et de la spécificité humaine, il propose d’articuler l’apport du langage, de la transmission par l’éducation et l’écriture, du cerveau (dont il fait à Helvétius le reproche de ne pas comprendre l’importance) au caractère particulier chez l’homme de l’organisation sensorielle. Cette organisation humaine permet en effet un équilibre tout à fait singulier expliqué dans la Réfutation d’Helvétius15. L’espèce humaine à la différence des autres se caractérise par l’égalité de ses organes sensibles : la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat, le goût, aucun de ses sens ne l’emporte excessivement sur l’autre et ils composent ensemble une sorte de polyphonie du sensible qui en revanche chez l’animal tend à parler plus ou moins d’une seule voix. En effet, en dépit des possibilités partagées avec l’homme, l’esprit animal est entravé par des sens non seulement trop puissants, mais surtout déséquilibrés, ce qui l’asservit quasi exclusivement à celui qui domine. L’esprit humain pour sa part est dans un rapport aux sens tout à fait autre : informé par de nombreux organes dont la puissance est à peu près équivalente, il est à leur égard dans une situation comparable à celle sereine et impartiale d’un juge recevant les dépositions des témoins sans se laisser influencer par l’un plus que l’autre.

« Pourquoi l’homme est-il perfectible et pourquoi l’animal ne l’est-il pas ? L’animal ne l’est pas parce que sa raison, s’il en a une, est dominée par un sens despote qui la subjugue. Toute l’âme du chien est au bout de son nez, et il va toujours flairant. Toute l’âme de l’aigle est dans son œil, et l’aigle va toujours regardant. Toute l’âme de la taupe est dans son oreille, et elle va toujours écoutant. Mais il n’en est pas ainsi de l’homme. Il est entre ses sens une telle harmonie, qu’aucun ne prédomine assez sur les autres pour donner la loi à son entendement ; c’est son entendement au contraire, ou l’organe de sa raison qui est le plus fort. C’est un juge qui n’est ni corrompu ni subjugué par aucun des témoins. Il conserve toute son autorité, et il en use pour se perfectionner. Il combine toutes sortes d’idées ou de sensations, parce qu’il ne sent rien fortement16. »

29Ainsi, la source première de la différence humaine est d’ordre biologique et ce n’est qu’ensuite qu'elle peut se déployer dans le monde des signes, du langage et de la culture. Cette source est en fait double : interne par le cerveau particulièrement développé chez l’homme, externe par cet équilibre sensoriel (il faudrait compter aussi le diaphragme, siège de l’émotion) également propre à lui. Du coup, par ce jeu entre les sens et le cerveau, entre l’extérieur et l’intérieur, qui neutralise toute pression excessive d’un côté ou d’un autre en compensant les forces les unes par les autres, l’esprit humain interpose entre lui et la richesse (particulièrement forte chez lui) de l’information sensible une distance nouvelle, source d’une liberté inédite jusque-là dans la nature. L’homme ainsi se trouve expliqué dans sa différence et dans ses possibilités propres sans d’aucune manière devenir une exception par rapport au monde animal. Paradoxalement, Diderot rend compte de la spécificité humaine de façon totalement animale, par les seules lois communes de la vie et de la sensibilité, et sans recours à une quelconque essence absolue ou nature humaine : par conséquent, la différence humaine est purement et seulement de nature animale. On peut estimer cependant peut-être que cette conception pèche par une certaine sous-estimation de la détermination sociohistorique, dont Helvétius en revanche prend bien toute la mesure.

30D’autre part, non seulement cette composition physiologique de l’âme explique la différence de l’homme et de l’animal en fondant ainsi l’unité humaine (c’est l’« organisation » particulière de l’homme : possession d’un gros cerveau, d’un certain équipement sensoriel), mais elle explique aussi la différence interhumaine, par le cerveau et les particularités sensorielles propres à chacun. Aux yeux de Diderot donc, non seulement la différence humaine, mais les différences entre les hommes sont au fond également animales. L’anthropologie des matérialistes est bien fondamentalement une anthropologie animale et elle trouve dans la conception diderotienne, soucieuse de produire une synthèse de la complexité humaine, un certain point d’équilibre, sur la base d’un parti pris certes fondamentalement naturaliste.

PERSPECTIVES MORALES POUR L’« ÂME » HUMAINE : CONTRE L’ANTHROPOCENTRISME ET POUR UNE RENATURALISATION DE L’HOMME

31Sur ces bases anthropologiques, la visée morale chez les matérialistes ne pourra être que celle d’un projet de renaturalisation de l’homme.

32En quoi consiste cette perspective de renaturalisation qui prend l’animal comme un certain modèle ? En l’affirmation de la légitimité des désirs et des besoins naturels, et de la nécessité du recul par rapport aux exigences culturelles. En ce sens, cette perspective n’est pas toujours celle de Diderot : certes, elle est manifeste dans le Supplément au Voyage de Bougainville, mais par ailleurs Diderot valorise aussi le luxe, la civilisation, etc., et ne penche guère pour une morale de la frugalité qui alignerait peu ou prou la vie humaine sur le minimum du besoin animal. Sa pensée qui s’inscrit bien de façon résolue dans une logique du désir comporte déjà quelque chose du type d’un « matérialisme ascensionnel », qui vise à dépasser une économie trop brute et primitive des passions, et à favoriser une conception plus civilisationnelle et raffinée, et c’est même la raison de son hostilité à La Mettrie. Cette complication du désir par la civilisation doit trouver cependant une limite et Diderot est là aussi attentif aux formes d’équilibre. Un passage de la Réfutation d’Helvétius donne une idée de cette perspective :

« Les législateurs anciens n’ont connu que l’état sauvage. Un législateur moderne plus éclairé qu’eux, qui fonderait une colonie dans quelque recoin éclairé de la terre, trouverait peut-être entre l’état sauvage et notre merveilleux état policé un milieu qui retarderait les progrès de l’enfant de Prométhée, qui le garantirait du vautour, et qui fixerait l’homme civilisé entre l’enfance du sauvage et notre décrépitude17. »

33Quant à Helvétius, le rôle très important chez lui de l’éducation éloigne plus considérablement l’homme de l’animal : cet auteur affirme un privilège humain très fort, même s’il est dénué d’anthropocentrisme et même si les pulsions animales comme la sexualité et les intérêts élémentaires demeurent pour lui les motifs humains universels. Plus précisément, même si ce privilège anthropologique est nuancé par le fait qu’Helvétius maintient une attache fondamentale de l’homme à l’animalité, ce lien constitutif à l’animalité ne signifie pas pour autant une proximité à l’animal ; tout au contraire puisque 1'homme se spécifie par l’éloignement que lui permet l’éducation à l’égard de ce dernier.

34En revanche, la présence d’un tel projet de renaturalisation est très explicite chez La Mettrie et de façon de plus en plus accusée puisque la notion de loi naturelle – qui réintroduisait une régulation morale au sein de la nature-, importante dans ses premières œuvres jusque dans L’Homme-machine, tend à s’effacer ensuite.

35Et chez d’Holbach ? On rencontre incontestablement chez lui une valorisation de la simplicité animale. Si le malheur de la condition humaine, plus à plaindre que celle des animaux, est si aggravé, c’est que la complexité de l’organisation humaine et de ses facultés mentales engendre une forte dérégulation passionnelle, à quoi s’ajoute historiquement le mécanisme théologique et politique de la mystification et de l’oppression. Ainsi, c’est bien chez d’Holbach que la critique de l’anthropocentrisme se fait la plus sévère : l’homme fait son propre malheur et celui des autres par une violence dominatrice qui fait que c’est selon la même logique que l’homme opprime à la fois l’autre homme et les bêtes.

36Cependant se pose ici un problème : dans la cohérence d’un tel projet de démystification des idéaux moraux et de réduction matérialiste des mobiles à l’amour de soi, la tentation est forte d’aboutir à une éthique du pur intérêt, comme c’est le cas chez Helvétius. Or, dans cette conception calculatrice et réflexive, qu’advient-il éthiquement de la question animale ? Ne pouvant entrer dans une comptabilité de la réciprocité, l’animal ne peut être qu’exclu de l’intérêt moral puisqu’il ne participe pas à la nature de sujet rationnel que présuppose une telle conception éthique. Par conséquent, il s’agit de trouver un mobile moral à la fois consistant et extérieur à tout calcul réflexif de la réciprocité. Il ne peut donc relever que de la spontanéité naturelle, tels la pitié ou un équivalent, type de mobile déjà développé dans d’autres cadres que ceux des matérialistes : dans la tradition chrétienne, la plupart des conceptions du droit naturel, les morales contemporaines de la sympathie, comme celle de Shaftesbury, ou celles très précisément de la pitié, comme exemplairement chez Rousseau.

37C’est pourquoi, si Helvétius prend explicitement position contre la reconnaissance de la pitié et que La Mettrie n’y semble guère non plus favorable, il n’en est pas de même chez d’Holbach et Diderot, bien que ce soit de façon peu thématisée et conceptualisée.

38Ainsi, chez ce dernier, marqué par Shaftesbury, se profile parfois dans le jeu animal de la composition anthropologique, de façon fugace, la variable de la pitié ou de la commisération, qui nous rend – cette fois au plan éthique – véritablement humains. L’atteste ce passage de la Réfutation d’Helvétius commentant l’émotion suscitée par un cerf aux abois chez le témoin humain :

« Cette commisération est d’animal à animal, et non d’homme à homme ; ou si l’on aime mieux, c’est une illusion rapide amenée par des symptômes de douleur communs à l’homme et à l’animal ; et qui nous montre un homme à la place d’un cerf18. »

39Cette capacité de sensibilité cette fois à la sensibilité d’autrui, fût-il une bête, capacité bien morale même si elle est fondamentalement physique, tient particulièrement chez l’homme au rôle du diaphragme, ce qui fait que la pitié n’est pas strictement universelle dans l’espèce et qu'elle peut être développée ou non par l’éducation, mais non créée par elle.

40Pour conclure, grosso modo, on peut avancer que l’animal représente bien pour les matérialistes des Lumières une certaine référence, même une source de normativité, à laquelle l’homme doit particulièrement prêter attention dans le cadre d’une morale de l’immanence, et qu’il ne s’épuise donc pas dans une simple instrumentalisation critique.

41Du coup, est-ce là demander aux hommes de renoncer à leur humanité ? Tout au contraire, si on admet avec Diderot que reconnaître et comprendre sa nature animale propre sont en même temps paradoxalement apprendre à être humain puisque l’homme n’est précisément qu’une certaine composition animale, se signalant par un équilibre sensoriel autorisant le jugement. Du point de vue de ces auteurs et spécialement de celui de Diderot, l’homme, d’une certaine manière, est une réussite animale (on peut noter d’ailleurs que, un peu paradoxalement tout de même, l’expression très aristotélicienne d’« animal plus parfait » revient fort souvent sous sa plume), une sorte de synthèse équilibrée d’une animalité dont les autres espèces représentent finalement des versions déséquilibrées et unilatérales. Cette inspiration du côté de l’animal n’est cependant pas directe : Diderot n’entend pas substituer à la vision traditionnelle et extrêmement prégnante de l’âme humaine comme imago Dei une nouvelle conception qui verrait cette âme en quelque sorte comme imago animalis. Non, cette inspiration ne se puise pas dans l’animal empirique, dans une espèce animale déterminée, mais plutôt dans l’animalité elle-même, dans la version synthétique et mobile qui fait en quelque sorte le propre animal de l’homme, chaque espèce animale représentant une version particulière de cette animalité analogue à un jeu de composition.

42On voit aussi sur l’exemple de la chasse à courre repris par Diderot de sa lecture critique d’Helvétius19, avec l’expression bien intéressante d’« illusion » qu’il y utilise, comment la projection en l’animal souffrant, qui permet l’identification émotionnelle, ouvre une sorte de remise en jeu de l’âme au plan éthique. L’homme en quelque sorte se donne une âme en en donnant une à l’animal. Il manifeste par la pitié une capacité de sortie de soi qui le projette à travers autrui, par un intérêt désintéressé si l’on peut dire, et cela d’autant plus s’il mesure le caractère illusoire, le jeu de cette apparence d’âme qui est un effet plus qu’une cause, et donc du coup la gratuité, la liberté de son intérêt. La référence éthique à l’animalité devient alors le motif d’une morale non de l’intérêt comme chez Helvétius, mais au contraire de la générosité, par l’admission de la non-réciprocité et de la limite de tout calcul en matière morale.

43Ainsi, l’âme animale, comme effet de la relation, de la réflexion de soi en l’autre, et non comme forme ontologique, comme substance, aide en quelque sorte l’homme à élargir et régler la sienne même si, paradoxalement, c’est précisément au prix de se désenchanter de cette notion d’âme comme entité métaphysique. Pour filer encore la métaphore animale, l’âme désubstantialisée ressemble à l’effet de ce chat dans Alice au pays des merveilles qui, alors même qu’il a disparu, laisse encore flotter son sourire mystérieusement détaché dans l’air, sourire ne s’effaçant que très progressivement en laissant une trace longtemps perceptible. Peut-être les hésitations ou les scrupules subsistants du si complexe et si peu dogmatique Diderot à l’égard de l’âme trouveraient dans une telle image ou un tel mirage – qui ne laisse pas en même temps d’être étrangement consistant – la satisfaction d’un compromis, certes – mais serait-ce pour lui déplaire ? – inachevé.

Notes de bas de page

1 Bergier, Examen du matérialisme ou Réfutation du Système de la nature, Paris, 1771, t. 1, p. 261-262 ; le propos semble faire allusion à un passage précis du livre de d’Holbach : cf. Système de la nature, 1770, Paris, Éditions Alive, 1999, t. II, note 20, p. 268.

2 Ce qui ne veut pas dire que la contradiction à propos de l'âme des bêtes soit absente du côté « spiritualiste » ou dualiste : tout au contraire, comme le dit précisément d’Holbach à la page 268 du Système de la nature (cf. supra).

3 Observations sur Hemsterhuis, Œuvres, éd. L. Versini, Paris, Robert Laffont, 1994, t. I, p. 704.

4 Rédacteur d’articles pour l'Encyclopédie et des Lettres philosophiques sur la perfectibilité et l’intelligence des animaux (publiées à partir de 1762).

5 A. Niderst, L’Âme matérielle, ouvrage anonyme, éd. critique avec introduction et notes, Paris, PUF, 1973. A. Niderst en situe la rédaction dans les années 1720 et, suivant en ceci I.-O. Wade, estime qu’il est probablement de Dumarsais.

6 C’est le titre du très long troisième chapitre : « Que notre ame ne différé point de celle des Betes et que les Betes sont douées de raison ».

7 On peut penser ici au livre d’Élisabeth de Fontenay : Diderot ou le matérialisme enchanté, Paris, Grasset, 1981.

8 Op. cit., p. 168.

9 Op. cit., p. 226.

10 Diderot, Entretien d’un philosophe avec la Maréchale de***, op. cit., p. 938. Vraisemblablement, il ne s’agit ici pas d’un véritable serpent (terme très générique à l’époque).

11 Rapporté par P. Vernière, Œuvres philosophiques de Diderot, éd. P. Vernière, Paris, Garnier « Classiques », 1964, note 2, p. 264. Cette lettre est contemporaine de L’Entretien entre d’Alembert et Diderot qui reprend l’anecdote (« Je fais donc de la chair ou de l’âme, comme dit ma fille », ibid., p. 264).

12 Donc en fait, pour le dernier, d’un spiritualiste.

13 En cela sans doute inspiré par Buffon – mentionné dans la note (et auquel fait référence également l’ouvrage posthume d’Helvétius, De l’homme) –, qui en méconnaissait complètement l’importance. Buffon qui par ailleurs insistait précisément sur le fait que la différence entre les organismes humain et animal était externe, consistant dans la conformation des membres et non dans les organes centraux. L’influence de Buffon semble donc assez claire : si l’on efface non seulement le rôle du cerveau, comme il le fait, mais également l’âme spirituelle qu’il prête pour sa part toujours à l’homme, l’on a affaire à une conception qui ne donne de poids qu’aux facteurs physiques externes et qui ressemble fort à celle d’Helvétius. Par là, le matérialisme de ce dernier, aboutissant à survaloriser le rôle de la culture et de l’éducation apportées précisément par l’extérieur, neutralise finalement les facteurs physiques et sépare fortement la sphère anthropologique de celle de l’animalité, ce qui autorise paradoxalement le retour implicite en lui d’une sorte d’idéalisme.

14 Et qui présente lui aussi, mais pour une raison tout à fait différente, le retour inattendu d’un certain idéalisme dans le matérialisme, le cerveau acquérant chez lui une sorte de souveraineté indépendante très singulière.

15 Dans cet ouvrage, Diderot développe davantage cette idée que l’on retrouve également dans d’autres de ses livres.

16 Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’Homme, Œuvres, éd. L. Versini, Paris, Robert Laffont, 1994, t. I, p. 814-815.

17 Réfutation d’Helvétius, op. cit., p. 903.

18 Ibid., p. 883.

19 Il convient ici de signaler la répercussion de cet exemple d’auteur à auteur. Rousseau – auquel s’oppose Helvétius – relate son dégoût à l’occasion d’une chasse à courre (cf. Mon portrait, fragment 36, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1959, t. I, p. 1129). Buffon pour sa part justifiait cette forme de chasse typiquement aristocratique et royale (à l’article « Cerf » de l'Histoire naturelle précisément).

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