Descartes et les animaux-machines : une réhabilitation
p. 25-44
Texte intégral
1Dans la critique qu’il fait de la position de Heidegger, Jacques Derrida lui reproche d’être resté « malgré tout, quant à l’animal, profondément cartésien1 ». Que signifie ici « être cartésien quant à l’animal » ? La critique peut étonner celui qui a lu le cours de 1929-1930 sur Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, car si les arguments apportés par Heidegger dans ce texte le rapprochent d’une tradition de la philosophie, ce serait bien plutôt de celle du stoïcisme, même s’ils participent d’un projet bien différent, voire opposé à celui des stoïciens. L’idée selon laquelle « l’abeille est simplement prise par la nourriture2 » peut être par exemple considérée comme une variation sur la formule de Jean Damascène, non agunt sed magis aguntur, elle-même inspirée de la comparaison de la flèche et de la cible des stoïciens3. Cette formule de Jean Damascène était reprise par Thomas d’Aquin4, pour qui les animaux, parce qu’ils sont privés de consilium, ne possèdent qu’une volonté imparfaite qui les porte vers leur fin sans décision de leur part (absque electione)5. L’animal est pour les stoïciens mû par un principe intérieur, une représentation interne et psychique : aussi, pour Heidegger, est-il « doté d’aptitudes » et possède-t-il un « mouvement pulsionnel » (Treiben), ce qui fait qu’il n’est pas « sans monde », comme l’est la pierre, mais seulement « pauvre en monde6 ». Pour les stoïciens, aussi intérieure soit-elle, cette représentation n’en exerce pas moins une contrainte irrésistible sur l’animal : Heidegger pour sa part parle, en s’appuyant sur les analyses éthologiques (réinterprétées) de Jakob von Uexküll, d’« accaparement » (Bennomenheit) de l’animal par son milieu7. Il reste que cette détermination du milieu sur l’animal ne peut être réduite à une simple contrainte mécanique : « Le fait de s’enfuir [du ver de terre] et le fait de pourchasser [de la taupe], nous ne pourrons les expliquer par aucune mécanique théorique ni par aucune mathématique, si compliquées soient-elles8. » On peut éventuellement penser que Heidegger accorde trop peu à l’animal : quoi qu’il en soit, son analyse le situe bien loin de la position cartésienne des animaux-machines.
2Aussi n’est-ce pas ce que Derrida veut dire lorsqu’il écrit que Heidegger est « cartésien ». Derrida veut plutôt dire qu’il a cédé à un préjugé « anthropocentriste9 », qui consiste à poser par avance, et sans véritablement l’interroger, la supériorité de l’homme sur l’animal en réservant à l’homme l’exclusivité du privilège d’une pensée authentique. « Cartésien » ne signifie ici rien de plus qu’« anthropocentriste », indifféremment de la modalité d’expression de cet anthropocentrisme. Descartes devient ainsi (avec Kant) « l’un des esprits les plus négatifs à l’endroit de l’animal10 ». La faute de Descartes est moins une erreur scientifique qu’une faute morale : Derrida va largement exploiter le registre de l’indignation en dénonçant la barbarie des traitements que nous infligeons aux animaux, comme si la cruauté envers les animaux était elle-même « cartésienne11 ». À cet anthropocentrisme cartésien se rattache, dans la perspective derridienne, une philosophie de la subjectivité (le cogito) et de son rapport à la domination technique du monde (le « logocentrisme »), dont a hérité le rationalisme occidental dans son ensemble, dont Heidegger lui-même, finalement, n’aurait pas su totalement se détacher.
3Il n’est pas question dans cette étude de critiquer dans le détail les textes de Derrida (qui assume sa position bien au-delà des remarques générales que nous ferons ici12) ni de défendre la thèse des animaux-machines en tant que telle, mais plus simplement de suggérer que la position cartésienne échappe pour une large part à certains clichés auxquels se réfèrent, directement ou non, Derrida et certains de ses successeurs. Nous tenterons ainsi de montrer successivement : 1) qu’il ne s’agit nullement pour Descartes de sauvegarder d’une façon ou d’une autre la vieille téléologie anthropocentriste stoïcienne ; 2) que la thèse des animaux-machines est une thèse non de moraliste ou de théologien, mais de physicien, qu'elle ne repose pas sur un simple a priori, mais est le fruit d’une forme de protocole d’expériences, calqué sur le modèle baconien ; 3) que cette thèse des animaux-machines n’oblitère pas la position par Descartes d’une autre « animalité », qui est une animalité non machinique, même si, paradoxalement, cette animalité est spécifique à l’homme, et que cette animalité est dans une certaine mesure à même d’offrir une réponse aux attaques « postmodernes » de la subjectivité moderne.
ANIMAUX-MACHINES ET ANTHROPOCENTRISME
4Il est clair que la question de la nature des animaux est traditionnellement liée depuis l’Antiquité à celle de l’anthropocentrisme. C’est encore le cas, par exemple, chez Montaigne, dont l’apologie des animaux est construite comme un correctif à l’orgueil humain. l’homme se trouve rabaissé à la fois sur le plan ontologique, voyant contestée sa place au sommet de l’échelle des êtres, et sur le plan épistémologique, voyant contestée sa position d’interprète universel des autres êtres que lui-même. Citons le texte qui introduit l’éloge des animaux dans l’« Apologie de Raimond Sebond » :
« Considérons donq pour cette heure l’homme seul [...]. Qu’il me face entendre par l’effort de son discours, sur quels fondemens il a basty ces grands avantages qu’il pense avoir sur les autres creatures. Qui luy a persuadé que ce branle admirable de la voute celeste, la lumière eternelle de ces flambeaux roulans si fierement sur sa teste, les mouvemens espouvantables de cette mer infinie, soyent establis et se continuent tant de siècles pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette miserable et chetive creature, qui n’est pas seulement maistresse de soy, exposée aux offences de toutes choses, se die maistresse et emperiere de l’univers, duquel il n’est pas en sa puissance de cognoistre la moindre partie, tant s’en faut de la commander ? Et ce privilege qu’il s’atribue d’estre seul en ce grand bastimant, qui ayt la suffisance d’en recognoistre la beauté et les pieces, seul qui en puisse rendre graces à l’architecte et tenir conte de la recepte et mise du monde, qui lui a seelé ce privilege ? Qu’il nous montre lettres de cette belle et grande charge13. »
5La critique montaigniste de l’anthropocentrisme culmine à un autre endroit de l’« Apologie », dans la prosopopée de l’oison, lui aussi à même de revendiquer, sans moins de titres légitimes que l’homme, la primauté dans l’échelle des êtres :
« Car pourquoy ne dira un oison ainsi : Toutes les pieces de l’univers me regardent ; la terre me sert à marcher, le Soleil à m’esclairer, les estoilles à m’inspirer leurs influances ; j’ay telle commodité des vents, telle des eaux ; il n’est rien que cette voute regarde si favorablement que moy ; je suis le mignon de nature ; est-ce pas l’homme qui me traite, qui me loge, qui me sert ? C’est pour moy qu’il faict et semer et mouldre ; s’il me mange, aussi faict-il bien l’homme son compaignon, et si fay-je moy les vers qui le tuent et qui le mangent14. »
6Montaigne poursuit ici une tradition qui va de l’antistoïcisme académico-sceptique à la littérature paradoxale de la Renaissance, de l’éloge du chien de Sextus Empiricus à l’éloge de l’âne d’Anselm Turmeda, ou celui du cochon dans la Circé de Giovanni Battista Gelli. Mais est-ce sur ce plan-là que se situe le débat chez Descartes ? Descartes pense-t-il que le monde a été fait « pour l’homme », qui en serait de droit le maître et le possesseur ? Le rejet hors de la science de la recherche des causes finales interdit en réalité qu’une telle question puisse seulement être posée. Rejet de l’étiologie finaliste et refus de l’anthropocentrisme sont d’ailleurs liés dans le troisième livre des Principes de la philosophie, dont nous citons la traduction de l’abbé Picot :
« Il n’est toutefois aucunement vraisemblable que toutes choses aient été faites pour nous, en telle façon que Dieu n’ait eu aucune autre fin en les créant. Et ce serait, ce me semble, être impertinent de se vouloir servir de cette opinion pour appuyer des raisonnements de physique ; car nous ne saurions douter qu’il n’y ait une infinité de choses qui sont maintenant dans le monde, ou bien qui y ont été autrefois et ont entièrement cessé d’être, sans qu’aucun homme ne les ait jamais vues ou connues, et sans qu’elles lui aient jamais servi à aucun usage15. »
7On retrouve ce thème développé dans la Lettre à Chanut du 6 juin 1647, en réponse à une question de la reine Christine sur la compatibilité du système cartésien et de l’anthropocentrisme chrétien :
« Bien que nous puissions dire que toutes les choses créées sont faites pour nous, en tant que nous pouvons en tirer quelque usage, je ne sache point néanmoins que nous soyons obligés de croire que l’homme soit la fin de la création. Mais il est dit que omnia propter ipsum facta sunt, que c’est Dieu seul qui est la cause finale, aussi bien que la cause efficiente de l’univers ; et, pour les créatures, d’autant qu’elles servent réciproquement les unes aux autres, chacune se peut attribuer cet avantage, que toutes celles qui lui servent sont faites pour elles16. »
8Remarquons que, à la fin du texte, Descartes ne conteste pas l’argument montaigniste, mais il le reprend à son compte : chaque être dans la nature a autant le droit que les autres de penser que les autres ont été créés à son usage. Distinguons ici trois plans. Sur le plan du droit, il n’y a pas d’autre monarque légitime du monde sinon Dieu lui-même qui l’a créé. Sur le plan du fait, on peut dire que toutes les créatures « se servent réciproquement les unes aux autres ». Ce n’est que sur un troisième plan, purement phantasmagorique, que cet usage de fait se voit transformé en une royauté de droit : chaque être pourra alors se dire, comme Foison de Montaigne, que tout a été fait pour lui et qu’il est le « mignon de la nature ». Il en résulte que la question de la dignité de l’homme (et de l’indignité des animaux) est indifférente au débat cartésien sur la nature des animaux. Nous ne disons pas qu’il le sera pour les cartésiens, qui, dès la publication de L’Homme de 1664, se serviront de Descartes à des fins apologétiques : mais tout ce débat postcartésien sur l’âme des bêtes (le plus souvent assez vain et rhétorique, qui finira en sujet de conversation des salons parisiens) est sur ce point très éloigné des enjeux attachés à cette question chez Descartes lui-même. Non seulement la revendication anthropocentriste est vaine du fait de l’abscondité des fins divines, mais elle n’a pas plus pour Descartes que pour Montaigne de légitimité morale, et ne traduit au fond que l’orgueil de l’homme, « vice si déraisonnable et si absurde, que j’aurais de la peine à croire qu’il y eût des hommes qui s’y laissassent aller, si jamais personne n’était loué injustement [par des flatteurs]17 » – une passion donc, comme on dirait aujourd’hui, « contre-performante ». Citons la Lettre à Elisabeth du 15 septembre 1645 :
« Si on s’imagine qu’au-delà des cieux il n’y a rien que des espaces imaginaires, et que tous ces cieux ne sont faits que pour le service de la terre, ni la terre que pour l’homme, cela fait qu’on est enclin à penser que cette terre est notre principale demeure, et cette vie notre meilleure ; et qu’au lieu de connaître les perfections qui sont véritablement en nous, on attribue aux autres créatures des imperfections qu’elles n’ont pas, pour s’élever au-dessus d’elles, et entrant en une présomption impertinente, on veut être du conseil de Dieu, et prendre avec lui la charge de conduire le monde, ce qui cause une infinité de vaines inquiétudes et fâcheries18. »
9Se délivrer des « vaines inquiétudes et fâcheries » : c’est là sans doute un trait de morale stoïcienne. Mais ce qui caractérise cette forme cartésienne de stoïcisme est précisément qu'elle fait l’économie d’une fondation anthropocentriste. Les « vaines inquiétudes » dont parle Descartes naissent de ce que l’on pourrait nommer un « souci du droit », celui des hommes à la domination. Attribuer « aux autres créatures des imperfections qu’elles n’ont pas, pour s’élever au-dessus d’elles », c’est finalement reconnaître au-dessus de soi-même la transcendance d’une hiérarchie et d’une norme, qui imposeraient à l’homme une condition préfixée, serait-elle la meilleure de toutes.
10Voici l’homme cartésien privé des « lettres de cette belle et grande charge » de royauté du monde associées pour Montaigne à la dévalorisation de l’animal. Mais, à l’époque des Machiavel, Cardan, Lipse et Naudé, qui pense que l’exercice du pouvoir a besoin d’un titre de légitimité ? Avant Pascal, Montaigne avait déjà écrit : « Les loix se maintiennent en credit, non par ce quelles sont justes, mais par ce quelles sont loix. C’est le fondement mystique de leur authorité ; elles n’en ont poinct d’autre19 ! » On peut de la même façon dire qu’aucune justification n’est nécessaire pour que l’homme fasse usage (comme chaque créature) de la création. Le défaut majeur de l’anthropocentrisme traditionnel est de participer d’un rapport non « technique » de l’homme à la nature. On a souvent glosé sur le « comme » de l’expression du Discours de la méthode, « comme maître et possesseur de la nature20 ». Ce « comme » ne renvoie en rien à une clause de modestie, mais plutôt à une forme d’usage du monde qui n’a pas besoin de titre de noblesse ou de propriété. Nous ne savons pas, nous dit en substance Descartes, qui est le légitime propriétaire de la nature. Et si la nature n’appartient ni aux uns ni aux autres, il appartient à chacun de se servir d’elle à son usage. La neutralité éthico-juridique de la nature est ainsi la condition de l’exercice de fait de la puissance technique de l’homme. Le sens de cette domination sera explicité dans notre dernière partie. Remarquons pour l’heure que la question de la nature des animaux n’est pas pour Descartes une question de droit – elle n’est qu’une question de fait. Sans doute, Descartes utilise-t-il aussi des arguments moraux ou théologiques, en particulier pour répondre aux objections de ses interlocuteurs : que faire de la multitude des âmes d’huîtres et d’éponges qui encombreront l’au-delà21 ? Comment manger sans cruauté de la nourriture carnée si l’on croît que les animaux ont du sentiment22 ? Etc. Il reste que ce n’est pas à ce niveau que se décide pour lui la question. Si Descartes fait état de considérations métaphysiques, théologiques ou morales, celles-ci n’ont d’autre rôle que de soutenir, d’un point de vue rhétorique et pédagogique (du point de vue non de 1’assensio mais de la persuasio), une thèse qui, par essence, relève de la physique.
LE PROTOCOLE EXPÉRIMENTAL
11Venons-en donc à la question de fait. Si la question de la nature des animaux est une question traditionnelle de la philosophie, c’est dans sa formulation que Descartes innove véritablement. Descartes réduit la question à une alternative simple : soit les animaux ont une âme pensante comme la nôtre, soit ils n’ont pas d’âme du tout. Cette alternative, qui préoriente la réponse, découle non de préjugés « spécistes » de Descartes, mais de deux points fondamentaux de sa philosophie : 1) la méthode des idées claires et distinctes, qui exclut tout tertium quid entre la pensée et l’étendue, telles les formes substantielles des scolastiques et par conséquent les âmes végétatives et sensitives : les facultés végétatives et sensitives de l’animal doivent donc relever soit de la matière corporelle soit d’une âme pensante ; 2) la reconnaissance en moi-même de la pensée par l’expérience intime et immédiate du cogito. La sensation est reconnue d’emblée comme une modalité de cette pensée, ainsi que l’indiquent ces deux passages de la seconde méditation :
« Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent (sentiens)23. » « Il est très certain qu’il me semble que je vois, que j’ouïs, et que je m’échauffe ; et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir (quod in me sentire appellatur), et cela, pris ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser (cogitare)24. »
12La question de l’âme des bêtes doit être posée dans ce cadre : les animaux sont-ils des êtres pensants ou de simples modes de l’étendue ? Bien évidemment, je ne puis expérimenter le cogito qu’en moi-même, je ne puis le saisir à la place d’un autre. Mais le même problème se pose aussi bien pour l’autre homme que je vois ici devant moi, pour l’animal et pour un automate qui imiterait du mieux qu’il est possible les actions de l’homme. Comment connaître le principe intérieur des actions de l’animal, de l’autre homme et de l’automate, qui ont tous trois quelque similitude avec les nôtres ? Les trois questions sont étroitement solidaires. Le protocole mis en place pour répondre à l’une de ces questions ne sera valide que pour autant qu’il permet aussi de répondre aux deux autres. C’est à celui qui sait discerner en quoi les actions des hommes diffèrent de celles d’une machine, aussi sophistiquée soit-elle, de répondre à la question de la nature des animaux. Lorsque nous parlons d’animaux-« machines » nous nous référons non à une expression cartésienne25, mais à cet appareil complexe au sein duquel la question de la nature des animaux se trouve posée chez Descartes : agissent-ils comme les automates ou comme les hommes ? Ce qui suppose déjà résolue cette question : à quoi reconnaît-on que le comportement des hommes diffère de celui des machines ?
13Comment savoir si cet homme, cet animal ou cet automate sont ou non des êtres pensants ? Ne pouvant expérimenter en eux, comme je le fais en moi-même, le principe intérieur de leurs actions, je suis réduit à une sémiologie complexe du comportement. On pourrait croire l’expérience ordinaire, qui part du constat des similitudes apparentes entre les actions animales et humaines, suffisante pour conclure à la similitude des principes.
14À première vue sans doute, le comportement des animaux paraît proche de celui des hommes, ce qui fait que l’homme du commun croit que les animaux pensent comme nous. Le problème est que, aussi naturelle que me paraisse une telle inférence, il m’arrive d’être trompé par elle. Ne suis-je pas aussi bien enclin à croire que les automates très sophistiqués sont aussi des hommes ? Le thème de l’automate est en général associé chez Descartes à une expérience de l’illusion et de la tromperie. Seul peut répondre à cette question de la nature des animaux celui qui est à même de lever l’illusion de l’automate. Or, personne n’est plus qualifié pour ce faire que l’ouvrier qui a construit l’automate. Car si l’automate fait illusion pour le spectateur, il ne le fait nullement pour son constructeur, qui sait que le merveilleux (bien réel) ne réside pas dans la machine elle-même, mais seulement dans l’art qui a permis de la produire. Si nous voulons partir de ce qui est le plus clairement connu, il faut nous mettre dans la peau de cet ingénieur, qui, lui, sait à quel point des êtres qui ne sont que corporels peuvent imiter des êtres pensants. Mais il faut de plus que cet ingénieur soit un métaphysicien : car le métaphysicien, lui, sait la distance qu’il y a entre une intelligence finie, comme celle de l’ouvrier humain, et une intelligence infinie, celle qui a présidé aux créations de la nature. L’ingénieur métaphysicien est ainsi le seul à même de poser la question adéquate et de résoudre le problème de la nature des animaux. D’où la fiction narrative qui préside à la mise en place de l’étrange protocole expérimental dans la Lettre à Reneri pour Pollot de 1638. Nous y relevons les deux points cités. Tout d’abord, que celui qui veut résoudre la question de la nature des bêtes doit se mettre premièrement dans la peau non du simple spectateur, mais de l’ingénieur, qui ne se laisse pas prendre à l’illusion de la machine :
« [...] on doit, ce me semble, considérer quel jugement en ferait [de la nature des animaux] un homme, qui aurait été nourri toute sa vie en quelque lieu où il n’aurait jamais vu aucuns autres animaux que les hommes, et où, s’étant fort adonné à l’étude des Mécaniques, il aurait fabriqué ou aidé à fabriquer plusieurs automates, dont les uns auraient la figure d’un homme, les autres d’un cheval, les autres d’un chien, les autres d’un oiseau, etc., et qui marchaient, qui mangeaient et qui respiraient, bref qui imitaient autant qu’il était possible toutes les autres actions des animaux. »
15Nous avons dit que cet ingénieur devait aussi être métaphysicien :
« Il faut, dis-je, considérer quel jugement cet homme ferait des animaux qui sont parmi nous, lorsqu’il les verrait ; principalement s’il était imbu de la connaissance de Dieu, ou du moins qu’il eût remarqué de combien toute l’industrie dont usent les hommes dans leurs ouvrages est inférieure à celle que la nature fait paraître en la composition des plantes [...] ; en sorte qu’il crût fermement que, si Dieu ou la nature avaient formé quelques automates qui imitassent nos actions, ils les imiteraient plus parfaitement, et seraient sans comparaison plus industrieusement faits qu’aucun de ceux qui peuvent être inventés par les hommes26. »
16À ce niveau, nous avons mis hors circuit tous les arguments traditionnels tirés de la « perfection des actions animales ». Si l’expérience ordinaire ne nous permet pas de discriminer animaux, machines et hommes, il faut non renoncer à l’expérience, mais poser à la réalité des questions élaborées qui sont autant d’expériences spécialisées au sens baconien du terme : en tant que ces expériences tombent sous l’expérience commune (et n’ont donc rien de rare), on peut parler d'experientiae (au sens baconien du terme, repris par Descartes dans la sixième partie du Discours de la méthode27), mais, de par leur caractère choisi et même intellectuellement construit, il s’agit bien d'expérimenta.
17Il convient de ne pas sous-estimer, au nom d’un autre cliché – celui de l’« homme qui dédaigna les expériences » – popularisé par Voltaire, le rôle des protocoles expérimentaux dans l’épistémologie cartésienne. L’« erreur » de Descartes sur la cause de la circulation sanguine ne provient ainsi nullement d’un préjugé hippocratique. En réalité, Descartes nous présente, dans la cinquième partie du Discours de la méthode, un véritable protocole construit sur la base d’expériences très précisément élaborées28. Ce sont bien ces expériences, et non quelque préjugé scolastique, qui fournissent la réponse. Que cette réponse soit fausse ne montre nullement l’attachement de Descartes à de vieux préjugés et son mépris de l’expérience. L’erreur ne fait que traduire ici l’insuffisance du protocole et le manque d’outils adéquats pour réaliser les expériences, mais elle n’invalide pas l’approche épistémologique du problème. Notons qu’il en allait de même pour Bacon, réfutant expérimentalement la thèse de l’attraction lunaire de Gilbert, en tentant de calculer la synchronie des marées à divers endroits du monde29 : preuve non d’une absence de méthode expérimentale, mais, plus simplement, de la difficulté d’élaborer et de réaliser l’experimentum adéquat. On peut à notre sens dire que, si Descartes s’est trompé en ce qui regarde la nature des animaux (la charge de la preuve restant à l’objecteur...), c’est par une erreur similaire à celle qu’il a commise sur le fonctionnement du cœur, non par un soi-disant « préjugé » anthropocentriste.
18Le Discours de la méthode réduit à deux les expériences décisives pour déterminer si les bêtes ont ou non une forme de pensée qui préside à leurs actions : les actions « industrieuses » (comme elles étaient nommées par la tradition) et le langage. Cette dualité rappelle fort celle du logos prophorikos et du logos endiathetos de la tradition antistoïcienne (même si elle appartient à des traditions plus lointaines), reprise dans l’« Apologie de Raimond Sebond » de Montaigne pour fournir le plan de la partie sur la comparaison de l’homme et des animaux. Cet emprunt ne doit cependant pas masquer l’originalité de l’approche cartésienne. Nous avons déjà vu combien les exposés cartésiens mêlaient différents niveaux de discours. Cette interpénétration des discours est particulièrement caractéristique du Discours de la méthode, où Descartes allie à l’ordre systématique une rhétorique de la performance consistant à vanter les succès de la méthode dans des champs divers30. C’est dans cette optique que, dans la cinquième partie, Descartes s’écarte un peu de son sujet (la description de l’homme) pour montrer la capacité de sa méthode à résoudre la question tant débattue depuis l’Antiquité, et plus encore depuis Montaigne et Charron, de la nature des animaux. Il reste que, malgré cette concession provisoire31 à la disputatio traditionnelle sur la nature des animaux, Descartes, dès le Discours de la méthode et les textes adjacents, est allé bien au-delà de la simple reprise de topoï de la littérature zoologique antique et renaissante, en tentant d’isoler les phénomènes discriminants. De ce point de vue, distinguer le langage des actions « industrieuses » de l’animal se révèle assez inutile. Le type de protocole sera le même dans les deux cas (privilégier non telle ou telle performance particulière, mais la cohérence entre les différentes performances – nous allons y revenir). Ce pourquoi Descartes finira par renoncer à cette distinction. Il retiendra le langage, mais la méthode à l’aide de laquelle il explore l’essence noétique du langage a été en réalité définie avec plus précision dans la description qu’il donne, dans la cinquième partie du Discours de la méthode et dans la Lettre à Reneri pour Pollot de 1638, des actions animales.
19Commençons par le langage. Puisqu’on ne saurait nier que les animaux communiquent en quelque façon et que les machines sophistiquées elles-mêmes peuvent produire des sons qui font sens, il faut préciser ce que l’on entend ici par « langage ». Pour reprendre la dichotomie de Derrida (qui suppose, contrairement à Descartes, que l’affaire est toujours entendue par avance), le langage animal est-il une « réaction » ou une « réponse » ? Quel que soit le caractère aporétique de la définition de l’élément « noétique » de la parole32, il convient de prêter attention au sens de la démarche cartésienne, qui lui fait retenir comme signe discriminant d’un langage authentique la manifestation d’une spontanéité de la pensée et d’une volonté de signification. Du point de vue de Descartes, je fais, face au langage humain, l’expérience d’une imprévisibilité de la composition du discours associée à une volonté de sens, expérience que je ne fais ni face à une machine sophistiquée (et les machines sophistiquées d’aujourd’hui ne semblent pas changer cette donne) ni face à la communication animale. On dira peut-être qu’une machine parfaitement conçue (par Dieu) pourrait en faire autant. Mais, dans ce cas, elle pourrait aussi bien en faire autant qu’un autre homme : si je ne doute pas, en m’adressant à un homme, que je m’adresse à un être pensant, je ne doute pas plus que, en m’adressant à un animal ou à une machine, je m’adresse à un être dont les réponses sont limitées à un certain nombre de situations prédéterminées. Le niveau de certitude est équivalent et, s’il n’est pas absolu, il est le plus haut que nous puissions espérer sur cette question.
20L’analyse des actions animales manifeste plus clairement encore le sens de la démarche cartésienne. Nous avons dit que l’ingénieur métaphysicien ne se laissait pas prendre par la « perfection » des actions animales. « Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas [...] », écrit Descartes au marquis de Newcastle33. Il ne s’agit pas de savoir si les animaux font « mieux » ou « moins bien » que les hommes : il est en effet clair que si les animaux ne sont pas des êtres raisonnables, ils restent néanmoins (tout comme les machines) des êtres rationnels, mus par une raison qui les dirige vers la fin qui leur est assignée. Ce que nous cherchons à savoir, c’est non s’ils agissent intelligemment, mais si cette intelligence qui dirige leurs actions est bien la « leur ». Il ne s’agit donc pas, comme le faisaient les Anciens (et le font encore bien des contemporains), de dresser un catalogue des « meilleures » actions de l’animal : la précision du travail des fourmis ou des araignées, l’organisation de la ruche, ou encore (dans un registre plus contemporain) les performances de certains singes, etc. Il faut aussi prendre en considération les tables d’absence, au sens baconien du terme. Ce qui permet de reconnaître si un être est mû par une raison spontanée plutôt que par une raison externe, c’est non la perfection de telle ou telle action particulière, mais la cohérence manifestée entre les différentes actions, réussies ou « ratées ». Il faut ainsi passer, pour ainsi dire, d’une vision pointilliste à une vision globale du comportement animal.
21Il arrive à l’homme comme à l’animal de rater une action. Mais l’animal « rate » ses actions d’une autre façon que l’homme. Pour dire les choses rapidement, l’homme réussit plus ou moins ses actions, témoignant par là agir selon une raison imparfaite, mais universelle, l’animal soit les réussit soit les rate, témoignant par là agir selon une raison parfaite mais spécialisée. La raison humaine est en effet un « instrument universel, qui peut servir en toutes sortes de rencontres34, » montrant en chaque action un mélange similaire de sûreté et d’erreur, et témoignant par là d’une approximation dans le raisonnement délibératif (adaptation des moyens à la fin recherchée). Une machine, à l’inverse, parce qu'elle a été prédéterminée à répondre à telle situation par tel comportement prédéterminé, est « spécialisée » : soit donc elle réussit parfaitement (dans la limite de l’intelligence de son ouvrier) son action, soit elle la manque totalement. C’est la disproportion entre ces « manques » et ces « réussites » qui manifeste le caractère mécanique de l’action animale. Citons le Discours :
« C’est une chose fort remarquable que, bien qu’il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d’industrie que nous en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n’en témoignent point du tout en beaucoup d’autres : de façon que ce qu’ils font mieux que nous ne prouve pas qu’ils ont de l’esprit ; car à ce compte ils en auraient plus qu’aucun de nous et feraient mieux en toutes choses ; mais plutôt qu’ils n’en ont point, et que c’est la nature qui agit en eux, selon la disposition de leurs organes35. »
22Cet argument doit être lu avec précision : si le principe interne des actions « réussies » des animaux (mettons les ruches des abeilles ou les toiles d’araignées) était la raison, cette raison serait supérieure à la nôtre. Cette possibilité ne soulève pas l’indignation de Descartes ou un rejet a priori·, elle est simplement écartée du fait qu'elle ne rend pas compte de la déficience des actions « ratées ». Un exemple que donne ailleurs Descartes est celui des chiens qui grattent le sol pour enfouir leurs excréments sans jamais, ou presque, les enfouir36. De la même façon qu’une alarme se met à sonner à cause d’un coup de vent ou qu’un percolateur à café continue à pomper lorsque le réservoir est privé d’eau – sauf, bien entendu, si son concepteur a prévu par avance une sécurité pour répondre à cette situation : s’il ne l’a pas fait, c’est sans doute pour des raisons d’économie ou de recherche de simplicité. Ce qui montre non une adaptation déficiente des moyens aux fins, comme c’est le cas dans la délibération humaine sujette à l’erreur, mais l’absence de représentation de la fin. Citons la Lettre à Reneri pour Pollot :
« Bien que souvent les mouvements qu’ils [les animaux] font soient plus réguliers et plus certains que ceux des hommes les plus sages, ils manquent néanmoins en plusieurs choses, qu’ils devraient faire pour nous imiter, plus que ne le feraient les plus insensés37. »
23Si nous supposions un principe raisonnable d’action dans les animaux, cette raison devrait contradictoirement être à la fois supérieure à celle des hommes les plus sages et inférieure à celle des hommes les plus insensés. C’est ainsi la disproportion entre les actions extrêmes des animaux qui manifeste leur absence de pensée et de raison. Les animaux ne sont pas des sages, auquel cas ils montreraient une précision égale dans l’ensemble de leurs actions. Ils ne sont pas non plus des êtres possédant une raison inférieure, comme les enfants ou même les fous, auquel cas ils montreraient une déficience (relative) égale dans leurs actions. C’est encore une fois l’absence de cohérence entre les différentes performances de l’animal qui révèle l’absence d’un principe unique agissant universellement, indifféremment des différents domaines : l’homme n’est pas un animal capable de « n » performances. Il n’est pas un animal politique, artistique, moral, ingénieur, mathématicien, etc. Il est un animal pensant, et cette seule spécificité de la pensée se manifeste de façon sinon égale, tout du moins proportionnelle, dans les différents domaines de la vie, qui sont autant de thèmes d’exercice à la même puissance de pensée.
24Il va de soi que bien des objections pourraient être présentées à ce protocole. Il montre cependant assez clairement en quoi la question de la nature des animaux relève chez Descartes d’une élaboration expérimentale et d’une sémiologie du comportement, non d’une position de principe sur la dignité (ou sur l’indignité) de l’homme. Le problème pour Descartes ne saurait en tout cas être résolu avant d’avoir été posé adéquatement.
L’ANIMALITÉ DE L’HOMME
25Venons-en au dernier grief souvent fait aux animaux-machines de Descartes. Le préjugé anthropocentriste cartésien tombe sous le coup de la critique du sujet moderne et des apories liées à son rapport à la puissance dominatrice de la technique. Plus encore, en séparant radicalement le corps et l’esprit, en faisant du corps, et en particulier du corps humain, une pure machine, Descartes serait le coupable de toutes les errances actuelles (supposées ou réelles) de la biotechnologie.
26La réduction cartésienne du corps vivant à un mode de l’étendue mesurable et calculable géométriquement rend, peut-être pour la première fois, envisageable sur le plan théorique une totale disponibilité du corps humain au pouvoir de la mathesis (pour l’appeler ainsi par commodité). Avant Descartes certes, Aristote, les stoïciens, Thomas d’Aquin, ou encore Gómez Pereira avaient usé de la comparaison de l’animal et de la machine. Mais il ne s’agissait chez eux que d’une analogie, posée pour éclairer un aspect précis de l’animal : la motion du corps par les passions ou le développement embryonnaire pour Aristote, la contrainte exercée par la phantasia sur la volonté pour les stoïciens et pour Thomas d’Aquin38, la substitution du sensus par le jeu quasi magique des forces élémentaires des corps pour Gómez Pereira. Seul ce dernier remettait en question la distinction d’essence entre vivant et inerte, mais c’était au fond plus au profit d’un panvitalisme de type néoplatonisant que d’un mécanisme authentique39. Et aucune de ces modélisations n’ouvrait sur une véritable souveraineté de la technique sur la vie. La vraie question est cependant : quel est le sens de ce pouvoir technique sur le corps et tombe-t-il sous le coup des critiques postmodernes de la « puissance du rationnel » ? On peut répondre que la technique cartésienne doit être comprise non comme dépossession de souveraineté de l’homme, comme c’est le cas dans les modèles postmodernes inspirés du modèle wébérien de la « cage d’acier », mais comme constitution de souveraineté, d’une souveraineté à laquelle le corps humain a doublement part, à la fois comme acteur et comme destinataire.
27Comme acteur tout d’abord. La méthode cartésienne ne fait pas seulement appel à un ordre de l’évidence intuitive, devant lequel l’esprit humain se montrerait comme passif. La science se définit aussi chez Descartes comme « pratique » scientifique, fait d’un sujet humain concret et non réductible au seul entendement. L’analyse est l’activité privilégiée du sujet humain, mettant à profit toutes ses ressources (entendement, mais aussi imagination, volonté, mémoire et sensation). Théoriquement, il est vrai que l’analyse n’a d’autre fonction que préparer à la synthèse, qui est, elle, l’œuvre du pur entendement. Mais il n’est pas rare chez Descartes que, dans les questions de physique, l’analyse déborde, pour ainsi dire, la synthèse : ainsi dans la science des hypothèses mise en œuvre dans les IIIe et IVe livres des Principia. Les hypothèses des tourbillons ou de la matière subtile ne sont plus de simples hypothèses préparatoires préalables à la démarche proprement scientifique qui opérerait synthétiquement à partir des évidences premières. Elles font à ce titre partie intégrante de la science. La méthode cartésienne ne fait pas appel seulement à l’ordre théorique de l’évidence, mais aussi à celui, pratique, de la facilité et de l’utilité, qui mettent en jeu une relation au composé humain. Le dernier paragraphe des Principia esquissera même une identification de la certitude morale à la certitude métaphysique (plus-quam moraliter), levant les barrières, en apparence infranchissables, entre savoir et action40. Le composé humain, qui est en même temps un sujet éthique engagé dans la dimension finie du temps et de l’urgence de la vie, fait ainsi intrusion dans la sphère de la mathesis.
28Le corps humain est aussi le destinataire de cette mathesis. Descartes a donné par deux fois un exposé synthétique et complet de ce que l’on nommerait aujourd’hui son « programme de recherche ». Il l’a fait tout d’abord dans la sixième partie du Discours de la méthode. Nous avons dit que, lorsque Descartes parle de nous rendre « comme maître et possesseur de la nature », le « comme » ne traduit en rien un recul de Descartes devant ce projet d’une nouvelle souveraineté de l’homme – bien au contraire. Ceci dit, se rendre « comme maître et possesseur de la nature » n’a jamais signifié pour Descartes laisser la puissance neutre de la technique se rendre maîtresse de nous. L’assignation de cette souveraineté à un horizon physiologique et médical (la bonne santé du composé humain) n’est en rien un corollaire superflu : elle est ce qui conditionne cet idéal technique.
29L’autre texte est tout aussi connu. Il s’agit de la Lettre-préface à l’édition française des Principes de la philosophie41. La célébrité de la comparaison de la philosophie à un arbre a sans doute quelque peu estompé l’étrangeté du propos de Descartes. Les fruits de l’arbre se nomment non theoria, connaissance métaphysique des substances séparées ou union à Dieu, mais, plus modestement, médecine, mécanique et morale. Développons rapidement chacun de ces points. Descartes peut sans doute apparaître comme le père des utopies médicales actuelles. Dans ses premiers textes, il pense parvenir à « trouver une médecine qui soit fondée en démonstrations infaillibles42 », qui, selon le Discours de la méthode, pourrait nous exempter de l’« affaiblissement de la vieillesse43 » : façon élégante, peut-être, de suggérer que l’horizon idéal de la médecine serait de rendre l’homme immortel ? En tout cas, Descartes n’a cessé de revoir ses prétentions médicales à la baisse44. Il lui est apparu que la médecine n’avait pas pour tâche une prolongation infinie de la vie, mais bien plutôt la santé présente, santé d’un corps sans maladie et d’une âme sans inquiétude45. Nous « exempter de l’affaiblissement de la vieillesse » ne veut plus dire, dans ce contexte, nous élever au-delà de notre condition de mortel, mais plus simplement peut-être nous soulager des maux qui accablent cette vieillesse – c’était là le thème qui concluait les Essais de Montaigne46. La mécanique n’a pas pour tâche de nous engager dans une pratique constituant à elle-même sa propre fin, au sens du Gestell heideggerien. Descartes s’est toujours montré très sévère pour les inventions vaines, qui ne constituent qu’une perte de temps et un éparpillement de notre attention. L’invention d’une « infinité d’artifices » n’est pas orientée vers la recherche de la pure performance : elle est encore une fois soumise dans le Discours de la méthode à cette santé par laquelle la technique cartésienne retrouve un ancrage concret dans la dimension finie du composé humain. La morale enfin nous ramène à la gestion des passions. Le dressage des passions n’a pas pour fin une autoréférence solipsiste de l’âme à elle-même dans la perspective d’un corps neutralisé. La passion, avant d’être un obstacle ou un outil, est la condition dont « dépend tout le bien et le mal en cette vie47 » : « Notre âme n’aurait pas sujet de vouloir demeurer jointe à son corps un seul moment, si elle ne pouvait les ressentir », écrit Descartes à Chanut48. Loin d’une sagesse désincarnée, qui constituerait la finalité d’un déploiement anonyme d’une technique conçue comme un dispositif auto-finalisé de puissance, c’est bien plutôt un équilibre obtenu par le consensus de l’âme et du corps que vise la gestion cartésienne des passions.
30Il y a ainsi chez Descartes sinon une animalité de l’animal, tout du moins une « animalité de l’homme ». À côté du corps-machine, il y a un corps non machinique, ce corps de l’« union de l’âme et du corps », qui à la fois est à même de « donner corps » au projet de la mathesis et de « faire corps » contre tout déploiement nihiliste de celle-ci. Cette animalité de l’homme constitue une alternative viable aux conceptions esthétisantes de la cage d’acier et du Gestell qui ont nourri la pensée du xxe siècle et aux projets eschatologiques fondamentalement gnostiques qui les ont accompagnées.
31Terminons en revenant sur ce par quoi nous avions commencé : la critique derridienne de Heidegger. Que voulait dire Heidegger ? Que l’animal n’a pas véritablement de soi, qu’il est accaparé par son milieu. Sans doute, l’homme a-t-il, lui, une intériorité et un « soi », même si ce n’est pas au sens de la conscience ou de la subjectivité de la tradition métaphysique. Mais Heidegger ne donne d’une main que pour retirer de l’autre : car la structure la plus fondamentale de ce « soi » est précisément la dépropriation. La Bennomenheit qui caractérise l’animal n’est que reconduite en l’homme à un autre niveau : le modèle de l’accaparement animal traduit assez bien, à un niveau inférieur, la structure ek-statique du Dasein humain. Si le premier Heidegger tente encore de maintenir une sorte d’équilibre entre présence à soi et hétéronomie, le second insistera bien plus sur le radical déséquilibre des termes. L’homme n’est peut-être pas capté par son milieu matériel ambiant : il reste cependant un être fondamentalement « capté » sur un autre mode. Au-delà de son opposition apparente à Heidegger, Derrida en prolonge le geste de pensée en faisant fond sur des notions comme celles d’« hospitalité absolue », d’« appropriation infinie » (entendons de moi par l’autre, non l’inverse) ou encore de l’exposition de sa propre nudité au regard de l’animal49. D’autres penseurs de la postmodernité iront dans le même sens : ainsi, par exemple, Giorgio Agamben, pour qui « l’humanisation intégrale de l’animal coïncide avec une animalisation intégrale de l’homme », définit-il cette animalité de l’homme comme « pur abandon50. »
32Or, si quelqu’un s’est par avance opposé à ce schéma heideggerien, c’est bien Descartes. Là où Heidegger voyait dans l’accaparement de l’homme par l’être la réponse à l’accaparement de l’homme par la technique, Descartes, continuant ainsi la pensée de Montaigne et des néostoïciens de la Renaissance, pense la souveraineté de l’homme à l’intérieur d’une nouvelle compréhension de l’oikéiôsis. La structure fondamentale de l’homme n’est pas la dépropriation, mais bien l’appropriation à soi, à un soi compris comme union d’âme et de corps. Il y a ainsi chez Descartes une animalité de l’homme, et cette animalité n’est pas réductible à la machine.
Notes de bas de page
1 Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 201.
2 Martin Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude (t. 29/30 de la Gesamstausgabe), trad. D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 353.
3 Sur la position des stoïciens, cf. par exemple la lettre 121 de Sénèque à Lucilius ou encore Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 85-86, trad, sous la dir. de M.-O. Cazé, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 846. On pourra se référer à notre ouvrage, L’Homme et l’animal. La philosophie antique, Paris, PUF, 1999, p. 72-86, où nous résumons aussi la position de Philon d’Alexandrie et d’Origène.
4 Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae ; q. 6, a. 2, dans Les Actes humains, I, trad. H.D. Gardeil et S. Pinckaers, Éditions de la revue des jeunes, p. 21-24.
5 Ibid., Ia-IIae, q. 13, a. 2, éd. cit. p. 180-181. C’est à cet endroit, et à cet endroit seulement, que Thomas d’Aquin esquisse une comparaison entre les actions animales et les « mouvements des horloges et de toutes les autres inventions humaines qui relèvent de l’art » (Et idem apparet in motibus horologiorum, et omnium ingeniorum humanorum que arte fiunt). Il ne s’agit bien entendu là que d’une analogie de proportion, concernant la seule détermination dans le rapport du mouvement à la finalité, qui ne remet pas en cause le fait que l’animal possède une connaissance sensible et un appétit sensible, qui, aussi imparfaits soient-ils, n’en constituent pas moins une forme d’intériorité psychique absente des machines. Animaux et machines sont donc tous deux mus de façon nécessaire, mais selon des modalités différentes.
6 M. Heidegger, Les Concepts fondamentaux..., éd. cit., p. 342 et 347.
7 Ibid., p. 348.
8 Ibid., p. 346.
9 Le terme n’apparaît pas dans l’Animal que donc je suis, mais on le trouve dans la conférence de 1987, « De l’esprit », où Derrida fait une curieuse association entre les thèses du cours de 1929-1930 sur la pauvreté en monde de l’animal (participant à une « certaine théologie anthropocentriste, voire humaniste ») et le Discours du rectorat de 1933, qui lui permet de conclure que « cette téléologie humaniste [i. e. dont Heidegger n’a pas su se défaire] [...] est restée jusqu’ici [...] le prix à payer dans la dénonciation éthico-politique du biologisme, du racisme, du naturalisme, etc. » (De l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, 1987, p. 86-87). Il est dommage que, dans aucun de ses textes, Derrida n’évoque les lois du 24 novembre 1933 sur la protection des animaux (qui interdisent notamment la vivisection), qui trouvent leur origine dans la zoolâtrie de Hitler et de Goring (pour lequel, comme le cite en le raillant Karl Kraus, « on ne peut tolérer plus longtemps que l’animal soit mis sur le même plan qu’une chose inanimée », cf. K. Kraus, Troisième Nuit de Walpurgis, trad. P. Deshusses, préface de J. Bouveresse, Marseille, Agone, p. 375).
10 L’Animal que donc je suis, éd. cit., p. 131.
11 Cf. p. ex. l’article de Derrida, « L’animal que donc je suis », dans L. Mallet (dir.), L’Animal autobiographique, Paris, Galilée, 1999, p. 276-277 : « Tout le monde sait quels terrifiants et insoutenables tableaux une peinture réaliste pourrait faire de la violence industrielle, mécanique, chimique, hormonale, génétique, à laquelle l’homme soumet depuis deux siècles la vie animale. Et ce que sont devenus la production, l’élevage, le transport, la mise à mort de ces animaux, etc. » Cf aussi L’Animal que donc je suis, éd. cit., p. 46-47, où Derrida parle des « génocides d’animaux », en les comparant au génocide des Juifs. Cet emprunt au registre rhétorique de l’indignation n’est pas neuf. Plutarque ou Porphyre en font très largement usage contre l’anthropocentrisme stoïcien (cf. sur ce point notre ouvrage L’Homme et l’animal..., éd. cit., p. 88-95). On le retrouve, sur un mode assez rhétorique, chez Henry More, qui dénonce le « sentiment meurtrier et barbare [...] par lequel [Descartes] arrach[e] la vie et le sentiment à tous les animaux » et le « fer cruel et tranchant dont [il] para[ît] armé pour ôter comme d’un seul coup la vie et le sentiment à tout ce qui est presque animé » (Lettre de Morus à Descartes du 11 décembre 1648, Adam et Tannery, V, 243-245, trad. fr. dans Descartes : Correspondance avec Arnauld et Morus, introd. et notes G. Lewis, Paris, Vrin, 1953, p. 104-105). Cette rhétorique de l’indignation devant l’avilissement des animaux est amplifiée par Pardies : « Vous y verrez [dans l’exposé de la doctrine cartésienne] une opinion bien extraordinaire touchant la nature des bêtes, auxquelles on ôte un avantage qui ne leur avait jamais été contesté. On les dégrade du rang quelles tenaient parmi les êtres, les éléments et les plantes ; on les prive de tout sentiment ; on ne veut même pas leur permettre de vivre ; on souffre seulement qu'elles se remuent, et qu’elles fassent paraître au dehors quelques mouvements semblables à ceux des montres et des horloges. En un mot, on les réduit toutes au rang des machines et des automates » (I. G. Pardies, Discours de la connaissance des bêtes, Paris, 1672, dédicace).
12 En particulier dans son étude assez minutieuse de la Lettre à Reneri pour Pollot de 1638, à laquelle nous devrons nous-même nous référer, dans L’Animal que donc je suis, éd. cit., p. 112 sq., où Derrida décrit la mise en place d’un protocole « objectif » d’expérimentation, tout en dénonçant sa préorientation (Descartes cherche une « réaction » de l’animal au lieu de chercher une « réponse »). Se référant à Adorno, Derrida nous dit qu'il est faux qu'une telle approche logico-scientifique soit « neutre » : elle porte en elle une véritable haine de l’animal. La morale kantienne et son mépris de l’animalité révèlent le geste caché de Descartes : « Si on se réfère au préjugé selon lequel la théorie de l’animal-machine serait neutre et indifférente, impassible, alors, accuser la morale kantienne de se “diriger contre l’animal” dans un acte de guerre, c’est s’intéresser à un intérêt, justement, à un intérêt négatif pour l’animal, à une passion allergique, à une inflexion pulsionnelle, à cette aggravation signifiante du “cartésianisme” que serait une sorte de “haine” de l’animal : le “vouloir” du mal à l’animal » (L’Animal que donc je suis, éd. cit., p. 140-141).
13 Montaigne, Essais, II, 12, « Apologie de Raimond Sebond », éd. Villey, t. II, p. 449.
14 Ibid., p. 532.
15 Principia philosophiae, III, 3, AT, VIII-1, p. 81 ; IX-2, p. 104.
16 Lettre à Chanut du 6 juin 1647, AT, V, p. 53-54.
17 Les Passions de l’âme, III, 157, AT, XI, p. 449.
18 Lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645, AT, IV, 292.
19 Essais, III, 13, « De l’expérience », p. 1072.
20 Discours de la méthode, AT, VI, p. 62.
21 Cf. Lettre à Newcastle du 23 novembre 1646, AT, IV, 576. Sur la question de l’immortalité de l’âme, Descartes précise que si les bêtes ont elles aussi une âme, cela ne signifie pas que l’âme de l’homme est mortelle, mais que les animaux partagent avec nous cette immortalité : « Pour ce qui est des chiens et des singes, quand je leur attribuerais la pensée, il ne s’ensuivrait pas de là que l’âme humaine n’est point distincte du corps, mais plutôt que dans les autres animaux les esprits et les corps sont aussi distingués » (Réponses aux sixièmes objections, AT, VII, p. 426 ; IX-1, p. 228). Conséquence difficile peut-être, et qui doit mettre dans l’embarras l’aristotélicien chrétien, mais qui, du point de vue de Descartes, ne décide pas de la question et ne met pas le système en péril (on sait qu'elle sera assumée par Leibniz). Nous restons donc ici dans un registre dialectique, qui n’est pas celui dont relève la résolution du problème (scientifique) de la nature des animaux.
22 Cf. sur ce point la réponse de Descartes aux objections de Morus : « Mon opinion n’est pas si cruelle aux animaux qu'elle est favorable aux hommes, je dis ceux qui ne sont point attachés aux rêveries de Pythagore, puisqu’elle les garantit du soupçon de crime lorsqu’ils mangent ou tuent des animaux » (Lettre à Morus du 5 février 1649, AT, V, 278-279, trad. fr. cit., p. 127). L’argument est ici très clairement ad hominem : Descartes ne fait que répliquer au procès de cruauté que lui intente Morus (cf. note supra), par ailleurs adepte d’un certain pythagorisme. Cf aussi notre article : « Sous un Dieu juste, les animaux peuvent-ils souffrir ? Un argument “augustinien” en faveur des animaux-machines », E. Faye (dir.), Cartésiens et augustiniens, dans Corpus, no 37, Paris, Fayard, 2000, p. 27-66.
23 Méditations métaphysiques, II, AT, VII, p. 28 ; IX-1, p. 22.
24 Ibid., AT, VII, p. 29 ; IX-1, p. 23.
25 Sur les occurrences du paradigme « machiniste » dans le discours zoologique de Descartes, cf. notre article : « Le corps humain est-il une machine ? Automatisme et biopouvoir chez Descartes », Revue philosophique de la France et de l’étranger, Paris, PUF, 2001/1, p. 27-53.
26 Lettre à Reneri pour Pollot d’avril ou mai 1638, AT, II, 39-41.
27 Discours de la méthode, AT, VI, 63-65.
28 Discours de la méthode, AT, VI, p. 52-55. Cf. sur ce point le commentaire d’Étienne Gilson (René Descartes, Discours de la méthode, texte et commentaire par É. Gilson, Paris, Vrin, 1925, p. 409-411), qui distingue cinq expériences décisives dans le protocole de Descartes. Ce qui n’empêche pas Gilson d’écrire, dans son étude de 1930 sur « Descartes, Harvey et la scolastique », que « pendant que les mathématiques libèrent [Descartes] de l’influence des anciens dans le domaine des idées, elles l’y exposent d’autre part en l’incitant à déduire a priori dans le domaine des faits [...]. Il pratiquera [l’anatomie] trop tard, et en philosophe, plutôt pour vérifier des déductions déjà formées que pour y chercher le point de départ de déductions nouvelles [...]. Une pensée si neuve, si puissante et si féconde ne réussit pas [...] à se libérer complètement de l’influence du passé » (Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, Paris, Vrin, 1930, rééd. 1984, p. 99-100). L’étude plus récente d’Annie Bitbol-Hespériès (Le Principe de vie chez Descartes, Paris, Vrin, 1990), dont la seconde partie de l’ouvrage est consacrée au rôle du cœur chez Descartes et ses prédécesseurs, rend mieux justice à l’épistémologie cartésienne. Sur le rapport des mathématiques et de l’expérience chez Descartes, cf. notre étude « Mathématiques et science universelle chez Bacon et chez Descartes », Revue d’histoire des sciences, no 59/2, juillet-décembre 2006, p. 285-312. Cf aussi Vincent Aucante, La Philosophie médicale de Descartes (Paris, PUF, 2006), qui distingue en un tableau (p. 181) les 17 expériences apportées à l’appui de la thèse du « feu sans lumière » dans l’ensemble de l’œuvre cartésienne. Sur les cinq expériences opposées à la thèse d’Harvey, cf p. 188-200. La conclusion de V. Aucante reste finalement proche de celle de Gilson : « L’utilisation que fait Descartes des expériences pour ce qui est du mouvement du cœur est finalement assez décevante, etc. » (p. 184) et celui-ci reprend au fond, mutatis mutandis, la thèse hippocratique.
29 Cf. Novum organum, II, 36, trad. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, Paris, PUF, 1986, p. 294-297.
30 C’est pour cette raison que la métaphysique se donne, dans la quatrième partie, comme une application de la méthode qu'elle est censée fonder. On retrouvera une trace de cette rhétorique de la performance (ici dans le domaine de la théologie) dans l’ajout au titre de la première édition des Meditationes de prima philosophia de la fameuse expression in qua Dei existentia et animae immortalitas demonstrantur, alors que, comme on le sait, il n’est jamais spécifiquement fait mention de l’immortalité de l’âme dans les Méditations.
31 Dans les textes plus tardifs, Descartes se libérera plus de cette tradition de la littérature zoologique, en ne retenant qu’un seul critère décisif de discrimination entre les hommes et les animaux : le langage. Cf en particulier la Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 (AT, IV, 575) et surtout la Lettre à Morus du 5 février 1649 (AT, V, 277), où Descartes affirme que « la parole est l’unique signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée dans le corps », et Lettre à Morus du 15 avril 1649 (AT, V, 344-345), où il parle de la parole comme « seul signe certain de la pensée qui est cachée dans le corps ».
32 Cf. notre ouvrage De l’homme à l’animal. Montaigne, Descartes ou les paradoxes de la philosophie moderne sur la nature des animaux, Paris, Vrin, 1998, p. 232-243.
33 Lettre au marquis de Newcastle, 23 novembre 1646, AT, IV, p. 573.
34 Discours de la méthode, V, AT, VI, p. 57.
35 Ibid., AT, VI, p. 58.
36 Lettre au marquis de Newcastle, 23 novembre 1646, AT, IV, p. 575-576.
37 Lettre à Reneri pour Pollot d’avril ou mai 1638, AT, II, p. 40. Nous soulignons.
38 Pour Aristote, cf. Mouvement des animaux, 701 a 33 sq., et Génération des animaux, 734 b 9-17, textes que ne manqueront pas de citer les cartésiens, le premier ayant esquissé ce rapprochement étant sans doute l’éclectique Ignace-Gaston Pardies (à la fin de la première partie de son Discours de la connaissance des bêtes). Pour les stoïciens, on se référera p. ex. à a lettre 121 de Sénèque à Lucilius. Pour Thomas d’Aquin, outre le texte cité de la Summa theologiae, Ia-IIae, q. 13, a. 2, cf. ibid., la, q. 83, a. 1, cf. Contra gentiles, II, 48, où apparaît l’exemple de la brebis fuyant devant le loup (on trouve aussi 1'exemple proche du lion et du cerf en Summa theologiae, la Ilae, q. 6, a. 1), qui sera repris par Descartes dans les Quatrièmes Réponses et analysé après lui par nombre de cartésiens.
39 Le cas de Pereira demanderait un développement plus long. Disons pour faire court qu’il tente de penser l’action de l’objet sur le sens animal à partir des schémas galéniques traditionnels de la transmission des espèces sensibles au cerveau. En revanche, lorsqu’il s’agit d’expliquer en retour l’action de l’espèce représentée sur les muscles qu'elle contracte ou détend, en provoquant le déplacement du corps entier de l’animal, Pereira fait appel non aux esprits animaux, mais à une force intime (Antoniana Margarita, opus nempe physicis, medicis, ac theologis non minus utile quam necessarium, 1554, col. 47), à un agent vital, ou encore à une qualité occulte. Ces termes – vis interior, agentia vitalia, occulta quautas – reviennent constamment : l’animal est attiré par l’objet grâce à une sorte de magnétisme, comparable à l’action de l’aimant sur le fer (ferrum in magnetens) ou à celle de l’ambre électrisé sur la limaille (succino in paleas). Ces attraction et répulsion se font par une sympathie ou antipathie naturelle, immanente aux qualités premières des corps. L’effort de Pereira est de vouloir faire l’économie du sensus en se fondant sur ces complicités intimes aux qualités premières des choses, bien familières aux philosophes de la Renaissance, sans pour autant viser en quelque façon une appréhension du vivant sur le modèle de la machine. Ce qui est encore plus manifeste lorsque Pereira analyse l’instinct des animaux, en ajoutant à une explication purement somatique des actions instinctives l’assistance extérieure d’une anima mundi, réglant de façon sûre et adéquate 1 action sur sa fin (col. 130-135) : si l’animal est privé de sensus, c’est ainsi parce que la nature sent pour lui. Pereira n’emploie d’ailleurs jamais le terme d’automate ni de machine pour désigner l’animal ou le corps vivant. C’est bien à un vitalisme universel inspiré de Marsile Ficin (cf. Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, I, 2 et X, 5) – que 1'on retrouvera aussi, a la même époque, dans la conception télésienne du spiritus (bien distinct de l’âme, tout en en assumant les fonctions sensitives) – que se réfère Pereira : ce n’est pas la vie qui est déniée aux animaux, mais le sensus, parce que la vie universelle est elle-même capable d’assumer les fonctions traditionnellement attribuées au sensus.
40 Sur tous ces points, nous référons à notre étude, « De la Régula veritatis à l’existence des corps. Figures de la véracité divine », G. Canziani (dir.), Descartes et l’existence des corps, dans Rivista di storia della filosofia, Milan, 2001/3, p. 351-372, repris avec quelques transformations en annexe de notre ouvrage, Descartes et la causa sui : Autoproduction divine, autodétermination humaine, Paris, Vrin, 2005, p. 177-203.
41 Lettre-préface à l’édition française des Principes de la philosophie, AT, IX-2, p. 14.
42 Lettre à Mersenne de janvier 1630, AT, I, p. 105-106.
43 Discours de la méthode, AT, VI, p. 62.
44 Cf. p. ex. La Description du corps humain et de toutes ses fonctions, I, Préface, AT, XI, p. 223-224.
45 Cf. Entretien avec Burman, AT, V, 178, et surtout Lettre à Chanut du 15 juin 1646, AT, IV, p. 441-442.
46 Essais, III, 13, p. 1116.
47 Passions de l’âme, art. 212, AT, XI, p. 1103.
48 Lettre à Chanut du 1er novembre 1646, AT, IV, p. 538.
49 Cf. L’Animal autobiographique, éd. cit„ p. 287, et tout le début de L’Animal donc que je suis (version article comme version ouvrage).
50 G. Agamben, L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, trad, française J. Gayraud, Paris, Rivages « Bibliothèque », 2002, p. 118 et 121. Cf. notre article « Pourquoi l’homme n’est-il plus un animal raisonnable ? Montaigne, Descartes, ou les raisons d’un refus », Th. Gontier (dir.), Animal et animalité dans la philosophie de la Renaissance et de l’Âge classique, Louvain-la-Neuve, Peeters, 2005, p. 107-128.
Auteur
Professeur de philosophie morale et politique à l’université Lyon 3 Jean-Moulin. Il a publié de nombreux travaux sur l’anthropologie philosophique de la Renaissance, et notamment : De l’homme à l’animal. Montaigne, Descartes, ou les paradoxes de la philosophie moderne sur la nature des animaux, Paris, Vrin, 1998 ; L’Homme et l’animal. La philosophie antique, Paris, PUF, 1999 ; Descartes et la causa sui : Autoproduction divine, autodétermination humaine, Paris, Vrin, 2005 ; Animal et animalité dans la philosophie de la Renaissance et de l’Age classique (dir.), Louvain-la-Neuve, Peeters, 2005. Depuis quelques années, il a réorienté une partie de ses recherches sur l’anthropologie politique dans la philosophie contemporaine.
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