Le conséquentialisme hybride de Samuel Scheffler : défense et illustration
p. 27-53
Texte intégral
1Partons d’une opposition simple entre des théories qui exigent que chaque individu agisse toujours de manière à satisfaire les exigences du bien ou de l’intérêt général, et les théories qui font de l’intérêt de certaines personnes en particulier une considération qui interdit de faire ce qu’exige l’intérêt ou le bien général quand cet intérêt général exigerait le sacrifice de cet intérêt particulier d’une personne particulière, ou entrerait en contradiction avec lui.
2Les théories conséquentialistes appartiennent au premier genre, et elles sont fondées sur deux propositions essentielles. Tout d’abord, l’idée qu’il est possible de hiérarchiser l’ensemble des états possibles et de les classer de manière à déterminer celui qui est le plus favorable d’un point de vue impersonnel ou du point de vue de l’ensemble, abstraction faite de la considération de ce qui arrive à telle ou telle personne en particulier. Et en second lieu, l’idée que chaque individu est en toutes circonstances tenu ou obligé d’agir de manière à favoriser la réalisation de l’état le plus avantageux d’un point de vue impersonnel1.
3Les théories déontologiques appartiennent au second genre et elles sont elles aussi fondées sur deux idées distinctes.
4La première est que tous les états possibles ne sont pas susceptibles d’être classés et évalués les uns par rapport aux autres parce que la non-satisfaction d’une personne dans l’un des états possibles ne peut pas être compensée par une satisfaction plus grande d’une autre personne dans un autre état possible. L’idée d’une satisfaction globale est absurde parce que les personnes sont séparées. La seconde idée est que, même si une telle considération globale était possible, un état qui comporte une injustice ou la violation des droits d’une personne en particulier n’est pas susceptible d’être comparé à d’autres états qui ne violent les droits d’aucune personne en particulier. Si un état possible comporte une injustice de ce genre, il doit pour ainsi dire être mis hors concours. Dans certains cas, on pourrait donc à la rigueur dire quel est l’état qui satisfait le plus les intérêts de l’ensemble, mais si cet état est tel qu’il comporte la violation des droits de certaines personnes en particulier, il est interdit de le prendre en considération, quel que soit par ailleurs l’accroissement global de satisfaction des intérêts que comporterait sa réalisation.
5On sait que les deux approches ont l’une et l’autre une certaine capacité de séduction.
6Intuitivement, il paraît de bonne logique, si l’on dit qu’une chose est un bien, de vouloir maximiser cette chose et d’adopter par conséquent un point de vue conséquentialiste. Si je pense qu’il est bon qu’aucune personne innocente ne soit tuée, il est logique d’en conclure qu’il faut toujours agir de manière à minimiser le nombre de personnes innocentes qui sont tuées ; la conclusion paraît être que si, en tuant moi-même une personne innocente, j’empêche un meurtrier de tuer lui-même trois personnes innocentes, je dois le faire. Si le fait de tuer cette personne innocente a pour conséquence qu’un fou est empêché de lâcher une bombe atomique sur une ville et de tuer ainsi des centaines de milliers d’innocents, la chose est encore plus évidente ; l’attitude déontologique, qui commande de ne jamais sacrifier une personne à une autre, serait dans ce cas tout à fait paradoxale.
7Mais, tout aussi intuitivement, l’idée inverse comporte elle aussi des séductions, surtout si l’on considère que, dans l’exemple précédent, j’ai l’obligation de tuer une personne innocente lorsque la conséquence de mon action sera la production du plus grand bien (un maximum de vies innocentes sauvées). Il y a en effet une forte séduction dans l’idée que certaines raisons liées à des personnes particulières font qu’il est interdit d’agir de manière à promouvoir l’intérêt général ou le plus grand bien d’un point de vue impersonnel. Cette personne particulière peut être moi-même (car je me reconnais comme assujetti à une obligation de conscience de ne pas tuer une personne innocente quelles que soient les conséquences), ou quelqu’un d’autre (l’innocent qu’il s’agit de tuer peut être mon propre fils ou, plus généralement, une autre personne dont je sais, même si je ne la connais pas, qu’elle a un droit de ne pas être tuée pour assurer la survie d’autres personnes)2.
8Pour Samuel Scheffler, le fait que les deux positions aient ainsi une séduction propre mais que, à l’évidence, elles aient aussi des aspects inacceptables incite à se demander s’il ne serait pas possible de trouver une théorie intermédiaire, un hybride qui réponde aux objections adressées au conséquentialisme tout en échappant au paradoxe déontologique. Afin de progresser dans la recherche d’une telle hybridation, il propose de partir des objections essentielles adressées à l’approche conséquentialiste et de montrer qu’il est possible d’y répondre sans aller jusqu’à adopter l’approche déontologique et en s’arrêtant pour ainsi dire à mi-chemin3.
9Quelles sont les objections au conséquentialisme ? Scheffler pense qu’il y en a deux. La première est liée à l’intégrité personnelle, car le conséquentialisme semble commander à chacun d’agir de manière à maximiser le bien d’un point de vue impersonnel, et donc d’abandonner ses propres projets, ou d’agir d’une manière qui entre en contradiction avec son propre plan de vie, toutes les fois qu’il peut, en le faisant, maximiser le bien de l’ensemble auquel il appartient. Une telle théorie menace l’intégrité personnelle car elle peut nous faire un devoir moral de ne pas agir comme nous pensons devoir le faire, et d’abandonner nos propres projets quand le bien général l’exige ; elle subordonne donc la possibilité que nous avons de poursuivre nos propres plans à la considération de l’intérêt général et, ce faisant, elle menace l’autonomie de l’individu.
10La seconde objection est liée à la justice distributive. La théorie conséquentialiste dit que certains doivent se sacrifier si ce sacrifice a pour effet de maximiser le bien général ; c’est l’objection classique selon laquelle le conséquentialisme ne prend pas au sérieux la séparation des personnes, puisqu’il fait un devoir à certains de considérer que le sacrifice de leur propre satisfaction est compensé par le surcroît de satisfaction qui échoit à d’autres du fait de ce sacrifice4.
11Ces objections paraissant tout à fait pertinentes, on a besoin d’une théorie qui ne fasse pas obligation à chaque individu d’agir toujours et systématiquement de manière à maximiser le bien d’un point de vue impersonnel, par exemple d’une théorie qui affirme que, s’il est toujours permis d’agir de manière à promouvoir l’intérêt général, il est aussi permis – au moins dans certains cas – de ne pas suivre ce principe. Une telle théorie alternative devrait donc nous permettre de comprendre quand et pourquoi les individus ont le droit de se soustraire à la règle qui commande de maximiser le bien général et de faire prévaloir leur propre intérêt (ou celui des personnes qui leur sont proches) sur la considération de l’intérêt commun.
12Cette théorie alternative ne serait cependant pas déontologique car le déontologue dit quant à lui que nous ne sommes jamais tenus d’agir pour le bien général et que nous avons toujours un droit imprescriptible de poursuivre de manière absolue notre propre intérêt et les intérêts de ceux que nous avons choisi d’aider. Il accorde donc une priorité absolue à l’intérêt particulier par rapport à l’intérêt général, alors que la théorie alternative proposée par Scheffler devrait nous permettre de comprendre qu’il y a des cas dans lesquels nous avons un droit de poursuivre notre intérêt particulier aux dépens de l’intérêt général, mais que ce droit n’est pas absolu. Nous cherchons donc une théorie qui reconnaît le devoir de contribuer au bien des autres, même lorsque nous n’avons pas décidé de le faire ou que nous ne nous y sommes pas engagés par contrat, mais qui ne nous y oblige pas en toutes circonstances ; elle doit nous permettre de reconnaître les cas dans lesquels nous avons le droit de ne pas contribuer au bien général et de nous consacrer à nos propres projets, alors même que le fait de nous consacrer à nos propres projets ne maximise pas la satisfaction de l’intérêt général. Mais elle doit nous permettre aussi de reconnaître les cas dans lesquels nous avons le devoir d’abandonner nos propres projets pour venir en aide aux autres5.
13Il existerait donc bien trois possibilités et non pas deux.
14Soit chacun a toujours et systématiquement le devoir absolu d’agir en toutes circonstances de manière à maximiser le bien d’un point de vue impersonnel.
15Soit, au contraire, chacun possède un droit absolu et imprescriptible de se préoccuper uniquement de ses intérêts particuliers et de ceux des personnes qu’il a personnellement choisi d’aider (s’il a fait un tel choix) sans être jamais assujetti à aucune obligation de faire prévaloir le bien général sur son propre bien. Non seulement il n’a pas le devoir de se sacrifier pour les autres s’il n’a pas choisi de le faire mais, plus important encore, les autres n’ont pas le droit de sacrifier ses intérêts pour promouvoir l’intérêt général.
16Soit enfin nous avons le droit, dans certains cas, de poursuivre notre intérêt particulier alors même que cette conduite n’est pas optimale du point de vue de la promotion de l’intérêt général, mais ce droit souffre des exceptions6.
17Comment peut-on, selon Scheffler, répondre aux objections anti-conséquentialistes ?
18Pour parer à l’objection liée à l’intégrité personnelle – qui met l’accent sur le fait que, dans l’approche conséquentialiste, l’agent peut avoir une obligation morale d’agir à l’inverse de ses convictions et de ses projets-, on peut introduire l’idée que, dans certains cas, l’agent possède une prérogative de ne pas agir comme le requiert la maximisation de l’intérêt général sans que, pour autant, cette prérogative ait le caractère absolu que lui attribue l’hypothèse déontologique7. L’intégrité personnelle ne requiert pas ce caractère absolu, car il n’y a pas d’atteinte à mon intégrité personnelle si l’on exige de moi que je sacrifie un intérêt très mince et très frivole à l’intérêt supérieur de la collectivité ; l’intégrité personnelle n’est atteinte que si l’on me demande de renoncer à un projet et à un intérêt qui sont centraux dans mon existence et qui me définissent.
19Mais, à l’évidence, cela pose immédiatement le problème de la définition de la frontière : qu’est-ce qu’un intérêt frivole et qu’est-ce qu’un projet qui est central dans mon identité et dont la mise en cause représenterait nécessairement une menace pour mon intégrité morale ? Dans quel cas avons-nous la prérogative de nous soustraire à l’obligation d’agir de manière à maximiser le bien général ?
20Il est évidemment très difficile, dit Scheffler, de répondre à cette question, mais un simple exemple peut nous permettre de comprendre qu’elle n’est pas insoluble. Supposons que je sois en train d’écrire un roman qui a beaucoup d’importance pour moi (indépendamment de sa valeur littéraire objective, qui n’entre pas ici en ligne de compte) ; supposons ensuite que quelqu’un me téléphone et me dise que, si j’entreprends un voyage à l’instant même (ce qui m’oblige à interrompre la rédaction de mon roman), je peux trouver un emploi très intéressant qui va me permettre de vivre beaucoup mieux. Le degré auquel l’intérêt de l’emploi pour moi déclenche l’abandon de mon roman est plus bas que dans l’hypothèse où quelqu’un me téléphone en disant que, si j’abandonne mon roman, je vais pouvoir agir de manière à procurer un emploi très intéressant à un de mes amis que j’apprécie particulièrement et dont je sais que la situation est difficile. Mais s’il s’agit de procurer un tel emploi à mon cousin (je ne l’apprécie pas particulièrement, mais je sais que cela ferait plaisir à ma tante – que j’apprécie – qu’il décroche un bon emploi), le degré auquel je vais être disposé à renoncer à mon projet d’écriture va s’élever, et plus encore – l’abandon de mon projet devenant alors quasiment impossible sauf si je suis un parfait altruiste – lorsqu’on me dit que je pourrai, en entreprenant un voyage immédiat, procurer un emploi intéressant à un parfait inconnu8.
21Mais supposons que mon correspondant m’informe que, en abandonnant mon roman et en entreprenant ce voyage, je peux sauver la vie de dix enfants, ou de cent enfants ; il est clair que l’intérêt de ces personnes que je ne connais pas pèse de plus en plus lourd (moralement parlant) et que, plus l’intérêt est important (pour autrui), plus le seuil auquel se déclenche l’abandon de mon roman baisse, plus mon propre intérêt est subordonné à celui des autres ou à l’intérêt général. Il y a manifestement des cas où l’importance de l’intérêt de mon action pour autrui est telle que je peux légitimement être contraint d’agir de manière à satisfaire cet intérêt qui n’est pas le mien, même au prix du sacrifice de mes propres intérêts. Mais il est tout aussi clair que le fait que les intérêts à sacrifier soient les miens les affecte, si l’on peut dire, d’un coefficient d’importance qui leur donne, dans la motivation de mon action, un poids moral plus grand que celui d’un intérêt du même ordre chez autrui. Il ne suffit pas que l’intérêt des autres soit un petit peu plus important que celui que je devrais sacrifier pour m’obliger à un tel sacrifice ; mais il y a des cas où l’intérêt des autres est si essentiel et le mien si peu essentiel que j’ai l’obligation morale de sacrifier le second au premier9.
22Il semble donc que l’intégrité personnelle soit compatible avec l’obligation de poursuivre les intérêts d’autrui aux dépens de nos propres projets quand ces derniers ne sont pas pour nous des intérêts critiques auxquels nous nous identifions et qui définissent notre identité, alors même que les intérêts des autres qu’il s’agit de satisfaire sont des intérêts vitaux. En d’autres termes, le fait que des intérêts soient les nôtres ne suffit pas à leur conférer une valeur absolue dans la détermination de nos obligations et nous pouvons, sans que notre intégrité personnelle en soit atteinte, avoir l’obligation d’abandonner nos projets lorsque ceux-ci ne correspondent pas à une conviction profonde essentielle à la manière dont nous nous définissons nous-mêmes.
23L’objection de l’intégrité personnelle exige donc l’abandon du conséquentialisme pur – qui ferait aux individus une obligation morale d’abandonner leurs projets toutes les fois que cet abandon aurait pour effet la maximisation du bien au plan général –, mais elle n’exige pas l’adoption de la thèse déontologique – qui exigerait que l’intérêt d’une personne, si mince qu’il soit, ne soit jamais sacrifié pour le bien d’une autre ou pour celui de l’ensemble, c’est-à-dire que nul n’ait jamais l’obligation morale de faire prévaloir le bien d’autres personnes sur le sien propre et qu’il soit toujours impossible de contraindre qui que ce soit à renoncer à une satisfaction qui est la sienne, au motif que cette renonciation permet une satisfaction beaucoup plus importante – peut-être vitale – pour d’autres personnes. Notons aussi, dit Scheffler, que tout individu a toujours le droit – sans que cela nuise à son intégrité personnelle – de renoncer à poursuivre son propre intérêt pour maximiser la satisfaction globale dans l’ensemble auquel il appartient10.
24Qu’en est-il maintenant de l’objection liée à la justice distributive11 ? Scheffler rappelle que cette objection rejette le conséquentialisme au nom du fait qu’il conduit à sacrifier les intérêts de certaines personnes dans le but d’accroître la satisfaction d’autres personnes ou la satisfaction globale ou moyenne au niveau de la société tout entière. Là encore, dit Scheffler, on pourrait proposer une thèse hybride qui, tout en admettant la fausseté du principe conséquentialiste pur qui exige que l’intérêt particulier doive toujours céder à l’impératif de maximisation globale, affirme cependant qu’il n’existe pas d’intérêt particulier qui soit sacré ou dont on puisse dire qu’il ne doit jamais être sacrifié ; tout dépend en effet de la nature et de l’étendue des effets que produirait son sacrifice12.
25Une telle hybridation permettrait par exemple de répondre aux critiques de Rawls qui considère que le principe de différence n’est pas satisfaisant car il conduit à sacrifier une très considérable augmentation de la quantité de biens premiers disponibles pour l’ensemble des membres de la société qui n’occupent pas la position la moins favorisée si elle a pour effet une détérioration, même infime, de la situation de ceux qui occupent cette position la plus basse au sein de la société. Ce principe a en effet l’inconvénient de conférer une sorte de valeur absolue (qui n’est susceptible d’aucune compensation ou équivalent) à la position des moins favorisés : quel que soit l’accroissement de la quantité de biens premiers d’un point de vue global, la mesure qui y conduit n’est pas légitime si elle n’est pas avantageuse pour ceux qui se trouvent dans la position la moins favorisée.
26La proposition d’hybridation avancée par Scheffler permettrait de pallier cette conséquence peu satisfaisante par une sorte de conséquentialisme distributif qui commande de maximiser le bien de l’ensemble en accordant un poids moral proportionnellement plus important au sort des moins favorisés. Cela voudrait dire qu’un accroissement de la quantité de biens premiers possède plus de poids moral quand il concerne les moins favorisés que lorsqu’il concerne d’autres secteurs de la société, sans pour autant posséder un poids absolu, qui ferait qu’une amélioration infinitésimale du sort des moins favorisés doit toujours être privilégiée sur le plan moral par rapport à une amélioration qui concerne d’autres groupes sociaux, quelle que soit son importance.
27On aboutit ainsi à une sorte de prioritarisme qui accorde un poids moral inégal aux avantages conférés aux individus en fonction de leur place dans la hiérarchie de la répartition des ressources13. Si certains individus sont situés en bas de l’échelle, le fait de leur conférer un avantage plus petit peut compenser, et au-delà, le fait de conférer un avantage plus grand à des gens qui sont situés plus haut dans l’échelle sociale, parce que les avantages qui leur échoient possèdent une importance morale plus grande.
28Comme le montre Scheffler, cette hybridation est en fait une reformulation du conséquentialisme destinée à lui permettre d’intégrer des considérations distributives. En avançant que les avantages conférés à ceux qui en ont le moins possèdent un poids moral comparativement supérieur sans pour autant l’emporter de manière absolue sur tout avantage, quel qu’il soit, conféré à ceux qui ne font pas partie de cette catégorie des plus défavorisés, l’hybridation permet en effet de conserver deux thèses essentielles de l’approche conséquentialiste. Tout d’abord, l’idée selon laquelle les différents états possibles sont susceptibles d’être comparés et classés ; par exemple, on peut comparer et classer un état dans lequel A possède 10 et B possède 20 à un autre état dans lequel A possède 9 et B possède 50. On ne rejette pas toute tentative de comparaison au nom de la valeur absolue (négative) accordée à la situation de A, car tout dépend de la nature des gains et de celle des sacrifices pour les uns et pour les autres. Et en second lieu, bien entendu, la thèse cardinale selon laquelle, si l’on a le choix entre un état qui contient plus de biens qu’un autre – par exemple une quantité supérieure de biens premiers-, il est exclu d’affirmer qu’il est interdit a priori de choisir l’état qui en contient le plus sous prétexte que la situation de ceux qui possèdent le moins d’avantages y est moins bonne que ce qu’elle serait dans l’autre. L’hybridation ne dit pas que l’état qui contient la plus grande quantité de biens est le meilleur – ce serait du conséquentialisme pur – mais elle dit que la nature de la répartition doit être considérée. Elle introduit donc, selon l’expression de Scheffler, des considérations distributives dans la détermination de l’optimum14.
29On peut donc répondre à l’objection distributive non pas en disant que tout sacrifice d’un intérêt particulier au nom de l’intérêt de l’ensemble est interdit mais en montrant que les intérêts dont on peut envisager le sacrifice et ceux dont on peut envisager la promotion sont affectés de poids moraux distincts et que seule la prise en compte de ces « coefficients moraux » peut permettre de déterminer ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Contrairement à la thèse déontologique qui dit que la satisfaction d’une personne n’est jamais compensée par la satisfaction d’une autre, et que les états possibles comportant des répartitions différentes entre personnes distinctes ne peuvent pas être classés les uns par rapport aux autres, la thèse hybride avance que tout dépend de l’importance morale comparée des satisfactions sacrifiées ou favorisées, ainsi que du nombre de personnes en cause.
30Si l’on accepte cette hybridation, on aboutit à la thèse selon laquelle le gouvernement peut parfois avoir le droit d’agir pour le plus grand bien de l’ensemble ; il peut dans certains cas contraindre certains individus à agir comme ils ne veulent pas le faire, à abandonner certains de leurs projets au nom des effets positifs que cet abandon aura pour d’autres qu’eux-mêmes (pourvu qu’il ne s’agisse pas de leurs intérêts vitaux et que, inversement, les intérêts qu’il s’agit de satisfaire chez les autres soient des intérêts vitaux)15.
31Scheffler remarque que, agrémentée de son hybridation, la thèse conséquentialiste devient susceptible d’être inscrite dans une culture publique, alors que, dans son état pur, elle semble bien en être incapable, car on ne peut pas inscrire dans la culture publique l’idée que les individus peuvent être moralement obligés d’abandonner leurs propres projets pour se consacrer à la promotion du bien de l’ensemble et on ne peut pas affirmer que tous les individus doivent vouloir que leurs propres intérêts soient sacrifiés lorsque le bien de l’ensemble de la société l’exige. Dans un contexte purement conséquentialiste, il y aurait donc nécessairement un désaccord entre le principe qui régit la société et celui que les individus acceptent explicitement. Mais cela cesse d’être vrai avec l’hybridation car il est parfaitement possible d’ériger en maxime explicite le principe qui affirme que nos intérêts seront sacrifiés lorsqu’ils sont triviaux et que les intérêts au profit desquels le sacrifice se fera seront en revanche les intérêts vitaux d’un grand nombre d’autres personnes16.
32Scheffler propose d’appeler prérogative le droit que l’individu possède de ne pas agir pour la maximisation du bien général dans le cas où l’intérêt qu’il lui faudrait sacrifier pour cela est essentiel au point que l’obligation de l’abandonner serait une atteinte à son intégrité morale. Cette prérogative permet, selon lui, de tenir compte du fait essentiel que les projets qui sont les nôtres ont un poids spécial pour nous pour la seule raison que ce sont les nôtres ; on ne peut donc pas nous demander de les considérer simplement comme des projets parmi d’autres et de n’attribuer aucune importance spéciale à leur réalisation. Si, d’un côté, il paraît difficile d’admettre que le simple fait qu’un projet soit le mien entraîne que sa réalisation possède une importance morale plus grande que celle de n’importe quel projet d’une autre ou de plusieurs autres personnes, il paraît tout aussi irréaliste d’exiger que les individus traitent leurs propres projets et ceux de leurs proches comme n’ayant pas plus d’importance pour eux que ceux de n’importe qui d’autre. En ce sens, dit Scheffler, mes propres projets ont toujours pour moi une place, un poids et une importance qui sont sans proportion avec l’importance ou le poids qu’ils peuvent avoir dans l’intérêt général : leur importance subjective ne peut pas être la simple traduction de leur importance objective et cela implique qu’il existe, pour un projet, une source de valeur entièrement indépendante de la contribution que sa réalisation peut apporter au bien global de la société17. La prérogative permet donc de rompre avec l’idée simpliste (et fausse) selon laquelle nous ne devrions jamais accorder à nos projets une importance morale hors de proportion avec leur contribution au bien général. Elle permet donc de tenir compte de ce que Scheffler appelle l’indépendance du point de vue personnel, c’est-à-dire de l’importance spéciale que les individus attachent à la réalisation de leurs propres projets, sans pour autant considérer que cette indépendance est absolue et qu’elle empêche toute possibilité de mettre en balance la réalisation d’un projet qui est le mien et celle d’un autre projet qui n’est pas le mien.
33L’intérêt de la thèse avancée par Scheffler est de ménager deux intuitions distinctes. D’une part, l’idée que le conséquentialisme pur mettrait en danger l’intégrité personnelle des individus en les obligeant à vouloir renoncer à leurs projets dans certains cas, même lorsque ces projets sont essentiels à leur propre identité. Mais, d’autre part, l’idée que l’intérêt de l’ensemble et, plus largement, l’intérêt des autres ne sont pas sans poids moral, et qu’il est donc possible d’envisager les actions du point de vue de leur impact sur le bien global. L’introduction de la prérogative permet de conserver cette seconde intuition – d’inspiration fondamentalement conséquentialiste – tout en bloquant les conséquences indésirables qu’elle entraîne lorsqu’elle ne fait l’objet d’aucune hybridation.
34Mais évidemment, dit Scheffler, il resterait à reprendre le problème par l’autre bout : qu’est-ce qui rend la thèse déontologique inacceptable ? Pourquoi ne pas accepter que les conséquences indésirables de la thèse conséquentialiste nous conduisent jusqu’à l’extrémité déontologique ? Pourquoi vouloir s’arrêter dans l’entre-deux et comment établir de manière définitive que les objections auxquelles se heurte le conséquentialisme n’impliquent pas l’acceptation de la position déontologique18 ?
35Rappelons tout d’abord où se trouve le centre nerveux de cette position : il ne doit jamais y avoir de classement entre deux états globaux possibles parce que le moins de satisfaction accordé à certaines personnes dans le premier ne peut jamais être compensé par le surcroît de satisfaction accordé aux autres dans le second, quelle que soit son importance. La comparaison entre deux sommes globales de satisfaction est donc simplement une erreur de catégorie, dans la mesure où il est toujours moralement prohibé de sacrifier certains intérêts particuliers sous prétexte que ce sacrifice serait bénéfique du point de vue de l’intérêt général. La seule justification qui permette d’interdire à quelqu’un de poursuivre son intérêt particulier, c’est toujours et seulement que, en le faisant, il empêche les autres de poursuivre le leur.
36On sait depuis longtemps que cette thèse déontologique entraîne un paradoxe insurmontable : elle implique qu’il est interdit de faire X parce que X est mauvais, alors même que le fait de ne pas faire X a pour conséquence qu’il y a plus de X dans le monde que si l’on faisait X. Il ne faut pas commettre de violence alors que le fait de ne pas en commettre a pour effet que d’autres personnes se livrent à des actes violents dont l’importance et l’ampleur surpassent de beaucoup celles de la violence à laquelle on s’est soi-même abstenu de recourir. Le paradoxe est que l’on dispose de moyens de réduire la violence globale (chose que l’on sait être mauvaise) et qu’il est cependant interdit d’y recourir19.
37Placé devant ce paradoxe, le déontologue en nie tout simplement l’existence ; selon lui, faction X (la violence par exemple) est interdite en toutes circonstances et personne n’a le droit de l’accomplir, quel que soit le contexte et quelles que soient les conséquences. Si tout le monde s’abstient de commettre des actes violents, la violence disparaît, un point c’est tout20. Mais cette réponse laisse planer un malaise car, dans le monde réel, le fait que l’on s’abstienne de faire X (des actes violents) peut avoir pour conséquence qu’il y a plus de X (plus de violence) dans le monde que si nous ne nous en abstenions pas. Or, si X est la chose à éviter, il serait logique de se conduire de manière à minimiser la quantité de X.
38Scheffler entend donc défendre – contre le déontologisme – l’idée qu’il est moralement permis, dans certains cas, de sacrifier l’intérêt d’une personne pour en satisfaire d’autres. Certes, dit-il, il y a de puissantes objections à cette idée mais, si on les étudie attentivement, on s’aperçoit que la thèse déontologique n’y apporte pas de réponse satisfaisante et que, en revanche, l’hybridation du conséquentialisme par l’idée de prérogative suffit à y répondre. Il n’y a donc aucune raison d’adopter la thèse déontologique pour parer à ces objections21.
39On comprend mal, en effet, pourquoi il serait nécessaire d’introduire l’idée qu’il n’est jamais moral de subordonner l’intérêt particulier à la maximisation de l’intérêt général pour satisfaire les exigences de l’intégrité personnelle. Il suffit que chacun ait la permission de se soustraire à l’obligation d’agir ainsi dans certains cas, c’est-à-dire qu’il dispose de la prérogative de privilégier dans certains cas son intérêt particulier, ses projets personnels et ceux des personnes qu’il a choisi d’assister lorsque ces intérêts et ces projets sont essentiels à son identité et donc au maintien de son intégrité personnelle. L’obligation d’abandonner nos propres finalités et d’agir pour un intérêt qui n’est pas le nôtre est donc inoffensive lorsqu’elle ne porte que sur des actions « indifférentes » et lorsque nous pouvons annuler cette obligation en invoquant la prérogative qui doit jouer lorsque les actions auxquelles il nous faudrait renoncer pour y satisfaire ne sont pas indifférentes pour nous. Cette prérogative, dit Scheffler, suffit à garantir notre intégrité morale, sans qu’il soit nécessaire pour cela de recourir à l’idée que toute action destinée à promouvoir le plus grand bien d’un point de vue impersonnel est frappée d’un interdit moral à partir du moment où elle exige de nous le sacrifice de l’un quelconque de nos intérêts ou de nos projets22.
40Les partisans de la thèse déontologique considèrent cet argument comme étant d’une insigne faiblesse. Ils soutiennent qu’il renferme une erreur grossière car il omet de faire une distinction capitale. Il est en effet possible, en tant que personne, de sacrifier un de nos projets présents (qui satisfait moins nos intérêts durables) dans le but de poursuivre demain un projet plus important (qui satisfait mieux notre intérêt) ; dans ce cas, le sacrifice de l’un à l’autre est moralement permis car tous deux sont les projets d’une seule et même personne. Mais ce raisonnement cesse d’être admissible lorsque les projets appartiennent à deux personnes distinctes car on ne peut pas demander à A de renoncer à son projet sous prétexte que ce sacrifice va permettre à B de réaliser un projet qui est plus important en termes d’impact sur l’intérêt général. L’interdiction du sacrifice est donc une réponse adéquate au caractère séparé des personnes car il n’existe pas de personne unique dont les deux personnes distinctes seraient en quelque sorte des composantes et dont les intérêts seraient maximalement satisfaits par le sacrifice de A au profit de B. Agir pour le bien de l’ensemble doit donc être interdit toutes les fois que cela implique le sacrifice des intérêts d’une personne en particulier, c’est-à-dire toutes les fois que cela implique que l’on contraigne une personne à ne pas faire ce qui est dans son intérêt, à ne pas recueillir tous les avantages de sa propre action, c’est-à-dire à agir en partie au moins pour le bien des autres.
41Scheffler affirme que ce raisonnement n’est pas recevable car, par hypothèse, le choix n’est pas entre le fait de violer les droits d’un personne et le fait de ne violer aucun droit d’aucune personne, mais entre la violation des droits d’une personne et la violation des droits de plusieurs personnes tout aussi innocentes23. Si l’on ne contraint pas un certain individu à abandonner ses propres plans, ce sont les droits de plusieurs autres personnes qui seront gravement et durablement violés, soit par des tiers, soit du fait qu’elles ne peuvent disposer des ressources nécessaires à l’exercice de leur autonomie24. Or, et c’est le nerf de l’argument de Scheffler, s’il existe une personne qui possède une caractéristique que l’on ne doit jamais violer, les autres personnes possèdent elles aussi cette caractéristique ; si la personne que l’on envisage de contraindre à abandonner ses plans possède un droit imprescriptible de ne pas subir cette contrainte, les autres personnes, qui doivent abandonner leurs plans parce que la première n’a pas été contrainte à abandonner les siens, devraient elles aussi posséder ce même droit de ne pas être contraintes à abandonner leurs propres projets. Or, du fait que la première personne n’est pas contrainte d’abandonner ses projets, ces autres personnes sont quant à elles contraintes d’abandonner les leurs. Si les projets de la première personne sont frivoles et inessentiels à son intégrité morale, tandis que ceux des autres personnes sont des projets essentiels à leur existence comme être autonomes, il y a là un paradoxe moral qui pourrait bien, en retour, légitimer l’obligation imposée à la première personne d’abandonner ses propres projets. Et si elle y est obligée, le gouvernement peut sans aucun doute l’y contraindre.
42Il est donc tout à fait vrai que la première personne possède une caractéristique morale qui ne doit pas être violée, mais il est tout aussi vrai que cette caractéristique est possédée au même titre par les autres personnes ; or, si nous nous abstenons de la violer dans la première, elle sera immanquablement violée dans les autres. Il semble que l’on puisse en conclure que la seule question pertinente est de savoir combien de personnes vont subir une violation de leurs droits et quelle est l’importance de cette violation pour chacune d’entre elles. Pouvons-nous contraindre un vacancier à renoncer à sa sieste pour sauver deux vies innocentes ? La réponse est oui.
43Un point qui ressort avec évidence de la démonstration proposée par Scheffler, c’est qu’il est impossible de justifier la thèse déontologique en mettant l’accent sur une propriété que posséderait la personne que l’on envisage de contraindre et en disant que cette propriété ne doit jamais être violée parce que cette violation est intrinsèquement condamnable sur le plan moral25. La raison en est que si cette personne possède une telle propriété, les autres personnes la possèdent également ; s’il est moralement mauvais qu’elle soit violée, il faut agir de manière à ce que la quantité de violation soit minimisée, et par conséquent accepter de la violer dans une personne pour qu’elle ne le soit pas à un plus haut degré et de manière plus grave dans un grand nombre d’autres personnes.
44Face à cette conclusion, le déontologue peut reconnaître qu’il a fait fausse route et changer son fusil d’épaule : il s’agit non pas de dire qu’il existe, dans la personne que l’on envisage de contraindre, une propriété qui ne doit jamais être violée, mais de dire qu’il y a, de la part de la personne qui envisage d’en contraindre une autre au nom du plus grand bien de l’ensemble, une action qui ne doit jamais être accomplie26. Il est tout simplement interdit, sur le plan moral, de sacrifier le bien d’une personne à des considérations qui ne sont pas liées à cette personne mais à d’autres ou à un ensemble. Bien entendu, le fait de ne pas sacrifier l’intérêt d’une personne aura pour conséquence que les intérêts de plusieurs autres personnes seront sacrifiés, mais celui qui n’a pas contraint autrui à sacrifier son intérêt a fait son devoir et il est moralement irréprochable car, après tout, il existe une différence entre le fait de causer directement un tort et le fait de ne pas empêcher une autre personne de causer un tort27. Nous sommes tenus de ne pas agir de manière immorale, mais nous sommes excusables de ne pas empêcher les autres d’agir de manière immorale ; si je n’abats pas cet assassin, car je ne suis pas policier, je ne suis pas responsable des morts qu’il causera par la suite et nul ne peut me reprocher de ne pas l’avoir mis hors d’état de nuire alors qu’on aurait pu me reprocher de l’avoir abattu sans procès ni formalités juridiques !
45Autrement dit, il est interdit de victimiser directement une personne A mais il n’est pas interdit d’agir d’une manière telle que, par notre abstention, nous « permettons » que d’autres personnes B, C, D, E, F soient victimisées par des tiers (par A par exemple). Cette différence entre agir et s’abstenir d’agir (ou permettre par notre abstention que les autres agissent) est capitale, car chacun de nous a la responsabilité de s’abstenir de victimiser autrui, mais nul n’est responsable de la victimisation à laquelle d’autres se livrent en profitant de son abstention.
46Il n’est pas certain que cette réponse soit satisfaisante car, s’il est vrai que l’on se reconnaît plus responsable de ce que l’on fait directement que de ce qui arrive du fait de notre abstention, la question est de savoir si nous avons raison d’accorder une telle valeur à cette distinction28. Dans une société dont le mécanisme institutionnel et fiscal met certains en état de recueillir des avantages auxquels ils n’ont pas contribué tout en réduisant d’autres personnes à un état de complet dénuement, ceux qui profitent du système et qui refusent toute redistribution peuvent difficilement prétendre qu’ils sont moins responsables de la situation des autres que s’ils en étaient directement la cause. L’idée que seules les actions qui font directement du tort aux autres doivent être prohibées et que, si tout le monde s’en abstient sans se préoccuper d’autre chose, la quantité de torts sera nécessairement minimisée est donc une idée équivoque car, par hypothèse, nous nous situons dans un contexte où certains subissent des torts et voient leurs droits mis en cause sans que, nécessairement, d’autres personnes soient directement la cause de ces torts. Ceux dont l’abstention d’action permet que ces torts existent sont responsables s’il est en leur pouvoir de les réduire ou de les empêcher à un coût minime pour eux. Si l’on s’abstient de porter secours à une personne qui se noie alors qu’on a le pouvoir de le faire en sacrifiant des intérêts minimes pour nous (notre sieste), est-on moins responsable de sa mort que si on l’avait soi-même jetée à l’eau ? Et il ne sert à rien de répondre que chacun n’a qu’à s’abstenir de faire directement du tort aux autres et que le résultat sera nécessairement optimal, car le fait est que certains subissent des situations défavorables et que ceux qui peuvent y porter remède à un coût minime pour eux et qui s’en abstiennent ne peuvent se dédouaner aussi facilement de toute responsabilité29.
47Au total, dit Scheffler, les bonnes raisons d’affirmer que jamais l’intérêt d’une personne particulière (si léger soit-il) ne doit être sacrifié au profit de la satisfaction d’un ensemble de personnes (si important que soit cet intérêt et si nombreuses que soient les personnes concernées) nous échappent entièrement. Une telle position est dépourvue de tout fondement rationnel et se heurte à une réalité simple : si une chose est mauvaise, il faut en diminuer la quantité. Les considérations distributives doivent sans aucun doute pondérer cette proposition, mais elles ne peuvent en annuler la validité.
48On soupçonne alors que la principale raison qui fait dire à certains qu’ils ne veulent pas que l’on sacrifie les intérêts particuliers à l’intérêt général (même lorsque l’impact de ce sacrifice sur la promotion de l’intérêt général est considérable et que le sacrifice lui-même ne porte que sur des intérêts triviaux dont l’abandon ne met pas en cause l’intégrité personnelle de celui qui est obligé d’y renoncer), c’est qu’ils ont peur que leurs propres intérêts particuliers soient sacrifiés par considération de l’intérêt général30. La thèse déontologique a donc des fondements égoïstes, alors que la théorie hybride, avec la prérogative, conduit à ce que Scheffler appelle une « redistribution de la protection morale » : les individus ont la permission, dans certains cas, non seulement de ne plus poursuivre leurs propres projets mais de contraindre les autres à ne plus poursuivre leurs projets quand la satisfaction de ces derniers leur apporte une satisfaction frivole non essentielle alors que leur sacrifice permettrait de satisfaire les intérêts vitaux d’autres personnes. Certes, il demeure difficile de prétendre que certains ont l’obligation morale de renoncer à leurs propres projets – quand ceux-ci sont frivoles – pour la satisfaction des intérêts d’autrui ; mais l’absence de cette obligation de conscience ne supprime pas le droit que le représentant de la collectivité a de les contraindre à ce renoncement.
49L’intégrité personnelle de ceux qui sont ainsi contraints de renoncer à leurs projets les plus frivoles est-elle menacée ? Non, dit Scheffler car, précisément, cet abandon n’est pas pour eux une obligation morale. L’idée qu’ils sont sacrifiés pour le bien de certaines autres personnes n’est pas plus admissible car on sait que, s’ils ne sacrifient pas leurs intérêts les plus frivoles, ce sont, par hypothèse, les intérêts les plus vitaux d’autres personnes qui ne pourront pas être satisfaits et qui seront de ce fait sacrifiés.
50Quant à l’idée qu’ils n’ont pas à empêcher ce sacrifice en agissant pour le bien des autres, elle n’est pas recevable non plus, car il n’y a pas de différence morale significative ou pertinente entre le fait de causer directement un préjudice moral à d’autres personnes et le fait de s’abstenir d’empêcher qu’une grave atteinte ne soit infligée à l’intégrité personnelle d’autres personnes lorsqu’on a le pouvoir de l’empêcher pour un coût minime ou négligeable au regard de nos propres intérêts vitaux.
51Ces conclusions sont d’une grande portée car elles suggèrent que, dans un système social où les situations des uns et des autres sont interdépendantes et largement tributaires d’un système institutionnel, nul ne peut prétendre – comme le font les libertariens – qu’il n’est pas responsable de la situation défavorisée dans laquelle d’autres se trouvent et qu’il n’a donc pas à en payer le prix par le biais de la redistribution. La forme de régulation politique qui contraint, par le biais d’une fiscalité à vocation redistributive, certains membres de la société à renoncer à certains de leurs projets les moins essentiels à l’exercice de leur autonomie dans le but de permettre aux autres d’avancer certains de leurs intérêts essentiels pour une existence libre et autonome ne peut donc être rejetée purement et simplement au nom de l’argument naïf de l’étanchéité des cloisons entre les personnes. Les conséquences de nos actions sur les autres et sur le niveau global de satisfaction et de liberté dans l’ensemble de la société comptent dans l’appréciation morale des conduites. Cependant, il serait absurde de méconnaître la part de vérité que recèle la critique du conséquentialisme : certains de nos intérêts ne doivent jamais être sacrifiés au profit de la satisfaction d’autrui, quelle qu’elle soit, car ils sont indispensables à notre intégrité personnelle. Nous devons donc hybrider le conséquentialisme au moyen d’une prérogative qui autorise chacun à s’excepter de la logique globalisante lorsque ses intérêts fondamentaux sont en jeu et d’intégrer au calcul la prémisse qui affirme que, lorsqu’un intérêt est le mien, cela lui donne non pas un poids absolu qui lui permettrait de l’emporter sur n’importe quel autre intérêt de n’importe quel nombre de personnes, mais un poids moral spécifique qui lui permet de peser plus lourd qu’un intérêt de même nature qui, justement, ne serait pas le mien.
52Il n’est pas étonnant que cette proposition de reformulation du conséquentialisme destinée à lui permettre de répondre aux principales objections qui lui sont adressées ait subi dans la période récente la critique des libertariens partisans d’une stricte déontologie. Eric Mack a en particulier suggéré le raisonnement suivant31 : si l’on considère les objections anticonséquentialistes qui ont motivé la manœuvre d’hybridation et l’introduction de la prérogative dans la théorie initiale, on doit conclure que, précisément, la notion de prérogative ne permet pas de leur répondre de manière satisfaisante. Il faut donc non pas corriger la théorie mais la rejeter car, ce dont nous avons besoin, c’est non pas d’une prérogative qui permet dans certains cas de ne pas agir pour la maximisation du bien de l’ensemble, mais d’une interdiction radicale de contraindre qui que ce soit, quelles que soient les circonstances et la nature des intérêts en cause, à agir de manière à produire une telle maximisation. Il n’est jamais vrai que je puisse être tenu d’abandonner l’un de mes propres projets pour permettre à d’autres personnes d’avancer les leurs, quelle que soit l’importance des projets auxquels je serais ainsi contraint de renoncer, et quelle que soit l’importance des projets que les autres auraient la faculté d’avancer du fait de mon propre renoncement.
53Pour les libertariens, la question n’est pas de savoir si nous avons le droit d’abandonner nos propres projets pour maximiser le bien global, car c’est une évidence : nous avons le droit de le faire si nous le voulons. L’importance de la notion de prérogative, Mack le reconnaît, se situe ailleurs : chacun de nous a le droit de refuser de soumettre son comportement à l’impératif conséquentialiste de maximisation du bien général lorsque l’obligation d’appliquer un tel principe entre en contradiction avec les exigences de sa propre intégrité personnelle. Il s’agit donc d’un droit de ne pas agir pour le bien général dans certains cas.
54Mack, bien entendu, ne nie pas la réalité d’un tel droit mais il l’estime insuffisant car la question, dit-il, est de savoir si d’autres ont le droit de nous contraindre à agir pour la maximisation du bien général dans certains cas et par conséquent d’infirmer notre propre jugement selon lequel la prérogative doit fonctionner parce que notre intégrité personnelle est en cause32. Les autres ont-ils le droit de me dire que ce que je juge essentiel au maintien de mon intégrité personnelle est en réalité un intérêt frivole et qu’ils ont de ce fait le droit de me contraindre à l’abandonner parce que cela permet la satisfaction d’intérêts essentiels chez d’autres personnes ? Or, sur ce plan, Mack apporte la réponse libertarienne classique : nul autre que moi ne peut juger de la valeur d’un intérêt pour moi, personne ne peut me contraindre, au nom de l’idée qu’il s’agit d’un intérêt frivole, à abandonner cet intérêt lorsque cet abandon a des effets positifs du point de vue du bien général de la société, c’est-à-dire de l’avancement des intérêts essentiels d’un grand nombre d’autres personnes. Il n’y a donc pas d’ambiguïté possible : on ne peut jamais (c’est systématiquement et toujours interdit) contraindre les autres à faire ce qui conduit à l’intérêt général d’un point de vue impersonnel, s’ils n’ont pas décidé d’agir de cette manière. En clair, le gouvernement n’a jamais le droit de contraindre les individus à abandonner leurs propres projets, quelle qu’en soit l’importance, au nom de l’impact positif de cet abandon sur l’intérêt général33.
55Le raisonnement de Mack tend à établir que la prérogative est une pure frivolité, car cela ne signifie rien de dire que j’ai le droit (dans certains cas) de ne pas faire ce qui aurait l’impact maximum du point de vue de l’intérêt général impersonnel et de ne pas abandonner mes projets pour suivre cette voie optimale, si les autres ont le droit de me contraindre à agir pour la maximisation de l’intérêt général lorsque, à leur jugement, l’intérêt auquel ils me contraignent à renoncer est frivole, tandis que les intérêts que ma renonciation permettrait d’avancer sont à la fois nombreux et essentiels.
56L’hypothèse schefflerienne est en outre affectée de difficultés internes insurmontables. La thèse de la « prérogative » affirme que j’ai le droit de poursuivre mes intérêts personnels si, après avoir appliqué le coefficient de multiplication dû au fait que ces intérêts sont les miens, ils ne sont pas compensés par l’impact sur l’intérêt général. Je poursuis par exemple un projet X dont la réalisation, du point de vue de l’intérêt général, aurait une valeur de 2 ; or, si j’abandonne ce projet, d’autres personnes vont pouvoir réaliser les leurs, et l’intérêt général se trouvera accru de 5 ; le conséquentialisme pur exigerait que j’abandonne mon projet pour cette seule raison, mais la prérogative module ce résultat de deux manières : tout d’abord, en disant qu’il est exclu de me contraindre à abandonner mon projet si ce dernier est essentiel à mon intégrité personnelle, et ensuite, en disant que, ce projet étant le mien, sa réalisation possède pour moi une valeur supérieure à celle qu’elle possède d’un point de vue impersonnel. En appliquant un coefficient multiplicateur, par exemple de 3 (la réalisation de mon projet a trois fois plus de valeur pour moi que d’un point de vue impersonnel), on arrive au résultat que la réalisation de mon propre projet représente une satisfaction de 6 et la prérogative dont je jouis me permet à la fois d’avoir le droit de ne pas l’abandonner et d’interdire aux autres de m’y contraindre. Mais si l’impact du fait que j’abandonne mon propre projet est que l’intérêt général s’accroît de 10, toujours en vérifiant que cet abandon ne représente pas une atteinte à mon intégrité personnelle, les autres ont le droit de me contraindre à l’abandonner bien que, selon Scheffler, la prérogative dont je dispose m’exempte de toute obligation morale de vouloir cet abandon (on sait en effet qu’il est impossible d’inscrire dans la culture publique d’une société démocratique l’obligation pour un individu de sacrifier certains de ses intérêts pour le bien des autres ou de l’ensemble).
57On voit mal, dit Mack, comment on va déterminer le coefficient de multiplication34. Pourquoi le fait que cet intérêt soit le mien justifie-t-il qu’il compte pour moi deux ou trois fois plus que si c’est celui de quelqu’un d’autre ? Cette question paraît absolument insoluble. Supposons cependant que l’on parvienne à une solution chiffrée défendable sur la valeur que représente la satisfaction de cet intérêt pour moi et la valeur que représenterait son abandon du point de vue impersonnel. Il reste qu’on doit se demander comment cette satisfaction d’un point de vue impersonnel est répartie, car il y a certainement une différence entre une situation où elle échoit en totalité à une seule personne (qui bénéficie ainsi seule de mon renoncement) et une situation où cette satisfaction échoit – quoique dans une mesure moindre – à plusieurs personnes (il y a dans ce cas plusieurs bénéficiaires de mon abandon). Les deux situations sont possibles (ainsi que toute une série d’autres états qui sont tous avantageux du point de vue de l’impact sur l’intérêt général mais qui répartissent différemment la satisfaction produite par mon renoncement), mais on ignore absolument comment il conviendrait de les hiérarchiser l’une par rapport à l’autre. Or il faudrait pouvoir opérer ce classement pour rendre la notion de prérogative simplement praticable.
58L’essentiel demeure cependant que la prérogative est parfaitement inutile si les autres ont le droit de me contraindre à abandonner mes projets toutes les fois que cela a un impact positif sur l’intérêt général. Certes, ils n’ont pas le droit de me sacrifier et de me contraindre à abandonner mes propres projets sous le seul prétexte que, d’un point de vue impersonnel, il y a un gain, car ils doivent prouver non seulement que ce gain existe compte tenu du coefficient de multiplication qui fait que la réalisation d’un projet possède une importance supérieure pour moi du seul fait qu’il s’agit de mon projet, mais aussi que l’abandon auquel ils me contraignent ne porte pas atteinte à mon intégrité personnelle.
59Selon Mack, ce raisonnement n’est tout simplement pas admissible : comment les autres pourraient-ils appliquer le coefficient multiplicateur de manière satisfaisante ? Si j’approuve leur calcul, la contrainte n’existe pas et le problème disparaît, mais si je n’approuve pas leur calcul et que j’estime que la réalisation de mon projet doit se voir appliquer un coefficient multiplicateur bien supérieur à celui qu’ils me proposent, ou si j’estime que cette réalisation est essentielle à mon intégrité, comment peuvent-ils établir que j’ai tort de penser ce que je pense35 ? En l’espèce, le fait même que l’on me contraigne est une atteinte à mon intégrité personnelle, ou encore, le fait même que l’on me contraigne à abandonner l’un de mes projets sous prétexte que cela a un effet positif du point de vue de l’intérêt général équivaut à un anéantissement de mon être moral. Certes, je n’ai pas le devoir de vouloir un tel sacrifice sur l’autel du bien commun, mais quel est l’avantage de cette exemption si les autres ont le droit de me sacrifier sur cet autel du bien commun ?
60La conclusion de Mack est que la protection de l’intégrité individuelle exige qu’il soit toujours interdit aux autres de me contraindre à abandonner l’un de mes projets au nom du surcroît de satisfaction que cet abandon représenterait pour d’autres personnes ou pour le bien général36. La prérogative schefflerienne ne suffit donc pas à garantir l’intégrité des exigences morales issues de l’individu lui-même puisqu’elle permet aux autres de les subordonner au point de vue impersonnel dans certains cas et à le faire, apparemment, en fonction de leur propre jugement concernant l’importance morale de la satisfaction des intérêts en présence. Sans doute, les autres n’ont pas le droit de sacrifier mes intérêts et de me contraindre à abandonner mes projets en toutes circonstances mais uniquement quand l’exigence impersonnelle l’emporte sur l’exigence individuelle dans la proportion requise et compte tenu du coefficient de multiplication. Il n’en demeure pas moins que la question essentielle est de savoir qui décide quelles sont les conditions auxquelles un sacrifice doit satisfaire pour être légitime ; qui tranche à propos du coefficient multiplicateur, qui se prononce sur les exigences de l’intégrité personnelle. Si c’est moi, le problème disparaît ; si ce sont les autres, la prérogative est une chimère. Elle me permet seulement de ne pas considérer l’acceptation de mon propre sacrifice – qui a néanmoins lieu – comme une obligation morale. La belle affaire !
61On doit donc conclure, selon Mack et les libertariens, que les autres n’ont le droit de me contraindre à abandonner mes propres plans que dans le cas où, si je les mettais en œuvre, j’empêcherais directement les tiers de faire ce qu’ils veulent et de poursuivre leurs propres projets37. Il n’est jamais permis de contraindre une autre personne à abandonner ses propres plans sous prétexte que l’impact de cet abandon serait positif du point de vue de l’intérêt général ou des intérêts d’un grand nombre d’autres personnes. Si un gouvernement prétend avoir le droit de contraindre certains de ses citoyens à abandonner le projet à la seule condition d’avoir « vérifié » d’une part que ces projets ne sont pas indispensables à leur intégrité personnelle et d’autre part que, une fois leur importance pour leurs auteurs corrigée grâce au coefficient multiplicateur adéquat, ils ont moins de valeur que les effets positifs qu’ils permettent de produire par ailleurs, il viole en fait un principe fondamental du libéralisme et utilise certains citoyens comme moyens pour en satisfaire d’autres en les contraignant à sacrifier leur propre bien à ceux des tiers38.
62Pour être garantis, les citoyens ont donc besoin non pas d’une prérogative, c’est-à-dire du droit, dans certains cas, de poursuivre leurs propres projets, alors même que le fait de poursuivre leurs propres projets n’est pas optimal du point de vue de l’impact sur le bien commun envisagé d’un point de vue impersonnel, mais d’une restriction radicale, c’est-à-dire d’une interdiction absolue faite à quiconque de contraindre quelqu’un d’autre à abandonner ses projets au nom du fait que cet abandon aurait pour effet de maximiser le bien d’un point de vue qui n’est pas celui de la personne qui subit la contrainte. La prérogative présente en effet le défaut insurmontable de laisser passer le droit que les autres ont de nous contraindre à abandonner nos projets lorsque cet abandon a des effets optimaux du point de vue du bien général, et ce défaut est la conséquence inéluctable de la thèse conséquentialiste qui a été conservée dans le cadre de la procédure d’hybridation, à savoir qu’il est moral d’agir de manière à maximiser le bien d’un point de vue impersonnel ou général. Les soi-disant limitations que la prérogative apporte à la validité de ce principe, dit Mack, sont bien trop inconsistantes pour le rendre inoffensif : à quoi sert le droit de prétendre que je n’ai pas à abandonner mes projets parce que la réalisation de ceux-ci est indispensable à mon intégrité personnelle, si les autres sont en désaccord avec moi sur cette question et peuvent faire prévaloir leur jugement sur le mien ? À quoi sert, de la même manière, l’idée que l’importance pour moi de la satisfaction d’un de mes intérêts est par principe plus grande que la satisfaction d’un intérêt identique chez les autres, si ce sont des tiers qui sont autorisés à procéder à l’appréciation de l’importance respective de ces deux satisfactions ? La prérogative nous protège certes contre la possibilité d’être assujettis à une obligation morale de faire ce qui est en contradiction avec nos propres projets particuliers, mais seule l’interdiction radicale de tout sacrifice et de toute conduite, qui consisterait, de la part des autres, à nous traiter comme des ressources dans la poursuite de buts qui ne sont pas les nôtres (si nobles soient-ils), peut nous protéger contre la menace de contrainte de notre indépendance39.
63Scheffler avait introduit la prérogative dans le conséquentialisme pour préserver la liberté individuelle, mais Mack suggère qu’elle ne suffit pas à cette tâche, car le fait d’être libre ne consiste pas dans le fait de ne pas être moralement obligé de faire ce que l’on ne veut pas faire, mais dans le fait de ne jamais être contraint de faire ce que l’on ne veut pas faire.
64Il n’est cependant pas très difficile de voir quels sont les défauts de cette critique déontologique de l’hybridation schefflerienne : elle aboutit en effet à l’idée qu’on ne peut jamais contraindre qui que ce soit à abandonner un de ses propres projets au motif que cet abandon aurait un impact positif du point de vue général ou du point de vue de l’intérêt d’une autre ou de plusieurs autres personnes, même si l’intérêt sacrifié est très peu important alors que les intérêts dont ce sacrifice rend la satisfaction possible sont très nombreux et très importants. Or cette idée est contre-intuitive, comme un simple exemple permet de s’en rendre compte : si je suis en train de pêcher tranquillement dans une barque et de me dorer au soleil alors que, cent mètres plus loin, il y a un homme qui se noie, non seulement j’ai l’obligation morale d’abandonner mes propres projets pour aller le sauver, mais un gouvernement qui m’y contraindrait serait tout à fait dans son droit.
65Autrement dit, Scheffler le remarque avec pertinence, la critique déontologique ne serait fondée que si l’on acceptait la thèse selon laquelle il ne peut pas y avoir de valeur en soi ou d’un point de vue impersonnel, c’est-à-dire si l’on acceptait l’idée selon laquelle aucune chose ne peut être une valeur que je dois vouloir et que les seules choses qui peuvent être des valeurs pour moi sont celles que je considère subjectivement comme ayant de la valeur. Mais une telle idée est absurde : la sauvegarde de la vie d’une ou de plusieurs personnes est une valeur en soi, même si je ne connais pas ces personnes et si je n’attache subjectivement aucune valeur au fait qu’elles soient sauvées. Leur sauver la vie représente cependant un acte que je dois vouloir, qu’on peut me contraindre à faire, et au nom duquel on peut me contraindre à sacrifier non pas ma propre vie mais sans aucun doute certains de mes projets les plus frivoles et les moins nécessaires à ma propre identité40.
66La thèse libertarienne suppose une sorte d’indépendance radicale, comme si ce qui est une valeur pour une personne ne pouvait jamais être aussi une valeur pour une autre personne, sauf dans la mesure où cette autre personne le veut. Mais ce subjectivisme absolu n’est pas soutenable, dans la mesure où il y a des choses qui ont une valeur intrinsèque et qui sont telles que tous les membres de la société devraient les vouloir, même s’ils ne les veulent pas subjectivement ; que des vies soient sauvegardées, que des individus puissent mener une vie décente, qu’ils puissent échapper à la dépendance et mener une existence autonome, il s’agit là de valeurs qui ne sont pas seulement des valeurs pour ceux qui les veulent, mais de valeurs en soi, des valeurs que Scheffler propose d’appeler « neutres par rapport à l’agent ». Seul un autiste moral peut prétendre qu’il n’a pas à bouger le petit doigt – s’il n’en a pas la volonté – lorsque l’effet de ce simple mouvement est que des vies seront sauvées ou que des personnes auront la faculté de vivre des vies autonomes, décentes et réussies au lieu de mener des existences misérables et sans aucune possibilité d’accomplissement.
67Mack semble penser que, s’il y a des valeurs impersonnelles de ce genre, il n’y a plus de valeurs personnelles41. Mais c’est absurde ; il y a certes des choses dont la valeur pour moi est supérieure à leur valeur objective ou à leur contribution au bien général, mais cela ne signifie pas que cette supériorité soit absolue ; le fait qu’elles soient des biens pour moi leur donne un poids moral dans mes motivations qui est supérieur à la production d’un bien du même ordre pour une autre personne, mais il ne leur donne pas un poids supérieur à la production d’un bien beaucoup plus important pour un très grand nombre de personnes. Par exemple, ma propre vie a plus de poids que celle d’autrui à mes yeux et c’est tout à fait normal ; le seuil auquel je peux être contraint de me sacrifier n’est donc pas que mon sacrifice sauve une vie, mais si cela en sauve cent mille ? Il faut donc faire la distinction entre le fait qu’une valeur compte plus pour moi que sa contribution au bien général parce que c’est moi qui suis concerné et le fait que j’aie le droit d’attribuer à cette valeur un caractère absolu au seul motif que c’est la mienne et que, au nom de ce fait, toute autre exigence morale devient sans valeur. Si l’on suivait ce raisonnement, on aboutirait au paradoxe selon lequel j’ai le droit de continuer à pêcher tranquillement dans ma barque pendant qu’une personne se noie à cent mètres de là, et que personne ne peut me contraindre à abandonner un de mes projets (pêcher à la ligne) au nom du fait que cet abandon aurait pour effet de permettre à une autre personne de réaliser les siens (sauver sa vie).
68Au demeurant, Mack définit l’indépendance personnelle et la liberté de manière caricaturale car, pour un libertarien, ce qui justifie le fait que j’aie le droit de faire ce que je veux, c’est que je le veux, la seule limite étant que je n’ai pas le droit d’empêcher les autres de faire ce qu’ils veulent. Mais précisément ma liberté est une valeur et doit être protégée parce qu’elle est soucieuse des droits des tiers ; or la définition des droits des tiers n’est pas aussi simple que Mack semble le croire : je peux mettre en cause les droits des tiers non seulement en les empêchant d’agir mais en agissant d’une manière telle que, indirectement, ils soient mis dans l’impossibilité de vivre une vie décente ; il est même possible que ce soit mon abstention qui ait ainsi pour effet que les droits des tiers soient mis en cause, comme lorsque je m’abstiens de leur porter secours alors que je le pourrais au prix d’un sacrifice minime de mes propres projets42. Il n’est donc pas possible de prétendre que j’ai le droit de faire tout ce qui ne nuit pas directement et positivement aux droits des autres, car dans certains cas ma liberté d’agir (et on peut en dire autant de ma liberté de ne pas agir) n’est pas une valeur et n’est pas protégée parce qu’elle a pour effet que certaines autres personnes sont mises dans l’impossibilité de satisfaire des intérêts essentiels qu’elles ont imprescriptiblement le droit de satisfaire, comme l’intérêt qui consiste à sauvegarder sa vie et à mener une existence décente et autonome.
69Mack et les libertariens voudraient que la possibilité d’agir comme nous l’entendons soit garantie toutes les fois que nous n’empêchons pas directement les autres de faire ce qu’ils veulent faire ; mais cette attitude dissimule la question essentielle : ma faculté d’agir doit être protégée parce qu’elle a de la valeur mais elle n’a de valeur que si elle est elle-même respectueuse des droits des tiers ; or ce manque de respect n’a pas nécessairement la forme d’une interférence directe, il peut aussi avoir la forme d’une abstention d’agir43. Avons-nous le droit de nous abstenir de porter secours à une personne qui se noie quand nous le pouvons sans sacrifier aucun intérêt essentiel pour nous ? Non, et l’action à laquelle je me livre pendant que l’autre personne se noie ne possède aucune valeur morale si elle est « frivole » : je ne peux pas demander que ma partie de pêche à la ligne soit une forme d’activité protégée, lorsque l’effet de mon refus de l’abandonner est qu’une autre personne se noie. Au demeurant, le fait de s’abstenir d’apporter de l’aide à autrui quand on le peut à moindre coût pour soi-même n’est que l’autre face de l’action à laquelle nous nous livrons pendant que d’autres personnes que je pourrais aider mènent une existence misérable ; les deux aspects sont aussi dépourvus de valeur morale l’un que l’autre.
70Mais si les actions ou les abstentions en question sont dépourvues de valeur morale, je n’ai pas le droit de m’y livrer, et la conséquence est que mon indépendance morale n’est pas mise en cause lorsqu’on me contraint à ne pas m’y livrer ou, en d’autres termes, lorsqu’on m’empêche de faire ce que je n’ai pas le droit de faire. Si s’abstenir d’aider autrui (lorsqu’on peut le faire à moindre coût et que cette aide est vitale pour lui) est une abstention (ou une « action ») que nul n’a le droit de faire, personne n’a le droit de se plaindre d’être contraint à ne pas s’abstenir d’aider autrui dans certains cas ; ou encore, si ce que l’on me contraint à ne pas faire (m’abstenir d’aider les autres) est une chose que je n’ai pas le droit de faire, je ne suis pas fondé à me plaindre et à prétendre que mes droits et mon indépendance morale sont violés. Certes, si mon projet consiste seulement à amasser une fortune considérable sans recourir à la violence, à la fraude et au vol, on peut dire que je n’empêche pas directement les autres de faire ce qu’ils veulent, mais si les ressources que je mobilise pour mon projet leur sont nécessaires, les choses changent, surtout si ces ressources ne peuvent me servir qu’à satisfaire des besoins inessentiels, alors même qu’elles pourraient servir à satisfaire des besoins essentiels pour d’autres personnes, comme la possibilité d’accéder à une éducation décente, de mener une existence autonome, etc. Il y a donc plusieurs manières d’empêcher les autres de faire ce qu’ils aspirent à faire ou de les contraindre à abandonner leurs projets. Si je m’abstiens d’agir d’une manière telle que, en agissant, je pourrais éviter que les autres ne soient contraints d’abandonner leurs propres projets, on peut dire que je les contrains à abandonner leurs projets. Dans ce cas, d’autres peuvent certainement me contraindre à abandonner mes propres projets (futiles) et à m’empêcher de m’abstenir de faire ce que je suis en mesure de faire à moindre coût pour moi, à savoir agir d’une manière telle que d’autres ne soient pas contraints d’abandonner leurs projets (essentiels).
71Cela ne signifie cependant pas que la thèse défendue par Scheffler soit exempte de difficultés. Tout d’abord, il semble hésiter à affirmer qu’une personne peut avoir l’obligation morale de sacrifier ses propres projets pour le bien d’autres personnes. À certains moments, il semble dire que cette obligation existe lorsque les projets que l’on doit sacrifier sont futiles, alors que ceux dont notre sacrifice va permettre la réalisation par d’autres personnes sont essentiels. À d’autres moments, il semble suggérer au contraire que cette obligation d’abandonner nos propres projets ne peut jamais exister parce qu’elle serait en contradiction avec l’intégrité personnelle (alors que la première hypothèse ne voit d’atteinte à 1’intégrité personnelle que dans l’obligation d’abandonner des projets qui nous définissent mais pas dans l’obligation d’abandonner des projets futiles et inessentiels). La première option paraît préférable car elle évite d’avoir à dire que les autres ont le droit de nous contraindre à faire ce que nous n’avons pas l’obligation de faire. Par ailleurs, l’objection selon laquelle l’obligation d’abandonner nos propres projets pour permettre à d’autres de réaliser les leurs ne pourrait pas être inscrite dans la culture politique d’une société démocratique ne vaut que contre la forme inconditionnelle de cette proposition. On peut en effet parfaitement ériger au rang de principe publiquement proclamé l’idée que les individus ont l’obligation de renoncer à leurs projets lorsque ces projets sont d’un poids moral très faible et que cet abandon a pour effet de permettre à d’autres – peut-être en grand nombre – de donner corps à des projets d’un poids moral très important, comme l’éducation de leurs enfants, la santé et une vie autonome.
72La seconde difficulté est plus délicate. Scheffler ne dit rien sur un point pourtant capital : les libertariens avancent que notre liberté est menacée si d’autres que nous peuvent faire prévaloir, sur notre propre appréciation, leur jugement touchant la question de savoir si la réalisation de l’un de nos projets est indispensable à notre intégrité personnelle, ou s’ils sont en droit de nous contraindre à l’abandonner quand les effets de cet abandon ont – selon eux – un impact positif sur la possibilité que d’autres personnes ont de satisfaire des intérêts qui sont jugés essentiels pour eux. Scheffler montre parfaitement qu’il y aurait quelque chose d’impropre dans l’adoption d’un subjectivisme radical qui affirmerait que notre point de vue est nécessairement meilleur que celui des autres et qu’il n’y a pas de réponse objective à la question de savoir si un intérêt est un intérêt vital que tout un chacun doit avoir la possibilité de satisfaire ou s’il s’agit d’un intérêt futile que l’on peut nous contraindre à abandonner sans que cela porte atteinte à notre indépendance morale. Il y a bel et bien des réponses objectives possibles à ce genre de questions, et il est clair que nul ne peut prétendre qu’il suffit qu’il juge que la satisfaction d’un intérêt lui est essentielle pour qu’elle le soit effectivement et que, de ce fait, il soit interdit de le contraindre à l’abandonner. C’était la position libertarienne, mais on a vu qu’elle n’était pas soutenable.
73Il reste qu’il n’existe pas de règle évidente permettant de dire qui a tort et qui a raison dans ce genre de question. Sur les cas les plus faciles, il n’y a pas de doute : on peut contraindre un individu à abandonner sa partie de pêche ou sa sieste pour le forcer à porter secours à une personne qui se noie. Mais dans les cas les plus difficiles, la règle qui affirme qu’il est licite de contraindre une personne à sacrifier une satisfaction futile pour permettre à d’autres de satisfaire des intérêts vitaux a besoin d’être interprétée. La décision démocratique fixe sans doute la frontière en établissant, en fonction des ressources globales de la société et de son niveau de développement, quels sont les intérêts (la santé, l’éducation) que tous les individus doivent avoir le pouvoir de satisfaire et au nom desquels il est possible de contraindre certains citoyens à céder une partie de leurs ressources et à renoncer à certains de leurs projets. Mais ce pouvoir de la décision collective de dire ce que tous doivent vouloir, ou ce qui est une valeur objective indépendante des aspirations subjectives des uns et des autres, demande lui-même à être sérieusement étayé, et c’est en quelque sorte le point aveugle de l’entreprise schefflerienne de sauvetage du conséquentialisme par hybridation que de ne pas aborder de front cette question.
Notes de bas de page
1 S. Scheffler, The Rejection of Consequentialism (édition revue), Oxford, Oxford University Press, 1994, chap. 1 ; S. Scheffler (dir.) Consequentialism and its Critics, Oxford, Oxford University Press, 1988), introduction ; cf. aussi P. Pettit, « The consequentialist perspective », dans M.W. Baron, P. Pettit et M. Slote (dir.), Three Methods of Ethics : A Debate, Oxford, Blackwell, 1997 ; P. Pettit et M. Smith, « Global consequentialism », dans B. Hooker, E. Mason et D.E. Miller (dir.), Morality, Rules and Consequences, A Critical Reader, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2000.
2 S. Scheffler, The Rejection of Consequentialism, op. cit., p. 5-6.
3 Ibid., p. 7-13.
4 Cette objection est classique dans les théories libérales, par exemple chez J. Rawls ; cf. Rawls (1971), Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Seuil, 1987, § 29.
5 S. Scheffler, The Rejection of Consequentialism, op. cit., p. 12.
6 Cf. S. Scheffler, Boundaries and Allegiances, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 78.
7 S. Scheffler, The Rejection of Consequentialism, op. cit., p. 17.
8 Ibid., chap. 3.
9 Ibid., p. 54-55.
10 Ibid., p. 58-63.
11 Ibid., p. 70-71.
12 Ibid., p. 76-77.
13 Cf. D. Parfit, « Equality and priority », Ratio, 10, 1997, p. 202-22l ; cf. aussi R. J. Arneson, « Luck egalitarianism and prioritarism », Ethics, 110 (2), 2000, p. 339-349.
14 S. Scheffler, The Rejection of Consequentialism, op. cit., p. 75.
15 Cf. sur ce point S. Scheffler, « Natural rights, equality and the minimal state », dans J. Paul (dir.) Reading Nozick : Essays on Anarchy, State and Utopia, Totowa, Rowman and Allanheld, 1981, p. 148-167.
16 S. Scheffler, The Rejection of Consequentialism, op. cit., p. 46-63.
17 Ibid., p. 57 ; sur le fait que certaines personnes peuvent avoir, pour un agent qui leur est particulièrement lié, une importance morale supérieure à celle des personnes avec lesquelles il n’a qu’une communauté de nature, cf. Boundaries and Allegiances, op. cit., chap. 3 ; cf. aussi J. Waldron, « Special ties and natural duties », Philosophy and Public Affairs, 22 (1), 1993, p. 3-30.
18 S. Scheffler, The Rejection of Consequentialism, op. cit., p. 80-81.
19 Cf. P. Pettit, « The consequentialist perspective », art. cité ; cf. aussi P. Pettit, « On consequentialism and political philosophy », dans D. Schmidtz et R. Nozick (dir.), Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
20 Cf. E. Mack, « Moral individualism, agent-relativity and deontic restraints », Social Philosophy and Policy, 7 (1), 1989, p. 81-111.
21 S. Scheffler, The Rejection of Consequentialism, op. cit., chap. 4.
22 Ibid., p. 94.
23 Ibid., p. 99.
24 Cf. sur ce point S. Scheffler, « Natural rights, equality and the minimal state », art. cité.
25 S. Scheffler, The Rejection of Consequentialism, op. cit., p. 101-102.
26 Ibid., p. 103.
27 Cf. sur ce point S. Scheffler, « Doing and allowing », Ethics, 114, 2004, p. 215-239.
28 S. Scheffler, The Rejection of Consequentialism, op. cit., p. 107.
29 Ibid., p. 113.
30 Ibid.
31 E. Mack, « Prerogatives, restrictions and rights », dans E. F. Paul, F. D. Miller et J. Paul (dir.), Natural Rights Liberalism from Locke to Nozick, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 357-393.
32 E. Mack, « Prerogatives, restrictions and rights », art. cité, p. 365-366.
33 Cf. aussi E. Mack, « In defense of individualism », Ethical Theory and Moral Practice, 2, 1999, p. 87-115 ; E. Mack, « Moral individualism and libertarian theory », dans T. R. Machan et D. Rasmussen (dir.), Liberty in the 21st Century, Lanham, Rowman & Littlefield, 1995, p. 41-59.
34 E. Mack, « Prerogatives, restrictions and rights », art. cité, p. 374-376.
35 Ibid., p. 379-380.
36 Ibid., p. 384-385.
37 Ibid., p. 386-387.
38 Ibid., p. 387-389.
39 Ibid., p. 389.
40 S. Scheffler, « Prerogatives without restrictions », dans The Rejection of Consequentialism, op. cit., p. 167-192.
41 E. Mack, « In defense of individualism », art. cité.
42 S. Scheffler, « Natural rights, equality and the minimal state », art. cité.
43 Pour une critique des thèses libertariennes à partir de cet argument, cf. aussi G. A. Cohen, Self Ownership, Freedom and Equality, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 59 et suiv.
Auteur
Professeur de philosophie politique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et membre de l’Institut universitaire de France. Il a contribué à la connaissance en France d’œuvres majeures de la philosophie politique contemporaine de langue anglaise, en traduisant les ouvrages de Michael Sandel (Le libéralisme et les limites de la justice), de Philip Pettit (Républicanisme, avec Patrick Savidan), de Bruce Ackerman (Au nom du peuple. Les fondements de la démocratie américaine) et de Ronald Dworkin (La vertu souveraine). Sa réflexion porte en particulier sur la relation entre liberté individuelle et égalité, et sur les conditions théoriques du dépassement de leur antagonisme. Spécialiste de la philosophie politique libérale et républicaine, il a publié, dans le domaine de l’histoire des idées et de l’analyse normative, les ouvrages suivants : La liberté politique. Essai de généalogie conceptuelle (Paris, PUF, 1998) ; Bodin et la souveraineté (Paris, PUF, 1998) ; L’amour de l’égalité. Essai sur la critique de l’égalitarisme républicain en France, 1770-1830 (Paris, Vrin, 2000) ; John Locke et les fondements de la liberté moderne (Paris, PUF, 2001) ; Le moment républicain en France (Paris, Gallimard, 2005) ; Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale (Paris, Vrin, 2008) ; Pourquoi lutter contre les inégalités ? (Montrouge, Bayard, 2009).
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