Le pluralisme des langues privées et le langage de la justice chez John Rawls et Richard Rorty
p. 137-157
Remerciements
Je remercie Emmanuel Picavet pour ses commentaires et ses encouragements ; ce texte est issu d’une conversation sur la négociation des valeurs chez Rawls, que nous avons entamée en 2005 et qui s’est poursuivie dans le cadre du programme ANR DELICOM (NoSoPhi, Paris 1). Je remercie également Bernard Reber qui m’a encouragé à développer une remarque marginale d’un article précédent, sur la traductibilité de termes du langage non public dans le langage politique public ; cette remarque marginale constitue le cœur de ce chapitre. Enfin, j’ai bénéficié des remarques et objections stimulantes de Mostapha Benhenda sur les risques de self-deception dans le libéralisme politique rawlsien.
Texte intégral
INTRODUCTION : LIBÉRALISMES
1Je me propose d’examiner les implications de l’idéal de la raison publique sur les croyances et sur les attitudes que doivent adopter les citoyens dans une démocratie libérale. Le libéralisme politique, comme toute philosophie politique normative, se propose d’élaborer des règles applicables aux institutions publiques, qui ont pour conséquence la transformation des attitudes et des comportements des citoyens, et de leurs pratiques sociales. Les principes du libéralisme politique, dans ses différentes variantes, sont ceux de la liberté et de l’égalité, ou de l’égale liberté, ou de l’émancipation individuelle, ou encore de l’égalité de traitement. Sur l’idéal commun, il n’y a pas vraiment de désaccord, mais seulement des inflexions differentes. En revanche, sur la méthode, il y a de profonds désaccords ; or la méthode en philosophie politique n’est jamais dépourvue d’implication substantielle quant au résultat.
2Du point de vue méthodologique, une des oppositions les plus importantes est celle du libéralisme « métaphysique » et du libéralisme « indépendant » (freestanding). Par libéralisme métaphysique, il faut entendre la philosophie politique qui fait de la réalisation de la liberté comme autonomie morale la fin de l’organisation sociale parce qu elle est la fin de l’existence humaine. C’est généralement à Kant et à Mill que l’on attribue cette tradition dont un des représentants contemporains est Joseph Raz1. Par libéralisme indépendant, il faut comprendre une philosophie politique qui ne prétend fournir rien de plus que les conditions extérieures de la liberté sans référence à une loi morale2 ni à un idéal substantiel de progrès humain3. Prenant au sérieux le fait du pluralisme axiologique, le libéralisme est indépendant quand il refuse de se prononcer sur les finalités humaines qui donnent du sens à la vie, ou sur la vérité métaphysique, morale et religieuse.
3Il convient de procéder à une distinction supplémentaire. En effet, le libéralisme indépendant se révèle divisé sur la question de la vérité, et deux courants principaux s’opposent. Pour le premier, la vérité est une illusion métaphysique dont il faut se débarrasser et contre laquelle il faut adopter un discours sceptique, pour Brian Barry4, ou contextualiste, pour Richard Rorty5. Pour le second courant, la vérité n’est pas un problème pertinent dans le libéralisme politique, et il convient donc de faire l’économie de toute discussion sur la vérité. C’est la position défendue par John Rawls. Mais, comme je le montrerai, dans les deux cas, la conséquence est une division de la langue des citoyens en langue privée et langue publique, avec leur répertoire de concepts et de notions spécifiques6 ; le coût de cette décision méthodologique est très lourd dans la mesure où elle induit une révision des croyances que les individus ne sont peut-être pas prêts à supporter. Désignons ce phénomène par l’expression commode de « polyglottisme » philosophique. Une difficulté majeure de ce modèle dualiste surgit : la traductibilité des langues. Les langues privées peuvent-elles être traduites dans la langue publique ? Et comment des interlocuteurs parlant des langues privées différentes peuvent-il s’entendre ?
4Je partirai d’une réflexion sur l’appel de Rorty à l’ironie pour mettre en oeuvre la raison publique et opérer la séparation du politique et de la vérité comme totalité. Puis je montrerai que le citoyen rawlsien vit (ou devrait vivre) la scission du politique et de la vérité comme totalité moins sur le mode de l’ironie ou d’un désenchantement du monde que sur le mode tragique d’un incommunicable enchantement. Je développerai enfin l’idée d’un « polyglottisme » philosophique afin d’établir que la seule langue commune des citoyens est celle de la politique, indépendante de la question de la vérité, et qu’elle permet de fournir un schème de traduction entre les différentes langues privées.
LE TOURNANT PRAGMATIQUE DE RAWLS
5Depuis la parution de l’article « Outline of a decision procedure for ethics », en 1951, Rawls était à la recherche d’une méthode qui permette de trancher les dilemmes éthiques tout en maintenant l’idée qu’il existe une pluralité de conceptions morales irréductibles. Avec Théorie de la justice, Rawls invente véritablement cette méthode qui consiste à décider sous incertitude, simulée par un voile d’ignorance, dans les circonstances d’impartialité et d’égalité de la position originelle. Pour réaliser cette prouesse intellectuelle, il met en scène, dans une situation hypothétique appelée « position originelle », les partenaires d’un contrat, qu’il représente comme des individus libres et égaux, disposant de la faculté rationnelle et d’une capacité à avoir un sens de la justice7. Sous le voile d’ignorance, ces personnes sont en outre dépouillées de tout ce qui les distingue, conception du bien, performances physiques et intellectuelles propres, projet de vie, etc. Le résultat de cette épure est une personne quasi nouménale, dépouillée de son identité empirique8.
6Nombreux sont les commentateurs à avoir mis en cause cette conception de la personne qui est contestable et peu plausible. Loin de mobiliser une conception neutre de la personne et de ses fins, la théorie de la justice comme équité semble au contraire faire fond sur une conception anthropologique substantielle qui convient à l’idéal individualiste d’une société libérale9. Parce qu’elle apparaît biaisée dans ses fondements, la théorie de la justice semble incapable de s’attirer le soutien des personnes réelles, profondément divisées sur leurs conceptions du bien et sur la valeur des biens. Il faut donc, pour Rawls, montrer qu’un tel soutien est possible dans les circonstances du pluralisme démocratique.
7Quand, en 1980, Rawls publie « Kantian constructivism in moral philosophy », d’aucuns y voient l’abandon d’une prétention à la validité universelle des principes de la justice et en même temps un renoncement à l’anthropologie libérale. Rawls affirme :
Ce qui justifie une conception de la justice n’est donc pas qu’elle soit vraie par rapport à un ordre donné antérieur à nous, mais qu’elle soit en accord avec notre compréhension en profondeur de nous-mêmes et le fait que nous reconnaissions que, étant donné notre histoire et les traditions à la base de notre vie publique, c’est la conception la plus raisonnable pour nous10.
8Alors qu’en 1971, dans Théorie de la justice, Rawls faisait appel aux jugements bien pesés qui étaient le résultat d’une réflexion morale approfondie, à partir de 1980, il s’appuie désormais sur nos intuitions démocratiques, c’est-à-dire les conceptions véhiculées par notre tradition démocratique et libérale, ou encore les « idées fondamentales implicites dans la culture politique publique d’une société démocratique11 ». C’est le « tournant pragmatique » de Rawls, selon l’interprétation qu’en donne Rorty dans deux textes complémentaires datant de 1989 et 1990 : Contingency, Irony, and Solidarity et « The priority of democracy to philosophy », dans Objectivity, Relativism, and Truth. Rorty s’emploie dès lors à défendre la thèse rawlsienne en montrant qu’au fond elle manifeste un renoncement à la vérité, à la métaphysique et à l’universalité, et converge ainsi avec sa propre conception contextualiste.
9Selon Rorty, le tournant pragmatique conduit Rawls à réévaluer, dans Libéralisme politique, la justification de la théorie de la justice comme équité qui ne peut plus être réalisée qu’à partir des conceptions diverses des individus situés dans une société démocratique dont ils héritent un sens de la distance à l’égard de leur doctrine compréhensive. Ce sens de la distance à l’égard de leurs engagements éthiques substantiels rend possible une justification commune des principes de justice dans les circonstances du pluralisme ; il permet aussi de distinguer les conceptions compréhensives raisonnables et celles qui sont déraisonnables. C’est la prémisse indispensable de la raison publique12.
L’IRONIE ET LA RAISON PUBLIQUE
10Rorty interprète ce sens de la distance comme la marque de l’« ironie » (irony). Dans sa perspective contextualiste, chaque individu dispose d’un « vocabulaire final » (final vocabulary), qui consiste en un ensemble de mots, de significations, qui lui permettent de justifier ses actions, ses croyances et sa vie. Ce vocabulaire final nous permet de « raconter, en [nous] projetant tantôt dans l’avenir tantôt dans le passé, l’histoire de nos vies13 ». Rorty considère alors que ce vocabulaire final est frappé de contingence, qu’il est fragile, parce qu’une situation, un comportement peuvent faire l’objet de diverses descriptions à partir de différents vocabulaires. Bien sûr, subjectivement, les individus ne prennent pas toujours conscience de cette propriété de leur langage, et Rorty privilégie alors le point de vue de ceux qu’ils appellent des « ironistes » et qui doivent satisfaire trois conditions :
Un ironiste a continuellement des doutes sur le vocabulaire final qu’il utilise. Nous l’appellerons condition de scepticisme.
Il prend conscience qu’aucun argument formulé à partir de son vocabulaire n’est susceptible de le rassurer contre ses doutes. Nous dirons condition d’incomplétude.
Il ne pense pas que son vocabulaire le rapproche davantage de la réalité que d’autres vocabulaires ; aucun vocabulaire n’est susceptible d’adhérer à la réalité. Ce sera la condition de non-adhérence.
11Les ironistes renoncent alors à vouloir établir des critères qui permettent de choisir définitivement entre les divers vocabulaires finaux. Comme nous ne pouvons sortir de notre propre langage pour le vérifier en le comparant à un autre langage, il faut abandonner la recherche des critères de vérité absolue de chaque vocabulaire final14.
12En renonçant à la métaphysique15, c’est-à-dire selon Rorty au projet de constituer un vocabulaire final définitif, qui prétend à la vérité sur la nature humaine, Rawls réalise une partie du programme de Rorty qui consiste trouver les moyens de la société « juste » (« solidaire », pour Rorty) sans essayer de régler les désaccords philosophiques dont les Lumières nous promettaient la résolution par l’usage de la raison, et encore moins les désaccords théologiques. Dans cet horizon de justification, l’usage de la raison publique chez Rawls n’est pas la réactualisation du projet des Lumières. La raison publique consiste alors à prendre acte non seulement de l’impossible consensus métaphysique mais surtout de l’illégitimité de la recherche de ce consensus. Justifier les principes de justice selon les exigences de la raison revient à inventer un vocabulaire propre à la situation démocratique sans prétendre à l’universalité de ce vocabulaire, indépendamment de son inscription dans une histoire et une tradition.
13Peut-on alors identifier les citoyens de la société rawlsienne aux ironistes de Rorty ? Peut-on considérer que le renoncement rawlsien à toute métaphysique revient finalement à adopter la critique contextualiste ? C’est ce que soutient en partie Rorty et c’est ce que développe James Hersh (2005) en s’appuyant sur plusieurs éléments de correspondance.
14Il y a tout d’abord l’élément perspectiviste que l’on a déjà signalé. Il est vrai que, à partir de 1980, Rawls ne s’intéresse que très peu aux jugements bien pesés, valables pour tout sujet moral menant une réflexion morale sérieuse et impartiale. Désormais, les jugements partagés dans la culture publique démocratique constituent les points fixes de la théorie de la justice comme équité : la conception politique de la personne, l’idée de société bien ordonnée, l’idée de coopération équitable trouvent leur appui (pour ne pas dire leur fondement) dans la culture démocratique. Si tel est le cas, la théorie de la justice comme équité apparaît dès lors comme l’expression d’une conception latente dans la société, conception qui est aussi circonstancielle, située dans l’histoire et la tradition démocratiques. De là vient sa fragilité métaphysique pour ceux qui ne peuvent admettre le renoncement à la vérité universelle16 ; en réalité, elle n’est pas métaphysiquement fragile puisqu’elle n’est pas du tout métaphysique. Dans le vocabulaire de Rorty, nous dirons qu’elle est simplement contingente, historique, contextuelle17.
15De ce point de vue, il n’est pas étonnant que Rorty concentre son attention sur une partie seulement de la méthode justificative de Rawls, à savoir l’équilibre réfléchi et non le contractualisme. Bien que le contractualisme puisse être compatible – comme c’est le cas chez Rawls – avec la contingence historique18, la notion d’équilibre réfléchi, en rupture avec le fondationnalisme, renvoie plus nettement à la dimension transitoire de la justification : la validité de la théorie réside dans l’équilibre entre nos considérations contextuelles bien pesées et les principes de justice qui rendent possible une coopération équitable19.
16Le deuxième élément de convergence tient dans la thèse rawlsienne des « difficultés du jugement » qui semble reprendre les trois conditions de l’ironie : scepticisme, incomplétude et non-adhérence. Les individus doivent reconnaître que le libre exercice de leurs facultés (rationalité et raisonnabilité) les conduira à développer des conceptions différentes, même s’ils sont de bonne foi dans la recherche d’un accord métaphysique sur la vérité comme totalité. S’ils sont raisonnables, les citoyens admettront donc les « difficultés du jugement » (burdens of judgment). Nous pouvons les répartir en fonction des trois conditions que nous avons repérées chez Rorty :
condition de scepticisme : « la preuve – empirique ou scientifique – correspondant au cas donné est contradictoire, complexe, donc difficile à évaluer » (difficulté a)20 ; « tous nos concepts, et pas seulement nos concepts moraux et politiques, sont vagues et rencontrent des cas insolubles » (difficulté c).
condition de non-adhérence : « cette indétermination veut dire que nous devons faire confiance au jugement et à l’interprétation (et à des jugements sur des interprétations) dans le cadre d’une gamme de possibilités (qui n’est pas nettement définie) où des personnes peuvent être en désaccord (difficulté c).
condition d’incomplétude : « la manière dont nous évaluons les preuves et pondérons les valeurs politiques et morales est modelée par notre expérience totale, l’ensemble de ce que nous avons vécu jusqu’à présent ; or cela, nécessairement, sera toujours différent pour chacun » (difficulté d) ; voir aussi la difficulté f.
17Compte tenu de ces difficultés, le libéralisme politique ne se prononce pas sur la vérité des conceptions des individus ni sur la manière dont on peut parvenir à la vérité. Et les individus sont simplement invités à reconnaître que leurs jugements moraux (mais aussi leurs jugements théoriques) impliquent une distribution complexe de valeurs et de croyances au sein d’une conception compréhensive qui ne peut être également partagée par tous, ni d’ailleurs le plus souvent par le même individu tout au long de son existence. Ainsi, le thème des difficultés du jugement semble converger avec celui de l’ironie chez Rorty : les individus doivent simplement admettre que leur vocabulaire final est contingent, incomplet et que la même situation, le même problème théorique, le même dilemme moral peuvent être décrits de plusieurs manières à partir de vocabulaires différents. Il ne faut donc pas espérer un consensus sur le vocabulaire final et on ne doit surtout pas vouloir en imposer un.
L’IRONIE OU LE TRAGIQUE ?
18En renonçant à l’anthropologie21, à la métaphysique et à la vérité, Rawls est en mesure de proposer une conception de la justice « indépendante » (free-standing) des conceptions controversées sur la nature humaine ; il formule alors l’espoir raisonnable que les individus parviendront à un consensus sur la conception publique de la justice, tout en s’opposant par ailleurs sur leurs conceptions compréhensives respectives. Pour y parvenir, on demande aux citoyens d’accomplir deux gestes : tout d’abord, dans l’espace du forum public, ils doivent être capables de justifier de manière indépendante la conception publique de la justice, c’est-à-dire sans faire intervenir de motifs moraux (philosophiques ou religieux) controversés. Ensuite, dans l’espace privé ou celui de l’intime conviction, ils doivent être en mesure de trouver dans leur conception compréhensive (philosophique ou religieuse) les éléments de justification. Il y a donc deux exigences complémentaires, celle de la raison publique22 et celle du consensus par recoupement23.
19La raison publique impose l’exigence, héritée des Lumières, de mettre le politique à l’abri des passions humaines qui se manifestent dans des conceptions sinon irrationnelles, du moins rétives à une justification rationnelle complète ; mais elle étend cette exigence à la philosophie elle-même. C’est pourquoi Rawls affirme que le libéralisme politique « applique le principe de tolérance à la philosophie elle-même : la conception publique de la justice doit être politique et non métaphysique24 ». Il ne s’agit plus seulement d’appliquer la tolérance à la religion pour séparer le domaine de la justification politique de la théologie, mais d’étendre son champ d’application à la philosophie ; la philosophie renvoie, chez Rawls, aux discours et aux conceptions compréhensives articulés de manière philosophique mais ne pouvant pas faire l’objet d’un consensus dans le contexte démocratique du pluralisme doctrinal. Rorty donne une interprétation assez juste de la préoccupation rawlsienne pour la séparation du politique et du philosophique : « Rawls place la politique démocratique en premier et la philosophie en second25. » La conséquence de ce dispositif théorique est la mise en œuvre d’une certaine logique sacrificielle26. En demandant aux citoyens de ne pas faire usage de leur conception compréhensive dans le débat public sur les principes constitutionnels et les lois générales, la raison publique exige qu’ils sacrifient une partie de leurs intérêts moraux fondamentaux pour pouvoir légitimement participer à la délibération publique. En particulier, les individus doivent impérativement ignorer leurs conceptions morales, philosophiques ou religieuses quand sont en jeu les questions constitutionnelles essentielles (constitutional essentials) qui déterminent la répartition fondamentale des droits et des devoirs dans la société. Ces questions constitutionnelles ne doivent être discutées que sur la base de raisons politiques communicables et acceptables. Les rapports entre citoyens de la société rawlsienne sont alors réglés par le « devoir de civilité » (duty of civility)27 que les individus se doivent les uns aux autres quand ils tentent de justifier publiquement la conception politique et les raisons de leur vote. Cependant, cette exigence peut apparaître aux citoyens qui tiennent leur conception compréhensive pour vraie, comme un véritable sacrifice qu’ils ne sont peut-être pas toujours prêts à accomplir28. Pourquoi un catholique convaincu devrait-il accorder le droit à l’avortement sur une base strictement politique ? Pourquoi un rationaliste héritier des Lumières devrait-il renoncer à promouvoir, dans les institutions publiques, l’autonomie comme idéal de l’existence humaine ?
20Pour que la conception publique de la justice fasse l’objet d’une justification publique, il semble donc qu’il faille réformer moralement les individus, afin qu’ils abandonnent leur rapport dogmatique (fundamentalist) à leurs croyances. C’est en tout cas ce que suggère J. Hersh, qui estime que la société rawlsienne n’est envisageable que si les individus deviennent des ironistes au sens de Rorty. Il écrit ainsi :
La justice comme équité de Rawls, en tant que projet élaboré dans le cadre de la raison publique libérale, réclame une société dans laquelle les citoyens ne peuvent soutenir aucune vérité religieuse littérale ou absolue [...] la démocratie rawlsienne exige l’ironie au sens de Rorty et exclut les fondamentalismes29.
21Nous avons vu que l’interprétation de la raisonnabilité comme ironie s’appuyait sur des éléments de convergence indéniables. Le raisonnement de Hersh est assez simple au fond : si la raisonnabilité rawlsienne est bien équivalente à l’ironie de Rorty, et si seuls les citoyens raisonnables peuvent participer à la délibération publique, alors les citoyens rawlsiens doivent être des ironistes.
22Or affirmer cela revient à soutenir une conception compréhensive en contradiction avec le libéralisme politique de Rawls. Il est vrai que l’introduction des difficultés du jugement, appliquées tant au raisonnement pratique que théorique, a considérablement affaibli le libéralisme politique qui prétendait se passer d’une conception « métaphysique » de la nature humaine et de la vérité. En distinguant deux facultés, le rationnel et le raisonnable, et en théorisant les limites de la justification rationnelle, Rawls semblait donc devoir retomber dans la question de la vérité et du scepticisme.
23Cependant, il faut se garder d’interpréter l’analyse rawlsienne des difficultés du jugement comme une théorie de la connaissance ; la reconnaissance des difficultés du jugement n’a de sens que politique et non épistémologique30. Autrement dit, dans l’espace public de délibération, la question de la vérité n’est pas pertinente. Rawls ne prétend pas que les membres d’une société libérale ne devraient pas s’en soucier ni qu’ils devraient considérer que leurs croyances n’ont de sens que dans l’horizon d’un vocabulaire final contingent. Il soutient seulement que, lorsqu’on en vient à discuter des normes publiques, on doit s’abstenir de faire intervenir des éléments de croyance non communicables, qui ne concernent pas le domaine politique du bien commun31. Il convient dès lors de distinguer le laboratoire du scientifique ou la salle de séminaire à l’université et l’agora comme espace public de délibération politique, dans lequel l’individu ne cherche pas à prouver la vérité de ses croyances ; ce qui ne veut pas dire que ses croyances ne puissent prétendre à la vérité ni qu’elles soient en elles-mêmes incertaines et douteuses.
24Par conséquent, le libéralisme politique n’exige pas que les citoyens soient des ironistes, en revanche il impose aux citoyens, convaincus de disposer de la vérité, une certaine relation tragique à la délibération publique. En effet, les individus doivent faire taire leur prétention à la vérité dans le domaine public sans pour autant abandonner leur croyance dans le domaine privé. En acceptant les difficultés du jugement, ils acceptent l’existence de conceptions qu’ils croient, de bonne foi, fausses ; pis, ils acceptent que les institutions publiques ne soient pas gouvernées par des principes issus de la vérité dans sa totalité, telle qu’elle se manifeste dans leur conception compréhensive. C’est en ce sens qu’il y a un rapport tragique à la délibération publique qui impose le sacrifice de la vérité sur l’autel de la justice32.
LE VULGAIRE ET L’ÉLITE
25Alors que la thèse de l’ironie rortienne est liée à une forme de désenchantement du monde vidée des grands discours absolus prétendant nous rapprocher de la vérité ou nous faire accéder à la réalité objective, intangible, le libéralisme politique ne se soucie pas du tout de la perte des repères religieux ni de leur maintien ou de leur résurgence33. Les individus peuvent bien avoir une vision enchantée du monde, s’ils ont le désir de vivre selon des termes mutuellement acceptables de la coopération sociale, il suffit qu’ils comprennent qu’ils ne peuvent communiquer cette vision à leurs concitoyens quand ils discutent de questions politiques essentielles. C’est tout ce qu’impose la raison publique d’une société démocratique.
26Ainsi, le devoir de civilité n’exige pas que les citoyens abandonnent leurs croyances, mais seulement qu’ils n’en fassent pas usage dans la sphère publique pour justifier les principes de la justice comme équité34. Toutefois, pour être exact, Rorty n’attend pas non plus de la société libérale qu’elle soit une communauté d’ironistes, ni que sa « rhétorique publique soit ironiste35 ». Contrairement à la thèse de Hersh, l’ironie rortienne ne peut légitimement insuffler le discours public et il n’est pas requis que les citoyens deviennent, dans leur ensemble, des ironistes. Rorty insiste sur le fait que l’ironie doive rester une pratique privée ou qu’elle doit rester circonscrite au « secteur réduit de la sphère publique » (small public sector).
27Cependant, cette thèse conduit à une impasse : ou bien l’ironie est réservée à la sphère privée (private irony), et, dans ce cas, on se demande quelle peut bien être son utilité politique ; ou bien elle s’applique aussi à la sphère publique, même s’il s’agit d’un secteur réduit de la sphère publique, et cela implique que les citoyens d’une société libérale doivent être des ironistes. Hersh fait alors passer un test classique aux théories libérales de Rorty et de Rawls : le fondamentalisme religieux. Il prend ainsi l’exemple de la fatwa de condamnation à mort lancée contre l’écrivain Salman Rushdie à la suite de la publication des Versets sataniques en 1988. Hersh explique que les citoyens des sociétés libérales doivent avoir à l’égard du vocabulaire de Rushdie la même distance ironique que celle préconisée par Rorty pour tour autre vocabulaire. Ainsi le musulman fondamentaliste doit parvenir à l’idée que, bien qu’il soit profondément choqué par les Versets sataniques, « il ne s’agit que d’un roman ». Hersh fait alors remarquer que, en accomplissant ce geste intellectuel, il devient un ironiste et qu’on ne peut plus le considérer comme un fondamentaliste36.
28Si le fondamentaliste ne pouvait faire ce geste, s’il voyait dans les Versets sataniques un blasphème particulièrement outrageant que, au nom de la vérité religieuse, il devait combattre, alors la tolérance, la liberté d’expression et le principe d’inviolabilité de la personne seraient inéluctablement gravement menacés ; c’en serait alors fini du libéralisme politique. Par conséquent, de la même manière que Rawls demande aux citoyens d’être raisonnables et de reconnaître les difficultés du jugement, Rorty devrait exiger de l’ensemble des citoyens qu’ils soient des ironistes. En outre, Hersh soutient que, pour pouvoir être raisonnables au sens de Rawls, les individus doivent pratiquer l’ironie rortienne.
29Hersh pousse les libéraux dans leurs retranchements : ou bien ils demandent aux individus de réviser leur conception pour pouvoir s’accorder avec autrui sur les questions de justice ; ou ils ne le demandent pas et ils abandonnent toute prétention à former une société libérale ouverte. Mais ils ne peuvent pas choisir une voie moyenne qui consiste à séparer le domaine des croyances privées du domaine des raisons publiques, tout simplement parce que, pour pouvoir défendre des raisons publiques, il faut qu’elles fassent partie de nos croyances. Par conséquent, si les libéraux pensent que les raisons publiques sont prioritaires, il faut qu’ils exigent une révision des croyances des individus en leur inoculant le sens de l’ironie.
30En distinguant une élite composée d’ironistes et le vulgaire à qui on ne peut demander de pratiquer l’ironie, Rorty était protégé contre les objections avancées par Hersh. L’idée défendue par Rorty est que l’ironie est une disposition qui ne peut être exigée des individus : elle est une attitude que l’on peut espérer chez certains individus qui seront parvenus à la croyance qu’il n’y a que des vocabulaires contingents. Mais on ne peut exiger des individus qu’ils croient qu’il en est ainsi37 ; il ne suffit pas d’exiger du fondamentaliste qu’il adopte la perspective ironiste pour qu’il devienne un ironiste ; il ne croira pas, sous l’injonction, que sa croyance ne prend sens que dans un vocabulaire contingent, précisément parce qu’il croit que sa croyance est vraie absolument38. Toutefois, si les individus pouvaient être conduits à adopter une croyance sur la contingence de leur vocabulaire, nous tomberions dans le problème classique de l’« aveuglement volontaire » ou de la self-deception : ils croiraient que p dans leur vocabulaire, mais ils croiraient aussi que non-p en raison de la croyance en la contingence de leur vocabulaire où p prend sa source. Ce problème d’épistémologie de la croyance est un véritable problème politique, dans la mesure où les individus émettent des revendications politiques à partir de leurs croyances les plus profondes.
31Cependant, même si Rorty pense que seule une minorité formera une élite d’ironistes, il estime que l’on peut espérer que les individus vivant dans une société libérale deviendront des commonsensical nonmetaphysicians, c’est-à-dire des individus qui évitent, par habitude ou tradition, de s’interroger et de disputer sur les fondements métaphysiques de leur croyances. Ainsi, ils adoptent non pas l’attitude réflexive ironique mais le comportement extérieur des ironistes ; ils partagent un sens commun de l’ironie, qui n’est pas équivalent à pratiquer l’ironie ; pour le dire autrement, ils n’ont pas la vertu d’ironie, mais seulement l’apparence de cette vertu. Cependant, même en se repliant sur cette position modeste, Rorty n’échappe pas à la critique de Hersh : demander aux individus d’être des commonsensical nonmetaphysicians revient à espérer une transformation de leurs croyances épistémiques. Aussi Hersh est-il justifié à revendiquer le fait que la société libérale soit une société d’ironistes. Rawls n’échappe pas complètement à cette objection, mais nous soutenons que la révision des croyances reste limitée dans le libéralisme politique rawlsien et n’implique pas l’adoption de la doctrine compréhensive de l’ironie libérale.
LE POLYGLOTTISME RAWLSIEN
32Il existe une autre réponse au problème soulevé par Hersh, qui réside dans ce que j’appellerai le « polyglottisme rawlsien ». Jusqu’à un certain point, Rawls admettrait que l’on décrive le pluralisme doctrinal comme l’expression d’une diversité des vocabulaires. Même s’il devait refuser la thèse forte selon laquelle aucun vocabulaire ne permet d’accéder à un savoir objectif, que ce soit dans le domaine théorique, moral et même politique39, Rawls reconnaîtrait la thèse faible d’une diversité des vocabulaires qui décrivent le monde de manière cohérente ; cette thèse correspond dans son propre vocabulaire à l’idée du « pluralisme raisonnable ». Rawls admettrait également l’idée que l’expérience de l’injustice se dise dans divers vocabulaires irréductibles les uns aux autres. Il existe cependant un et un seul vocabulaire politique pour dire la justice, et sur ce point Rawls et Rorty sont probablement irréconciliables. Emmanuel Renault, dans L’expérience de l’injustice, signale bien cette opposition, en privilégiant non pas la démarche philosophique de Rorty mais au moins sa perspective pluraliste :
Il est difficile de formuler l’injustice liée au mépris des identités collectives ou à la souffrance sociale dans les jeux de langage de la justice. De ce thème général, Rorty tire une conclusion tout à la fois sceptique et relativiste : seule la multiplication des langages privés permet de rendre compte des différents aspects de nos expériences morales40.
33D’un côté, il existe donc une multiplicité d’expériences de l’injustice qui ne peuvent se dire que dans des vocabulaires contingents liés à des situations vécues (Rorty) ; d’un autre côté, cette multiplicité est écrasée par l’uniformité du langage de la justice (Rawls), que masque le pluriel des jeux de langage41. Demander aux individus de dire l’injustice vécue dans le langage de la raison publique, c’est leur demander de renoncer à dire la spécificité de l’injustice vécue ; pis, c’est abolir toute « expérience » de l’injustice. Cependant, cette lecture ne me paraît pas rendre compte du pluralisme des voix42 et des langages dans le libéralisme politique rawlsien.
34Je propose d’analyser l’idée de langage de la justice de la manière suivante : λ, le langage de la justice, ne comporte que des termes υi qui réfèrent à des éléments du domaine politique, c’est-à-dire à des valeurs politiques et des éléments de la structure de base de la société (l’ensemble des institutions qui répartissent les biens, les droits et les devoirs, et peuvent recourir à la coercition). Les termes υ1,..., υn qui composent le vocabulaire de la justice peuvent être composés pour former des propositions normatives π1,..., πn des principes ou des interprétations des principes, des règles, etc. Enfin, je désignerai par τ la conception publique de la justice qui est l’ensemble des propositions formées dans λ, hiérarchisées selon une fonction φ définie par la théorie de la justice43.
35Il existe ensuite des langues privées qui possèdent leur vocabulaire, dont les termes réfèrent à des valeurs (morales, politiques, esthétiques, religieuses, etc.) et des éléments du monde, et constituent des propositions descriptives et normatives. Dans L, une langue privée, les propositions p1,..., pn sont ordonnées selon une fonction de croyance f qui les hiérarchise ou les pondère et permet de définir une conception compréhensive C. On peut remarquer que la langue privée peut être utilisée pour former des propositions politiques : le vocabulaire de L peut contenir les termes politiques, et C contient des propositions qui portent sur le domaine politique, bien que les termes utilisés ne soient pas exclusivement politiques. Le problème est que, étant donné le pluralisme des langues privées, les propositions politiques formées dans L ne peuvent être partagées par les autres citoyens. C’est la raison pour laquelle le recours à λ, à son répertoire strictement politique semble nécessaire pour former des propositions politiques compréhensibles par tous, hiérarchisées dans τ – et non comme parties de C.
36Une conception compréhensive raisonnable, selon la définition rawlsienne, sera compatible avec τ, c’est-à-dire qu’elle contiendra des propositions p1,..., pn ayant l’une des deux propriétés suivantes :
elles sont synonymes des propositions π1,..., πn ;
elles constituent des raisons privées de soutenir les propositions π1,..., πn de τ.
37Le consensus par recoupement est défini par le fait que plusieurs conceptions compréhensives assurent la cohérence entre les propositions de τ et les autres propositions de C. En outre, bien que L puisse comprendre certains termes de λ et bien que des propositions politiques puissent être formées dans L, λ constitue un langage qui n’est pas réductible à L, et X ne peut être formée à partir des termes de L.
38Rawls estime ainsi que, dans l’agora, les citoyens ne doivent manifester que les raisons publiques π1,..., πn circonscrites au domaine politique, dans leur argumentation en faveur de la conception de la justice, de la Constitution et des lois fondamentales. Il s’agit alors de faire un usage « exclusif » de la raison publique dans les circonstances d’une société bien ordonnée. Autrement dit, les citoyens sont autorisés à parler seulement le langage de la justice λ. C’est le cas normal. Cependant, il peut arriver que, dans des circonstances exceptionnelles, les citoyens exhibent des raisons non publiques, formées dans leur langue privée. L’usage de la raison publique est alors « inclusif » (inclusive view). L’intérêt est de soutenir de manière rhétorique le discours politique public. Rawls privilégie l’exemple de Martin Luther King qui jouait sur deux types de registres pour revendiquer l’égalité des droits civiques pour tous les citoyens américains : le registre religieux, qui fait appel à la loi divine, et le registre strictement politique, dans lequel la mesure du juste réside dans la condition formelle de réciprocité de l’engagement entre des citoyens égaux44. Le recours à la langue privée pour dire l’injustice est légitime quand le discours strictement politique est impuissant à provoquer un mouvement politique capable de transformer la société. La langue privée, quand elle est partagée par les participants au débat public, véhicule les expériences d’injustice et permet de susciter la motivation morale et politique nécessaire pour y mettre fin.
39Cependant, deux types de problème surgissent. Tout d’abord, étant donné le pluralisme des langues privées, l’usage inclusif de la raison publique ne permettra pas de toucher tous les participants au débat public. Ensuite, il s’avère que, même hors circonstances exceptionnelles, il est souvent difficile de trouver des raisons politiques adéquates pour résoudre les questions constitutionnelles les plus fondamentales, comme par exemple celles qui portent sur les décisions médicales (avortement, euthanasie, recherche sur l’embryon, etc.)45 ou l’environnement. D’une manière générale, il faut admettre que l’interprétation des libertés fondamentales fasse l’objet d’un désaccord raisonnable et qu’il ne soit pas illégitime que les citoyens fassent valoir des raisons non publiques pour soutenir leur interprétation.
40Examinons le cas de l’affaire Rushdie à partir de notre analyse du langage dans la délibération publique. Supposons que les individus i et j s’affrontent sur l’interdiction du blasphème ; l’individu i parle la langue privée Li contenant le vocabulaire u1,..., un, et l’individu j parle la langue privée Li utilisant le vocabulaire v1,..., vn. L’individu i soutient que, selon la valeur de respect du sacré (ua), « le blasphème est un crime » ; mais pour l’individu j, selon la valeur de l’autonomie critique (va), « le blasphème est le résultat souhaitable du libre exercice de la raison critique ». Ne partageant pas la même langue privée, l’individu i s’oppose alors à l’individu j au motif que l’autonomie critique est un idéal moral contestable, qu’elle n’est pas un réquisit de la citoyenneté libérale et qu’elle ne permet pas de formuler une proposition politique acceptable pour tous. L’individu j fait également observer que le respect du sacré est une valeur religieuse particulière appartenant à un vocabulaire religieux qui ne peut servir pour former une proposition politique acceptable pour tous.
41Nous aboutissons donc à une situation de blocage. Mais, par hypothèse, les individus i et j manifestent le désir de vivre dans une société gouvernée par des principes acceptables, et nous supposons que l’individu i souhaite se faire entendre de l’individu j et traduire (ua) dans λ : il soutiendra par exemple que le blasphème constitue une humiliation46 et que cela affaiblit les bases du respect de soi (υa)47. De son côté, l’individu j considère que l’autonomie critique (va) est importante parce qu’elle relève de l’exercice de la liberté de pensée sans laquelle les bases du respect de soi (υa) sont sérieusement atteintes. Ce jeu de traduction permet aux citoyens de se comprendre, d’entendre ce qu’autrui dit dans sa langue privée, et ainsi de délibérer publiquement à partir des exigences de la raison publique. Les individus cessent d’être étrangers les uns aux autres et peuvent dès lors partager une langue publique enrichie de nouvelles significations issues des langues privées. La conception publique de la justice τ, formée à partir des valeurs υ1,..., υn dans la langue λ, fournit alors un schème de traduction entre les langues privées Li et Lj.
42On ne peut donc pas soutenir, comme le suggérait Emmanuel Renault, que le langage de la justice ignore, voire abolit la multiplicité des langages qui disent l’injustice vécue48. Non seulement le langage de la justice n’est pas incompatible avec le langage privé de l’injustice vécue, mais en outre il s’enrichit de ce langage. Rawls propose alors une conception « étendue » (wide view)49 de la raison publique qui autorise la déclaration publique des raisons privées que les individus mobilisent pour délibérer et soutenir la conception publique de la justice dans le consensus par recoupement. Il reste que la justification publique en tant que telle doit pouvoir être réalisée dans la langue λ et que les individus doivent être capables de traduire dans leur langue privée les valeurs politiques de λ et les principes de justice formulés dans λ.
43Les individus d’une société libérale n’ont donc pas à être des ironistes, mais ils se doivent de maîtriser plusieurs vocabulaires ou plutôt de parler plusieurs langues, celle de leur conception compréhensive ou de leur culture et celle de la raison publique qui leur permet de s’entendre sur les termes acceptables de la coopération sociale.
CONCLUSION : VOULOIR CROIRE LE LIBÉRALISME POLITIQUE ?
44S’entendre sur des termes politiques communs est une chose, mais s’accorder sur les mêmes principes de justice ou sur leur interprétation en est une autre. Par ailleurs, quelle que soit l’interprétation politique du principe de liberté retenue, il semble évident que cela entraînera une modification dans les conceptions compréhensives des citoyens ; la cohérence entre les propositions de C(i,j) dans L(i,j) et celles de τ dans λ se fera au prix d’un réaménagement plus ou moins important de C. Dans l’exemple du blasphème, il faudra montrer par exemple que l’humiliation peut être vécue comme une diminution de la valeur de la liberté du croyant mais que cette diminution ne saurait constituer une raison de limiter la liberté d’expression pour tous. L’argumentation se fait alors dans λ, et c’est la théorie de la justice comme équité qui fournit alors les principes de priorité et conduit les individus à réviser leurs conceptions compréhensives. Il n’est donc pas plausible que la conception politique libérale « laisse intactes toutes sortes de doctrines à caractère religieux, métaphysique ou moral », comme le soutient pourtant Rawls, dans sa « Réponse à Habermas50. » Mais si elle entraîne des modifications dans les conceptions compréhensives des citoyens, il faut affronter un dilemme : ou bien les citoyens d’une démocratie libérale doivent devenir des ironistes ou en tout cas prendre de la distance par rapport à leur conception compréhensive ; ou bien ils doivent s’aveugler volontairement et soutenir en même temps la vérité et la fausseté de leur conception compréhensive. On retrouve ainsi les objections de Hersh.
45Cependant, il convient de rappeler que Rawls n’a cessé d’affirmer que la capacité des individus de réviser leurs conceptions est intimement liée à la faculté rationnelle. Tout d’abord, dans le processus d’équilibre réfléchi, les individus doivent être capables de réviser leurs jugements bien pesés quand ils ne s’accordent pas avec les principes ; inversement, il est parfois nécessaire de réviser les principes quand ils entrent en contradiction avec nos jugements les plus importants51 sur le juste. Ensuite, les personnes rationnelles sont réputées capables d’adapter la fin aux moyens disponibles ou, pour le dire autrement, d’ajuster leur plan de vie et les ressources pour le réaliser. En outre, puisqu’un plan de vie doit satisfaire une conception du bien, il leur est possible d’adapter leur conception du bien aux circonstances sociales contingentes52. Enfin, les personnes sont capables de modifier leur conception compréhensive de telle sorte qu’elle soit compatible avec la conception publique de la justice ; les conceptions compréhensives ne sont pas absolument denses53. On peut se demander en quoi ce dispositif diffère du processus de révision des croyances soutenu par Rorty, dans sa version faible, ou par Hersh, dans sa version forte.
46La différence entre le processus de révision de Rawls et celui de Rorty et Hersh consiste en ce que ces derniers demandent aux individus d’introduire, dans leur système de croyances, une croyance épistémique de second degré concernant leur vocabulaire et leur système de croyances. En l’occurrence, la croyance épistémique de second degré consiste à croire que le vocabulaire de leur langue privée est contingent et incomplet. Si les individus i et j désirent habiter la société libérale, ils doivent vouloir soutenir cette métacroyance sur les systèmes de croyances en général. Rawls rejette ce type de révision des croyances reposant sur l’introduction d’une métacroyance épistémique sujette à controverse54.
47Si cette interprétation générale est correcte, nous voyons comment Rawls échappe au problème de l’« aveuglement volontaire » (self-deception) dans le cadre de la révision des croyances. En effet, la théorie de la justice comme équité n’exige aucune révision des croyances épistémiques ni des métacroyances sur leur système de croyances : être un citoyen rawlsien n’implique rien d’autre que vouloir la justice et donner par conséquent la priorité à la réflexion politique sur d’autres modes de raisonnement quand des questions politiques essentielles sont en jeu. Reconnaître que nous devons vouloir la justice engendre un réaménagement plus ou moins important des conceptions compréhensives. Mais l’individu ne croit pas p et non p ; il croit plutôt p et reconnaît qu’il y a de bonnes raisons de soutenir des principes de la justice qui sont parfois incompatibles avec p. Parce qu’il désire rationnellement la justice, il donnera la priorité aux principes de justice même s’ils sont en contradiction avec ses croyances. Autrement dit, il élaborera dans sa langue privée une traduction des principes de justice formulés dans λ, de telle sorte qu’il leur donne la priorité dans les circonstances de la délibération publique. Le citoyen d’une démocratie libérale adopte alors deux attitudes distinctes et compatibles : l’une renvoie strictement à la croyance, l’autre à l’acceptation raisonnable55.
48Il est possible que l’acceptation raisonnable de certaines normes engendre une modification des croyances, mais ce n’est pas le but poursuivi par le libéralisme politique. Certes, les citoyens de la société rawlsienne peuvent être conduits à réviser brutalement leur conception compréhensive s’ils désirent continuer à jouir d’une Constitution libérale. Cependant, ils peuvent aussi se contenter d’avoir un rapport tragique au monde social56, croyant dans la vérité de leurs croyances fondamentales mais abdiquant toute prétention à les imposer à leurs concitoyens.
Notes de bas de page
1 J. Raz, The Morality of Freedom, Oxford, Oxford University Press, 1986.
2 Cf. E. Kant (1797), Doctrine du droit, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1993, p. 104-105.
3 Mill s’intéresse aux finalités de l’homme défini comme a progressive being, un être de progrès. Cf. J. S. Mill (1859), De la liberté, trad. L. Lenglet, Paris, Gallimard, 1990, p. 76.
4 B. Barry, Justice as Impartiality, Oxford, Clarendon Press, 1995. Il faut remarquer que son scepticisme est très proche du faillibilisme poppérien.
5 R. Rorty, Contingency, Irony, and Solidarity, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
6 Il est indispensable de souligner que le thème du langage privé ou de la langue privée ne renvoie pas au thème classiquement débattu dans la philosophie du langage, notamment par Wittgenstein dans ses Investigations philosophiques. « Langue privée » signifie seulement « langue non publique » : c’est la langue des citoyens qui véhicule leurs valeurs particulières, leur vision du monde, leur conception de la vérité comme totalité. Il existe ainsi plusieurs langues privées dans une démocratie marquée par le fait du pluralisme. Sur la notion de langue privée, cf. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (suivi de) Investigations philosophiques, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1986 [1953], § 256.
7 J. Rawls (1971), Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Seuil, 1987, § 20-26.
8 Ibid., § 40, p. 292.
9 Sur la critique de la personne, voir les objections de M.Teitleman, « The limits of indiindividualism», The journal of Philosophy, 69 (18), 1972, p. 545-556 ; M. Sandel (1982), Le libéralisme et les limites de la justice, trad. J.-F. Spitz, Paris, Seuil, 1998. Sur la question de la neutralité de la conception rawlsienne des biens que désirent rationnellement les personnes, voir A. Schwarz, « Moral neutrality and primary goods », Ethics, 83, 1973, p. 294-307.
10 J. Rawls (1980), « Kantian constructivism in moral philosophy », Collected Papers, Samuel Freeman (éd.), Cambridge, Harvard University Press, 1999, p. 306-307 : What justifies a conception of justice is not its being true to an order antecedent and given to us, but its congruence with our deeper understanding of ourselves and our aspirations, and our realization that, given our history and the traditions embedded in our public life, it is the most reasonable doctrine for us. Ce passage est également cité par R. Rorty, Contingency, Irony, and Solidarity, op. cit., p. 58.
11 J. Rawls, Libéralisme politique, trad. C. Audard, Paris, PUF, 1995 [1993], p. 38.
12 Cf. J. Hersh, Poeticized Culture, Laham, University Press of America, 2005.
13 They are the words in which we tell, sometimes prospectively and sometimes retrospectively, the story of our lives. I shall call these words a persons “final vocabulary” (R. Rorty, Contingency, Irony, and Solidarity, op. cit., p. 73).
14 Selon Donald Davidson, on ne peut pas séparer le langage de la pensée, comme si on pouvait être absent au langage tout en étant présent à la pensée ; cf. Davidson, Inquiries into Truth and Interpretation, Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 185 ; se reporter à l’interprétation que propose R. Rorty, Contingency, Irony, and Solidarity, op. cit., p. 50 ; voir aussi la réponse à l’interprétation de Rorty, D. Davidson, « A coherence theory of truth and knowledge », dans A. R. Malachowski (dir.), Reading Rorty, Oxford, Blackwell, 1990, p. 120-138.
15 Cf. J. Rawls, « Justice as fairness : political not metaphysical » [1985], Collected Papers, Samuel Freeman (éd.), Cambridge, Harvard University Press, 1999, p. 389-414.
16 Cf. la critique sévère que Rorty développe contre M. Sandel : R. Rorty, Contingency, Irony, and Solidarity, op. cit., p. 46 et suiv.
17 Ibid., chapitre 1, « The contingency of language », p. 3 et suiv.
18 « Nous devons admettre que, puisque les croyances établies changent, il est possible que les principes de justice qu’il semble rationnel de choisir puissent également changer » (J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 590).
19 Il y a cependant tension entre cette interprétation de l’équilibre réfléchi et la prétention à une « géométrie morale » défendue par Rawls comme un idéal de la justification ; voir J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 20, p. 154. Il est aussi douteux que Rawls ait jamais embrassé la pensée contextualiste : l’équilibre réfléchi prend pour base des jugements bien pesés qui, s’ils sont révisables, ne sont pas pour autant contextuels au sens de Rorty. Sur la critique de la lecture de Rawls par Rorty, cf. B. Guillarme, Rawls et l’égalité démocratique, Paris, PUF, 1999, p. 96.
20 J. Rawls, Libéralisme politique, op. cit., p. 85-86.
21 Rorty considère que, chez Rawls, « la politique ne réclame aucun préambule comme celui qu’une “anthropologie philosophique” pourrait lui apporter ; l’histoire et la sociologie suffisent ». Cf. R. Rorty, « La priorité de la démocratie sur la philosophie », dans Objectivisme, relativisme et vérité, trad. J.-P. Cometti, Paris, PUF, 1994 [1990], p. 201.
22 J. Rawls, Libéralisme politique, op. cit., leçon VI, p. 259 et suiv.
23 Ibid., leçon IV, p. 171 et suiv.
24 We apply the principle of toleration to philosophy itself : the public conception of justice is to be political, not metaphysical (J. Rawls, « Justice as fairness : political not metaphysical », art. cité, p. 388).
25 R. Rorty, « La priorité de la démocratie sur la philosophie », art. cité, p. 215. Nous ne discuterons pas ici du problème de la priorité que la phrase de Rorty soulève ; pour être tout à fait juste, il faudrait dire que, lorsque la justification publique de la conception de la justice est en jeu, le politique est prioritaire. Rawls n’admettrait pas que les considérations politiques l’emportent toujours sur toute autre considération.
26 Nous utilisons volontairement ce thème de la logique sacrificielle que Rawls dénonce dans l’utilitarisme ; selon Rawls, l’utilitarisme ne prend pas au sérieux la séparation des personnes et, au nom de la maximisation des utilités agrégées, rend possible (non inéluctable) le sacrifice d’une partie de la population concernée. Voir J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 5-6.
27 J. Rawls, Libéralisme politique, op. cit., p. 264.
28 R. Audi et N. Wolterstorff, Religion in the Public Square, Lanham, Rowman and Littlefield, 1997, p. 104-105.
29 Rawls’ justice as fairness as a proposal made within the framework of liberal public reason constitutes a call for a society in which it is not possible for a citizen to hold any literal or absolute religious truths, [...] Rawlsian democracy demands Rortian irony and excludes all fundamentalisms (J. Hersh, Poeticized Culture, op. cit., p. 1).
30 « Dire que des croyances ne peuvent pas être publiquement et complètement prouvées par la raison ne veut pas dire quelles ne soient pas vraies » (J. Rawls, Libéralisme politique, op. cit., p. 193). Pour une critique des « difficultés du jugement », cf. Leif Wenar, « Political liberalism. An internal critique », Ethics, 106, 1995, ρ. 32-62 ; Speranta Dumitru, « La raison publique : une conception politique et non épistémologique ? », Archives de philosophie du droit, 49, 2005. Christine Tappolet considère quant à elle que c’est toute la démarche cohérentiste de Rawls qui est de même niveau épistémologique que le scepticisme – ajoutons : et le contextualisme – qu’il dénonce par ailleurs. Cf. Christine Tappolet, « Une épistémologie pour le réalisme axiologique », dans Ruwen Ogien (dir.), Le réalisme moral, Paris, PUF, 1999, p. 272-300.
31 Sur la raison publique et le bien commun, cf. J. Rawls, Libéralisme politique, op. cit., p. 267. Rawls revendique alors la filiation rousseauiste.
32 Ce sacrifice affecte autant les croyants fondamentalistes (fundamentalists) que les tenants d’un dogmatisme philosophique qui soutiennent que la vérité doit être le fondement de toute politique authentique. Cf. J. Raz, « Facing diversity : the case for epistemic abstinence », Philosophy and Public Affairs, 19, 1990,p. 15 ; David Estlund, « The insularity of the reasoreasonable», Ethics, 108, 1998, p. 252-275. Dans un autre contexte philosophique, la critique qu’Alain Badiou développe contre la philosophie politique d’Arendt et le commentaire de Myriam Revault d’Allonnes est aussi très instructive sur la ligne de partage qui sépare le libéralisme politique de la politique de la vérité. Cf. A. Badiou, Abrégé de métapolitique, Paris, Seuil, 1998, p. 23 et suiv., et chapitre 10, « La politique comme procédure de vérité ».
33 La thèse wébérienne d’un désenchantement du monde, telle qu’elle se manifeste par exemple dans le travail de Marcel Gauchet, ou la thèse d’un réenchantement du monde de Peter L. Berger n’intéressent ni l’une ni l’autre le libéralisme politique qui les considère non pas comme douteuses, mais comme non pertinentes pour la réflexion politique. Cf. M. Gauchet, La religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, 1998 ; Peter L. Berger (dir.), Le ré enchantement du monde, Paris, Bayard, 2001.
34 Voir aussi G. Gaus, Justificatory Liberalism, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 117. Gaus explique que l’on peut être justifié à croire β, sans penser que cette croyance puisse être publiquement justifiée.
35 I cannot go on to the claim that there could or ought to be a culture whose public rhetoric is ironist (R. Rorty, Contingency, Irony, and Solidarity, op. cit., p. 87).
36 J. Hersh, Poeticized Culture, op. cit., p. 36.
37 Sur le problème de la révision des croyances et de la volonté de croire, cf. B. Williams, « Deciding to believe », Problems of the Self Cambridge, Cambridge University Press, 1973. Cf. les contributions de Pascal Engel, « Croyance, jugement et self-deception », L’inactuel, 3, 1995 ; « Dispositions à agir et volonté de croire », dans H. Grivois et J. Proust (dir.), Subjectivité et conscience d’agir, Paris, PUF, 1997, p. 115-138 ; « Believing, accepting, and holding true », Philosophical Explorations, I (2), 1998, p. 140-151.
38 Cela renvoie à un vieux débat sur la croyance des hérétiques qui commence avec saint Augustin, mais trouve son apogée dans la polémique entre John Locke et Jonas Proast pour évaluer l’impact de la volonté sur les croyances des individus et la capacité du pouvoir coercitif à les modifier. Pour une étude de cette correspondance philosophique, cf. Richard Vernon, The Career of Toleration : John Locke, Jonas Proast and after, Montréal, McGill Queen’s University Press, 1997.
39 Pour une discussion de la critique rortienne de l’objectivité et sa pertinence chez Rawls, voir B. Guillarme, Rawls et l’égalité démocratique, op. cit., p. 40-41. Nous disons bien objectivité et non vérité au sens correspondantiste que semble privilégier Rorty.
40 Emmanuel Renault, L’expérience de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004, p. 101 ; sur Rorty et la multiplicité des langages privés, ibid., p. 353 ; sur Rawls et l’unicité du langage de la justice, il écrit : « La première [stratégie] conçoit la politique suivant le modèle de la recherche de l’accord motivé du plus grand nombre et elle fait du philosophe le médiateur dont les discours doivent favoriser la recherche de consensus rendant possible la traduction des intérêts divergents dans un langage commun. C’est par excellence l’option retenue par John Rawls » (ibid., p. 17).
41 La notion de jeu de langage est empruntée à Ludwig Wittgenstein, Tractatus logicophilosophicus, op. cit., § 23 et suiv.
42 Dans sa contribution à ce volume, Catherine Audard parle d’ailleurs de consensus « polyphonique ».
43 Inutile pour le propos de spécifier les propriétés de φ ; il suffit seulement que notre ensemble de propositions constituent un ordre. Cette remarque vaut pour la fonction f dans L.
44 Martin Luther King, A Testament of Hope. The Essential Writings of Martin Luther King, éd. J. M. Washington, San Francisco, Harper & Row, 1986, p. 293 et suiv.
45 Sur la question de l’avortement, cf. Rawls, Libéralisme politique, op. cit., p. 294. Cf. aussi J. Rawls, « The idea of public reason revisited » [1997], Collected Papers, op. cit., p. 605 ; Id., Justice as Fairness : A Restatement, Cambridge, Havard University Press, 2001, p. 117.
46 Dans Contingency, Irony, and Solidarity, Rorty prend d’ailleurs très au sérieux le problème de l’humiliation dans la société libérale, puisque la justice se définit en partie comme une lutte contre l’humiliation. Sur l’affaire Rushdie et le problème de l’humiliation, cf. P. Jones, « Respecting beliefs and rebuking Rushdie », dans John Horton (dir.), Liberalism, Multiculturalism and Toleration, Basingstoke, MacMillan Press, 1993, p. 114-138 ; T. Modood, « Muslims, incitement to hatred and the law », dans ibid., p. 139-156.
47 Rawls inclut le respect de soi dans la liste des biens premiers que tout individu rationnel désire posséder quel que soit son projet de vie. Rawls va plus loin en suggérant que le respect de soi est même le « bien premier peut-être le plus important » (Théorie de la justice, op. cit., p. 479). Il n’est donc pas absurde que le croyant, se sentant offensé dans ses croyances les plus importantes, revendique une forme de retenue sociale qui préserve les conditions subjectives du respect de soi (ibid., § 67, p. 479 et suiv.).
48 Cf. E. Renault, L’expérience de l’injustice, op. cit., p. 74.
49 J. Rawls, Justice as Fairness : A Restatement, op. cit., p. 90. Pour une discussion de l’idée de « déclaration », cf. Charles Larmore, « Public reason », dans Samuel Freeman (dir.), The Cambridge Companion to Rawls, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 382.
50 J. Habermas et J. Rawls, Débat sur la justice politique, trad. C. Audard, R. Rochlitz, Paris, Cerf, 1997, p. 53.
51 J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 4, p. 47 ; § 9, p. 71 et suiv.
52 Ibid., § 15, p. 124. Cf. A. Buchanan, « Revisability and rational choice », Canadian Journal of Philosophy, 5, 1975, p. 395-408.
53 J. Rawls, Libéralisme politique, op. cit., p. 200-201.
54 Il faut remarquer en outre qu’il n’y a pas d’éthique de la croyance au sens de Clifford dans le libéralisme politique de Rawls : ce n’est pas parce que les individus n’ont pas de raisons suffisantes, communicables de croire p, qu’ils ne doivent pas y croire (vous pouvez bien concevoir que le croyant n’a pas de raisons convaincantes de croire que le Prophète ne doit pas être représenté, cela n’a aucune importance du point de vue public). Le libéralisme politique n’exige rien de tel, il exige simplement que l’on ne doive pas imposer dans le débat public une croyance p1 qui ne concerne pas le politique et qui n’est pas suffisamment justifiée pour être acceptable par autrui. Cf. W. K. Clifford, « The ethics of belief », dans Lectures and Essays, vol. II, Londres, MacMillan, 1879.
55 Cf. P. Engel, « Believing, accepting, and holding true », art. cité. Nous disons «acceptationtation raisonnable » pour maintenir la conceptualité du libéralisme politique.
56 C’est cette vision tragique du pluralisme que défend Monique Canto (« How far can tolerance go ? », Diogenes, 44 (176), 1996, p. 187).
Auteur
Marc-Antoine Dilhac, après avoir enseigné la philosophie morale et politique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est actuellement chercheur postdoctorant (boursier Banting) au Centre de recherche en éthique de l’université de Montréal dont il dirige l’axe Éthique et Politique. Ses travaux portent sur les théories contemporaines de la justice, l’égalité démocratique et le multiculturalisme. Il a publié « Rawls, l’analyse de la justice », dans Lectures de la philosophie analytique (sous la direction de Sandra Laugier et Sabine Plaud, Paris, Ellipses, 2010) ; « La querelle de l’individualisme », dans L’individu (sous la direction d’Olivier Tinland, Paris, Vrin, 2008) ; « Discriminations systémiques et égalité des opportunités » (Revue de philosophie économique, no 15, 2007) ; « Deux concepts de la tolérance dans le libéralisme politique » (Archives de philosophie du droit, no 49, 2006). Il prépare actuellement un ouvrage sur les pratiques de la tolérance dans les démocraties contemporaines, à paraître chez Vrin.
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