Pluralisme religieux et égalité : une critique de la laïcit
p. 105-135
Texte intégral
1Que veut dire être pluraliste dans le nouveau contexte religieux auquel la France est confrontée comme la plupart des ex-puissances coloniales ?
2Le pluralisme est une réalité complexe. Il désigne à la fois l’existence d’une diversité croissante de religions et de croyances dans le contexte des sociétés « ouvertes » contemporaines, un « fait » social donc, mais aussi un idéal politique de plus en plus caractéristique des démocraties avancées, qui veille à ce que la diversité religieuse ne renforce pas les inégalités sociales ou n’en crée pas de nouvelles. Il renvoie également, sur le plan philosophique, à une conception finitiste de la vérité qu’il ne faut pas confondre avec le relativisme, et qui, se fondant sur les limites de la raison humaine, affirme l’impossibilité de dépasser le pluralisme des valeurs, pour reprendre l’expression du philosophe anglais Isaiah Berlin1.
3Le fait nouveau auquel sont confrontés aussi bien le philosophe que le législateur est en effet celui d’un pluralisme religieux d’un type différent. L’expérience contemporaine n’est plus celle des conflits internes à la chrétienté ou de l’hégémonie de l’Église catholique menaçant l’autorité de l’État, mais de l’intégration de l’islam, religion caractérisée par l’orthopraxie2, l’importance des pratiques rituelles collectives, et pas seulement la foi individuelle, ce qui pose des problèmes d’un tout autre ordre. La laïcité telle qu’elle s’est imposée en France demeure-t-elle encore pertinente pour répondre à ces problèmes, comme elle l’a été au temps de la querelle religieuse du début du xxe siècle, ou n’est-elle plus compatible avec la démocratie pluraliste du xxie siècle ? Est-elle, en particulier, capable de garantir l’égalité de tous les citoyens, religieux ou pas ? Représente-t-elle toujours la meilleure solution pour assurer la paix civile et l’allégeance des citoyens aux institutions et aux valeurs de la démocratie pluraliste ?
4À cette question s’en surajoute une seconde, plus théorique. Les outils conceptuels utilisés par la laïcité sont hérités du rationalisme abstrait et universaliste des Lumières. Ils semblent inadaptés pour penser le pluralisme contemporain, pour développer une conception de la justice et de l’égalité qui reconnaisse le caractère durable et incommensurable de la pluralité des choix religieux, philosophiques et moraux des individus comme des communautés et des traditions, même des traditions « réinventées ». Une véritable révolution intellectuelle semble nécessaire pour tenter de penser de manière pluraliste le pluralisme religieux lui-même.
5La thèse ici proposée peut se résumer de la façon suivante. C’est le pluralisme et le traitement égal de citoyens différents, pas la laïcité, qui définissent la démocratie3. C’est le respect du pluralisme qui est la source de la légitimité de l’État démocratique vis-à-vis de ses citoyens, religieux ou pas, pas une neutralité axiologique peu plausible. Ainsi l’égalité réelle des citoyens serait respectée malgré leurs différentes appartenances religieuses, grâce à une éthique de la discussion appliquée à la « conversation intelligente entre religieux et laïcs4 » et à la diversité de leurs opinions. Qu’une telle conversation conduise progressivement à la sécularisation de la société est une possibilité, mais cela ne veut pas dire que la laïcité est la seule condition de la résolution des conflits ni que ceux-ci ne sont pas exacerbés dans une société de moins en moins religieuse. De même que la reconnaissance de la pluralité des valeurs ne conduit pas au relativisme, de même définir l’identité collective comme multiculturelle et multiethnique ne la détruit pas mais l’arrache aux prétentions liberticides, à l’homogénéité raciale, ethnique, culturelle et religieuse. Après avoir expliqué en quel sens le pluralisme religieux a pris des formes nouvelles qui laissent l’idéologie de la laïcité désarmée, nous examinerons la possibilité de le penser différemment, de manière pluraliste et non pas moniste, en accord avec le pluralisme démocratique, et nous conclurons en réfléchissant à des alternatives possibles à la laïcité.
LE « NOUVEAU » PLURALISME RELIGIEUX ET LA NATURE DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE
6En quel sens donc le contexte de la liberté religieuse a-t-il changé ? Quelles sont les conséquences de la rencontre entre des religions que rien ne conduisait à dialoguer jusqu’à présent ? Quel est ce « fait » nouveau du pluralisme religieux5 ?
La perception de l’islam et la laïcité
7Un argument souvent entendu consiste à soutenir que le problème vient de ce que le pluralisme ne semble plus mettre en concurrence des religions ou des croyances compatibles entre elles et partageant un héritage culturel commun et facile à identifier comme tel. Si les États démocratiques modernes partageaient une identité religieuse commune, celle de la tradition chrétienne, ce n’est plus le cas avec l’islam et ses traditions variées du Maghreb au Moyen-Orient, de l’Asie du Sud-Est à l’Afrique subsaharienne. Au-delà de l’importance numérique croissante de populations ayant une pratique religieuse et réfractaires de ce fait au sécularisme contemporain, c’est surtout le caractère non européen, non chrétien, musulman en majorité, des croyances et des pratiques qui semble créer des difficultés majeures pour l’identité collective. Celle-ci semble menacée, ces menaces sont exploitées politiquement et il devient alors impossible de protéger de manière sereine l’égalité des droits et des libertés de citoyens que non seulement leurs conditions socio-économiques, leur culture, mais également leur foi et leurs pratiques religieuses séparent et même opposent. Le respect du pluralisme religieux est certes un élément central d’une société de liberté, tout comme la tolérance à l’égard des minorités ainsi que le refus de voir une religion dicter ses valeurs à toute une société. Mais ce respect trouve ses limites quand il semble impossible de dissocier l’appartenance religieuse et les problèmes sociaux de l’immigration selon un amalgame qui suppose que les différences religieuses empêchent l’intégration. Confrontées à des phénomènes culturels inconnus, partagées entre le souci de préserver leur identité nationale et celui de respecter l’égalité des citoyens malgré leurs appartenances différentes, les démocraties contemporaines, en particulier en Europe continentale, semblent incapables de sortir de cadres intellectuels universalistes, comme celui de la « France, patrie de l’universel » (Michelet), et des schémas historiques qui tous prédisaient les progrès de la sécularisation. Elles apparaissent désarmées face à ce nouveau pluralisme religieux.
8Or le problème, en réalité, ne vient pas des différences culturelles véhiculées par l’islam, il vient surtout de la manière d’envisager l’intégration des minorités religieuses dans un État laïc. Quatre difficultés majeures se profilent à l’horizon, toutes liées au schéma rationaliste dominant qui se révèle incapable de comprendre et d’interpréter correctement des comportements et des demandes profondément problématiques pour la laïcité en raison de leur rejet de la sécularisation et d’une conception strictement individualiste de la liberté religieuse, du rôle important qu’y joue la communauté et de leur revendication d’un rôle public pour la religion. Plus que l’impossibilité supposée de l’islam à s’intégrer, c’est l’incapacité de la laïcité à comprendre le pluralisme religieux qui fait problème.
Choix ou devoirs ?
9Un premier malentendu, tout d’abord, résulte d’une compréhension du pluralisme religieux en termes strictement individualistes. Le pluralisme résulterait de libres choix en matière spirituelle entre des religions en compétition les unes avec les autres et donc de même type. Il serait le résultat de préférences privées, pensées sur le modèle des choix individuels en matière de consommation6. Or une telle interprétation souffre d’un défaut majeur. En effet, elle échoue à comprendre le lien complexe entre foi et liberté car elle applique une conception appauvrie de la liberté humaine, se résumant à opérer des choix. Dans l’exemple du débat français sur le port du foulard islamique, l’argument de l’aliénation des femmes musulmanes a été souvent utilisé comme si la liberté religieuse n’était qu’une question de choix. Or, pour de nombreuses religions, la liberté se définit par la possibilité pour les fidèles d’observer sans entraves leurs devoirs. On peut librement accepter l’obligation religieuse ou se soumettre aux impératifs édictés par l’autorité, contrairement à une conception purement individualiste de la liberté humaine. Être libre veut dire avant tout pouvoir pratiquer sa religion sans obstacles, qu’on fait « librement » choisie ou que l’on se soit soumis à une tradition immémoriale. Peu importent les motivations personnelles toujours difficiles à sonder, la liberté n’a de sens qu’au niveau collectif de la possibilité d’agir sans entraves et sans discriminations selon les commandements religieux. L’individualisme moderne ne comprend pas le phénomène de l’orthopraxie, de la conformité de la pratique à une règle d’observance, il ne comprend que les croyances, objets d’un choix dans le silence de la conscience individuelle.
10Ce faisant, il passe à côté d’une dimension essentielle de la liberté religieuse : la liberté de l’observance jusque dans l’espace public. Dans le cas de l’islam, celle-ci est très contraignante et interfère en permanence avec la vie publique et professionnelle. Elle est difficile à cantonner dans l’espace domestique, comme c’est le cas pour le judaïsme. Chercher à privatiser la pratique religieuse, comme l’a fait la loi de 1905, devient une attitude non plus de tolérance passive mais d’hostilité face aux besoins des pratiques religieuses. Telle est l’étendue du problème pour les autorités responsables de la paix religieuse. Assurer la liberté des personnes veut dire les laisser libres de pratiquer des devoirs quelles considèrent comme absolus. Peu importe que ces devoirs, ces obligations et les dogmes correspondants n’aient pas été librement « choisis », l’important pour un Etat démocratique devrait être d’en assurer le respect dans les limites de la liberté de tous et de manière égale pour toutes les religions tant qu’elles ne nuisent à personne et ne créent pas de conflits menaçant la paix civile. Or ceci s’avère extrêmement difficile. Confrontés à une religion comme l’islam et à ses impératifs, les États laïcs sont totalement démunis et tendent à interpréter l’observance religieuse comme soumission et aliénation. Ils ne comprennent pas que le citoyen religieux affirme sa religion non comme un choix individuel, mais comme une tradition collective, non comme une foi personnelle dont il est seul responsable, mais comme un ensemble de devoirs et d’obligations, comme une fidélité vis-à-vis d’une culture, d’une histoire, d’une communauté. Le fidèle ne comprend pas son individualité en termes atomistiques, mais à travers l’inscription dans une communauté de sens. Or l’État laïc par définition dévalorise ce caractère à la fois sacré et transcendant des devoirs religieux. Ainsi porter le hidjab n’est pas un choix personnel, comme le fait de porter une croix chrétienne de grande taille, mais une obligation sacrée7. L’État laïc, bien loin d’être neutre ou impartial à l’égard des religions, en méconnaît le trait fondamental, le rapport au sacré et à la transcendance. En même temps, en contradiction avec son assimilation des devoirs religieux à de simples préférences, il reconnaît l’existence d’interdits absolus, comme dans le cas de l’objection de conscience, « Tu ne tueras point », qui s’appliquent aux croyants, mais pas aux autres...
Universalité de la raison ou particularisme religieux ?
11Mais surtout l’individualisme moderne ne prend pas le pluralisme au sérieux et conçoit la diversité des religions comme un phénomène transitoire. Aussi bien le christianisme que le rationalisme des Lumières qui a influencé la sécularisation des États modernes interprètent la pluralité des confessions religieuses comme étant un phénomène superficiel. En effet, il s’agit de formes de pensée universalistes qui toutes supposent d’une manière ou d’une autre que, une fois les choix individuels éduqués et éclairés, l’unité de la raison humaine ou de la foi chrétienne va nécessairement l’emporter sur les particularismes. La diversité des religions n’est que l’expression des erreurs par lesquelles passe l’esprit humain, le Geist au sens de Hegel, avant d’arriver à la « vraie » foi ou à la « vraie » philosophie. Cet universalisme est symétrique du prosélytisme qui pose que les valeurs universelles de la raison humaine et de la sécularisation ou de la foi chrétienne doivent triompher de tous les particularismes religieux assimilés à de l’obscurantisme. La conséquence est un dogmatisme dangereux qui nie tout espace pour la liberté religieuse et méconnaît le lien entre pluralisme et liberté, pourtant présent dans de nombreuses religions. Le christianisme comme la laïcité militante paraissent bien intolérants vis-à-vis de la diversité des croyances et des coutumes, comparés à l’hindouisme, par exemple (voir le tableau, p. 115). Celui-ci, comme les polythéismes, n’a eu traditionnellement aucune difficulté à accepter les autres croyances, et le phénomène de l’hindouisme militant et sectaire, et de la défense de l’indianité (Hindutva), incarnés par le parti politique Bharatya Janata, est récent en Inde. Le bouddhisme lui est certes militant mais tolérant des particularismes.
12En réalité, le pluralisme n’est pas un phénomène transitoire, il est inscrit dans toutes les traditions religieuses, y compris celles du christianisme, tout comme dans les forces qui cherchent à le neutraliser, puisque sans cesse la vérité de la foi et l’autorité religieuse doivent être réaffirmées et réinterprétées à travers l’histoire pour que les choix individuels comme les commandements gardent une authenticité, une signification vivantes pour chacun. Le christianisme lui-même a une longue histoire de conflits violents entre des interprétations souvent incompatibles entre elles, la plupart du temps ramenées de force à l’unité par l’autorité religieuse. Quant à l’islam, il ne faut pas oublier qu’il a une longue tradition de pluralisme, qui commence avec le Coran lui-même et la reconnaissance des autres religions du Livre, et qui s’est épanouie à l’âge d’or du califat omeyyade de Cordoue8. Le Coran reconnaît le libre arbitre (2 :256), et l’islam est pluriel, comme le montre la vitalité de traditions comme le soufisme au Liban ou en Afghanistan, les confréries en Afrique noire, le shiisme, etc. D’autres grandes religions comme, par exemple, l’hindouisme ne connaissent pas cette ambition universaliste et sont ainsi beaucoup plus tolérantes que le christianisme. Enfin, de nombreuses traditions religieuses sont dépourvues d’autorité centrale et d’Église organisée et hiérarchisée, sans souffrir de cette absence d’organisation et sans chercher à exercer une influence uniformisante. C’est le cas pour le judaïsme ou l’hindouisme. Pour certains, les monothéismes à l’exception du judaïsme seraient d’une certaine façon beaucoup plus menaçants que les polythéismes pour les libertés religieuses à cause de leur prosélytisme inhérent. On voit l’importance de ne pas se représenter les conditions de la liberté religieuse sous la seule forme de la tradition chrétienne.
Individu ou communauté ?
13Une troisième difficulté vient de ce que la liberté religieuse n’implique pas seulement l’individu et sa foi, mais, dans la plupart des religions, les rapports entre la communauté religieuse et la société dans son ensemble. N’oublions pas que la liberté religieuse est un drame à plusieurs personnages : l’individu, la communauté religieuse et la société. La religion est une institution sociale et une tradition présente dans la sphère publique qui permet de donner un contenu social objectif à la croyance individuelle, mais qui se heurte nécessairement aux pouvoirs temporels. Les Églises ont, pour la plupart, des projets hégémoniques sur l’ensemble de la société et elles interviennent souvent dans les domaines de la santé, de la protection sociale, de la famille, de l’éducation pour imposer leurs conceptions du droit et de la morale. Un des vecteurs les plus puissants de l’influence de l’islam contemporain aussi bien à l’Ouest qu’en terre musulmane est ainsi celui de ses œuvres sociales, comme cela a été le cas pour l’Église catholique en France.
14C’est ici que nous trouvons le dernier personnage de ce drame, l’État. En effet, avec l’apparition de l’État moderne, les missions des communautés religieuses ont été peu à peu assurées par l’État, et les religions sont entrées ainsi en concurrence et même en conflit avec lui alors que l’enjeu de son intervention dans un cadre démocratique devrait être de garantir un traitement égal des citoyens, religieux ou pas. La situation des États modernes vis-à-vis des religions est par définition donc difficile et ambiguë, certainement pas « neutre » en tout cas, et les religions attendent de l’État des mesures contradictoires. D’une part, il faut protéger les communautés contre la société, c’est-à-dire essentiellement contre les autres religions rivales et hostiles, mais il faut également protéger la société contre les tentatives des religions pour la contrôler, et, enfin, protéger les individus eux-mêmes contre les communautés qui cherchent à les retenir ou à les conditionner. Les appartenances aux communautés religieuses sont alors traitées comme des archaïsmes, des solidarités anachroniques inutiles et aliénantes, étant donné que l’État moderne est bien mieux en mesure d’assurer leurs missions traditionnelles. Le phénomène du communautarisme auquel le rationalisme contemporain n’est pas du tout préparé est traité comme une anomalie dans les conditions sociales modernes alors que, dans le contexte nouveau de l’immigration, ces communautés peuvent aider à mieux intégrer l’individu. C’est le cas des tribunaux ecclésiastiques, du droit coutumier dans les sociétés africaines, de la shari’a musulmane ou de la loi juive et des beth din, qui peuvent coexister avec le système légal national et être utilisés pour arbitrer des conflits familiaux, alors que parfois la loi est mal armée pour comprendre la culture des minorités ou est moins favorable pour les individus, les femmes en particulier9.
La liberté religieuse, une liberté politique
15Réduire la liberté religieuse à la seule liberté de conscience dont on ferait un absolu est une dernière erreur de l’individualisme moderne. C’est une thèse fondamentale dans l’Église catholique : sans libre arbitre, sans la liberté de choisir, la foi n’a pas de valeur. La liberté individuelle doit donc être protégée contre les pouvoirs de contrainte et d’interférence extérieurs, c’est ce qu’on appelle traditionnellement une « liberté négative ». Cela implique également, et c’est là que les problèmes commencent, que l’individu ait le droit de changer de religion ou même de renoncer à toute religion. Or, avec une conception aussi désocialisée et apolitique de la liberté religieuse, on s’interdit de comprendre et d’anticiper les conflits de droits et de libertés que son exercice entraîne. Comment intervenir dans les communautés religieuses et au nom de quelle conception de la justice pour, par exemple, imposer le respect des droits individuels si l’on soutient que la religion se limite à la foi privée ? N’est-il pas contradictoire de reconnaître les droits absolus de la conscience, comme dans le cas de l’objection de conscience, et de les refuser dans le cas d’une demande de lieu de culte, parce que, dans ce dernier cas, la revendication est collective, pas individuelle, et rencontre des objections politiques insurmontables ? Ce que le pluralisme religieux nous oblige à constater, c’est que la liberté religieuse est une double liberté, une liberté « privée » de suivre les impératifs de sa conscience, mais aussi une liberté « publique » de suivre les enseignements et les pratiques de sa communauté qui peuvent participer au consensus politique ou, au contraire, le déstabiliser. Il est inacceptable de ne pas reconnaître cette dualité et de vouloir jouer sur les deux tableaux. Les droits des citoyens religieux doivent avoir une valeur égale à ceux des autres, ce qui suppose de les traiter comme des droits politiques. La liberté religieuse déborde le cadre de la conscience et de l’espace privé dès qu’il s’agit d’une orthopraxie et pas seulement d’une foi ou d’une adhésion de la conscience. Elle a des conséquences très importantes en matière de démographie, d’éducation, de structure familiale, de participation politique, d’activité économique, etc. Elle ne peut être traitée comme une question de préférence privée.
16Prenons l’exemple des écoles confessionnelles. Le recrutement de ces écoles supposant, certes plus ou moins ouvertement, des discriminations nécessaires au maintien de leur identité religieuse, il peut entrer en conflit avec des libertés fondamentales, par exemple avec le droit des parents de choisir librement l’école de leurs enfants. Des parents non catholiques peuvent choisir d’envoyer leur enfant dans une école catholique dont les résultats ou l’atmosphère leur paraissent préférables. Mais l’école a-t-elle le droit de les refuser et d’opérer une discrimination à leur égard au prétexte qu’elle affaiblirait ainsi son identité ? La loi récente interdisant en Angleterre les discriminations religieuses a eu pour résultat de condamner les écoles confessionnelles à accepter un pourcentage important d’enfants non religieux, avec pour résultat une atteinte à la liberté de choix... des parents religieux. Imaginons un cas encore plus extrême. Une école musulmane dont les excellents résultats pourraient attirer les parents non musulmans du voisinage a-t-elle le droit de refuser leurs enfants au nom du maintien de son identité religieuse, violant la loi antidiscrimination et ruinant les chances de mixité sociale et culturelle ? Or, représentant des minorités vulnérables, n’a-t-elle pas le droit d’imposer des quotas pour défendre l’égalité de leurs droits, en flagrant conflit avec la loi ? On voit à quel point, en considérant la liberté de conscience comme un absolu et la liberté religieuse comme une question privée, on s’interdit alors d’intervenir politiquement et on risque de laisser les conflits s’envenimer.
17La liberté religieuse doit avoir les moyens d’expression, de communication et de réalisation sans lesquels elle perd son sens. C’est une liberté « positive » et politique. Elle doit donc être pensée en relation avec les autres libertés publiques d’association et d’expression, et non pas isolément de ses conséquences politiques. Une école confessionnelle ne peut pas être comprise comme une simple association de droit privé, comme le veut la loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État, parce que ses règles de recrutement ont des conséquences politiques et peuvent créer des discriminations que la loi ne peut ignorer. La législation doit se fonder sur une approche institutionnelle et politique de la liberté religieuse au lieu de se trouver confrontée à des contradictions insolubles : traiter les associations religieuses comme de droit privé tout en voulant les soumettre au droit public.
18Comment les autres religions ont-elles abordé ce problème ? Si nous considérons l’exemple de l’islam, la liberté spirituelle n’a jamais été séparée de ses conséquences politiques. L’idéal de la Constitution de Médine est à la fois spirituel et proprement politique. Il est compatible avec les droits humains et les droits politiques à condition de ne pas les formuler en termes strictement individualistes. Il est également compatible avec la sécularisation politique et la séparation entre pouvoirs religieux et politiques, comme le montrent les déclarations en 2003 du grand ayatollah irakien Sistani, opposé au régime théocratique de l’Iran de Khomeiny. Cette séparation a existé dans le passé avec le califat, même si Mahomet a exercé les deux fonctions. Le mouvement réformateur dans l’islam du xxe siècle avec, en particulier, Mohammed Abdu, fondateur du mouvement réformiste en Égypte10, a redéfini les idéaux traditionnels de l’islam en termes de principes politiques démocratiques :
- la shura, ou consultation tribale, correspond à la démocratie représentative ;
- l’ijma, ou consensus, à la souveraineté populaire ;
- le bay’ah, ou serment d’allégeance, au suffrage universel ;
- l’ummah, ou communauté des croyants, correspond à la nation, et le calife n’a qu’un pouvoir temporel et politique.
19L’islam est donc conscient de la double nature de la liberté religieuse et ne peut être réduit au projet de domination de la sphère politique et de toute la société par la religion que préconisent les fondamentalistes. Pour comprendre les développements contemporains de l’islam, il ne faut pas oublier que le fondamentalisme est une création politique et non pas religieuse. C’est une création récente, comme le montrent très bien Gilles Keppel et Reza Aslan11, qui a cherché à mener la lutte contre le colonialisme sur des bases religieuses, après l’échec des mouvements politiques laïcs réformistes et nationalistes en Egypte et dans le Moyen-Orient. Sous l’influence de l’Arabie Saoudite qui abrite une secte particulièrement rétrograde, celle des wahhabites, et qui a aidé et financé les efforts du radicalisme islamique inspiré par Sayyid Qutb (1906-1966) en Égypte, le mouvement néosalafiste demande la création d’un Etat purement islamique dont la shari’a serait la seule loi, tirant les conséquences des échecs du nationalisme laïc, comme le succès du Hamas en Palestine l’a montré. Même si le pluralisme religieux n’est pas directement compatible avec l’islam, il est possible de le réintroduire sur la base de la distinction entre pouvoir religieux et pouvoir politique. Bien entendu, la possibilité de faire de la place pour les droits de tous les citoyens, musulmans ou pas, n’est qu’une possibilité tant que l’islam restera sur la défensive concernant la démocratie pluraliste et constitutionnelle. Mais l’histoire de l’islam ne l’exclut pas, pas plus que celle de l’Église catholique en France au temps des persécutions religieuses ne laissait prévoir le concordat de 1804 ou la loi de 1905.
20En conclusion, il est clair qu’il est impossible de comprendre toutes les religions en termes purement individualistes, par l’attachement à une foi personnelle, et de prédire leur évolution future face à l’État laïc. Une approche pluraliste est nécessaire qui prenne en compte tous les facteurs qui peuvent favoriser ou empêcher la création d’un État laïc selon la nature des religions concernées : la conception de l’histoire, l’attitude vis-à-vis des autres religions, la capacité de s’organiser, la séparation ou non des fonctions religieuse et politique, et la tendance à réguler la société dans son ensemble.
PLURALISME ET DÉMOCRATIE : UNE RÉVOLUTION INTELLECTUELLE
21Nous sommes passés d’une situation relativement confortable et aisée à conceptualiser, où les diverses religions pouvaient trouver un « terrain commun » en raison de leur héritage judéo-chrétien et où l’altérité pouvait encore être perçue comme transitoire, à la prise de conscience nouvelle que rien ne peut nous garantir que l’accord soit possible et que la vérité puisse être reconnue par tous comme une. Cette prise de conscience a permis de rejeter le monisme arrogant de la philosophie des Lumières et de relier le caractère irréductible de la liberté individuelle à la finitude humaine, à l’impossibilité d’une vérité une en dernier ressort. La reconnaissance de la pluralité des fins humaines semble dorénavant la seule attitude compatible avec le respect de la liberté individuelle, même la liberté de se soumettre à des autorités religieuses ou à des impératifs apparemment d’un autre âge et qui choquent la sensibilité contemporaine, comme le port du foulard islamique. Les démocraties contemporaines sont devenues pluralistes de facto, mais également dans leur mode de pensée. C’est cette révolution qui oppose le pluralisme démocratique au monisme des Lumières, bien représenté dans l’idéal républicain français, que nous allons analyser à présent.
Pluralisme démocratique et monisme républicain
22Face au « fait » du pluralisme religieux, deux attitudes sont possibles. Le monisme typique de la philosophie rationaliste des Lumières consiste, comme nous l’avons vu, à rendre les citoyens semblables les uns aux autres, à les « assimiler » et à réduire le pluralisme, à conditionner la paix civile à la création d’un espace commun qui permettra de fusionner les croyances, de les dissoudre et de faire triompher le sécularisme ou la laïcité. Cette position qui a été et demeure celle du républicanisme à la française12 suppose l’existence d’une rationalité monologique, comme si la diversité des croyances religieuses les condamnait à l’erreur et que la tolérance se confondait avec un même rejet des religions hors de l’espace public. Cette conception de la rationalité est au fondement de la politique de la laïcité.
23Celle-ci est doublement alliée au monisme philosophique. Tout d’abord, elle a été modelée par une histoire unique : celle des conflits entre l’Église catholique et l’État-nation émergent. D’autre part, elle est l’image en miroir de l’universalisme chrétien (catholique). La spécificité historique française a été la construction de la nation grâce au rôle de l’État, en conflit ouvert avec les ambitions hégémoniques de l’Église catholique. Cela explique le caractère singulier pris par la laïcité en France. Au lieu d’être vouée à la tolérance et au pluralisme, elle devenue un symbole de l’identité nationale. Beaucoup plus qu’une base commune d’entente, c’est une morale civique qui se veut indépendante de toute religion et, comme telle, fondamentalement exclusive et intolérante vis-à-vis des minorités13. La neutralité de l’État laïc permet alors d’arbitrer entre les diverses religions « privées », ce qui garantit l’égalité par l’exclusion des différences et en éradiquant la religion de la sphère publique. Nous avons vu que cette neutralité est un mythe qui ne peut résoudre les problèmes.
24Une seconde attitude est, elle, pluraliste et prend au sérieux la pluralité des croyances et la nécessité de construire un consensus politique sur de nouvelles bases. C’est cette voie qui a été choisie par les démocraties contemporaines dans leur majorité. Il vaut la peine de noter que cette reconnaissance du pluralisme des valeurs est fort ancienne dans le monde anglophone, Angleterre, puis États-Unis. Elle date de la Réforme protestante et des guerres de Religion qui, en Angleterre, ont éclaté plus tôt qu’en Europe continentale. Comme l’écrit Charles Larmore, « elle s’adresse à un peuple dont la vie commune ne s’est pas révélée exempte de désaccords sur des questions profondes ; en règle générale, la doctrine libérale n’apparaît que dans des sociétés qui ont perdu une culture homogène et subi la violence des tentatives politiques visant à l’imposer de nouveau14 ». La façon dont le monde libéral comprend le pluralisme et la tolérance qui en découle est en contraste marqué avec l’héritage jacobin républicain. Les divisions étant irréductibles, il faut s’en accommoder et parvenir, sous la pression des nécessités de la survie collective, à un consensus. C’est ce qu’on a appelé le « libéralisme de la peur » : le progrès de la liberté de conscience ne s’opère que pour des raisons politiques et non pas théoriques15. Cela conduit à considérer le pluralisme non comme un échec ou un danger, mais comme la condition normale de la vie des démocraties. « Le pluralisme, écrit John Rawls, est le résultat normal de l’exercice de la raison humaine dans le cadre des institutions libres d’un régime constitutionnel16. » Pour la philosophie universaliste des Lumières, au contraire, la diversité devait en définitive se résorber grâce à l’éducation et au progrès, et elle ne méritait, en tant que telle, aucune reconnaissance. Cette métaphysique de la raison unitaire est demeurée celle de la laïcité républicaine. Or une telle conception de la tolérance est, en réalité, intolérante puisqu’elle n’accorde aucune valeur, aucune dignité aux croyances particulières si ce n’est comme des aspects ou des moments d’une vérité cachée ou à venir, selon la formule hégélienne.
25Plusieurs facteurs sont responsables du basculement de l’idéal démocratique en faveur du pluralisme. Nous allons voir comment l’émergence d’une nouvelle normativité politique et d’une nouvelle conception de la vérité et de la raison en sont les éléments principaux.
Une nouvelle normativité politique
26Pour comprendre le développement du pluralisme démocratique, il faut d’abord le situer dans le contexte de la nouvelle normativité politique qui est apparue depuis les années 1970-1980 en Europe et en Amérique du Nord. Celle-ci consiste en une prise de conscience positive de la différence, de l’ethnicité en particulier, après des siècles d’oppression, à la suite des mouvements pour les droits civiques aux États-Unis, comme le mouvement Black is beautiful aux États-Unis ou les revendications de l’identité beur en France, des British Muslims au Royaume-Uni. On peut la comparer à la prise de conscience positive des différences de genre, à la suite des mouvements féministes aux États-Unis (Carol Gilligan, Judith Butler, Iris Marion Young, etc.) et en Europe (Luce Irrigaray, etc.). Il s’agit d’un changement culturel profond dans lequel, dans le contexte postmarxiste, la demande de reconnaissance d’identités culturelles et personnelles distinctes a transformé les demandes de justice sociale et de redistribution qui étaient jusque-là détachées de toute conscience des caractéristiques culturelles17. L’abandon du rationalisme universaliste et de l’individualisme abstrait a conduit à décrire les conflits sociaux et politiques en termes de cultures et de valeurs, d’expériences individuelles et de souffrances sociales, comme le tente Emmanuel Renault dans L’expérience de l’injustice18 et non plus seulement en termes de lutte des classes, des aspects qui manquaient cruellement dans l’analyse marxiste. L’importance du thème de la reconnaissance, au sens hégélien, dans la philosophie politique contemporaine, en particulier dans l’œuvre d’Axel Honneth19, est une marque tangible de cette révolution intellectuelle qui transforme la conception de la justice en introduisant la demande de reconnaissance. Le philosophe canadien Charles Taylor écrit ainsi : « Là où les politiques fondées sur l’idéal d’universelle dignité ont combattu en faveur de formes de non-discrimination qui étaient “aveugles” vis-à-vis des différences entre citoyens, les politiques de la différence redéfinissent la non-discrimination comme demandant que nous fassions de ces distinctions la base d’un traitement différencié. Elles insistent pour que nous accordions reconnaissance et statut à ce qui (ethnicité, différenciation de genre, orientation sexuelle, etc.) n’est pas universellement partagé20. » Égaux, mais différents, voilà le nouveau slogan.
27Cette demande de pluralisme cherche à s’exprimer à la fois par le biais de la représentation politique, par des transformations institutionnelles (parité, discrimination positive, etc.), et par des changements dans la société civile (comme le Pacs en France ou les mariages homosexuels aux États-Unis). À présent, la préoccupation est devenue celle d’une « citoyenneté multiculturelle21 » qui tiendrait compte de toutes ces nouvelles demandes. La question des droits des minorités culturelles, religieuses et autres a fait son apparition depuis à peu près le début des années 1990 aux Nations unies, à l’Organisation pour la sécurité en Europe, au Conseil de l’Europe à propos de la charte des langues minoritaires (1992) que la France a d’abord refusé de ratifier et qui vient enfin de prendre sa place dans la Constitution à la suite de la dernière révision (2008).
28Comment, à partir de ce contexte, concevoir une nouvelle conception de la justice et de l’égalité ? Deux remarques préalables sont utiles ici pour éliminer les ambiguïtés. D’une part, le contexte social et culturel n’a jamais une influence unidirectionnelle sur les conceptions théoriques, il ne « détermine » pas la réflexion dans une seule direction. D’autre part, les faits n’influent jamais directement sur la réflexion, ils doivent d’abord s’exprimer par une nouvelle normativité. Voyons le premier point. Une théorie politique normative est nécessairement contextuelle, au sens où elle s’appuie sur des descriptions empiriques hic et nunc, ses jugements normatifs sont informés, sinon nous serions en pleine utopie ! Une théorie normative doit effectivement réexaminer sans cesse principes, normes et valeurs à la lumière de nouvelles informations, de nouveaux contextes sociaux, culturels, technologiques (comme le développement de l’Internet, etc.). Mais c’est tout autre chose de dire que les principes de la justice et l’égalité dépendent des nouveaux contextes socioculturels. C’est là l’erreur commise par les défenseurs d’un « droit à la différence » dans les années 1980. Un déterminisme de ce type n’a pas de sens. Il conduit au relativisme culturel et, en ne faisant pas de distinction entre les faits sociaux et les « jugements normatifs bien pesés22 » qui en émergent, il détruit le problème même qui se pose : trouver un consensus politique capable de réconcilier ou d’unifier les conceptions du Bien qui coexistent dans une société multiraciale, multiculturelle, multireligieuse. Comme l’écrit le philosophe allemand Ernst Tugendhat : « On ne peut jamais remettre en question un jugement moral de manière normative à partir du simple constat des conditions socio-économiques qui déterminent ce jugement puisqu’un jugement moral ne peut être remis en question que d’un point de vue normatif23. » En d’autres termes, le « fait » du pluralisme ne peut pas à lui seul ébranler le contenu normatif de l’égalité indifférenciée du monisme républicain.
29En second lieu, il est clair d’après ce que nous avons dit que seule l’analyse des principes que les faits impliquent doit être prise en considération. La première tâche est donc de proposer une explicitation du contenu normatif des revendications sociales, juridiques, etc. identitaires. Rawls nous fournit un instrument pour penser cette relation : elle est réflexive ou circulaire au sens d’un « équilibre réfléchi entre principes et convictions bien pesés24 », et toute tentative pour rompre cette circularité est vouée à l’échec. Il est alors légitime d’incorporer des faits sociaux ou historiques, comme le « pluralisme », dans une théorie politique normative, à condition de le faire de manière réflexive et de bannir toute idée de détermination unidirectionnelle.
Égalité et différences
30Pourquoi les revendications actuelles, différentialistes, antiuniversalistes sont-elles en train de gagner du terrain ? Il y a sûrement à cela des raisons circonstancielles. Que les membres des démocraties contemporaines appartiennent à des contextes culturels hétérogènes qu’ils veulent défendre, c’est un fait. Mais est-ce que, surtout, cela n’exprime pas un « fait » moral essentiel, celui de la participation égale de toutes les cultures à la dignité de l’humanité ? Le pluralisme oblige à redéfinir les valeurs démocratiques.
31Chacun de nous, et l’on fait remonter cette idée à Herder, a une manière unique de réaliser son humanité. Être fidèle à soi-même, voilà l’impératif moral par excellence qui implique d’accepter et de valoriser son identité culturelle spécifique au lieu de la cacher ou de la dissimuler. Le péché est, au contraire, de se vouloir sans racines, sans passé, sans appartenances culturelles. La morale de l’authenticité célèbre donc cet idéal moral qui, partant d’une description de l’être humain en termes de potentialités, voit dans la culture et la tradition des outils essentiels permettant de s’orienter et de s’expliquer avec soi-même grâce aux autres. De la même manière, les groupes humains ont exprimé, chacun d’une manière unique, ce que c’est que d’être humain. Il n’y a pas de nature humaine commune ou universelle, mais seulement des récits qui tous contribuent normativement à la tapisserie globale. Détruire ou mépriser l’un d’entre eux revient à détruire une partie de nous-mêmes, de l’humanité.
32La demande de reconnaissance provenant de groupes sociaux humiliés est certes une demande de réparation, pas une demande classique d’égalité, mais elle s’appuie sur une évidence, l’absence de nature humaine, indépendamment de l’appartenance à une culture donnée, particulière. L’archétype de l’humiliation qui est la racine de cette demande de reconnaissance a trouvé une formulation célèbre, semble-t-il empruntée au prix Nobel Saul Bellow25, quand il s’est exclamé pour rejeter le multiculturalisme : « Quand les Zoulous produiront un Tolstoï, nous nous mettrons à le lire. » Il y a certainement là matière à réflexion. La diversité des cultures n’est pas un bien en soi, comme un culturalisme borné que vise certainement Saul Bellow voudrait nous le faire croire. Mais c’est un fait qui a une dimension morale qu’il ignore malheureusement, parce qu’il signifie qu’aucune culture ne peut à elle seule incarner toutes les valeurs qui constituent notre humanité, qu’être humain est une création individuelle et collective toujours recommencée, plus ou moins réussie, certes, mais jamais définitive et, donc, que toutes les esquisses ont une valeur, que toutes les histoires peuvent et doivent être tissées pour créer la tapisserie d’ensemble. C’est pourquoi le multiculturalisme a une vraie force morale quand il demande une reconnaissance qui aille bien au-delà du simple respect ou de la tolérance au sens des déclarations des droits de l’homme26. À travers chaque culture c’est l’humanité, notre humanité, qui se manifeste.
Liberté et pluralisme des valeurs
33Mais il n’y a aucune raison pour que ces cultures convergent ou parviennent à une réconciliation quelconque entre leurs différentes croyances, valeurs, normes, visions du monde, etc. Max Weber appelait désenchantement du monde la fin du monde éthique au sens hégélien, l’absence d’unité organique des société humaines, l’apparition de divisions, d’incompatibilités et même de conflits irréconciliables entre les différents systèmes normatifs auxquels les individus se référent pour donner sens et valeur à leur existence. On peut parler, bien sûr, à ce propos d’anomie sociale et la déplorer. Alain Renaut reprend l’expression de Weber, la « guerre des dieux », pour désigner cette situation (S. Mesure et A. Renaut, 1996). Claude Lefort la décrit comme la situation « agonistique » des démocraties postmodernes. La place de la légitimation politique ayant été vidée de tout contenu dans les démocraties contemporaines, sans pour autant disparaître selon Lefort, cela les fragilise face aux régimes totalitaires qui ont pu prendre le pouvoir parce qu’ils prétendaient réaliser le mythe d’une société sans conflits pour remédier à l’insécurité démocratique. Mais vue de manière positive, cette transformation est la condition de la liberté et permet de dénoncer les ambitions liberticides de toute affirmation d’une vérité unique. La défense de la liberté paraît alors étroitement solidaire de l’affirmation du pluralisme des valeurs et des limites de la raison humaine.
34L’argument épistémique en faveur du pluralisme se fonde sur une redescription postkantienne de la raison en termes de limites. Pour Karl Popper, par exemple, c’est seulement négativement que l’on peut parler de théories scientifiques unitaires, car c’est seulement tant qu’elles n’ont pas été « falsifiées » qu’elles semblent présenter une explication unifiée. La vérité est alors décrite négativement en termes d’approximation et de conflits surmontés temporairement plutôt qu’en termes de synthèse finale27. De même Isaiah Berlin défend sa conception du libéralisme pluraliste en s’appuyant sur la reconnaissance des limites de la raison. L’expérience humaine est si complexe que nombre de valeurs ou de fins, bien que rationnelles au sens de fondées sur des raisons communicables et valides, ne sauraient être compatibles entre elles. Il ne s’agit même pas de conflits, mais plutôt de l’absence d’un dénominateur commun. John Gray, dans son livre sur Isaiah Berlin, écrit : « Les biens humains ne sont pas seulement souvent impossibles à combiner entre eux, ils sont aussi parfois incommensurables28. » Les conflits ne peuvent être résolus par le recours à un critère rationnel unique. Un exemple cité par Gray est celui de la coexistence impossible à la Renaissance de la morale chrétienne avec le retour des vertus antiques, comme la virtu au sens de Machiavel ou la megalopsycha, la superbia d’Aristote, vertus totalement incompatibles avec l’humilité ou la charité chrétiennes.
35C’est en se fondant sur ces arguments épistémique et moraux en faveur du pluralisme des valeurs que l’on devra repenser toutes les notions classiques de démocratie, de tolérance, de justice et de neutralité de l’État en se plaçant du point de vue de minorités qui n’acceptent plus de s’assimiler à la culture dominante et qui demandent une reconnaissance de leur identité. Il ne s’agit certainement pas d’abandonner ces valeurs, mais de les exprimer et de les justifier de manière différente. Étant donné les limites de la raison humaine, il est impossible de ne pas reconnaître comme raisonnables certaines doctrines normatives que nous ne partageons pas, mais qui possèdent néanmoins une cohérence et une intelligibilité certaines. Par exemple, il est impossible de rejeter comme simplement déraisonnables en eux-mêmes le fondamentalisme religieux (sauf s’il vise la mort de l’adversaire) ou le combat contre l’avortement. C’est seulement lorsque, se présentant sur le plan public, collectif, comme la vérité, ces doctrines refusent l’idée même de négociation politique qu’on ne peut plus les tolérer puisqu’elles récusent les conditions mêmes d’une sphère publique.
Une autre manière de penser le religieux
36Le pluralisme démocratique prend donc au sérieux la pluralité irréductible des croyances religieuses et rejette aussi bien la voie chrétienne du « terrain commun » que celle, antireligieuse, de la laïcité militante. Pragmatique, il accepte la possibilité d’une expression publique de la liberté religieuse, d’une reconnaissance de l’apport des religions au modèle normatif commun, si cela permet une meilleure intégration et une plus grande égalité de traitement des citoyens, religieux ou pas. Plus lucide surtout, il reconnaît l’impossibilité de la neutralité et de la réconciliation ultime entre les valeurs, les visions du monde défendues par les diverses religions.
37Trois aspects de cette révolution intellectuelle ont des conséquences pour un traitement pluraliste de la religion.
38Tout d’abord, l’appartenance religieuse, comme l’appartenance culturelle, revêt une nouvelle dignité parce que le niveau humain par excellence qui est dorénavant privilégié est celui des « contextes de sens29 », des «communautés de justification30 », qui combinent appartenance à un groupe et choix individuels pourvus de sens. La reconnaissance et la valorisation de l’appartenance religieuse qui ont été occultées par trois siècles de rationalisme abstrait et d’universalisme triomphant représentent des victoires intellectuelles et politiques considérables en termes de respect pour la condition humaine, même si elles suscitent de nouvelles difficultés.
39Le respect de l’appartenance religieuse s’étend aux communautés elles-mêmes. L’humiliation et le mépris dont elles peuvent être l’objet engendrent des souffrances sociales d’un type nouveau qui sont au cœur des préoccupations d’une société véritablement démocratique. Les engagements qui permettent d’identifier la personne ainsi que ses coutumes et ses croyances, ses traditions et ses modes de vie sont dévalorisés, condamnés même, quand le groupe, l’histoire ou les styles de vie dont elle se réclame sont humiliés. Pour retrouver une dignité à ses propres yeux, l’immigré va devoir changer d’identité et adopter une identité d’emprunt, s’assimiler. Une société démocratique « décente », comme le dit Avishai Margalit31, doit chercher à empêcher cette aliénation et à minimiser l’humiliation de ses citoyens les plus vulnérables.
40Enfin la relation de la raison et de la religion est transformée. Reliée à la critique de la raison monologique et à la reconnaissance du pluralisme des valeurs, l’appartenance religieuse a du sens et ne fait plus peur de la même façon. Ce n’est plus l’impensable, même si elle reste difficile à comprendre. La critique de la raison monologique par Habermas, d’un consensus politique amoral et « neutre » par Rawls, de l’homogénéité culturelle nécessaire à la démocratie par Charles Taylor a joué un rôle essentiel pour comprendre en quel sens les communautés religieuses pouvaient faire partie d’un consensus « raisonnable ».
41En conséquence, les valeurs démocratiques doivent être redéfinies, en particulier l’égalité et la justice. Le pluralisme devient alors un idéal démocratique à part entière, non plus une menace d’implosion.
LA CONSTRUCTION DU CONSENSUS POLITIQUE ET LES ALTERNATIVES À LA LAÏCITÉ
42Le problème auquel les démocraties pluralistes doivent donc faire face est de réussir à traiter de manière égale des citoyens appartenant à des religions en conflit et incommensurables entre elles, tout en sauvegardant le consensus national. La solution à ce problème suppose, nous l’avons suggéré, de reconnaître tout d’abord que l’humanité s’incarne dans une diversité irréductible de cultures, de styles de vie et de valeurs, et que la raison humaine doit être conçue en conséquence comme raison « communicationnelle » et « dialogique », selon la formule de Habermas, et non plus comme raison universelle et « monologique ». Si consensus politique il y a, il ne peut être que polyphonique et multiculturel, certainement pas monologique.
43C’est la thèse défendue avec des variantes par deux théories normatives de la démocratie, celles de John Rawls et de Jürgen Habermas. Toutes deux rejettent le relativisme moral et visent non pas l’universel, mais l’universalisable à partir d’un contexte empirique lui-même susceptible d’interprétations diverses, de discussion, de « communication » ou de « conversation », selon la formule heureuse du philosophe américain Richard Rorty. L’éthique de la discussion de Habermas le conduit, comme Rawls, à refuser la solution de la laïcité pour articuler consensus politique et pluralisme moral et religieux dans les conditions démocratiques modernes : postmétaphysiques, profanes ou sécularisées et pluralistes. Tous deux font confiance à un pluralisme régulé et « filtré » pour permettre le dialogue. Tous deux tirent les conséquences de la fin de l’autorité du droit naturel et de l’absence de critère indépendant pour fonder l’autorité des normes politiques. Le premier choisit la méthode procédurale et contractualiste de la « position originelle », le second l’éthique de la discussion et de la « situation idéale de communication », mais leur but est le même : échapper au relativisme culturel et moral sans tomber dans le réalisme moral et le dogmatisme32. Tous deux se réclament de Kant pour en dépasser les limites : le dualisme du politique et de la morale, pour Rawls, le subjectivisme de l’impératif catégorique, pour Habermas. L’objectif est de comprendre le « point de vue moral » en politique d’une manière qui ne soit pas déterminée et limitée par une doctrine compréhensive du bien, spécifique d’une culture (judéo-chrétienne et grecque, ou rationaliste et scientifique), incapable de reconnaître le fait du pluralisme et la diversité des modes légitimes de justification.
44Au cœur de leurs préoccupations communes se trouve la question des droits humains, en particulier de leur acceptabilité par d’autres religions33. Tous deux emploient la même référence à la « raison publique » et tous deux comprennent l’égalité démocratique comme compatible avec la construction d’un discours public religieux.
Fondement moral du consensus politique
45Tout d’abord, dans un contexte pluraliste, le consensus politique doit avoir une base morale identifiable par tous les citoyens, croyants et agnostiques, et non pas une base dans un sécularisme qui cherche en réalité à éradiquer la religion de l’espace public. Une telle position heurte de front les conceptions habituelles de la laïcité qui affirment la nécessité de la « neutralité » et du caractère « amoral » des bases du consensus politique démocratique. Ce qu’elles veulent dire par là, c’est qu’aucune religion ne doit devenir la conception du bien dominant dans la société sous peine d’attenter à la liberté des citoyens et à l’égalité de traitement de leurs convictions. Mais la neutralité est un idéal extrêmement problématique et risque de dissimuler la promotion de l’identité nationale ou la volonté d’éradiquer les religions. Il est donc impératif de préciser ce que veut dire moral pour le pluralisme démocratique.
46Pour Rawls et pour Habermas, le consensus politique doit être moral au sens précis où il est obtenu par un processus qui reflète ce que Rawls appelle les facultés morales des citoyens : la capacité à former une conception du bien et un sens de la justice, ou Habermas le point de vue moral, inhérent à la situation communicationnelle. Il n’est fondé ni sur des valeurs partagées, comme dans les communautarismes, ni sur un simple modus vivendi utilitaire ou prudentiel. Précisons ces distinctions cruciales.
47Le consensus politique que menace le pluralisme religieux est en général envisagé comme un accord sur des valeurs morales communes de type judéo-chrétien et compatibles avec les valeurs propres à la démocratie. Ce fut le cas par exemple dans le débat sur le préambule au projet de Constitution européenne et l’inclusion de la référence aux valeurs chrétiennes des peuples européens. Un tel consensus politique est d’autant plus solide que les peuples concernés ont une histoire commune et partagent un héritage religieux commun. Mais il a le double inconvénient de creuser les différences et de laisser le champ libre à une seule doctrine pour réguler la sphère publique. Pour Rawls, cela reviendrait à laisser le champ libre au pouvoir oppresseur de l’État et à nier le libéralisme politique et sa conception pluraliste de la liberté. Si un consensus sur des valeurs communes se met en place, c’est comme résultat d’un processus psychologique et politique, pas comme un prerequisit. De plus, un tel consensus n’a pas de contenu moral par lui-même, l’accord n’ajoute rien aux valeurs déjà communes. En ce sens, il n’a pas de puissance intégrative et il n’a pas d’impact sur les minorités religieuses puisqu’il ne leur reconnaît aucun rôle et aucune dignité.
48Le consensus politique peut également résulter d’un désir de modus vivendi sans autre contenu moral que la nécessité d’accommoder les différences et de survivre ensemble. C’est un simple compromis politique entre les forces en présence qui a, bien sûr, beaucoup d’avantages. Mais notons que c’est la solution préférée des extrémismes religieux. En effet, pour les communautés traditionalistes, le compromis est plus satisfaisant qu’un accord ou un consensus qui demanderaient de reconnaître les valeurs de l’autre ou du moins de trouver un terrain commun, ce qui serait un abandon de la pureté de la foi. La conclusion paradoxale à laquelle nous arrivons, avec Rawls et Habermas, c’est que combattre les extrémismes et les fondamentalismes passe par l’imposition d’un dialogue sur les valeurs au-delà du pragmatisme et de la neutralité d’un pur modus vivendi.
La raison publique
49La solution se trouve alors pour Rawls et pour Habermas dans la raison publique, c’est-à-dire dans une discussion publique sur les valeurs et la recherche d’un consensus, discussion difficile et souvent douloureuse, mais constitutive de ce qu’est une démocratie pluraliste. C’est la seule solution qui tienne compte du pluralisme des valeurs sans tomber dans le relativisme, d’une manière que les religions puissent comprendre et qui puisse conduire à l’égalité des citoyens, religieux ou pas.
50Tout d’abord quel est le sens de l’expression « raison publique » ?
La raison publique est caractéristique d’un peuple démocratique. C’est la raison de ses citoyens, de ceux qui partagent le statut de la citoyenneté égale. L’objet de leur raison est le bien du public, c’est-à-dire ce que la conception politique de la justice exige de la structure de base des institutions de la société, des objectifs et des fins qu’elles doivent servir. La raison publique est alors publique en trois sens :
- c’est la raison des citoyens en tant que tels, la raison du public ;
- son objet est le bien du public et les questions de justice fondamentale ;
- sa nature et son contenu sont publics ; ils sont fournis par les idéaux et les principes exprimés par la conception de la justice politique de la société, et ils sont visibles sur cette base34.
51L’idéal de la raison publique nous vient de Kant. « L’usage public de notre raison, écrit Kant, doit toujours être libre », afin que nous puissions progressivement créer une communauté intellectuelle de « savants », de libres citoyens du royaume des fins, en exerçant la « liberté de la plume ». Cet idéal n’est pas seulement bon pour notre société, pour nous-mêmes, mais il l’est également pour faire progresser la raison humaine. « C’est même sur cette liberté que repose l’existence de la raison ; celle-ci n’a pas d’autorité dictatoriale, mais sa décision n’est toujours que l’accord de libres citoyens dont chacun doit pouvoir exprimer sans obstacle ses réserves et même son veto35. » « À cette liberté appartient donc aussi celle d’exposer publiquement au jugement les réflexions et les doutes que l’on ne peut résoudre soi-même sans être décrié pour cela comme un citoyen turbulent et dangereux36. » Cet usage public de la raison se manifeste enfin dans l’exercice du droit de vote qui n’est pas l’occasion d’exprimer des préférences personnelles, mais de se décider par des « raisons publiques ». Comme dit Rawls37, dans la raison publique, « les citoyens se conçoivent comme s’ils étaient eux-mêmes les législateurs ».
52Le premier point remarquable dans la construction de ce consensus politique, c’est l’affirmation par Rawls38 comme par Habermas39, mais différemment, que les religions dans leur ensemble doivent être considérées comme des doctrines « raisonnables », comme pouvant faire partie de la raison publique. Il s’agit d’un changement décisif d’attitude dans le traitement des religions dans l’espace public qui est absent du sécularisme, rendant ce dernier incapable de fournir les bases du consensus politique. Rawls part d’une distinction entre le raisonnable et le vrai. Les religions sont constituées de croyances, de dogmes, de prescriptions, de rites, qui tous prétendent à la vérité. Mais elles sont également l’œuvre de la raison humaine, pas au sens évidemment d’une faculté universelle de saisir le vrai, mais simplement de la capacité de produire des raisons valides, des arguments acceptables pour défendre des positions cependant souvent incompatibles et incommensurables les unes avec les autres. Cette distinction est cruciale. Les religions sont peut-être « vraies » pour leurs fidèles, mais elles peuvent également être « raisonnables ». Ici le terme prend un sens technique. Il ne signifie pas que certaines religions sont plus raisonnables que d’autres, c’est-à-dire plus modérées dans l’expression publique de leurs convictions, mais qu’elles acceptent de fournir des arguments dans la discussion publique et de participer positivement aux débats les plus importants pour le bien public. Grâce à cette conception minimaliste et discursive de la raison humaine comme réciprocité, Rawls réintègre les religions dans le dialogue public, du moins celles qui acceptent de fournir leurs raisons dans des termes compréhensibles par les autres, ce qui exclut du « fait du pluralisme raisonnable », comme il l’appelle, les fanatismes et les extrémismes. Les raisons publiques sont donc le résultat de l’effort de communication et de justification qui demeure possible entre les religions... quand elles sont raisonnables. Raisonnable, pour Rawls, veut donc dire être prêt à utiliser des raisons publiques.
53Son argumentation repose sur un second sens de cette distinction. Il faut certes distinguer entre le vrai et le raisonnable du point de vue du contenu des croyances, puisque la « vérité » des croyances religieuses pour le croyant n’est pas remise en question dans le débat public, seul leur caractère raisonnable est important pour la constitution d’un consensus politique. Mais il faut également comprendre que les valeurs, religieuses ou morales, ne se confondent pas avec les raisons et les arguments qui les soutiennent. Là encore, Rawls insiste sur le fait que le débat ne porte pas sur les valeurs, car c’est un débat infini qui ne peut que dépasser le politique, mais sur les arguments en jeu. En effet, ce qui est universellement communicable, ce ne sont pas les valeurs religieuses elles-mêmes, la conception de la justice, de l’ordre, de la vertu, du bien et du mal, du salut, etc. quelles soutiennent, mais c’est le type de raisons, d’arguments qu’elles utilisent. Si les convictions qui sous-tendent les revendications religieuses minoritaires ne sont pas universellement valides, il faut à tout le moins qu’elles soient communicables ou formulables en des termes tels que l’on puisse les justifier, les reconnaître comme valides, même sans les partager.
Les citoyens doivent être capables de se présenter mutuellement des raisons publiquement acceptables en faveur de leurs positions politiques dans les cas qui soulèvent des questions politiques fondamentales40.
La justification vient de ce que de multiples points de vue s’y trouvent mutuellement renforcés41.
54De même Habermas part d’une analyse des religions qui distingue entre éthique et morale, c’est-à-dire entre valeurs et normes, là où Rawls a tendance à englober sous le terme de « doctrines compréhensives » aussi bien des ethos collectifs que des normes morales. La place de la religion, pour Habermas, est du côté de l’éthique, alors que, pour Rawls, elle est également du côté de la morale et des conceptions de la justice. Il est certain que Rawls ne propose pas une analyse suffisamment nuancée des religions telles qu’elles existent, mais l’important est la capacité d’articulation de raisons et d’arguments pour remplacer le choc des croyances brutes. Les doctrines religieuses raisonnables sont donc celles qui acceptent de jouer le jeu de la justification rationnelle. Ce sont des doctrines qui ont absorbé la culture politique démocratique et les exigences de la citoyenneté.
55Le point crucial pour respecter le pluralisme est qu’un tel consensus se fasse non pas directement sur des valeurs, mais, nous dit Rawls, par recoupement (overlapping consensus), par un raisonnement personnel qui mette en relation les valeurs démocratiques et les valeurs particulières propres à telle ou telle religion. L’important, c’est qu’il existe un recoupement même partiel. L’exemple en est le consensus sur la Constitution, pour Rawls42. Pour défendre l’égalité des droits civiques des Noirs, Martin Luther King pouvait faire appel à des arguments de type religieux : l’égalité de tous les êtres humains créés à l’image de Dieu. Mais en plus de ces raisons non publiques, il pouvait faire appel à des raisons publiques, celles issues de la Constitution, par exemple la décision de 1954 qui déclare la ségrégation anticonstitutionnelle43. Le point essentiel pour permettre cette entrée des religions dans l’espace public, c’est quelles puisent être médiatisées par les valeurs constitutionnelles qui sont acceptables et compréhensibles pour tous les citoyens, qui leur fournissent un idiome commun, transcendant le pluralisme des valeurs.
Des doctrines religieuses sous-tendent les opinions de King mais elles sont toutefois exprimées en termes généraux, elles appuient pleinement les valeurs constitutionnelles et elles s’accordent avec la raison publique44.
56Inversement, la condition de la reconnaissance des minorités religieuses, c’est qu’elles puissent traduire les termes du consensus politique dans leur propre culture, que le contenu en soit clairement normatif et non pas vide de substance. Il n’existe pas de valeurs universelles, il n’existe que des valeurs traduisibles au moins partiellement d’une culture à une autre. Tel est l’élément le plus problématique, mais aussi le plus novateur de cette conception du consensus politique. Le contraste avec la laïcité ne saurait être plus grand. Le consensus est horizontal : il suppose la communication entre toutes les familles de pensée, une sphère publique pluraliste et ouverte aux débats, où chacun, comme dit Habermas, a un droit égal à la communication publique45. Au contraire, le modèle du consensus politique pour la laïcité est autoritaire et vertical : c’est l’autorité la plus haute, celle de l’Etat qui règle les conflits en légiférant et en interdisant des comportements ou des institutions au nom de l’identité nationale, sans respecter l’égalité des citoyens, religieux ou pas, au lieu que le consensus soit le résultat de discussions et de négociations locales. En définitive, toutes les religions qui acceptent de raisonner ensemble pourraient faire partie de ce consensus par recoupement. Les arguments de type laïc n’ont pas de validité intrinsèque, ils doivent eux aussi se traduire en raisons publiques.
57Mais un tel consensus est suspendu à des conditions très exigeantes. Il suppose une éducation civique qui développe la capacité à mettre en équilibre réfléchi les différents principes et convictions, les raisons publiques et non publiques, et qui insiste sur la connaissance des droits individuels et de leurs arguments. Il suppose surtout des capacités cognitives dont on ne peut être certain qu’elles soient développées comme il le faudrait dans toutes les couches de la société. Il demande enfin un développement de l’esprit d’analyse et de critique qui peut entrer en conflit avec certaines traditions religieuses46. Enfin, il peut conduire à l’extinction de certaines doctrines raisonnables, mais qui ne peuvent pas se développer dans le cadre d’un tel consensus. Il suppose surtout un esprit civique, un souci de la cohésion et de la solidarité qu’expriment l’existence d’un devoir de civilité, l’obligation d’exprimer ses arguments dans les termes de la raison publique, de manière que les autres puissent les comprendre même s’ils les rejettent.
58Les religions sont donc pour Rawls des doctrines raisonnables si elles acceptent de fournir des raisons qui dépassent leurs doctrines particulières. L’essentiel du libéralisme se trouve là, dans cette protection de la diversité des familles de pensée et dans les présupposés épistémologiques qui la sous-tendent. C’est à travers ce forum que les citoyens religieux ou pas exercent leur propre raison, qu’ils reconnaissent les raisons des autres, même s’ils ne les partagent pas, qu’ils font ainsi l’apprentissage de la citoyenneté et qu’ils perdent peu à peu ce sentiment d’impuissance et de paralysie caractéristique des sociétés individualistes.
La place de la religion dans l’espace public
59Dans sa conférence de 2005 : Religion in the Public Sphere, Habermas défend une conception de la raison publique moins restrictive que celle de Rawls. Il va certainement plus loin que lui dans la place qu’il fait à la religion dans la sphère politique et la démocratie délibérative. Surtout, il insiste sur la réciprocité de la démarche d’adaptation aux conditions de la démocratie délibérative : citoyens religieux comme non religieux, tous ont un effort à fournir.
60Il commence par un bref rappel de la « condition politique postmétaphysique ». On assiste selon lui au développement d’un « occidentalisme », symétrique des préjugés et des mystifications de l’« orientalisme », qui accompagne le fanatisme islamique : un racisme à l’égard de l’Occident. Le fait nouveau est également le retour de la religion un peu partout, sauf en Europe, qui devient un « cas spécial ». La solution du libéralisme politique de Rawls se contente de réserver un rôle restreint à la religion dans l’espace public et à exiger d’elle qu’elle reformule ses arguments sous forme de « raisons publiques ». Mais on peut faire, selon lui, deux séries d’objections à la conception de la raison publique par Rawls.
61Nombre de citoyens religieux sont incapables d’une telle reformulation, étant donné qu’ils n’ont pas la liberté d’utiliser la raison publique en raison de leurs devoirs religieux. Ils n’ont pas non plus accès aux capacités cognitives qui permettraient cet usage. Ils dérivent en général leurs jugements politiques de leurs convictions religieuses. Peut-être faudrait-il exiger dans un premier temps que l’usage de la raison publique soit réservé aux représentants politiques, aux candidats aux élections ? Mais surtout la tâche d’adaptation n’est pas égale pour tous. Elle représente pour les citoyens religieux un fardeau plus important que pour les autres. En effet, la conscience religieuse « moderne » doit faire face à trois défis : le pluralisme religieux et la concurrence d’autres religions, la science moderne et son rôle dominant, le droit positif et la morale profane. C’est un fardeau asymétrique et injuste.
62En conséquence, les citoyens religieux devraient pouvoir continuer à s’exprimer dans la sphère publique « informelle » des associations et organisations volontaires, distincte de la sphère politique formelle : parlements, etc. À la différence de Rawls, Habermas pense que l’État libéral a intérêt à libérer les voix religieuses pour créer sens et identités, mais à condition d’établir des filtres entre les deux types de processus politiques, sinon on court le risque d’une tyrannie des majorités.
63Il conclut par sa propre solution : la réciprocité et le dialogique. La raison publique doit imposer des obligations et des apprentissages aussi bien aux citoyens religieux qu’aux autres : pour tous, c’est un processus d’apprentissage. Une conscience laïque ne suffit pas pour la coopération et l’amitié civiques. Il faut aussi apprendre à considérer les conflits religieux comme des « désaccords raisonnables ». Cela suppose une évaluation critique des limites de la raison elle-même, donc un rejet du scientisme et du naturalisme comme du rationalisme dogmatique qui sont des doctrines compréhensives au même titre que les religions. Cela suppose aussi une reconnaissance, comme chez Rawls, du logos propre aux religions et de la place de la religion dans la modernité.
64Habermas, comme Rawls mais différemment, ne fait pas confiance à la laïcité pour conduire les religions vers la modernité et le dialogique, mais bien plutôt à un pluralisme démocratique qui ouvre l’espace politique public plus largement aux religions tout en imposant le devoir de civilité qui transforme nécessairement les doctrines religieuses et les sort de la sphère privée. La stabilité est acquise quand l’usage public de la raison est devenu majoritaire dans l’espace public, non pas quand règne la neutralité. La laïcité pour Rawls comme pour Habermas est donc bien un résultat du processus démocratique, pas sa condition.
L’État de droit et le pluralisme religieux
65Telles sont les grandes lignes d’un accommodement possible du pluralisme religieux dans un consensus politique démocratique lui-même pluraliste. Mais les objections demeurent nombreuses.
66La plus puissante est certainement la fragilité d’un tel consensus qui suppose la participation intense des citoyens de tous bords au débat public, avec le risque que ce débat se transforme en choc des intérêts particuliers des diverses communautés, comme c’est déjà le cas dans la démocratie majoritaire contemporaine. Ce sont les préférences les plus intenses, exprimées avec le plus de force qui vont l’emporter, empêchant le pluralisme d’être respecté. La peur des divisions et des conflits que le pluralisme met à jour est également un obstacle puissant à son expression publique. N’oublions pas l’avertissement de Maurice Barrès et sa puissance émotionnelle qui nourrit le retour de tous les nationalismes et xénophobies : « Notre mal profond écrivait-il, c’est d’être divisés, troublés par mille volontés particulières, par mille imaginations individuelles47. » Une conception différenciée de l’égalité divise encore plus la société et heurte de plein fouet l’idéologie républicaine, si par exemple certains peuvent faire appel à une justice religieuse et pas seulement civile, ou si les écoles confessionnelles sont autorisées à maintenir des quotas. Elle risque de créer des ghettos et des communautés ayant leur propre loi, échappant à l’autorité de l’État. En définitive, ce qui est en jeu, c’est la fragilisation de l’identité nationale et de l’autorité de l’État.
67À tout cela, il existe une réponse, mais elle exige de prendre des distances par rapport à la tradition républicaine étatiste. En effet, le cadre de ce consensus politique pluraliste n’est plus seulement l’État souverain, autorité administrative et exécutive, censée traduire dans les faits la volonté souveraine de la nation et de ses représentants. C’est, au contraire, l’État de droit ou le règne de la loi, the rule of law, ce qui a un sens complètement différent puisqu’il exige que l’État lui-même se soumette à ses principes. Aussi bien les agents de l’État que les minorités religieuses elles-mêmes doivent agir dans le cadre de la loi, c’est-à-dire pas seulement de la législation, mais des principes constitutionnels qui en garantissent la légitimité. Entre les groupes sociaux et religieux en conflit, il existe une instance médiatrice sans laquelle les analyses aussi bien de Rawls que de Habermas n’ont pas de sens : le cadre constitutionnel qui a une autorité supérieure à celle du législateur et des majorités politiques qui l’ont porté au pouvoir. C’est l’existence de ce cadre de l’État de droit qui permet d’échapper aux apories des démocraties parlementaires et de justifier la priorité des valeurs politiques sur les valeurs religieuses ou autres de n’importe quel groupe, majoritaire ou minoritaire. Les valeurs politiques dont se réclame le législateur échappent à l’arbitraire puisqu’elles sont inscrites dans les droits constitutionnels fondamentaux et évitent ainsi toute hésitation quant à l’application du pluralisme religieux et à ses limites. Ainsi le devoir de respecter l’intégrité physique des personnes rend illégales les mutilations sexuelles fondées sur des traditions religieuses. Ainsi l’égalité des personnes rend illégaux les mariages forcés, les divorces par répudiation, etc. Ainsi la liberté de conscience garantit le droit de l’individu à quitter sa communauté d’origine. Si droits culturels il y a dans une période transitoire, comme le droit d’avoir recours à la justice ecclésiastique, c’est dans le cadre absolument strict de l’État de droit. Les critiques à l’égard du pluralisme religieux au nom de l’identité nationale montrent à quel point la confiance dans les institutions, dans l’État de droit, dans la Constitution est érodée dans les démocraties majoritaires où nulle médiation ne vient modérer le choc des préférences individuelles et collectives. Le « plébiscite quotidien » qui en 1882 pour Renan définissait la nation doit être un plébiscite des principes constitutionnels, pas un plébiscite des valeurs historiques d’une communauté particulière et transitoire48. Ce sont les déficiences de l’État de droit qu’il faut blâmer pour la fragilité du consensus politique plutôt que la demande de pluralisme qui émane des groupes religieux.
68Le pluralisme religieux remodèle donc de manière sans doute douloureuse aussi bien notre conception de la démocratie que celle de l’État et oblige à traiter les religions comme des partenaires à part entière de la discussion publique.
CONCLUSION
69Il est hors de question de nier les succès du monisme républicain et de la laïcité. Ils ont permis l’intégration réussie de populations hétérogènes dans un moule commun tout au long d’une longue histoire, dans un ensemble de valeurs à prétention universelle, mais suffisamment identifiables par les minorités pour qu’elles puissent les adopter. Mais il ne faut pas oublier que les buts réels n’étaient ni la liberté individuelle ni l’égalité des minorités, mais le renforcement de l’autorité unificatrice de l’État et la création du sentiment d’identité nationale. Que dans ce combat les particularismes religieux aient été perçus comme l’ennemi de la nation, cela s’explique, comme nous l’avons vu, puisque l’État a pu seulement asseoir sa légitimité et susciter les allégeances des citoyens en reprenant les missions traditionnelles des Églises. Mais, quand le cadre national est solidement ancré dans les principes constitutionnels, conformément au « patriotisme constitutionnel » défendu par Habermas, les dangers du pluralisme religieux pâlissent face aux gains en liberté, en égalité et en dignité des citoyens, en dépit de leurs appartenances religieuses en conflit. La charge explosive des particularismes religieux ne peut être désamorcée que par l’ouverture de l’espace public au pluralisme démocratique.
Notes de bas de page
1 « Le monde que nous rencontrons dans l’expérience ordinaire nous confronte avec une multitude de choix entre des fins également ultimes et des demandes également absolues et la réalisation de certaines d’entre elles implique nécessairement le sacrifice de certaines autres. En fait, c’est en raison de cette situation que les hommes accordent autant de valeur à la liberté de choisir ; car s’ils avaient l’assurance que dans un état de perfection et réalisable sur terre, aucune des fins qu’ils poursuivent n’entrerait jamais en conflit, la nécessité et les affres du choix disparaîtraient et avec elles l’importance centrale de la liberté de choisir » (I. Berlin, Éloge de la liberté, trad. J. Carnaud et J. Lahana, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 168).
2 Ainsi, la traduction du terme sunni serait « orthopraxe » plutôt qu’« orthodoxe ». Voir R. Aslan, No god but God. The Origins, Evolution, and Future of Islam, Londres, Random House, 2005, p. 144.
3 Ibid., p. 262.
4 C. Taylor, « Modes of secularism », dans R. Bhargava (dir.), Secularism and its Critics, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 31-53.
5 Nous suivrons ici l’analyse par John Rawls du « fait du pluralisme » dans la mesure où l’ambiguïté et la polysémie de l’expression permettent de comprendre l’articulation entre transformations sociales (l’immigration postcoloniale), nouveaux modes de pensée (le pluralisme comme conception de la vérité en contraste avec le monisme rationaliste) et nouvelle conception de la tolérance (pluraliste et non plus neutre). Voir J. Rawls, Le libéralisme politique, trad. C. Audard, Paris, PUF, 1995.
6 On notera que cette même démarche conduit également à interpréter les votes des citoyens comme de simples préférences privées alors que leurs choix politiques sont publics et concernent le corps politique dans son ensemble ! Voir Rousseau que cite Rawls : « Quand on propose une loi dans l’assemblée du Peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur ; chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus » (J.-J. Rousseau, Du contrat social, Paris, Gallimard, 2006, IV, 2, § 8, p. 262-263).
7 C’est l’un des aspects les plus incohérents de la loi du 15 mars 2004 qui pose que, « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. » En effet, elle méconnaît le pluralisme religieux : le port de la kippa pour un juif pieux ou du hidjab pour une musulmane n’a pas le même sens que le port d’une croix de grande traille pour un chrétien qui n’encourt aucune condamnation s’il le refuse. Les devoirs religieux n’ont pas le même sens dans ces différentes religions.
8 Voir entre autres, R. Aslan, No god but God, op. cit., p. 262-266 ; J. Carens et M. Williams, « Muslim minorities in liberal democracies », dans R. Bhargava (dir.), Secularism and its Critics, op. cit., p. 137-173 ; G. Keppel, Jihad. Expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard, 2003 ; A. An-Naïm, Toward an Islamic Reformation, Syracuse, Syracuse University Press, 1990.
9 Un cas célèbre au Canada, en Ontario, a déclenché récemment des réactions hystériques, quand les tribunaux provinciaux ont voulu faire une place dans la réglementation des arbitrages familiaux (divorces, remariages, héritages) pour des élémentas de la shari’a afin d’aider les familles immigrées musulmanes à régler leurs conflits privés, comme ils l’avaient fait jusque-là sans soulever d’objections pour les familles d’origine juive. C’est d’ailleurs le cas déjà au Royaume-Uni où existent de nombreux tribunaux islamiques, travaillant en accord avec la loi britannique. Mais il s’agissait d’un pluralisme inacceptable pour la conscience collective, traumatisée par les événements du 11 septembre 2001. De même les déclarations récentes qui allaient dans le même sens de la tolérance à l’égard de certains aspects de la shari’a de l’archevêque de Canterbury, Rowan Williams, ont déclenché le même genre de réactions de rejet (voir The Times, 2 février 2008).
10 D’origine égyptienne, Mohammed Abdu (1849-1905) est avec l’Afghan Jamel Eddine al-Afghani (1838-1897) l’une des grandes figures du mouvement réformiste et de la renaissance de l’islam au xixe siècle. Il a entrepris de réformer l’islam sur les plans théologique, intellectuel, littéraire et surtout politique, soutenant que l’islam est une religion démocratique et œuvrant pour l’émancipation des femmes. Mais son combat anticolonialiste, son espoir de reconstruction du califat et son amitié avec Rachid Rédha (1865-1935) avec qui il a fondé au Caire la revue al-Manar, qui est vite devenue l’organe du courant salafiste arabe, en ont fait un des précurseurs du mouvement des Frères musulmans fondé en Égypte en 1906 et du néosalafisme contemporain. Voir G. Keppel, Jihad, op. cit.
11 Voir G. Keppel, Jihad, op. cit. ; ainsi que R. Aslan, No god but God, op. cit.
12 Le républicanisme néoromain de Machiavel et Harrington n’a pas grand-chose en commun avec le républicanisme français qui se caractérise surtout par son opposition au pluralisme en raison de son héritage révolutionnaire. Le pluralisme exacerbe les divisions internes, sociales et régionales qui caractérisaient l’Ancien Régime et menace l’établissement de l’État-nation postrévolutionnaire. Le républicanisme classique a, au contraire, inspiré la tradition américaine, et Tocqueville décrit longuement les vertus républicaines du gouvernement décentralisé (self-government) et de l’engagement politique et civique des citoyens.
13 Quand on étudie la Turquie d’Atatürk et son traitement de l’islam comme de ses minorités nationales (Kurdes), on voit plus clairement la signification politique de la laïcité et de la liberté religieuse comprises en ces termes.
14 C. Larmore, Modernité et Morale, Paris, PUF, 1993, p. 182. Il s’agit, bien sûr, de la Glorious Revolution de 1688 et de la tentative de restauration des Stuart.
15 Sur le « libéralisme de la peur », voir W. Galston, « Two concepts of liberalism », Ethics, 105 (3), 1995, p. 516-534, et J. Shklar, Visages de l’injustice, trad. J. Mouchard, Belfort, Circé, 2002 [1990],
16 J. Rawls, Le libéralisme politique, op. cit., p. 4.
17 Voir, entre autres, N. Fraser, Justice Interruptus, Londres, Routledge, 1997, p. 11-39.
18 E. Renault, L’expérience de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004.
19 A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, trad. P. Rusch, Paris, Cerf, 2000 ; N. Fraser et A. Honneth, Redistribution or Recognition ? A Political-Philosophical Exchange, Londres, Verso, 2003.
20 C. Taylor, Multiculturalism, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 38.
21 W. Kymlicka, Multicultural Citizenship, Oxford, Oxford University Press, 1995 (La citoyenneté multiculturelle, trad. P. Savidan, Paris, La Découverte, 2000).
22 J. Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Seuil, 1987 [1971], p. 73-74.
23 E. Tugendhat, Conférences sur l’éthique, trad. M.-N. Ryan, Paris, PUF, 1998, p. 9.
24 J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 4.
25 Cité par C. Taylor (Multiculturalism, op. cit.), qui note que, même si la citation ne vient pas vraiment de Saul Bellow, elle est typique du mépris pour la culture non occidentale ; d’autre part, un critique bien informé a expliqué à quel point l’exemple était mal choisi car il existe une littérature zouloue originale en Afrique du Sud, particulièrement vivante dans la lutte contre l’apartheid.
26 Ibid., p. 38-42.
27 K. Popper, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1988 [1935].
28 J. Gray, Isaiah Berlin, Londres, Harpers Collins, 1995, p. 43.
29 W. Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle, op. cit.
30 C. Taylor, Multiculturalism, op. cit. ; J. Habermas, Droit et démocratie, trad. R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1996.
31 A. Margalit, La société décente, trad. F. Billard, Paris, La Découverte, 1996.
32 J. Habermas, J. Rawls, Débat sur la justice politique, trad. C. Audard et R. Rochlitz, Paris, Cerf, 1997, p. 150.
33 J. Habermas, L’intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998 ; « Religion in the public sphere », European Journal of Philosophy, 14 (1), p. 1-25 ; J. Rawls, The Law of Peoples and The Idea of Public Reason Revisited, Cambridge, Harvard University Press, 1999.
34 J. Rawls, Le libéralisme politique, op. cit., p. 259-260.
35 Kant, Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, t. 1, p. 1317 [A738/B766],
36 Ibid., p. 1326 [A752/B780].
37 J. Rawls, The Law of Peoples and The Idea of Public Reason Revisited, op. cit.
38 Ibid., p. 149-151.
39 J. Habermas, « Religion in the public sphere », art. cité.
40 J. Rawls, Justice comme équité, op. cit., p. 131.
41 J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 48. Voir également la section 87 : « La justification repose sur la conception dans son ensemble et sur son accord avec nos jugements bien pesés » (ibid., p. 620).
42 J. Rawls Théorie de la justice, op. cit., p. 513 ; Id., Libéralisme politique, op. cit., p. 198-201.
43 J. Rawls, Libéralisme politique, op. cit., p. 300-301.
44 Ibid., p. 301, note 1.
45 J. Habermas, L’intégration républicaine, op. cit..
46 C’est certainement le cas de l’islam dont on sait combien il entretient des rapports conflictuels avec la pensée rationnelle ou ijtihad. Voir R. Aslan, No god but God, op. cit., chapitre 6, sur la position rationaliste des théologiens mu’tazilites et d’Averroès (Ibn Rachid), dont Mohammed Abdu se réclame pour justifier son néosalafisme.
47 Cité par Gérard Noiriel, A quoi sert l’identité « nationale », Marseille, Agone, 2007, p. 36.
48 Pour une déconstruction de la formule de Renan, voir ibid., p. 19-20.
Auteur
Ancienne élève de l’École normale supérieure, enseigne à la London School of Economics et a enseigné régulièrement la philosophie politique à l’École normale supérieure de Paris. Elle préside le Forum for European Philosophy dont elle est cofondatrice. Spécialiste de Rawls, on lui doit la traduction de A Theory of Justice (Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987) et de Political Liberalism (Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995), ainsi que l’édition d’une sélection d’articles de Rawls, Justice et démocratie (Paris, Seuil, 1993). Elle a également dirigé une édition critique des grands textes de l’utilitarisme, Anthologie historique et critique de Tutilitarisme, en trois volumes (Paris, PUF, 1999). Elle a publié notamment : Qu’est-ce que le libéralisme ? (Paris, Gallimard, 2009) ; John Rawls (Londres, Acumen Press, 2007) ; Le respect (Paris, Autrement, 1993) ; elle a dirigé le volume John Rawls. Politique et métaphysique (Paris, PUF, 2004).
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